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Le présent article1 vise à analyser, en premier lieu, les impasses qui ont découlé de l’ignorance des rapports sociaux de race dans les études sur le Golfe. En second lieu, alors que les études des rapports sociaux de race et d’ethnicité ont tendu à favoriser des cadres d’analyse centrés sur les États-Unis et l’Océan Atlantique avec une forme d’exceptionnalisme, penser ces questions dans le contexte du Golfe permet, de notre point de vue, d’approfondir notre compréhension de hiérarchies raciales globalisées, des intimités historiques transnationales qui les font émerger, et de leurs localisations contemporaines.
Avant de développer nos arguments, nous voudrions expliciter la perspective depuis laquelle nous intervenons. Nous avons toutes les deux conduit des recherches ethnographiques dans la péninsule arabique depuis plus d’une décennie, Amélie Le Renard à Riyad et à Dubaï, Neha Vora à Dubaï et à Doha. Au cours de nos recherches, nous avons enquêté auprès de résident·es dont les nationalités, niveaux de revenus, et liens historiques avec la région différaient.
Ce que produit l’ignorance des rapports sociaux de race
Les États du Conseil de coopération du Golfe (CCG) dépendent fortement d’une main d’œuvre immigrée présente à tous les niveaux des organisations. Dans de nombreux cas, les citoyen·nes ne constituent qu’une proportion minoritaire de la population – moins de 15% aux Émirats Arabes Unis et au Qatar. Les immigré·es, n’ayant pas de possibilité réelle d’accéder à la citoyenneté, dépendent de visas de court terme, mais renouvelables, qui les lient à l’employeur qui les « sponsorise ». Ils ne peuvent faire venir des membres de leur famille qu’à condition de gagner un certain niveau de revenu. Néanmoins, il existe des communautés diasporiques vivantes et dynamiques dans toute la région. Les lois définissant la citoyenneté, les rhétoriques étatiques et de nombreux travaux académiques aujourd’hui datés ont abouti à une représentation des populations du Golfe comme divisées en deux groupes essentialisés : les citoyen·nes (perçu·es comme arabes) et les travailleurs et travailleuses immigrées. Les citoyen·nes sont souvent dépeint·es comme un groupe homogène et autochtone, et les « migrant·es », comme des outsiders perpétuels, étrangers et en mouvement. Les ethnographes et spécialistes des migrations de la génération précédente ont critiqué ces cadres d’interprétation et ont cherché à analyser comment les relations de pouvoir produisent des catégories d’identité et d’appartenance. Ils ont commencé à utiliser le terme « ethnocratie » pour décrire la manière dont les structures étatiques et sociales et les organisations de travail créent des hiérarchies de privilège fondées sur des représentations essentialisées des groupes nationaux2. Le concept d’ethnocratie a permis aux chercheur·es de dépasser les anciennes analyses normatives divisant les résident·es en nationaux·ales et migrant·es, et de considérer les manières dont ces statuts étaient produits par une certaine configuration de pouvoir. Nous avons d’ailleurs souvent utilisé ce concept dans nos précédents travaux, comme une manière de schématiser les hiérarchies des sociétés du Golfe.
Cependant, il nous semble à présent que ce cadre d’interprétation présente des limites lorsqu’on veut comprendre la production des différences et des inégalités dans la péninsule arabique. Comme les approches précédentes, cette notion conduit en effet à considérer le passeport comme fondement des identités. Elle amalgame la nationalité avec l’ethnicité, la religion, la langue, la classe, le phénotype, et un ensemble d’autres éléments qui influent sur la manière dont les personnes expérimentent la vie dans les villes du Golfe. Surtout, les termes qui se réfèrent à la nationalité sont loin de ne désigner que le pays du passeport, de manière neutre et indicative. Ils renvoient à un régime hiérarchique qui essentialise les corps humains, leurs caractéristiques, leurs capacités, et leur place dans la société. Comme nous le montrons ici, les nationalités sont en fait des catégories racialisées. Ainsi, nous en sommes venues à penser, dans nos travaux individuels et collaboratifs les plus récents, que les concepts de race et de racialisation sont des cadres d’analyse indispensables pour étudier la région, de manière historique comme ethnographique, afin de comprendre comment les héritages multiples de la colonisation et de l’esclavage sont réassemblés et refaçonnés dans les hiérarchies sociales actuelles. Nous présentons ici quelques observations concernant ce que le manque d’analyse en termes de race a engendré pour les études de la péninsule arabique.
Restaurant philippin fréquenté par des infirmières philippines lors de leur jour de congé, Riyad
Les rapports sociaux de race sont le moyen prépondérant d’accumuler du capital dans la péninsule Arabique. Les ignorer a pour conséquence de naturaliser une structure d’immigration et de travail stratifiée, qui extrait de la valeur par le capitalisme racial
Dans la péninsule arabique, comme partout ailleurs dans le monde, la nationalité, la langue, le genre et la race conditionnent les opportunités de migration, d’emploi, et de revenu. Les réseaux professionnels transnationaux d’aujourd’hui sont différenciés, et cela découle d’histoires intriquant le colonialisme et le capitalisme racial3. Dans la péninsule arabique, cependant, le travail et la migration semblent avant tout créer des divisions en fonction de la nationalité, en raison des restrictions légales à la résidence permanente et à la citoyenneté. Cela signifie que la vie quotidienne d’une travailleuse immigrée est circonscrite par le passeport qu’elle possède, et par la relation de son pays d’origine avec le pays du Golfe dans lequel elle réside. Les titulaires de passeports dits « forts », par exemple états-uniens et britanniques, n’ont pas besoin de visa pour entrer sur les territoires de plusieurs États du Golfe, et leur mobilité est donc plus grande. Les passeports semblent également fixer des « valeurs de marché » pour les salaires. Les immigré·es canadien·nes et australien·nes sont mieux payé·es que les Philippin·es et Indien·nes, par exemple. Des fonctionnaires d’État, employeur·es, résident·es et économistes estiment souvent que les salaires sont fixés en fonction du pouvoir d’achat des immigré·es dans leur pays d’origine. De tels arguments peuvent rappeler le « libéralisme abstrait » qui caractérise le racisme color-blind (qui consiste à expliquer les inégalités raciales par des dynamiques non raciales, évoquant, par exemple, la loi du marché, le mérite, etc.)4. Si de telles différentiations sont normalisées dans un monde où nous naturalisons l’existence des États-nations et des marchés, elles résultent en fait du capitalisme racial et en particulier de son déploiement dans l’Océan indien. De nombreuses recherches ont documenté la façon dont le capitalisme transnational tire profit de technologies raciales et genrées pour établir des pratiques flexibles d’accumulation – par l’usage des « doigts agiles » de femmes asiatiques considérées comme dociles pour fabriquer les composants informatiques, ou encore de contremaîtres blancs pour surveiller les travailleurs racisés des usines à la frontière mexico-états-unienne5. Les entreprises du bâtiment à Dubaï, qui attribuent différents types de travail semi-qualifié et de management à différents groupes nationaux, et logent les ouvriers séparément selon leur religion et leur langue pour réduire les chances qu’ils s’organisent et se mobilisent, n’adoptent pas des pratiques étrangères aux technologies raciales communes du capitalisme tardif, ou qui seraient propres aux États du Golfe6. Si quelques travaux sur l’histoire de la région ont documenté les intrications entre le racisme impérial et les différentiations en termes de nationalité au sein des mains d’œuvre du Golfe7, nous constatons encore un manque colossal d’analyse en termes de race concernant les problématiques contemporaines d’immigration, d’emploi et de ségrégation dans les villes du Golfe. Cela engendre une naturalisation persistante des hiérarchies et exclusions fondées sur la nationalité.
Ignorer les rapports sociaux de race a conduit à négliger l’histoire coloniale de la péninsule arabique et la manière dont les formes contemporaines d’identité et de différentiation peuvent y être liées
Les discours étatiques, médiatiques, et académiques reprennent souvent l’idée qu’il n’y avait rien dans la péninsule arabique avant la « découverte » du pétrole. Dans des mises en récit normatives de l’histoire, les protectorats britanniques sont présentés comme d’envergure limitée et ne relevant pas de la « vraie » colonisation, alors que la colonisation et l’impérialisme ont pris des formes variées dans différents contextes et ne devraient pas être essentialisés. Selon ces récits, ils n’auraient eu aucune conséquence matérielle sur les États et sociétés du Golfe – des sociétés qui, selon le stéréotype, étaient de toute façon fort restreintes numériquement et dont les modes de vie et d’organisation sociale étaient primitifs. Depuis les années 2000, de nombreux travaux ont remis en question cette représentation en soulignant la façon dont l’impérialisme a contribué à façonner les sociétés de la péninsule arabique. Aux Émirats arabes unis, par exemple, le protectorat britannique a engendré le choix d’une seule famille régnante sur un territoire spécifique. En d’autres termes, le pouvoir a été territorialisé8. Alors que l’Arabie Saoudite n’a jamais été formellement colonisée, un traité signé en 1915 entre Ibn Saoud et les autorités britanniques concéda la souveraineté en échange de la protection ; un second traité, en 1927, qui déclarait la complète indépendance d’Ibn Saoud, maintint des liens de dépendance significatifs avec la Grande-Bretagne jusqu’en 1945, lorsque l’Arabie Saoudite devint, dans une certaine mesure, « le royaume de l’Amérique »9. L’expansion de l’impérialisme industriel, au sein duquel les hommes blancs occupaient le rôle d’experts responsables du développement du pays, est d’une importance cruciale pour comprendre les hiérarchies racialisées actuelles entre nationalités. Au-delà de la colonisation directe territoriale, les effets globaux et durables des impérialismes européen et nord-américain tout autour du monde entraînent des conséquences qui justifient le recours à une approche postcoloniale : par exemple, ces impérialismes ont eu un impact fondamental sur la manière dont les compétences sont définies sur des marchés du travail globalisés, ainsi que sur les techniques de stratification racialisée du travail visant à empêcher les mobilisations, dans le Golfe et ailleurs10. Les protectorats, l’impérialisme industriel et la colonialité du savoir à l’échelle globale ont influencé la façon dont on détermine qui est considéré comme qualifié, et quelles compétences et formes de connaissance sont valorisées dans les sociétés de la péninsule.
La production du citoyen national du Golfe est un projet racial qui a nécessité d’invisibiliser l’histoire et le legs de l’esclavage et des migrations
Les États du Golfe travaillent ardemment à policer les frontières entre citoyen·nes et non-citoyen·nes. Plusieurs moyens visent à créer une image pure du citoyen national : l’usage d’images romanesques renvoyant à l’ascendance arabe et bédouine, divers projets patrimoniaux, le développement d’un habit national rendu omniprésent, et la diffusion par l’éducation d’interprétations restrictives des langues et des cultures de la péninsule. Le résultat est que cette communauté imaginée est purifiée de son passé et de son présent multiculturels, multilingues et multiraciaux, ce qui implique des formes continuelles et répétées de violence et d’éviction. Jusqu’à une période récente, les recherches s’étaient plutôt rendues complices des projets étatiques en représentant les citoyen·nes nationaux·ales comme un groupe « arabe » homogène, alors qu’il suffit de rencontrer ces dernier·es pour réfuter cette idée. Les citoyen·nes du Golfe ont toutes les couleurs de peau et traits possibles. Les intermariages pour les hommes sont très répandus, comme dans beaucoup d’autres sociétés à majorité musulmane, et beaucoup d’enfants ont des mères qui ne sont pas citoyennes du Golfe. Les citoyen·nes du Golfe parlent de nombreuses langues, et bien souvent l’arabe n’est pas leur langue maternelle : de nombreux enfants apprennent la langue de la « nanny » immigrée vivant à domicile, et ce avant ou en même temps que l’arabe. Beaucoup de familles du Golfe sont transnationales, entre la péninsule arabique, l’Océan indien et la Corne de l’Afrique. La péninsule arabique est marquée par le legs de la longue histoire de l’esclavage ; Zanzibar et Oman ont une connexion impériale de longue date ; et les commerçants se sont installés dans la région depuis l’est et l’ouest de l’Océan indien oriental. Enfin, les ancêtres de nombreux·ses citoyen·nes vivaient dans ce qui est aujourd’hui l’Iran.
Les travaux sur la noirceur (blackness) dans le Golfe sont encore très peu développés, alors qu’un tel sujet serait révélateur du legs de l’esclavage, du racisme structurel et des imbrications entre race, classe, genre et nationalité11. La différence religieuse participe également aux processus de racialisation au sein du groupe national. Au Bahreïn par exemple, Frances Hasso a montré comment les discours légitimant la répression du soulèvement de 2011 avaient racialisé les protestataires chiites, notamment en les accusant d’être sexuellement déviant·es12. Les titulaires de nationalités du Golfe sont très conscient·es, en grandissant, des hiérarchies ancrées dans ces héritages, entre appartenances de classe, confession, ethnicité, couleur de peau, origine maternelle, langue, culture, et un ensemble d’autres éléments qui renvoient fondamentalement aux différences à l’égard d’une identité nationale arabe du Golfe vue comme pure et idéalisée. La race est un concept important pour interroger à nouveaux frais la construction de la nationalité et de l’arabité, ainsi que des différences et des hiérarchies, parmi les citoyen·nes nationaux·ales13. Elle contribue à la formation de classe et est centrale pour comprendre les formes de gouvernementalité, de sécurisation et de surveillance que les États du Golfe mettent en place.
Ignorer les rapports sociaux de race contribue à normaliser l’Orientalisme et l’exceptionnalisme au sein de la production de connaissances sur le Golfe
Alors que l’orientalisme réifie une division entre Occident et Orient, modernité et tradition, libéralisme et illibéralisme, progressisme et sauvagerie, les représentations du Golfe incluent aussi, de manière centrale, les tropes de l’hypermodernité et de l’inauthenticité. C’est pourquoi nous avons choisi de parler d’« exceptionnalisme » dans un livre que nous avons co-écrit avec Ahmed Kanna14. Les sciences sociales reproduisent parfois, sans les critiquer, des stéréotypes racialisants et pro-orientalistes concernant les nationaux du Golfe – parmi d’autres représentations exceptionnalistes. Par exemple, certains travaux sur la nationalisation des emplois citent des managers du Golfe affirmant que « les citoyens nationaux sont paresseux », l’analysant non comme une allégation raciste, mais comme un facteur expliquant pourquoi les politiques de nationalisation des emplois n’ont pas de meilleurs résultats. D’une manière plus générale, nous avons observé lors de nos parcours respectifs que, dans certains cercles académiques, les stéréotypes décrivant les nationaux·ales du Golfe comme ostentatoirement riches, hypocrites, coupables d’exploitation, ou frustré·es sexuellement étaient déployés de manière routinière dans des conversations ordinaires. Autre exemple, l’accent mis sur le système de parrainage (sponsorship) migratoire appelé « kafala » comme cause la plus fondamentale de l’exploitation dans le Golfe et d’un « esclavage moderne », présentés comme des phénomènes exceptionnels au migrant subalterne du Golfe, reproduit des représentations orientalistes qui empêchent d’analyser comment les conditions de travail et l’exploitation dans le Golfe s’inscrivent dans un contexte transnational de hiérarchies raciales globalisées15.
Ignorer la race a engendré un manque de réflexivité concernant les statuts, perceptions et privilèges des chercheur·es, notamment en tant que blanc·hes et/ou occidentaux·ales
Les chercheur·es dont les travaux ont été publiés sous forme de livres par des maisons d’édition occidentales et qui bénéficient d’une reconnaissance internationale, sont la plupart du temps en poste dans des universités européennes et nord-américaines, titulaires de passeports occidentaux, et, pour la majorité, blanc·hes. Beaucoup (notamment jusqu’aux années 2000) n’ont pas analysé leur relation aux sociétés du Golfe, se présentant comme des outsiders objectifs, un positionnement également répandu parmi les résident·es blanc·hes et/ou occidentaux·ales du Golfe. Ce positionnement est allé de pair avec l’ignorance des privilèges structurels dont bénéficient les résident·es occidentaux·ales, et notamment blanc·hes. Ces privilèges ont contribué dans de nombreux cas à rendre possibles l’enquête aussi bien que les publications internationales. Alors que les études sur les migrations ont constitué un important sous-champ dans les études sur le Golfe, les immigré·es blanc·hes ne sont que récemment devenu·es un objet dans le champ, et nous sommes parmi les chercheur·es qui ont le plus écrit sur le sujet16. Alors que les immigrant·es blanc·hes sont une population très minoritaire, beaucoup occupent néanmoins des positions professionnelles élevées qui leur permettent d’avoir un rôle crucial dans la reproduction des hiérarchies sociales, en tant que recruteur·es, consultant·es, managers ou dirigeant·es. Loin d’être extérieures aux sociétés du Golfe comme elles aiment à se le représenter, ces personnes participent à la mise en œuvre d’échelles de salaire en fonction des nationalités. Dans cette configuration, ces mêmes nationalités constituent des catégories raciales destinées à empêcher toute organisation des travailleurs·ses et à extraire du travail un maximum de valeur, comme nous l’avons soutenu plus haut.
Mettre le Golfe au centre des études sur les rapports sociaux de race
Après cette mise en évidence des importants problèmes liés à la marginalisation d’une grille d’analyse en termes de race au sein des études sur le Golfe, nous voudrions conclure en suggérant trois dimensions qui rendent les sociétés du Golfe particulièrement intéressantes pour les études des rapports sociaux de race.
Administration délivrant les cartes d'identité, Abu Dhabi
Le Golfe est un endroit pertinent à l’échelle globale pour étudier la circulation et la sédimentation rapides des catégories raciales
Comme beaucoup de travaux sur les migrations et rapports sociaux de race l’ont montré, les schémas raciaux – la manière dont nous associons des personnes à des catégories raciales – varient selon les contextes nationaux, et les personnes qui ont migré, en particulier, développent souvent une réflexivité particulière sur les catégories raciales puisqu’elles les ont expérimentées dans différents contextes17. Les sociétés du Golfe ont les taux de migration les plus élevés au monde, et des personnes se déplacent constamment vers et depuis les villes du golfe. Elles transportent avec elles des idées sur la différence et l’appartenance qui non seulement ont un impact sur les catégories locales du Golfe, mais changent également les perceptions dans leur société d’origine. La recherche d’Amélie Le Renard sur le privilège occidental à Dubaï a permis d’étudier la façon dont les titulaires de passeports français vivant dans ce pays percevaient l’occidentalité et la blanchité (whiteness), et de quelle manière leur questionnement différait selon la position qu’ils et elles avaient occupée dans la structure sociale française, en tant que blanc·hes ou non blanc·hes18. Certaines personnes françaises non-blanches se définissaient comme biculturelles, une auto-définition qui est loin d’être évidente en France, où l’universalisme républicain, et de manière plus ou moins explicite, le paradigme de l’assimilation culturelle, restent la norme. Peu parlaient du racisme expérimenté à Dubaï, et celles et ceux qui le faisaient avaient tendance à le minimiser. Quant aux personnes françaises blanches, vivre à Dubaï les poussait à élaborer un discours sur l’égalité, l’occidentalité et le libéralisme, au travers duquel elles cherchaient à se distinguer d’autres fractions des classes moyennes supérieures originaires de la région et qu’elles désignaient souvent comme « arabes ». Alors que la majorité des titulaires de passeports occidentaux à Dubaï n’étaient pas blanc·hes, la plupart des personnes françaises blanches continuaient à associer de manière implicite l’identité française avec la blanchité, ce qui révèle la solidité des constructions raciales nationales.
Dans la recherche que Neha Vora a consacrée à Education City, un regroupement de campus d’universités états-uniennes et qataries situé près de Doha, elle a observé comment des professeurs d’université non blancs y trouvaient l’espace pour exprimer le racisme qu’ils avaient connu aux États-Unis. Beaucoup préféraient Doha, car ils s’y sentaient mieux en tant que personnes non-blanches, par opposition aux pays occidentaux, même s’ils étaient frustrés que la suprématie blanche continue à structurer leur vie de tous les jours au sein des branches de campus américains. Les personnes blanches originaires des États-Unis et travaillant comme professeur·es d’université, administrateurs et administratrices, pour leur part, de manière similaire à celles rencontrées à Dubaï par Amélie Le Renard, se présentaient comme libérales, tolérantes et civilisées par opposition aux autres groupes nationaux non blancs. Et cela, tout en perpétuant des stéréotypes qui conduisaient les étudiant·es, qatari·es ou non, à se sentir profondément marginalisé·es, et à choisir des formes de ségrégation raciale dans leurs sociabilités, leur habitat et leurs loisirs.
Cette région est aussi un endroit idéal pour étudier la façon dont les nationalités sont racialisées dans le cadre plus large du capitalisme racial
Quels processus contribuent à la racialisation des nationalités sur des marchés du travail globalisés et dans différents sites diasporiques ? Aux États-Unis, la catégorie raciale « Latinx »19 ne nous permet pas de comprendre les manières spécifiques dont les immigré·es mexicain·es expérimentent des formes d’exclusion et de violence ; des politicien·nes à gauche comme à droite de l’échiquier politique, ainsi que les résident·es ordinaires, savent bien que « mexicain » signifie bien plus qu’un passeport ou un territoire géopolitique. Dans les États du golfe, un argument parallèle peut être fait pour le terme « Indien », qui est utilisé de manière routinière comme une catégorie péjorative. Il renvoie à un éventail large d’immigré·es originaires de l’Asie du Sud (et même au-delà), leur assignant des caractéristiques concernant leur corporéité, leurs capacités intellectuelles, leurs inclinations sexuelles, leur rapport au crime, et leur hygiène. Les Indien·nes sont le groupe national le plus présent dans le Golfe, et ses membres vont des plus subalternes aux plus riches. Ils et elles vivent dans tous les quartiers de toutes les villes du Golfe, travaillent dans tous les types de profession, s’inscrivent dans des histoires longues d’installation et dans des communautés diasporiques présentes de longue date. Certain·es Indien·nes ont obtenu la citoyenneté du Golfe, et dans divers contextes, notamment à Dubaï, les communautés commerçantes indiennes ont bénéficié de relations privilégiées avec les dirigeants du Golfe. Les langues de l’Inde, et d’autres langues de l’Asie du Sud, sont parlées couramment, y compris par certaines personnes qui ne sont pas originaires de l’Asie du Sud. La nourriture et les produits culturels d’Asie du Sud sont consommés par tous les résident·es du Golfe. Comme Neha Vora l’a montré dans sa recherche, le Golfe est lié de manière inextricable à l’Asie du Sud20. Pourtant, malgré cette omniprésence, les résident·es du Golfe (y compris parfois des Indien·nes) utilisent le terme « Indien » de manière péjorative pour renvoyer à certains types de personnes, de comportements et d’affects indésirables et qui concernent fondamentalement les rapports de classe et de travail. « Indien » opère comme un marqueur racial de manière similaire à la catégorie « Srilankiyye » au Liban, qui fait référence au travail domestique de femmes migrantes et continue à circuler même si les Sri lankaises ne sont plus majoritaires dans cette catégorie d’emploi, comme Sumayya Kassamali l’a montré21. Si les processus de racialisation des nationalités sont sous-étudiés partout, ils sont particulièrement importants pour comprendre les contextes du Golfe.
Les contextes de la région révèlent aussi comment les rapports sociaux de race sont genrés et sexualisés
Si certaines catégories raciales dans le Golfe sont associées de manière essentialiste à des professions et à des statuts en termes de classe, elles sont également profondément imbriquées avec le genre et la sexualité. Seules certaines catégories de personnes migrantes peuvent de manière légitime exposer dans l’espace public des identités sexuelles, ou construire des formations familiales. Le stéréotype de l’ouvrier en bâtiment indien ou népalais, par exemple - un célibataire perpétuel quel que soit son âge ou son statut marital - découle du fait que les ouvriers en bâtiment ne peuvent pas immigrer avec les membres de leur famille, et sont également soumis à des conditions de vie et de travail très restrictives, destinées à les exclure du tissus social des villes du Golfe. Leur présence dans des espaces publics ou semi-publics est donc suspecte, et ils sont souvent décrits comme déviants sexuellement, et potentiellement criminels. Les politiques gouvernementales et les classes moyennes et supérieures partagent une représentation des ouvriers comme potentiellement dangereux et une représentation des travailleuses domestiques comme de potentielles prostituées, ce qui est utilisé pour justifier les contraintes sur leurs intimités22. La construction de la blanchité dans le golfe, d’un autre côté, est associée à une hétéronormativité stéréotypée, notamment dans des quartiers que les campagnes de communication présentent comme sûrs et adaptés aux enfants. La racialisation parmi les citoyens, et notamment les formes de stigmatisation et de marginalisation des personnes noires, repose aussi sur des stéréotypes sexuels, comme Amélie Le Renard avait pu l’observer pendant sa recherche à Riyad dans les années 200023.
Étudier les rapports sociaux de race et la racialisation dans le Golfe, comme nous espérons l’avoir montré, constitue un projet non seulement nécessaire pour les études sur la région, mais aussi extrêmement pertinent dans le but de comprendre des tendances contemporaines plus larges, telles que l’impérialisme états-unien, la formation transnationale des familles, les marchés du travail transnationalisés, et les régimes de citoyenneté24.
Notes
1
Ce texte est traduit de l’anglais (avec quelques modifications). Le texte a initialement été publié en anglais dans le cadre d’un dossier des POMEPS studies en libre accès, intitulé : « Racial Formations in Africa and the Middle East: A Transregional Approach ».
2
Ahn Nga Longva, Walls Built on Sand: Migration, Exclusion, and Society in Kuwait, Londres, Routledge, 1999.
3
Pour une discussion du concept de capitalisme racial, voir Robin D. G. Kelley, “What Did Cedric Robinson Mean by Racial Capitalism?” Boston Review, January 12, 2017 ; Lisa Lowe, The Intimacies of Four Continents, Durham, Duke University Press, 2015; Cedric Robinson, Black Marxism, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1983.
4
Eduardo Bonilla-Silva, Racism without Racists: Color-Blind Racism and the Persistence of Racial Inequality in America, Plymouth, Rowman & Littlefields Publishers, 2014. Sur le cas émirien, voir aussi Claire Cosquer, Expat' à Abu Dhabi : blanchité et construction du groupe national chez les migrant.e.s français.es, thèse de doctorat, Paris, Sciences Po, 2018.
5
Voir par exemple Aihwa Ong, Spirits of Resistance and Capitalist Discipline, New York, SUNY Press, 1987; Annette Fuentes & Barbara Ehrenreich, Women in the Global Factory, Cambridge, South End Press, 1983.
6
Voir Sumayya Kassamali, "The Kafala System as Racialized Servitude", POMEPS studies, 44, 2021.
7
Laleh Khalili, Sinews of War and Trade: Shipping and Capitalism in the Arabian Peninsula, London, Verso, 2020; Robert Vitalis, America’s Kingdom: Mythmaking on the Saudi Oil Frontier, Palo Alto, Stanford University Press, 2007.
8
Ahmed Kanna, Dubai: The City as Corporation, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2010.
9
Robert Vitalis, America’s Kingdom: Mythmaking on the Saudi Oil Frontier, Palo Alto, Stanford University Press, 2007.
10
Voir entre autres Laleh Khalili, Sinews of War and Trade: Shipping and Capitalism in the Arabian Peninsula, Londres, Verso, 2020.
11
Voir Gokh Al-Shaif, “Black and Yemeni: Myths, Genealogies, and Race”, POMEPS studies, 44.
12
Frances Hasso, “The Sect-Sex-Police Nexus and Politics in Bahreïn’s Pearl Revolution.” In Freedom without Permission: Bodies and Space in the Arab Revolutions, Frances Hasso and Zakia Salime (dir.), Durham, Duke University Press, 2016, p. 103-37.
13
Noora Lori et Yoana Kuzmova, “Who counts as “People of the Gulf”? Disputes over the Arab status of Zanzibaris in the UAE”, POMEPS studies, 44, 2021.
14
Ahmed Kanna, Amélie Le Renard, Neha Vora, Beyond Exception: New Interpretations of the Arabian Peninsula, Ithaca, Cornell University Press, 2020.
15
Sur l’histoire de la kafala et son rapport avec des hiérarchies racialisées transnationales du travail, voir Omar Hesham Al Shehabi, “Policing labor in empire: the modern origins of the Kafala sponsorship system in the Gulf Arab States”, British Journal of Middle East Studies, février 2019, en ligne.
16
Amélie Le Renard, Le privilège occidental. Travail, intimité et hiérarchies postcoloniales à Dubaï, Paris, Presses de Sciences Po, 2019 ; Neha Vora, Teach for Arabia: American Universities, Liberalism, and Transnational Qatar, Palo Alto, Stanford University Press, 2018.
17
Wendy D. Roth, Race Migrations: Latinos and the Cultural Transformation of Race, Palo Alto, Stanford University Press, 2012.
18
Amélie Le Renard, Le privilège occidental. Travail, intimité et hiérarchies postcoloniales à Dubaï, Paris, Presses de Sciences Po, 2019.
19
L’usage du x final en anglais relève du langage inclusif ; il permet de dépasser la binarité de la langue (note de traduction).
20
Neha Vora, Impossible Citizens: Dubai’s Indian Diaspora. Durham, Duke University Press, 2013.
21
Sumayya Kassamali, “The Kafala System as Racialized Servitude”, POMEPS studies 44, 2021.
22
Voir entre autres Jane Bristol-Rhys and Caroline Osella, “Neutralized Bachelors, Infantilized Arabs: Between Migrant and Host Gendered and Sexual Stereotypes in Abu Dhabi.” In Masculinities under Neoliberalism, ed. A. Cornwall, London, Zed Books, 2016, p.111-124; Michelle Buckley, “Construction Work, ‘Bachelor’ Builders and the Intersectional Politics of Urbanization in Dubai.” In Transit States: Labour, Migration and Citizenship in the Gulf, ed. O. AlShehabi, A. Hanieh, and A. Khalaf, Londres, Pluto Press, 2015, p. 132–150; Noora Lori, “National Security and the Management of Migrant Labor: A Case Study of the United Arab Emirates.” Asian and Pacific Migration Journal 20, no. 3–4, 2015, p.315–337; Pardis Mahdavi, Crossing the Gulf: Love and Family in Migrant Lives, Palo Alto, Stanford University Press, 2016.
23
Amélie Le Renard, Femmes et espaces publics en Arabie Saoudite, Paris, Dalloz, 2011 ; Amélie Le Renard, A Society of Young Women. Opportunities of Place, Power and Reform in Saudi Arabia, Palo Alto, Stanford University Press, 2014.
24
Ce travail a été réalisé dans le cadre du laboratoire d’excellence Tepsis, portant la référence ANR-11-LABX-0067 et a bénéficié d’une aide au titre du Programme Investissements d’Avenir.
Bibliographie
Gokh Al-Shaif, « Black and Yemeni: Myths, Genealogies, and Race », POMEPS studies, 44, 2021.
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