Le charisme et la loi. Remarques sur une bipolarité politique

Le thème de cet article est tout sauf original étant donné que, depuis environ un siècle, la catégorie du « charisme » s’est détachée de sa matrice religieuse pour aller s’installer durablement, entre latences et irrésistibles retours de flamme, sur le terrain de la politique et, plus généralement, sur celui des sciences sociales. Reprendre un discours au sujet duquel la bibliographie est désormais très riche ne peut avoir de sens que si le présent nous offre des raisons valables de nous interroger sur le phénomène et d’en mesurer la portée nouvelle, une occasion également pour essayer de repenser l’opération élaborée par Max Weber qui a été décisive pour relier le charisme, au moins quant à ce qui est présenté comme son acception authentique, à la sphère de la personne. Opération qui, selon nous, ne possède rien de l’évidence que nous sommes désormais habitués à lui reconnaître et que, par commodité simplificatrice, nous acceptons comme un point de non-retour. Il faut au contraire revenir sur ce que nous pouvons considérer comme la falsification wébérienne des sources théologiques dans laquelle le charisme a été élevé, non par scrupule philologique, puisque nous n’avons pas les compétences pour le faire et, quand bien même nous les aurions, nous ne les mettrions pas au service d’une cause purement ecdotique. Il demeure entendu que la règle d’or selon laquelle l’intelligence des questions posées aux textes doit être compatible avec ce que contiennent ces textes. Nous restons donc ici proches de la méthode généalogique, c’est-à-dire de ce type d’analyse qui, selon Foucault, réalise « une accommodation du regard, une manière de faire tourner le [support ?] des choses par le déplacement de celui qui les observe »1. Dans le cas en question, il s’agit de détrôner le charisme du piédestal de la substance personnelle pour le remettre sur le plan pratique et diffus de la fonction. Le mouvement généalogique devrait alors nous montrer le profit que nous pourrions tirer à rebattre les cartes pour jouer à un autre jeu, en suscitant les potentialités discursives qui soudainement s’entrouvrent et que le schéma précédent prenait au contraire en otage. Ce déplacement, cela va de soi, projette une lumière nouvelle sur notre actualité, spécialement politique mais pas uniquement, qui, de sa passion pour les personnalités charismatiques ne semble point faire mystère.

Nous vivons à l’époque d’une nouvelle notoriété triomphante du charisme, un terme habituellement employé pour indiquer la fascination publique, l’attraction magnétique à laquelle on peine à résister, mystérieux attributs individuels d’autant plus puissants et séduisants qu’ils sont moins déchiffrables selon des procédés rationnels. Dans le langage courant, soutenir qu’une personne a du « charisme » permet de faire l’économie d’un grand nombre de passages argumentatifs au profit de l’instantanéité évocatrice : l’important est de se comprendre. Mais, comme pour la notion de temps chez Saint Augustin, la règle paradoxale selon laquelle tout le monde sait ce que c’est mais personne ne le sait plus quand il s’agit de l’expliquer, est aussi valable pour le charisme. Cette façon simplificatrice de raisonner n’épargne pas les juristes, qui affectionnent pourtant les définitions rigoureuses des choses, des personnes, des actions, des structures et des fonctions. Qu’il suffise pour cela de penser à quel raccourci mental ils ont recours quand ils emploient la locution « culture juridique », convoquée avec désinvolture pour illustrer les différences qui caractérisent les normes, les institutions et les procédures appartenant aux différents systèmes juridiques nationaux, tandis que les facteurs précis auxquels renvoyer les spécificités demeurent la plupart du temps vagues et insaisissables. Tout comme la locution « culture juridique », le terme « charisme » cache lui aussi des lacunes de sens rapidement refoulées, au bénéfice d’un signifiant fluctuant au sein duquel la plénitude du mot se substitue à l’absence du concept.

Le fait que les langages de la communication politique et de l’analyse médiatique invoquent souvent le charisme ne doit néanmoins pas surprendre, la rhétorique a ses lois et le marketing de l’opinion publique de même. À une époque de populismes ressuscités et décomplexés, le charisme est l’ingrédient qui satisfait le mieux à deux exigences s’attirant réciproquement : une vocation toujours plus esthétisante et théâtrale à faire de la politique d’un côté, et la supposée reconnaissance d’une capacité décisionnelle intrinsèque à la personne qui serait douée de charisme de l’autre. Beau et efficace, le charisme crée une distinction anthropologique – il n’est pas donné à tout le monde d’être « inspiré » et de fasciner les foules physiques et virtuelles – il oriente le sens commun et sélectionne des hiérarchies dans la classe dirigeante. Yves Cohen a justement fait l’hypothèse que, face à l’horizontalité politique et économique caractérisant le monde depuis 1968, « l’expression figée de “leader charismatique” constitue désormais une tentative de sauvetage de la hiérarchie »2. En échangeant avec désinvolture l’être avec sa perception, le charisme s’harmonise à merveille avec le tournant communicatif que semble connaître la condition sociale en Occident depuis la fin du XIXe siècle3. Mais sur le plan concret du gouvernement des collectivités, comme il a été justement observé, « la forme sociale “chef”, offerte à quiconque possède ses indispensables qualités, paraît pouvoir résoudre l’inquiétude du XIXe siècle sur l’autorité et le lien social »4.

L’importance que revêt la notion dans le langage « sérieux » surprend d’autant plus au contraire qu’elle doit fournir des explications plausibles à des phénomènes politiques et sociaux ayant un certain degré de complexité. Dans ces cas, l’emploi du terme renvoie à une catégorie qui, comme chacun sait, a été introduite comme trait spécifique d’une forme de domination par Max Weber au cours de la seconde décennie du XXe siècle, tandis que la langue française n’enregistrerait l’apparition de l’adjectif « charismatique » qu’en 1928, dans un article de Robert Michels qui reprend la définition wébérienne du chef doué de qualités « si éminentes qu’elles leur [aux adhérents] semblent surnaturelles »5. Si, au début des années 1980 encore, les instruments de la théorie du charisme étaient plutôt négligés, depuis la dernière décennie on enregistre une inversion de tendance, en concomitance également avec le déclin des visions marxistes traditionnellement peu enclines à reconnaître un rôle historique de premier plan à des protagonistes individuels6. En se réclamant explicitement du sens attribué par Weber au pouvoir charismatique, une partie de l’historiographie contemporaine, pour en référer à un cas connu, n’a pas trouvé mieux que de s’en remettre aux vertus charismatiques de l’homme pour expliquer l’avènement d’Hitler et son impact sur le peuple allemand. Le travail monumental de Ian Kershaw, par exemple, tend volontiers à focaliser autour de la personne une série de variables historiques qui trouveraient leur point de fusion dans les qualités extraordinaires de l’ex-peintre en bâtiment autrichien, perçu inéluctablement comme l’unique solution possible aux problèmes de l’Allemagne weimarienne. Ce serait ainsi une situation de crise qui rendrait propice l’avènement de leaderships forts et mobilisateurs comme antidote à la décadence. Kershaw semble presque trouver une loi essentielle de l’histoire dans la dialectique entre la domination rationnelle-légale basée sur l’impersonnalité de l’office d’un côté, et sur l’exercice personnel du pouvoir et de la responsabilité de l’autre. La tension entre l’office et le charisme, du reste, n’est certes pas une invention des années 1930 mais, en Occident, elle s’enracine dans une phase précise de l’antiquité religieuse et rythme les vicissitudes du rationalisme catholique depuis ses débuts, en décrivant cette complexio oppositorum qui intriguait tant Carl Schmitt7. Mais nous reviendrons sous peu sur ce point essentiel. En l’empruntant directement à Weber, Kershaw emploie la distinction comme clé méthodologique pour attribuer à un facteur psychosociologique comme le charisme une force explicative qui, dans le cas du nazisme, est plus que surestimée, et apparaît tout à fait inappropriée pour fonder l’explication historique8. Épigone de l’opération même accomplie par Weber, l’historien anglais se réfugie dans une notion ancienne, mais historiquement et textuellement reconstructible, pour la revêtir de potentialités suggestives qui, dans la perception des contemporains, renvoient au théâtre d’un inconscient collectif sans temps, recoin d’un dépôt archaïque auquel le peuple a la sensation d’appartenir et qui se réactive d’emblée dans un Jetztzeit attendu pendant deux mille ans, selon la chronologie chiliastique suggérée par un « historien » comme Heinrich Himmler9.

Adolf Hitler photographié par Heinrich Hoffmann dans les années 1920.

Adolf Hitler photographié par Heinrich Hoffmann dans les années 1920.

L’analyse d’orientation marxiste avait en réalité déjà contesté la validité du charisme comme typologie de pouvoir appropriée à un État capitaliste moderne, qui suppose au contraire le fonctionnement prévisible et impersonnel de la machine gouvernementale autour d’une bureaucratie rationnellement construite10. Elle ne considérait cependant pas, à la manière de ce que fera peu après Kershaw, qu’en période de stagnation de l’État capitaliste le modèle charismatique pouvait remonter sur scène de manière spectaculaire sur les dépouilles d’un système institutionnel désormais exsangue comme celui de la République de Weimar.

Que la solution charismatique soit une conséquence de la crise politique est du reste un motif historiographique qui pourrait être mis à l’épreuve sur une vaste échelle, que ce soit dans l’Europe des dictatures (avant Hitler, Mussolini offrait un prototype de référence, de même que Staline, dans son parcours historique spécifique, représente un autre champion à part entière), ou en remontant de nombreux siècles en arrière. L’histoire européenne aussi bien juridico-politique que plus proprement religieuse est en effet constellée de moments « charismatiques ». Le princeps romain, en particulier Auguste, représente au mieux la figure douée d’un prestige social qui lui permet de s’élever au-dessus des autres institutions et de la société tout entière, pour accéder à un rang d’éminence absolue qui ne pourrait s’expliquer par les seules compétences lui venant de la loi, étant donné que l’auctoritas particulière dont il jouit est inscrite dans sa personne et comme telle incommensurable avec les autres charges officielles. Telle est, par exemple, la lecture proposée par un historien du droit romain prestigieux comme Fritz Schulz11. En sautant plusieurs siècles, il est possible de parler de moment charismatique quand un théologien comme Jean Gerson invoque en 1407 la lex animata du pasteur d’âmes, à savoir une loi incarnée dans un sujet en chair et en os et non pas seulement gravée dans les textes, pour faire ressusciter les institutions normatives (juridiques et théologiques) totalement impuissantes face à la fracture générée dans la chrétienté par le grand schisme entre le XIVe et le XVe siècle12. Ou encore, pour en venir à des temps plus proches de nous, que l’on pense au cas « marxien » de l’avènement au pouvoir en 1851 de Louis-Napoléon, personnalité absolument médiocre, mais malgré cela capable « de tenir par quelque tour surprenant les yeux du public constamment fixés sur lui comme sur le “succédané” de Napoléon, et par conséquent, de faire tous les jours un coup d’État en miniature »13 entre les mailles d’un régime parlementaire balbutiant.

Ce que Kershaw applique à Hitler n’est donc pas une grille de lecture originale, dont le côté problématique n’est pas en définitive le lien entre avènement de la domination charismatique et crise dans l’ordre politico-constitutionnel, puisque tendances mouvementistes et « pneumatiques » vivent en symbiose avec des systèmes institutionnels stables qui peuvent tout au plus les renforcer, selon la vision « synergique » du charisme dont parlent certains chercheurs14. La difficulté réside plutôt dans une narration biographique d’où l’on prétend tirer l’intelligibilité de processus très élaborés dans le temps et conditionnés par des facteurs hétérogènes, comme si le système-homme réussissait à projeter sa force enveloppante sur un milieu qui en ressort profondément marqué, en tous les cas bien au-delà de tout ce qu’il est possible de déduire en analysant la corrélation entre histoire individuelle et scénario général15. Expliquer le succès aussi considérable que mystérieux d’un homme insignifiant – du moins dans sa biographie pré-politique – qu’Hitler, en le fondant sur un ineffable don magnétique et persuasif, revient à s’abandonner commodément à un critère tautologique puisque, avant même d’apparaître comme inapte à éclairer l’ascension du Führer, le charisme n’est pas en mesure de s’expliquer lui-même selon des hypothèses logico-causales objectives, c’est-à-dire étrangères à la sphère interne de la personne. L’« appel » de l’élu, la prédestination à la mission salvatrice sont, cela va de soi, de pures fictions rhétoriques qui ne sont étayées par aucune donnée empirique. Mieux, la donnée empirique pourrait coïncider avec l’image même puisqu’elle contient intrinsèquement le charisme et « vient exactement satisfaire l’attente du Sauveur en la rendant visible », comme l’a montré l’analyse fine des portraits de Hitler proposée par Eric Michaud16. Ce qui ne signifie pas qu’un mythe ne produise pas d’histoire, comme le savent bien la sociologie et la psychologie sociale, et ce serait une erreur ingénue que de juger une manipulation de la réalité uniquement avec des paramètres cognitifs (vrai et faux) et moraux (juste et injuste, bon et mauvais). D’ailleurs, la propagande, notamment celle que véhiculent les images, est loin d’avoir opéré comme un simple outil de falsification de la réalité. Au contraire, elle a fonctionné comme un appareil de construction positive de cette réalité au point que « le Führer fut lui-même obligé de se conformer à ces images »17. Ainsi « construction à mains multiples »18, comme chacun de ses homologues historiques, le charisme hitlérien ne trouve pas ses racines dans les qualités surnaturelles de l’homme, mais dans les conditions politiques, sociales et économiques qui en ont favorisé une représentation partagée. En somme le charisme comme création ambiante et non comme émanation personnelle : ceci devrait être le postulat non discutable de toute recherche sérieuse sur le sujet19.

Au contraire, le charisme qui émerge à nouveau dans notre présent souffre de la torsion connue au tournant du XXe siècle quand, à l’aide également de la complicité d’une certaine psychologie et d’une certaine sociologie (Le Bon, Sighele etc.) analysées aussi par Freud20, il a été considéré comme une énergie miraculeuse et providentielle inhérente à la personne, une sorte d’évidence objective qui refoulait tout élément fonctionnel et procédural qui fût à la base de la notion. Entité anthropomorphique désormais naturalisée, le « charisme » semble depuis un siècle partager le même destin que celui aujourd’hui réservé au « marché », lui aussi traité comme une personne immatérielle et globale digne de pensées, d’émotions, de désirs, de besoins et d’ordres. Dans un cas comme dans l’autre, ce qui est une représentation mentale se transforme en réalité, selon un procédé déjà dénoncé par Hans Kelsen en 1922 quand il critiquait toute forme de dualisme systématique qui, sur le modèle de la théologie, recherche toujours la substance derrière la fonction, la personne derrière l’institution, Dieu derrière l’État21. En définitive, contre toute tendance facile et indulgente à hypostasier historiquement le rôle des grandes individualités, il est conseillé de se rappeler, comme l’a observé un contemporain de Weber, que « l’homme solitaire en tête dans une journée décisive ne représente que le dernier des événements accidentels »22. Entrepreneur de lui-même, le personnage charismatique ne l’est pas et ne l’a jamais été. Il serait temps de démystifier également les thèses intellectuelles plus profondes – au sens historique et non psychologique – sur lesquelles repose cette réputation illusoire.

Entre théologie, droit et politique

Si l’analyse de Weber nous fournit le schéma de départ pour réfléchir à notre sujet, il est néanmoins utile d’éclairer quelques articulations de sa trame et de s’arrêter ensuite sur un passage saillant – curieusement peu questionné – de la Sociologie de la religion et repris dans Économie et Société où est énoncée la qualité normative du charisme. La théorie de Weber est trop connue pour être ici reparcourue. Il est plus intéressant d’approfondir les sources d’où elle tire ses motifs les plus significatifs et la réélaboration destructrice qui s’ensuit23. Nous ne traiterons par conséquent pas des différentes figures paradigmatiques qui ont incarné historiquement le charisme (le magicien, le prêtre, le prophète dans le domaine religieux, le chef politique, le maître de vie)24, mais plutôt des médiations textuelles qui ont permis à Weber de restituer une image personnalisée du charisme, expression authentique du concept par rapport à laquelle la variante dégénérée de l’ainsi désigné Amtcharisma (charisme de l’office ou de la fonction) comporte une chute d’intensité ontologique, pour ainsi dire, au bénéfice d’une plus ample socialisation25. Le passage décrit dans Économie et Société, porte sur un charisme qui se libère du sujet pour aller dans les procédures, perd son autorité exceptionnelle de marque religieuse pour s’objectiver en critères reproductibles et par conséquent transmissibles. Ce processus indique une ligne de tendance historique (Rationalisierung) qui n’annule cependant point la possibilité que le charisme authentique puisse de façon endémique à nouveau faire irruption sur scène au moment propice, en particulier pendant les périodes de crise politique, de crise représentative, de crise de gouvernement, de crise de foi etc. Voici pourquoi discuter de la matrice religieuse du charisme n’est pas un simple exercice d’érudition dépassée, mais plutôt une façon d’interroger les conditions structurelles, historiquement déterminées, d’un art de la conduite qui s’applique à de nombreux champs.

Rudolph Sohm

Rudolph Sohm (1841-1917)

Abandonnons pour le moment l’approche interne à l’évolution du charisme dans la pensée de Weber et déplaçons à l’inverse notre regard vers certains passages de l’œuvre de Rudolf Sohm26, historien du droit romain et du droit canonique de confession luthérienne qui, avec Karl Holl27, antiquiste et théologien protestant, fournit la matière première à la théorie wébérienne. Dans la réflexion de Sohm, la matrice religieuse du charisme est située à un moment précis de l’histoire du christianisme, celui des origines, qui selon la vision protestante consolidée pendant le Kulturkampf allemand de la seconde moitié du XIXe siècle, représente l’essence authentique du phénomène religieux comparativement à la tournure normative qui aurait commencé à se manifester à partir du IIe siècle de notre ère. En définissant comme charismatique la nature authentique du christianisme, Sohm entendait la restituer à la pure dimension de l’amour qui unit les chrétiens sur une base égalitaire. La communauté des fidèles dans le christianisme primitif n’était pas organisée selon une structure hiérarchique, parce que le lien social s’appuyait sur le pur partage des dons de la grâce (châris) et non sur l’obéissance à un pouvoir médiateur avec l’au-delà. Sohm résume l’histoire de l’Église en trois époques : le christianisme des origines (Ier siècle), le catholicisme antique (jusqu’au Décret de Gratien, 1140 env.) et le catholicisme moderne (à partir du décrétiste Rufin et du pape Alexandre III, seconde moitié du XIIe s.). La seconde époque se différencierait de la précédente par l’apparition, au sein de chaque communauté, d’un évêque monarchique chargé de célébrer l’Eucharistie, encore que la continuité avec les origines soit assurée par le fait que c’est toujours Dieu qui gouverne l’Ekklèsia, dont la vie terrestre, dans ses diverses manifestations communautaires (conciles, synodes) est directement inspirée par lui. Entre 1160 et 1170 se produira à l’inverse la fracture fondamentale, car l’Église se transformera en une agrégation essentiellement mondaine, non plus corps du Christ mais société régie, au nom du Christ, par un pouvoir papal et une bureaucratie façonnée par le droit.

Sohm radicalise l’hypothèse théologique de l’absence, dans le christianisme des origines, d’un droit de l’Église au sens propre, puisque les assemblées de fidèles conserveront surtout un caractère œcuménique, irréductible au portrait d’une réalité sociale, domestique ou citadine, juridiquement organisée. Cette réalité sociale serait tout au plus uniquement la manifestation possible d’un indistinct peuple de Dieu, unique Gesamtgemeinde qui fonctionne sur la base de la division égalitaire des dons charismatiques entre tous ses membres. La visibilité physique de l’assemblée des fidèles, précise Sohm, ne doit pas tromper : la représentation empirique d’une communauté humaine qui opère concrètement ne suffit pas à qualifier une réalité de juridique. L’Ekklèsia est conçue, au contraire, comme l’expression immédiate de l’œuvre divine qui se traduit dans le charisme de la parole des apôtres, des prophètes et des docteurs, mais qui dispense ses dons spirituels à tous28. Plus que d’une société collégiale29, il s’agit d’une socialité régie par la diffusion sans limites des dons de la grâce par l’opération du Saint-Esprit, l’exact opposé d’une communauté de la loi ordonnée hiérarchiquement sur le modèle d’une corporation. L’Ekklèsia des origines ne se laisse en conséquence pas réduire à une grandeur empirique et pas non plus à une réalité sociale (la réunion d’associés) ou territoriale (la communauté citadine) : assemblées territoriales et assemblées domestiques ne seraient que simples manifestations (Erscheinungsformen) de l’unique Kirchenversammlung, l’assemblée de l’Ekklèsia tout entière. Dans ce sens Sohm va au-delà de la position « communautariste » à laquelle adhérait à l’unanimité la science protestante de l’époque (Baur, Ritschl, Weizsäcker), qui reconnaissait une souveraineté absolue au particularisme de chaque Gemeinde local et à son fonctionnement démocratique. Ce serait au contraire l’Ekklèsia comme unité globale qui disposerait, selon lui, d’une constitution propre, d’une toute autre nature que celle des modèles juridiques séculiers. Une telle constitution serait visible et efficace dans les dons de la grâce envoyés à chaque chrétien, mais ses organes ne pourraient représenter, comme pour un quelconque sujet de droit, la décision de Dieu. Il n’existe pas de procédure ou de forme qui permette de reconnaître la parole de Dieu. Celle-ci s’impose par sa force interne, face à laquelle il n’y a que l’obéissance « libre » du fidèle. La parole de Dieu est une doctrine éthique qui fonde l’ordre de l’Ekklèsia et ne requiert par conséquent ni fonction législative ni présence du législateur30. L’Ekklèsia n’exprime en définitive qu’un « jugement de valeur dogmatique » puisqu’il identifie toutes les assemblées de fidèles qui partagent les mêmes valeurs spirituelles et qui constituent de ce fait une assemblée de la chrétienté, c’est-à-dire l’union du peuple du Nouveau Testament devant Dieu et avec Dieu31. Sohm a recours à Mt 18, 20 (« quand deux ou trois sont réunis à mon nom, je suis là, au milieu d’eux ») pour associer le christianisme primitif à un « doux anarchisme pneumatique », selon l’expression ironique du plus éminent théologien du Reich Adolf von Harnack32 qui, comparativement au romantisme un peu fébrile de Sohm, incarnait l’âme la plus illuministe et désenchantée du protestantisme de l’époque. Si l’on veut respecter l’authenticité de la révélation chrétienne, il faut, selon Sohm, la penser comme un événement pur dans son degré de parole de Dieu, sans représentations superstructurelles et formelles33 et dans l’unité symbolique du corps du Christ.

L’unique organisation qui corresponde naturellement à un événement semblable est de nature charismatique et non juridique. À la lumière des références pauliniennes fondamentales sur la question et au sujet desquelles nous aurons l’occasion de revenir (1 Cor 12, 4-5; Rm 12, 3-8), la thèse de Sohm subordonne aux charismes divins le ministère ecclésial dans son universalité. L’office serait par conséquent un effet dérivé de l’opération du charisme et, parce que dans l’office la fonction de commandement et d’administration est implicite, l’obéissance descend elle aussi de la sphère des charismes et non de la volonté incarnée dans une quelconque communauté, médiatrice entre Dieu et les hommes. Dans ce sens, l’obéissance peut se dire autonome et non sujette à un précepte juridique. Elle est basée sur la libre reconnaissance (freie Anerkennung) du fait que le charisme exprime la volonté de Dieu et non pas un pouvoir disciplinaire mondain. Selon le juriste luthérien, on ne doit toutefois pas lire l’absence de dimension juridique et d’institutions durables comme le simple reflet d’une société qui attend la parousia et la fin des temps. Autrement dit, l’organisation charismatique ne serait pas une nécessité conjoncturelle mais plutôt l’essence constitutive de l’Ekklèsia et jouirait ainsi d’une supériorité théologique permanente34, au-delà d’une histoire qui, à partir du IIe siècle, voit la nouvelle religion se doter d’organes, de hiérarchies et de fonctions de gouvernement. L’esprit originel du christianisme serait en réalité réfractaire au monde du droit (« ist der rechtlichen Organisation unfähig »), son unique loi est celle de l’amour35. Le principe de l’indisponibilité de Dieu (Unverfürgbarkeit des Gottes), qui est au cœur de la Réforme, est réaffirmé contre toute tentative d’appropriation de la part des hommes et du droit à leur service36. En décrivant l’irruption du christianisme avec un trait identitaire radicalement anti-juridique, Sohm reste fidèle à l’accomplissement et au dépassement de la loi que Paul avait gravé dans un célèbre passage de la lettre aux Romains (13,8) : « Ne devez rien à personne, si ce n’est de vous aimer les uns les autres ; car celui qui aime les autres a accompli la loi »37.

Saint Paul sauvé de la multitude, gravure de Gustave Doré, 1832

Saint Paul sauvé de la multitude, gravure de Gustave Doré, 1832.

Ceci est certainement le noyau conceptuel de l’opération exégétique de Sohm qui façonne le modèle charismatique conçu par Weber : le charisme comme alternative aux procédures juridiques, l’organisation pneumatique gouvernée par une économie qui exprime une normativité insondable par les catégories du droit. Mais tandis que chez Sohm l’écart entre les deux modèles est net et laisse peu de place à leur hybridation théorique – l’hybridation historique, au contraire, est un fait que seul le climat idéologique du Kulturkampf pourrait ignorer et que, de toute manière, cela est admis, l’historien du droit Sohm n’ignore pas – chez Weber, l’opposition entre office et charisme s’avère beaucoup moins réduite, d’après ce que professait du reste Harnack dans le champ théologique38. Si l’on considère Politik als Beruf, la fameuse conférence tenue le 28 janvier 1919 devant les étudiants bavarois rescapés de la Première Guerre mondiale et encore secoués par l’insurrection spartakiste conclue quelques jours plus tôt seulement, il émerge avec netteté une instabilité dans le raisonnement qui exalte d’un côté les qualités personnelles sur lesquelles repose le charisme, mais atténue de l’autre la caractérisation psychologique du chef politique pour en reconnaître au moins la complicité fonctionnelle avec la structure de service (Art der Hilfsmittel), c’est-à-dire avec la bureaucratie, l’appareil administratif, les fonctionnaires de parti. Mais pour quelle cause ces derniers seraient-ils « fonctionnels » ? Pas pour celle du parti et encore moins pour celle des parlementaires, mais plutôt pour celle du chef et de son impact démagogique. En d’autres termes, il existe une solidarité intime entre élément charismatique et élément bureaucratique, entre charisme et office, entre machine et homo novus, entre organisation et chef sans tradition, une alliance telle qu’elle finit inévitablement par affaiblir la figure classique du notable et la position de rente sociale qu’il utilise comme pouvoir d’influence. Ce n’est pas un hasard si Weber redoute que cette fructueuse collaboration entre machine et chef, également vécue par lui comme une essence idéale-typique bien enracinée dans la réalité, puisse se défaire dans une conjoncture historique comme celle de la République de Weimar naissante. Ici, le scénario laisse entrevoir deux issues extrêmes : soit une politique conduite par des chefs plébiscitaires suivis aveuglément par des adeptes sans âme (Entseelung), soit une démocratie sans chefs, c’est-à-dire la domination de professionnels de la politique sans vocation (Berufspolitiker ohne Beruf), autrement dit dépourvus des qualités charismatiques intérieures qui distinguent un guide politique39.

Dans Économie et Société, ce rapport controversé entre charisme et office émerge de manière conceptuellement plus nette. Pas uniquement à propos de l’ambiguïté typique du déjà mentionné Amtcharisma, dans lequel l’essence charismatique transite du sujet aux procédures selon ce qui apparaît à Weber autant comme une adaptation technique (p. ex. les procédures de consécration d’un roi ou d’ordination d’un religieux acquièrent elles-mêmes une aura de magie) que comme une inexorable loi historique avec l’avènement des masses sur la scène politique et sociale : « Le charisme est la manifestation initiale typique des pouvoirs religieux (prophétiques) ou politiques (conquérants) ; il cède toutefois la place aux pouvoirs ordinaires dès qu'il s’est assuré le pouvoir et, surtout, dès qu’il a pris un caractère de masse »40. En vertu d’une dégradation interne, le pouvoir du charisme change de nature, devient habituel (alltäglich) et conflue par conséquent avec les deux autres formes alternatives de domination, la forme traditionnelle ou la forme rationnelle. À la lumière de ce schéma, soit dit en incise, nous pouvons mieux comprendre comment les systèmes électoraux des démocraties contemporaines peuvent favoriser une organisation des pouvoirs constitutionnels qui consacre l’hégémonie de l’exécutif autour d’un premier ministre fort et l’affaiblissement du rôle parlementaire. Ici, le charisme du premier ministre se renforce dans les procédures et dispose d’une relative autonomie pour déployer ses prérogatives authentiques. Il va de soi que ce rajeunissement du pouvoir charismatique originel, dans les formes qui apparemment en décréteraient le dessèchement, est au centre du pli « populiste » – au sens exclusivement péjoratif que ce terme acquiert en Europe, différent du pli sud-américain plus complexe – qui s’imprime à la politique en Occident.

En se faisant expérience quotidienne, le charisme est aussi marqué par le nouveau rôle joué par la reconnaissance (Anerkennung) de la part des disciples. Dans sa forme pure, quand le charisme se réalise dans le pouvoir magnétique de celui qui est en mesure de susciter des attentes messianiques et ouvre des scénarios nouveaux à l’histoire, le consensus autour du leader n’est pas un facteur constitutif de la domination charismatique mais la juste confirmation de la validité des preuves extraordinaires offertes par la personne41. La reconnaissance fonctionne ici comme prise d’acte de la mission surnaturelle dont cette dernière serait investie, la constatation que « ceux qui s’en remettent en lui avec foi vont bien »42. Ce serait par conséquent une conséquence du fondement charismatique qui, en tant que tel, appartient intrinsèquement à l’individu43. Dans un second temps seulement, la reconnaissance devient au contraire un critère de légitimation, c’est-à-dire un présupposé fondateur, quand le charisme est à présent assimilé aux formes rationnelles d’institution de l’autorité, comme dans le cas des élections. Ici la reconnaissance du charisme à travers le consensus détermine son entrée dans le jeu de la démocratie représentative, avec refoulement total de l’exceptionnalité du leader au bénéfice d’un groupe d’élus, serviteurs du peuple plus que détenteurs d’un pouvoir44.

On comprend alors à quel point Weber est un héritier direct du débat protestant sur l’essence pré-institutionnelle du charisme, dont il réussit à valoriser une aura primordiale, non contaminée par la médiation du droit formel. Pour parvenir à ce résultat, la confrontation aux sources bibliques est cruciale. Si l’on omet ce passage, il est difficile de saisir la particularité normative de l’agir charismatique et, surtout, l’opération pratique, non seulement conceptuelle, qui découle de l’exégèse des passages de l’Ancien et du Nouveau Testament. Partons pour commencer de la fonction remplie par les prophètes dans l’histoire juive. On se souviendra que dans ses études consacrées au judaïsme antique, Weber relève un incroyable paradoxe, unique dans l’histoire, car c’est justement en raison du fait que les malheurs arrivés au peuple hébreu furent l’objet de présages avérés par la suite que la foi du peuple se consolida et en permit la survie45. La force charismatique du prophète réside alors dans la capacité à créer l’attente permanente d’un événement funeste qui, une fois survenu, confirme l’habileté de ce personnage à interpréter l’action de Dieu et à consolider de façon récurrente l’attente eschatologique scellée par le pacte conclu par eux avec le peuple d’Israël. La parole prophétique serait par conséquent douée d’un charisme spécial qui, au cours de l’évolution du christianisme, devait toutefois s’estomper pour devenir source de soupçon aux yeux de l’Église, régie par le droit romain-canonique et subordonnée à la volonté supérieure du souverain pontife. Il est également opportun, en outre, de se souvenir qu’à l’époque moderne, la critique radicale de la figure prophétique provient justement du milieu hébraïque et en particulier de Spinoza, pour qui la vérité de la révélation divine réside exclusivement dans l’imagination du prophète qui saisit certains signes. Signes qui varient cependant selon la psychologie de chaque prophète (« la révélation même différait… dans chaque Prophète suivant la disposition de son tempérament corporel, de son imagination et en rapport avec les opinions qu’il avait embrassées auparavant »46). Le manque de certitude rationnelle de la prophétie, associé à l’humanisation totale du personnage prophétique, mine, dans la lecture qu’en propose Spinoza, ce que Weber reconnaîtra au contraire comme en être l’influence charismatique. Au-delà du jugement sur le fondement de la vérité énoncée par les prophètes, ce qui nous intéresse est qu’à ce niveau, l’analyse de Weber se déplace encore dans les sillons de l’histoire et de la sociologie comparée des religions, tant il est vrai que même en dehors de la tradition judéo-chrétienne, il est possible de trouver des figures charismatiques47. Si à l’inverse nous recherchons la fondation conceptuelle du charisme, l’influence du modèle théologique passe, de façon indirecte, par la réception de la lecture paulinienne proposée par Sohm et, indirectement, par l’emploi d’une expression évangélique bien connue.

Partons du rapport avec Paul. Si nous revenons aux passages déjà évoqués de la première épître aux Corinthiens ainsi qu’à l’épître aux Romains, on reste surpris par un élément qui n’avait pas échappé à Sohm, mais qui curieusement est ignoré par Weber. Selon Paul, non seulement les dons de la grâce sont loin d’être le privilège d’une seule figure, mais plus que des prérequis personnels exceptionnels, ils existent sous forme de rôles répartis à l’intérieur de la communauté chrétienne.

Reprenons 1 Cor, 12, 4-11 :

Il y a diversité de dons, mais le même Esprit ; diversité de ministères, mais le même Seigneur ; diversité d’opérations, mais le même Dieu qui opère tout en tous. Or, à chacun la manifestation de l’Esprit est donnée pour l’utilité commune. En effet, à l’un est donnée par l’Esprit une parole de sagesse ; à un autre, une parole de connaissance, selon le même Esprit ; à un autre, la foi, par le même Esprit ; à un autre, le don des guérisons, par le même Esprit ; à un autre, le don d’opérer des miracles ; à un autre, la prophétie ; à un autre, le discernement des esprits ; à un autre, la diversité des langues ; à un autre, l’interprétation des langues. Un seul et même Esprit opère toutes ces choses, les distribuant à chacun en particulier comme il veut. 

Et Rm, 12, 6-8 :

Puisque nous avons des dons différents, selon la grâce qui nous a été accordée, que celui qui a le don de prophétie l’exerce selon l’analogie de la foi ; que celui qui est appelé au ministère s’attache à son ministère ; que celui qui enseigne s’attache à son enseignement, et celui qui exhorte à l’exhortation.

Bien que provenant d’une source parfaitement insondable, les charismes sont des entités mondaines qui respectent une logique de la division du travail communautaire48. Cet aspect émerge aussi d’une texte d’inspiration paulinienne comme la première lettre de Pierre (4,10), où chacun doit mettre le don de la grâce (χάρισμα) au service des autres qui sont des bons administrateurs de la grâce multiforme de Dieu. Si le vecteur qui les propage parmi les adeptes leur imprime un caractère de gratuité non prévisible, il n’en demeure pas moins qu’ils agissent concrètement pour organiser au mieux le fonctionnement de la vie collective des chrétiens. La châris, le don de la grâce, la charité et donc l’amour sont humainement impénétrables et ingouvernables quant à leur origine et à leur événement, mais ils peuvent être déchiffrés et gérés dans leur aptitude pratico-institutionnelle. Depuis leur conception première, donc, les charismes sont des prérogatives de la praxis qui peuvent circuler et se personnaliser concrètement dans tel ou tel sujet, mais ce n’est pas la personne qui les détient à priori comme son privilège créatif. Cette aptitude de la fonction charismatique à se distribuer, plutôt qu’à se concentrer, précède l’attribution effective à tel ou tel sujet : dans la vision de Paul, il est important de fixer avant toute chose la nécessité pratique à laquelle répond le charisme et par la suite seulement, d’identifier qui pourra l’incarner pour la développer au mieux. Les sujets sont par conséquent une variable d’opérations auxquelles on reconnaît au contraire un rôle programmatique.

Tout ceci émerge avec une évidence éclatante même dans un texte deutéro-paulinien comme la première épître à Timothée, probablement composé vers la fin du Ier siècle, une quarantaine d’années après les épîtres authentiques qui illustrent le terme. Le destin de l’office apparaît sans équivoque intimement entremêlé à celui du charisme quand Paul exhorte son lieutenant à Éphèse à remplir son rôle de maître de doctrine, de gardien et de propagateur de la foi en Jésus : « Ne néglige pas le don spirituel qui est en toi, qui t’a été donné par prophétie avec imposition des mains du presbyterium » (I Tm 4, 14). Au-delà de la co-implication originelle entre charisme authentique et Amtcharisma que ces textes fondateurs nous mettent sous les yeux – l’imposition des mains transmet un don qui a déjà été institué par une autre capacité de gouvernement, la capacité prophétique – on comprend donc que, comme l’observe l’un des plus fins exégètes de ces textes, « la ‘vertu’ du ministre n’est pas tant la mise en œuvre de ses ressources personnelles que l’exploitation des virtualités du don de Dieu »49. Ce n’est pas une distorsion structuraliste que de voir dans les charismes des fonctions organisationnelles latentes qui peuvent être accomplies afin que la vérité religieuse réussisse à se socialiser dans la vie humaine. Les « virtualités » abstraites de la praxis préexistent à la « vertu » individuelle qui de temps à autre se charge de les mettre en œuvre grâce aux différents offices. En ce sens, contrairement à la vision qui s’est imposée depuis le début du XXe siècle et qui règne encore aujourd’hui de façon incontestée, nous pouvons dire que le charisme est dépourvu de sujet mais qu’il foisonne de types. En d’autres termes, il est potentialité pure. Il y a un plan, une économie divine derrière les charismes et, dira-t-on, il ne pourrait en être autrement étant donné son extraction théologique. Toutefois, ici, les termes plan ou économie indiquent non seulement un dessein providentiel (la personne attendue depuis toujours, l’homme du destin, pour évoquer les définitions les plus indulgentes du leader charismatique du XXe siècle), mais également, et peut-être de façon plus significative, une machine administrative50. Si dans la théologie judéo-chrétienne les anges représentent la société invisible entre ciel et terre régie par le principe ministériel, en particulier parce qu’ils permettent aux hommes de participer à la splendeur divine (« les essences qui, d’abord et de multiples manières, participent au divin et sont, d’abord et de multiples manières, révélatrices du secret théarchique et c’est pourquoi, de préférence à toutes les autres, on les a jugées dignes d’être appelées Anges, car c’est à elles d’abord que vient l’illumination théarchique et par elles que sont transmises jusqu’à nous les révélations qui nous dépassent »51), les charismes ne sont pas autre chose que des facultés différenciées, réparties socialement, qui gèrent le rapport humain avec le message du Christ. L’invention des charismes répond alors à une exigence ouvertement organisationnelle, et ce n’est pas un hasard si la figure du prophète apparaît à côté de celle du guérisseur, à côté de celle du maître, à côté de celle de celui qui pratique et interprète la glossolalie et, bien sûr, à côté de celle du serviteur ministériel (diakonia). Et comme l’observait du reste Jean Chrysostome dans ses homélies sur l’évangile de Matthieu (ca 390), les prophètes de l’Ancien Testament eux-mêmes « parlaient en serviteurs, et comme de la part de leur Maître ». Ils annonçaient sa parole comme des figures prenant part à un service, rôle qui dans le christianisme serait devenu parfaitement clair puisque c’est le Fils qui annonce « les paroles du Père », qui d’ailleurs sont aussi les siennes52.

Dans le gouvernement d’une communauté, certains rôles apparaissent plus importants que d’autres, de la même façon qu’il y a une hiérarchie angélique, mais l’important est qu’à la lumière des textes fondateurs, le charisme n’est pas un don exclusif, mais plutôt une prérogative partagée de nature administrative au sens large. Dans un tel contexte le rôle de la parole prophétique est complémentaire de l’œuvre du missionnaire et du maître pour rester au niveau pneumatique supérieur, mais également inséparable d’autres compétences ministérielles comme le parler en langues et l’interprétation des langues, le fait de savoir guérir. C’est particulièrement clair dans les communautés pauliniennes dont la première épître aux Corinthiens illustre l’ample organigramme de travail53. Mais cela résulte également sans équivoque quand on considère le charisme de Paul lui-même qui, comme il a été observé, est celui d’un « sober institutionalizer who implemented a sacred tradition by means of human social structures »54. Voici pourquoi le fait de parler de « bureaucratie charismatique » ne doit pas sonner antiphrastique. C’est un syntagme qui, s’il décrit plutôt avec un certain degré de réalisme l’affinité congénitale entre le charisme et l’office sur une base commune, esquisse cependant pour tous les deux un scénario pluriel et donc social. Le charisme naît ontologiquement avec la société, non point tant parce que cette dernière en est le champ d’application et le thermomètre de son efficacité, que parce que, depuis le début, il est inséparable des autres charismes avec lesquels il entretient une relation pragmatique comme membres du seul corps mystique du Christ, à savoir de l’Église55. Voici pourquoi il serait plus approprié de parler de paysage plutôt que de personnage charismatique.

Saint Paul prêchant à Athènes, Raphael, Victoria and Albert Museum, Londres

Saint Paul prêchant à Athènes, Raphaël.

Cette matrice opérationnelle confère à la notion une physionomie résolument plus normale et plus normée que celle qui lui est reconnue par Weber, lequel parvient au contraire, dans un second temps, à la solution de compromis de l’Amtcharisma, mais comme épilogue appauvri d’une essence authentique comptée pour toujours au nombre des phénomènes élitaires. La manipulation opérée par Weber est cependant plus profonde et permet de saisir dans le charisme un ingrédient essentiel des démocraties plébiscitaires et, plus généralement, des modes de gouvernement des groupes et des masses au XXe siècle. Un écart radical se produit en effet par rapport à Sohm qui se servait du charisme pour indiquer la vraie essence du christianisme comme pure expérience pré-institutionnelle, régie par la loi de l’amour et de la gratuité de l’échange de dons pneumatiques. Le scénario se retourne complètement chez Weber, et de ce retournement a toujours conditionné notre mode de représentation du sujet : le charisme désarmé de Sohm se transforme en un archétype de domination. La négation du pouvoir, des relations hiérarchiques et de l’obéissance se retourne en son contraire, à savoir dans l’affirmation de la suprématie, des situations asymétriques, de la sujétion. De symbole de liberté tel que l’entend la lecture juridico-luthérienne de Sohm, le charisme wébérien finit par désigner un système qui produit inégalité et hétéronomie56. Le personnage charismatique n’a rien d’exemplaire, parce que son but n’est pas de s’ériger en modèle pour la conduite d’autrui. Au contraire, il entend réaffirmer le hiatus entre lui, donataire d’un « habitus infus » de la part d’une cause supérieure comme le dit Thomas57, et les autres appelés seulement à obéir, voire à suivre, certainement pas à émuler les comportements du guide qui restent par définition rares et exceptionnels. Spinoza l’avait très bien compris à propos du prophète, à savoir de l’interprète des décrets à lui révélés par Dieu :

« … Si les hommes qui écoutent les prophètes devenaient prophètes, comme deviennent philosophes ceux qui écoutent des philosophes, le prophète ne serait pas un interprète des décrets divins, puisque ses auditeurs ne s’appuieraient plus sur le témoignage et l’autorité du prophète lui-même, mais eux aussi sur une révélation et un témoignage interne »58.

L’exemple s’annule et n’a plus de raison d’être au moment où les individus en masse devraient réaliser le contenu idéal et pratique dont l’exemple est le contenant. La tension du charisme n’est par conséquent pas édifiante, mais elle se limite à susciter une conviction émotive diffuse qui prédispose naturellement à accepter et à apprécier la volonté d’un individu59. En ce sens, le personnage charismatique entretient un rapport de type propriétaire avec ceux qui le suivent, que ce soit un groupe composé du cercle des dévots, que ce soit à l’inverse une foule plus indéfinie. Non pas vrai guide pour des disciples, non pas également maître pour des élèves qui, comme l’écrivait Sénèque à Lucillus, considèrent qui ante nos ista moverunt, non domini nostri, sed duces (Epître 33)60, le chef charismatique n’envisage pas l’éventualité que celui qui le suit aujourd’hui pourrait un jour le dépasser, et pour cela reste fortement ancré à une conception patronale de son rôle : devant soi il y a un objet qui doit rester tel, et même si à cet objet, qui est une masse, a été improprement attribuée une âme collective61, sa qualité d’être manipulable perdure. Si une telle condition de l’objet-masse disparaît, le sujet-chef perd aussi sa raison d’être. Mais il s’agit aussi d’une question philosophique ancienne au sujet de laquelle la Phénoménologie de l’esprit de Hegel a déjà beaucoup parlé.

C’est écrit, je vous le dis

Considérons maintenant un autre passage dans la construction de Weber, lui aussi plutôt paradoxal à la lumière de l’anti-juridisme qui caractériserait le sens authentique du charisme. Il existe un indicateur infaillible pour mesurer, en définitive, le degré d’authenticité du charisme et il réside justement dans le rapport aux règles juridiques. En général, le thème du charisme se déploie sur une aire disciplinaire représentable par l’intersection de trois cercles concentriques qui sont l’histoire, la psychologie et la sociologie62. C’est seulement au regard du droit toutefois que le charisme précise au mieux son identité conceptuelle au point de révéler une sorte de complicité rivale qui s’instaure entre les deux dimensions normatives, comme si leur séparation ne pouvait advenir si ce n’est sous la forme d’une inclusion excluante. Après avoir expliqué que le pouvoir charismatique ne suppose dans son exercice ni des principes juridiques ni des formes de production du droit selon des procédés objectifs et rationnels, ou encore guidés par des précédents de décisions judiciaires, Weber contracte la temporalité normative du charisme dans les « Rechtsschöpfungen von Fall zu Fall », dans l’actualité de créations juridiques que le leader adopte au cas par cas et à un rythme dicté par les situations. Ces créations sont directement légitimées par les preuves grâce auxquelles la personne charismatique démontre son pouvoir extraordinaire. Se nourrissant de tels résultats, pour continuer à être suivi, le sujet charismatique est nécessairement contraint de susciter ces situations « prodigieuses » qui l’habilitent à donner des ordres, c’est-à-dire à s’affirmer comme pouvoir normatif. Pouvoir normatif dont Weber condense l’essence dans la célèbre affirmation du Christ « c’est écrit, je vous le dis » (Mathieu 5, 21-22), « Es stehet geschrieben, ich aber sage euch »63. Et venons-en ici à l’autre articulation cruciale : comment interpréter le sens du passage du Nouveau Testament non seulement dans son lieu d’origine (vaste programme…), mais encore dans l’emploi instrumentaire à la compréhension du charisme ?

Signalons tout d’abord, même s’il n’importe pas ici de l’approfondir, la décision singulière de Weber de traduire le verset évangélique du Sermon sur la montagne Ἠκοὺσατε ὄτι ἐρρὲθη τοῖς ἀρχαὶοις (Audistis quia dictum est antiquis) qui signifie littéralement « Vous avez appris qu’il a été dit aux anciens » (en allemand « Ihr habt gehört, dass zu den Alten gesagt worden ist »), par l’expression « es stehet geschrieben… », « c’est écrit ». Il est probable que Weber, pour des raisons d’intensité rhétorique, ait voulu opposer plus nettement le passé au présent, la vérité mosaïque à la vérité du Christ, l’une rendue inerte dans l’écriture, l’autre incarnée et vive dans la parole orale. La splendeur et l’autonomie des positions charismatiques se détachent mieux si l’on fait ressortir au préalable le support dans lequel on annonce la vérité, la parole proférée par rapport à la parole « excarnée » dans un texte64. À la lumière de cette prémisse, le moment charismatique se révèle peu après quand Jésus se limite à soutenir que, par rapport à ce qui est déjà connu, « … ἐγὼ δὲ λέγω ύμιν », (Ego autem dico vobis, … « Eh bien ! moi, je vous dis »), « …ich sage aber euch ». Le tour de phrase elliptique du Sermon sur la montagne est explicité par Weber qui le renvoie à la source mosaïque : l’audition se fait lettre, ce que le peuple a entendu, la justice des Scribes et des Pharisiens, provient en réalité d’une source écrite. L’autorité charismatique émerge par conséquent de la confrontation avec la loi, c’est-à-dire l’écriture, le vrai terme a quo, mais aussi ad quem, dont le charisme a besoin pour affirmer sa propre distinction et par conséquent, la nature de sa domination.

C’est la « Gesetzlichkeit überhaupt », comme le disait Campenhausen65, la normativité en général parce qu’hétéronome à la sphère de la personne, qui fait ici office d’opposition au modèle charismatique qui est l’extrême limite opposé de la loi. Et justement comme limite antipodale, mais non externe ou étrangère au phénomène de la loi, le charisme – qui se fonde sur la châris c’est à dire la grâce, la charité et donc l’amour exalté dans le Sermon « wébérien » sur la montagne – peut prétendre à réaliser l’accomplissement maximal de la loi, en s’élevant jusqu’à la clé de voûte résolutoire de quelque interdiction qu’elle puisse édicter, de la même façon que l’amour qui inspire le passage évangélique et, encore avant cela, la théologie dogmatique de Paul66. De ce point de vue, il ne peut pas être indifférent que Weber ait extrait de ce fragment de l’évangile de Matthieu l’argument icastique pour synthétiser l’essence du charisme, qui trouve justement sa raison d’être dans le point de friction entre loi et amour. Comme le comprendra bien Karl Barth quelques années plus tard dans son fameux commentaire « existentialiste » à l’épître aux Romains, l’inaction à laquelle condamnent les interdits de la loi (Es 20, 13-17 ; Deut 5,17) « culmine » dans l’acte positif de l’amour67 qui se répand sans rien refuser, même pas ces interdictions donc, mais seulement comme énergie affirmative qui incorpore et accomplit à un niveau supérieur la loi. C’est le sens de « je vous le dis » par rapport à « c’est écrit ».

Au fond la position charismatique rejette elle aussi la négation comme matrice de l’action positive. À sa façon, le sujet investi par le charisme ne répudie pas la loi positive, mais la parachève à travers différents passages. D’abord il comble une lacune et y ajoute le dernier trait manquant, car Moïse sans Jésus est une vérité nécessaire mais insuffisante et doit être intégrée selon une connexion verticale et simultanée du temps : le premier annonce ce que le deuxième perfectionne. Comme le rappelle Eric Auerbach à propos du sacrifice d’Isac qui anticipe celui du Christ, nous avons affaire à un processus qui consiste dans un figuram implere, à savoir dans la mise en œuvre postérieure de ce qui avait été préfiguré auparavant68. Le parachèvement de la loi peut en outre se manifester par le déploiement entier de ses contenus, tout comme un énoncé légal général doit se traduire en applications circonstanciées aux situations différentes. Par rapport à l’amour qui accomplit la loi suivant ces deux modalités bien identifiées par Augustin dans son commentaire du Sermon sur la montagne (ca 393/394)69, le charisme semble plutôt la réaliser en en déplaçant le barycentre sur une présence corporelle qui concentre et totalise le message normatif, sans formellement léser aucun contenu de la loi, mais en en décrétant dans les faits l’insignifiance. Plus qu’expliciter au moyen de l’action positive le sens des devoirs négatifs du décalogue de la même façon que le fait l’amour, le charisme semble satisfaire uniquement à la première exigence, celle de la non-hostilité aux regards de l’interdit légal. Mais il ne franchit pas le seuil de la seconde, qui outre le respect du devoir négatif requiert la mise en œuvre positive du commandement de ne pas faire contenu dans la loi mosaïque, car sur l’échelle de la perfection, le « minimum » du non-faire doit rejoindre le « maximum » qui est le faire70. Il y a là un écart dont il convient de mesurer la portée. Si l’amour de l’épître aux Romains inclut la loi sans l’abolir, et si les évangiles de Matthieu (5,18) et de Luc (16,17) soutiennent que la loi ne s’abroge pas mais s’accomplit dans son sens suprême avec Jésus, le charisme que Weber extrait du Sermon sur la montagne entretient avec le précepte légal un rapport ambivalent, que l’on pourrait définir de docte ignorance, proche de l’indifférence calculée. Point de référence valide mais imparfait, la loi s’accomplit non pas parce qu’en est spécifié le contenu, mais parce qu’elle est enveloppée dans une plus haute unité de sens.

Accomplir la loi ne signifie pas l’appliquer dans les cas particuliers, selon le procédé herméneutique classique. L’homme charismatique n’est pas l’homme des exégèses qui creuse dans la lettre de l’écriture pour en valoriser de temps à autre l’esprit, en en neutralisant de fait la force objective et coactive. En d’autres termes, dans l’énoncé « Eh bien ! moi je vous dis » ne se cache pas un avertissement au sujet de l’interprétation correcte de ce qui est écrit, ni a fortiori un prolongement de l’approche rabbinique qui accentue la dimension casuistique de la loi. Sans être totalement autre que la loi – il ne s’exprime pas d’hostilité à l’égard de l’interdit mosaïque – et sans même en révéler le sens le plus caché comme pourrait le faire un juge ou n’importe quel interprète face à l’énoncé légal, dans son aspiration à une unité distincte de sens, la parole charismatique finit par congédier implicitement la présence des normes de droit. Entre rejet de la négation délibérée des lois d’un côté et insensibilité à leur réalisation totale de l’autre, le pouvoir charismatique se découpe une marge de manœuvre par rapport au précepte légal qui lui assure le rôle de rival camouflé. Son théâtre logique et opérationnel est celui d’une normativité comparée dans laquelle la concurrence entre ordres est toujours engagée mais attentivement dissimulée, comme si l’intangibilité de la loi restait compatible avec la studieuse indifférence à son égard. Il y a une sorte de « je ne sais quoi » dans le charisme authentique qui le rend incommunicable et cela se manifeste dans sa capacité à s’imposer comme protagoniste d’une normativité parallèle à la loi, qui n’est pas défiée en tant qu’alternative historique et culturelle, mais qui est projetée, avec un saut qualitatif, sur un autre niveau de validité qui ensuite, dans les faits, se révèle exclusif et décisif. Laissant les normes formellement en vigueur continuer de l’être et se plaçant comme nouveau cœur de l’action régulatrice, la figure charismatique ne se réalise pas dans le révolutionnaire professionnel, qui instaure un rapport frontal aux lois et aux institutions de son temps afin de les neutraliser. À bien y regarder, le charisme ne cultive pas la rébellion contre l’ordre établi, mais il introduit de façon plus habile un déplacement implicite de la source normative, ce qui a pour sens de vider l’institution en en conservant l’enveloppe, d’en respecter l’intangibilité en la condamnant toutefois à l’insignifiance. Pour Weber, à l’inverse, demeure intacte, dans le modèle charismatique, la force de frappe envers tout ce qui le précède et l’entoure, comme si, dans cet « aber » se cachait davantage l’abolition que le développement ultime de l’ordre déposé dans un texte :

« ... le charisme adopte une attitude révolutionnaire de renversement de toutes les valeurs et de rupture souveraine avec toute norme traditionnelle ou rationnelle »71.

En réalité, ni les sources théologiques, comme nous l’avons vu, ni maintes expériences passées et récentes ne nous disent que le charisme annule la loi. Sans compter les leaderships charismatiques que connaissent les systèmes politiques démocratiques – de Gladstone célébré dans Politik als Beruf à De Gaulle et à la constitution taillée sur mesure pour son rôle de commandement, jusqu’à des figures plus contemporaines qui ne cessent de se reproduire dans différents États européens – pour en rester au cas le plus emblématique de charisme dictatorial, il est bien connu que l’avènement d’Hitler s’est déroulé dans le respect de la légalité, et que la constitution de Weimar n’a jamais été formellement abrogée. De même, le fascisme italien ne porta pas formellement atteinte au statut albertin de 1848, puisque l’action de Mussolini privilégiait la sphère du factuel à la sphère normative72. Ceci ne signifie évidemment pas avaliser « la légende nazie de la révolution légale » comme le dit Ernst Fraenkel, mais signifie seulement distinguer le champ d’action du chef charismatique, fondamentalement insensible aux formes juridiques, du reste des conduites qui en ont favorisé la consolidation politique73. Si le pouvoir charismatique déclarait sa propre incompatibilité avec l’ordre légal, les choses seraient plus simples : la solution au problème structurel du gouvernement d’un agrégat social, du plus petit au plus large, aurait trouvé un cadre pertinent, à la manière des différentes modalités d’insubordination ou de contre-conduite qui défient les systèmes juridiques, moraux, religieux et politiques en vigueur dans une société donnée74. En exploitant à l’inverse l’ambivalence d’un rapport interne et externe à la loi, mais non pour autant réfractaire à l’attaque, même de façon violente, des institutions – qu’il suffise de penser aux invectives contre la magistrature et au mépris pour le Parlement d’un leader politique comme Berlusconi75 – l’attitude charismatique revendique une présence endémique à la société qui, de son côté, se découvre incapable de pouvoir s’en passer. En ceci le charisme révèle la mauvaise conscience du projet démocratique et le scandale inavouable d’une présence obstinément récurrente76.

Gratia gratis data

L’ambivalence constitutive que le phénomène charismatique entretient avec la loi est le point d’ancrage de cette brève descente dans l’iceberg théologique à bord du sous-marin wébérien. Et pourtant il est difficile d’échapper au soupçon que, dans ce dialogue à distance entre sources bibliques et pensée juridico-théologique protestante au tournant du XIXe siècle, se soit perdu de vue un phare très instructif. Je me réfère à la contribution de Thomas d’Aquin, qui, pour comprendre cette ambivalence nous restitue les indices les plus précieux, également parce qu’ils éclairent l’articulation harmonique entre principes théologiques et réalité opérative. En lisant Weber au contre-jour thomiste, le phénomène du charisme s’ouvre dans toute sa fascination théorique, la seule à se retrouver intacte une fois que la fascination pratique apparaît notablement ramenée à sa juste valeur par l’étroite parenté entre charisme et fonction bureaucratique diffuse.

Pour comprendre le charisme, il faut revenir à sa matrice, à savoir à la notion de grâce (châris) que la Summa Theologiae (1a-2ae, Q. 111, a 1) sépare en deux catégories :

L’une unira l’homme à Dieu : c’est la grâce qui le lui rend agréable. L’autre permettra à un homme de coopérer au retour vers Dieu d’un autre homme : c’est la grâce gratuitement donnée. On l’appelle ainsi parce qu’elle dépasse les possibilités de la nature et qu’elle est accordée en dehors de tout mérite personnel. Et, puisqu’elle est donnée à un homme, non pour sa propre justification, mais pour sa coopération à la justification d’un autre, on ne lui donne pas le nom de grâce rendant agréable à Dieu. C’est de cette grâce que parle l’Apôtre quand il écrit (1 Co 12, 7) : « À chacun est donnée la manifestation de l’Esprit pour l’utilité commune ».

En se fondant sur cette prémisse théologique fondamentale, dans son commentaire de l’épître aux Romains, Thomas observe que les charismes dont parle Paul se réfèrent au second genre de grâce, la grâce gratis data, qui peut même se poser sur l’individu le plus abject et le moins digne de figurer en présence de Dieu :

« Lorsqu’il ajoute : Car je dis, en vertu de la grâce, etc., <l’Apôtre> enseigne comment l’homme doit user des dons de Dieu. Et : il expose d’abord son enseignement quant aux dons qui ne sont pas communs à tous, comme les sont les grâces gratuitement données »77.

Ceci serait justement le signe de l’absolue impondérabilité du dessein de l’Esprit-Saint et donc, de la gratuité de la grâce divine : tout en étant totalement dépourvue de sainteté, la personne qui en est bénéficiaire est en mesure de coopérer au salut d’autrui. Au fond, c’est une scission analogue, mais cette fois sur le plan de la connaissance et non de l’éthique, qui caractérise le charisme prophétique, fils de l’imagination et non de la sagesse intellectuelle, de sorte que, comme le rappelle Spinoza, même des figures frustes et dépourvues de toute instruction rudimentaire furent touchées dans la Bible par un don similaire78. De là, se différencient deux modèles de normativité suivant l’instrument, le fondement et la temporalité : d’un côté la série loi-intellect-continuité sur laquelle se structure l’ordre du droit formel, de l’autre la série prophétie-imagination-discontinuité qui alimente les « Rechtsschöpfungen » produites de temps à autre par l’action charismatique.

Voici alors affleurer la ressource la plus tenace du pouvoir charismatique, celle qui l’élève à un invariant structurel de toute fonction de gouvernement, au-delà des avatars intermittents qui, si l’on considère uniquement le champ politique, le font tantôt invoquer, tantôt exécrer selon les lieux et les époques. Aucun mérite apparent, aux yeux de Dieu comme à ceux profanes de l’opinion publique, ne fait du personnage charismatique un personnage capable de séduire les foules et d’avoir des disciples. Ce n’est pas nécessairement la qualité éthique du sujet qui le fait percevoir comme fiable, comme l’avait déjà relevé Weber :

« Conceptuellement il est tout à fait indifférent de savoir comment la qualité extraordinaire du personnage charismatique devrait être jugée correctement sur le plan “objectif”, d’un point de vue éthique, esthétique ou autre ; ce qui importe seulement, c’est de savoir comment la considèrent effectivement ceux qui sont dominés charismatiquement, les adeptes [Anhänger] »79.

Le charisme est en mesure de créer de l’obéissance même si son détenteur ne correspond pas au modèle divin. Du point de vue du public, la raison invisible pour laquelle même le moins dévoué à Dieu est capable de sauver la communauté s’explique évidemment uniquement par un acte de foi au sens religieux, ou de confiance au sens laïque, indépendamment de la modalité plus ou moins suggestive qui pilote ce processus. Le problème pratique se déplace plutôt vers les capacités réelles du personnage à réaliser la mission pour laquelle il dit se sentir appelé. Sans résultats continus et probants, comme le rappelle Weber, le charisme s’évanouit.

Mais du point de vue théorique et théologique, l’exégèse de Thomas est décisive pour saisir la vérité et la force authentiques du charisme : en séparant la praxis du sujet charismatique, on reconnaît à la première une autonomie telle que l’utilité commune est un objectif atteignable, même dans le divorce entre leader et loi de Dieu. L’indignité divine du sujet ne se reflète pas sur son action, de la même façon que le sacrement administré par un prêtre hérétique ne perd pas sa validité et son efficacité parce qu’il est seulement l’instrument ministériel d’un agent infaillible qui est le Christ. Le problème du charisme se lie intimement ici à la doctrine théologique qui met l’accent sur l’opus operatum plutôt que sur l’opus operantis80 : en se fondant sur la scission structurelle entre sujet et œuvre, à la lumière d’une telle doctrine, une éventuelle mauvaise volonté du premier n’invalide pas l’acte commis81. De façon analogue, le charisme ne se mesure pas à la pureté du personnage, à ce qu’il ressent, à son intention, à sa volonté, mais au résultat pratique que sa fonction charismatique, c’est-à-dire ministérielle, réussit à produire, suivant l’insondable dessein qui la soutient. L’opération ministérielle est par conséquent imperméable aux infortunes de la vertu du ministre, dont l’indignité de pécheur est malgré tout toujours celle d’un instrument subjectif qui sert un dessein objectif de valeur universelle. En d’autres termes, la fonction de gouvernement est un bien en soi qui est sauvegardé, même quand celui qui en est investi ne le mérite pas le moins du monde. Le secret de la force charismatique réside justement dans la sauvegarde de cette scission entre indignité et don salvateur (gratia gratis data), entre opérant et opéré. Quand s’interrompt le très délicat équilibre entre ces composantes asymétriques, le charisme s’affaiblit.

Charisma records, label d’enregistrement créé en 1969

Charisma records, label d’enregistrement créé en 1969.

Le doute surgit spontanément à ce point : l’insistance sur le terme ne risque-t-elle pas de se résoudre par une inutile contorsion nominaliste en face d’une chose – le pouvoir d’influence sur les autres grâce à des talents hors du commun – qui reste de toute façon une constante des relations sociales et un sempiternel revenant de la politique ? Se concentrer sur l’analyse sémasiologique pour éroder la crédibilité de la notion pourrait se révéler être un choix critique inoffensif si, par la suite, le « fait » que le terme désigne existe et peut être également défini d’une façon moins conditionnée par une histoire sémantique aussi dense que celle que le charisme charrie derrière lui. Au fond, on pourrait objecter qu’il suffit de dire « autorité » ou « prestige » et, avec des coûts métaphysiques moins exorbitants et une monnaie d’échange sociologique d’usage plus large, le sens de la chose resterait inaltéré et son épaisseur problématique également. En somme, ne serait-ce pas le moment de laisser de côté le signifiant pour se concentrer exclusivement sur le signifié et donc sur le concept, au-delà des noms qui le recouvrent ? Une observation du genre, toutefois, ne tient pas compte du fait que la construction wébérienne ait généré un événement d’abord inexistant, la domination dite « charismatique », qui de catégorie interprétative s’est solidifiée en construction sociale. Ou, pour mieux dire, comme il a été noté, pour les sciences sociales, le concept-charisme est désormais une réalité importante, de la même façon que la chose qu’elle désigne82. La médiation wébérienne a rendu possible qu’entre parole et concept se soit nouée une alliance indissoluble, pour laquelle privilégier une analyse de ce terme implique ipso facto une opération cognitive qu’un autre synonyme ne saurait garantir. Non seulement nouveauté linguistique, le charisme est un objet social précis qui trouve sa place parmi les produits culturels entre lesquels s’oriente notre façon de penser et d’agir. Voici pourquoi revenir sur le problème, en essayant de démêler les fils de sa sinueuse généalogie, satisfait moins un intérêt philologique qu’une exigence de la praxis dans laquelle se reflète notre identité politique et juridique.

Unfold notes and references
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1

Voir les notes manuscrites dans le cours au Collège de France de 1977-1978 : Michel Foucault, Sécurité, territoire, population, Paris, Seuil-Gallimard, 2004, p. 123.

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2

Yves Cohen, « Qui a encore besoin du charisme ? Ou pour une histoire politique des sens », Sensibilités. Histoire, critique & sciences sociales, n° 1, 2016, p. 37-51.

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3

Barbara Carnevali, Le apparenze sociali. Una filosofia del prestigio, Bologna, Il Mulino, 2012.

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4

Yves Cohen, Le siècle des chefs. Une histoire transnationale du commandement et de l’autorité, Paris, Éd. Amsterdam, 2013, p. 249.

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5

Robert Michels, « Les partis politiques et la contrainte sociale », Mercure de France, 1er Mai 1928, p. 515. Je remercie Yves Cohen de cette indication. En tant que francisation savante et tardive du grec chrétien kharisma, le terme « charisme » est déjà attesté en 1879 dans L’histoire des origines du christianisme par Ernest Renan. D’après l’Oxford English Dictionnary (2 éd. 1989, III, p. 41), la première occurrence de l’adjectif remonte à 1882-83 lorsque la Religious Encyclopædia de Ph. Shaff, en traduisant l’allemande Real Enziclopedie de J. J. Herzog, parle de « charismatic endowment » (don charismatique) au sujet des offices ecclésiastiques. Toujours comme calque théologique de la langue allemande, dans la traduction anglaise d’une conférence tenue en 1885 par le théologien berlinois O. Pfleinderer on parle, à propos de S. Paul, d’« individual charismatic enlightenment ». Dans le langage sociologique et politique anglophone et francophone, le terme est attesté à partir de 1947 avec la traduction de l’œuvre de Weber. Pour une analyse de l’apparition du vocable dans les langues européennes, voir Yves Cohen, « Qui a encore besoin du charisme ? Ou pour une histoire politique des sens », Sensibilités. Histoire, critique & sciences sociales, n° 1, 2016, p. 37-51.

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6

Luciano Cavalli, Carisma e tirannide nel secolo XX. Il caso Hitler, Bologna, Il Mulino, 1982, p. 13-14. Sur le charisme de De Gaulle, voir l’article de L. Cavalli, « Carisma », in Enciclopedia delle scienze sociali, Roma, Treccani, 1991.

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7

Carl Schmitt, Römische Katholizismus und politische Form, Stuttgart, Klett-Cotta, 1923.

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8

Ian Kershaw, Hitler : a Profile in Power, 1991, trad fr. Hitler: essai sur le charisme en politique, Paris, Gallimard/Folio, 2001. Voir aussi du même auteur la biographie monumentale en 2 volumes Hitler 1889-1936 (1998) ; Hitler 1936-1945 (2000), trad. fr. Hitler, Paris, Flammarion, 1999-2000. Voir aussi Laurence Rees, The Dark Charisma of Adolf Hitler (2013), trad. fr. Adolf Hitler. La séduction du diable, Paris, Albin Michel, 2013. D’après cet historien la preuve évidente du charisme de Hitler serait la guerre contre Staline, une décision tellement folle que seulement un individu doué d’une grande capacité d’influence aurait pu imposer aux généraux allemands. Il nous paraît plus convaincante l’hypothèse plus récente d’Yves Cohen qu’insère le phénomène dans un cadre transnational plus vaste. Le Führerprinzip et le charisme qui lui est associé seraient ainsi une modalité spécifique d’un besoin de chef assez répandu dans les sociétés de l’époque. Voir Yves Cohen, Le siècle des chefs. Une histoire transnationale du commandement et de l’autorité, Paris, Éd. Amsterdam, 2013, p. 134 s.

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9

Heinrich Himmler, Discours secrets, Paris, Gallimard, 1978, p. 168 cit. par Philippe Burrin, « Charisme et radicalisme dans le régime nazi », in Henry Rousso (dir.), Stalinisme et nazisme. Histoire et mémoire comparées, Bruxelles, Éd. Complexes, 1999.

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10

Tim Mason, « Open Questions on Nazism », in Raphael Samuel (dir.), People’s History and Socialist Theory, Londres, Routledge § Kegan, 1981, p. 285.

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11

Fritz Schulz, Prinzipien des römischen Rechts, Berlin, Duncker & Humblot, 1934. Dans l’article « Autorität », Schulz parle de prestige charismatique au sens wébérien pour décrire le rôle d’Auguste. Sur le charisme à Rome, Christoph R. Hatscher, Charisma und Res Publica. Max Webers Herrschaftssoziologie und die Römische Republik, Stuttgart, F. Steiner, 2000 ; en général sur l’antiquité on verra l’ouvrage classique de Fritz Täger, Charisma : Studien zur Geschichte des antiken Herrscherskultes, 2 vol., Stuttgart, Kohlhammer, 1957.

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12

Là-dessus je me permets de renvoyer à Paolo Napoli, « Ratio scripta et lex animata. Jean Gerson et la visite pastorale », in Laurence Giavarini (dir.), L’Écriture des juristes (XVIe-XVIIIe siècles), Garnier, Paris 2010, p. 131-151.

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13

Karl Marx, Le 18 brumaire de Louis Bonaparte (1852), Paris, Les Éditions sociales, 1969, p. 117.

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14

Arthur Schweitzer, The Age of Charisma, Chicago, Nelson-Hall, 1984 ; aussi Philippe Burrin, « Charisme et radicalisme dans le régime nazi », in Henry Rousso (dir.), Stalinisme et nazisme. Histoire et mémoire comparées, Bruxelles, Éd. Complexes, 1999, p. 86.

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15

C’est la critique que l’historien allemand Ludolf Herbst (Hitlers Charisma. Die Erfindung eines deutschen Messias, Francfort, Fisher, s. M. 2010) adresse au modèle « personnaliste » proposé par Kershaw, alors que dans la construction du charisme hitlerien le rôle décisif aurait été joué par l’appareil médiatique et de propagande. Yves Cohen déplace lui aussi le noyau du charisme : il s’agit moins de qualités personnelles que de pratiques capables de mobiliser politiquement les sens pour « faire croire ou agir (les personnes) dans la bonne direction ». Autrement dit le charisme est une technique. Voir « Qui a encore besoin du charisme ? Ou pour une histoire politique des sens », Sensibilités. Histoire, critique & sciences sociales, n° 1, 2016, p. 37-51.

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16

Eric Michaud, « Les portraits d’Hitler sont-ils charismatiques ? », in Olivier Bonfait et Brigitte Marin (dir.), Les portraits du pouvoir, Paris, Somogy, 2003, p. 182.

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17

Eric Michaud, « Les portraits d’Hitler sont-ils charismatiques ? », in Olivier Bonfait et Brigitte Marin (dir.), Les portraits du pouvoir, Paris, Somogy, 2003, p. 178. L’image serait alors « le véritable acteur de l’histoire, capable de créer les conditions de la croyance en ces qualités, c’est-à-dire de créer le pouvoir charismatique du chef » (p. 181).

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18

Yves Cohen, Le siècle des chefs. Une histoire transnationale du commandement et de l’autorité, Paris, Éd. Amsterdam, 2013, p. 152.

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19

Anthony J. Blasi, Making Charisma : The Social Construction of Paul’s Public Image, New Brunswick, Londres, Transaction Publ., 1991, p. 4 s.

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20

Sigmund Freud, Massenpsychologie und Ich-Analyse (1921), trad. fr. Psychologie collective et analyse du moi (1921), par W. Jankélétvich, réimpr. Paris, Payot, 1968.

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21

Hans Kelsen, « Der Begriff des Staates und die Sozialpsychologie. Mit besonderer Berücksichtigung von Freuds Theorie der Masse », Imago, VIII, n° 2, 1922, p. 97-141, trad. fr. « La notion d’État et la psychologie sociale. À propos de la théorie freudienne des foules », Hermès, vol. 2, 1988, p. 134-165. Alors que le jugement de Freud sur l’analyse psychologique et phénoménologique de la masse proposée par G. Le Bon (La psychologie des foules, 1895) reste fondamentalement positif, quoique dans cet ouvrage l’importance accordée à la puissance mystérieuse du « préstige » du chef ne s’harmonise pas avec la description de l’âme des masses, Kelsen de son côté rejette radicalement la démonstration de Le Bon car la notion d’âme collective lui paraît une hypostatisation détachée des processus psychiques de l’individu. Dans une note ajoutée à l’édition de 1923, Freud refusera à son tour cette interprétation kelsenienne de l’âme collective.

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22

John Morley, Notes on Politics and History, New York, Macmillan, 1914, p. 69-70 cité par Eric Hoffer, The True Believer (1951), trad. it. Il vero credente. Sulla natura del fanatismo di massa, Roma, Castelvecchi, 2013, p. 119.

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23

Outre qu’en Wirtschaft und Gesellschaft (trad. fr. Economie et société, Plon, Paris 1971) et dans les Gesammelte Aufsätze zur Religionssoziologie (trad. fr. Sociologie des religions, Paris, Gallimard, 1976), notamment dans l’essai Die wirtschaftliche Etik der Weltreligionen, trad. fr. « Introduction à L’éthique économique des religions universelles », Archives des sciences sociales des religions, vol. 77, 1992, p. 139-167, on verra la version étendue in Max Weber, La domination, Paris, La Découverte, 2013, p. 269-334. Il s’agit de la traduction du volume I/22-4 de la Max Weber Ausgabe réunissant des textes rédigés par l’auteur entre 1911 et 1914.

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24

Pour un examen exhaustif on verra Francesco Tuccari, Carisma e leadership nel pensiero di Max Weber, Milano, F. Angeli, 1991, p. 97 ss. Sur les variantes de la figure du « maître » dans les cultures religieuses différentes, voir les contributions publiées in Michele Colafato (dir.), Maestri. Leadership spirituali : vie, modelli, metodi, Milano, F. Angeli, 2006.

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25

Voir aussi Max Weber, La domination, Paris, La Découverte, 2013, p. 312 s.

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26

Notamment Rudolf Sohm, Kirchenrecht I: Die geschichtlichen Grundlagen, Leipzig-München, Duncker & Humblot, 1892, 1923 (réimpr. 2 éd. Darmstadt 1970). Pour le répérage exhaustif de tous les passages que Sohm consacre à la notion de charisme ainsi que des reprises effectuées par Weber, voir Jean-Philippe Heurtin, « L’autorité du présent. Essai de reconstruction du concept de charisme de fonction », L’année sociologique, vol. 64, n° 1, 2014, p. 123-169. Plus récemment, sur l’influence de Sohm et K. Holl, voir Massimo Palma, « Carisma e demoni. Fonti ed effetti di un concetto politico », Scienza e politica, vol. 32, n° 63, 2020, p. 143-159. 

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27

Karl Holl, Enthusiasmus und Bußgewalt beim griechischen Mönchtum (1898), Saarbrücken, Fromm, 2011.

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28

« Die Kirche der Urchristentums war die sichtbare Christenheit, aber nicht als eine nach menschlicher Art gesellschaftlich geordnete ‘kirchliche’ Gemeinschaft, sondern als die Kirche im religiösen Sinn, als die Kirche Christi, als der Leib Christi, durch welchen nicht die Christenheit als körperschaftlicher Verband, sonder unmittelbar Christus selber handelt, lebt und mächtig ist auf Erden […] So ist die Kirche des Urchristentums die sichtbare Christenheit als das Volk Gottes, regiert durch den Geist Gottes. » Rudolf Sohm, « Das altkatholische Kirchenrecht und das Dekret Gratians », in E. Jacobi et O. Mayer (dir.), Festschrift der Leipziger Juristenfakultät für J. Wach, München-Leipzig, Duncker & Humblot, 1918 (réimpr. Darmstadt 1967), p. 536-537.

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29

Dans cette perspective Sohm critique toutes les lectures qui visent à expliquer le christianisme à l’aune des institutions payennes pre-existantes. Ainsi la réunion de deux ou trois au nom de Dieu n’est pas suffisante à réduire l’ekklèsia au collegium romain, dont la validité légale supposait un minimum de trois personnes (tres faciunt collegium). Voir Rudolf Sohm, Kirchenrecht I: Die geschichtlichen Grundlagen, Leipzig-München, Duncker & Humblot, 1892, 1923 (réimpr. 2 éd. Darmstadt 1970), § 2 Der Begriff der Ekklesia. Sur cette question voir aussi la position d’un juriste catholique comme Raymond Saleilles, « L’organisation juridique des premières communautés chrétiennes », in Paul Frédéric Girard, Mélanges, Paris, Rousseau, 1912.

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30

Rudolf Sohm, Kirchenrecht I: Die geschichtlichen Grundlagen, Leipzig-München, Duncker & Humblot, 1892, 1923 (réimpr. 2 éd. Darmstadt 1970), § 3 Die Organisation der Ekklesia.

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31

Rudolf Sohm, Kirchenrecht I: Die geschichtlichen Grundlagen, Leipzig-München, Duncker & Humblot, 1892, 1923 (réimpr. 2 éd. Darmstadt 1970), § 3 Die Organisation der Ekklesia.

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32

Adolf von Harnack, Entstehung und entwicklung der kirchenverfassung und des kirchenrechts in den zwei ersten jahrhunderten. urchristentum und katholizismus. nebst einer kritik der abhandlung R. Sohm’s « Wesen und Ursprung des Katholizismus » und Untersuchungen über « Evangelium », « Wort Gottes », und das trinitarische Bekenntnis, Leipzig, Hinrich, 1910, p. 17-18 (réimpr. darmastadt 1980). L’expression « anarchisme pneumatique » appartient déjà à Sohm qui l’emprunte au juriste socialiste Rudolf Stammler. voir R. Righi, « Rudolph Sohm e il diritto canonico: l'eventuale, il contingente, il fattuale », in C. Fantappiè (dir.), Itinerari culturali del diritto canonico nel novecento, Torino, Giappichelli, 2003, p. 67.

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33

Selon cette perspective Carl Schmitt saisit parfaitement l’essence du catholicisme dans l’application rigoureuse du principe de représentation, c’est-à-dire d’une forme qui « double » la réalité concrète sans pour autant l’annuler. Nous trouvons là le caractère qui sépare le catholicisme du protestantisme, celui-ci étant lié à l’idée romantique d’une nature non contaminée (y compris celle du christianisme) par la pensée technico-industrielle, qui suppose la domination immédiate de la matière pour la satisfaction objective des besoins. Cf. Carl Schmitt, Römische Katholizismus und politische Form, Stuttgart, Klett-Cotta, 1923. Sur la dialectique esprit-forme institutionnelle dans l’église, voir les pages très belles consacrées à Sohm par C. Fantappiè, Ecclesiologia e canonistica, Venezia, Marcianum Press, 2015, p. 69 s.

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34

Rudolf Sohm, Kirchenrecht I: Die geschichtlichen Grundlagen, Leipzig-München, Duncker & Humblot, 1892, 1923 (réimpr. 2 éd. Darmstadt 1970), § 3 Die Organisation der Ekklesia.

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35

Rudolf Sohm, Kirchenrecht I: Die geschichtlichen Grundlagen, Leipzig-München, Duncker & Humblot, 1892, 1923 (réimpr. 2 éd. Darmstadt 1970), § 3 Die Organisation der Ekklesia. Voir aussi Rudolf Sohm, Wesen und Ursprung des Katholizismus, Leipzig, Teubner, 1909 qui prend position vis à vis des thèses exposées par Adolf von Harnack surtout dans l’article « Verfassung, Kirche und kirchliches Recht im 1. und 2. Jahrhundert », in Protestantische Real-Encyclopädie für protestantische Theologie und Kirche, Leipzig, Hinrichs, 1908 (3e éd.), Bd. 20, p. 508-546. Aussi d’après H. von Campenhausen l’opposition de l’esprit à la loi (Gal 5,18; 6,2) ne concerne pas seulement les precepts judaiques mais toute forme de loi, la « Gesetzlichkeit überhaupt ». Voir Kirchliches Amt und geistliche Vollmacht in den ersten drei Jahrhunderten, Tübingen, Mohr, 1963, p. 62, n. 4. Sur cette position de Sohm est revenu aussi Giorgio Agamben, Opus Dei, Torino, Boringhieri, 2012, trad. fr. Opus Dei. Archéologie de l’office, Paris, Seuil, 2012, p. 26-27.

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36

Pour une évaluation équilibrée de l’œuvre du juriste protestant voir Yves Congar, « R. Sohm nous interroge encore », Revue des sciences philosophiques et théologiques, vol. 57, 1973, p. 275, repris in Yves Congar, Droit ancien et structures ecclésiales, Londres, Variorum, 1982, p. 263-294. Plus récemment sur le rapport entre Harnack, Sohm et Weber on verra Francesco Ghia, Ascesi e gabbia d’acciaio. La teoria politica di Max Weber, Soveria M., Rubettino, 2010, p. 89 s.

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37

Jakob Taubes a souligné la portée révolutionnaire de ce passage, mais par un geste astucieux il détourne cet élément révolutionnaire sur un autre aspect : Paul se gardait bien de proposer le double précepte formulé par Jésus Christ, l’amour pour le Seigneur et pour le prochain (Mt, 22, 36-40). Se limitant à évoquer le seul amour pour l’autre, Paul montrerait moins une effusion de sentiments qu’une attitude « extrêmement polémique contre Jésus ». Voir Die politische Theologie des Paulus, München, Fink, 1993, trad. fr. La théologie politique de Paul, Paris, Seuil, 1999, p. 83.

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38

« … ja selbst Charisma und Recht schliessen sich nicht aus… unter Umständen wird dem Charisma die Macht gegeben, zu unterwerfen und zu richten ». Adolf von Harnack, Entstehung und entwicklung der kirchenverfassung und des kirchenrechts in den zwei ersten jahrhunderten. urchristentum und katholizismus. nebst einer kritik der abhandlung R. Sohm’s « Wesen und Ursprung des Katholizismus » und Untersuchungen über « Evangelium », « Wort Gottes », und das trinitarische Bekenntnis, Leipzig, Hinrich, 1910, p. 147.

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39

Max Weber, Politik als Beruf, trad. fr. Le Savant et le politique, Paris, Union Générale d’éditions, 1963, p. 132. Dans l’Allemagne de 1919 Weber s’aperçoit que la deuxième possibilité risque de l’emporter, ce qu’implique le triomphe de l’impolitique sur le charismatique.

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40

Max Weber, Économie et Société, Paris, Plon, 1971, I, III, IV, § 12 a. 1.

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41

Lorsque ce genre de preuves commence à se raréfier, le chef charismatique risque de sortir de la scène et se vouer à l’échec sauf si, comme dans le cas de Hitler, l’absence de confirmations serait habilement transformée en une défaite contingente que le destin a envoyée pour rendre le bénéficiaire encore plus digne de la victoire finale. La différence entre chef et tyran charismatique réside précisément dans la capacité à stériliser l’effet négatif de l’insuccès par sa transformation en motif de nouvelle légitimation eschatologique de l’autorité. Voir Luciano Cavalli, Carisma e tirannide nel secolo XX. Il caso Hitler, Bologna, Il Mulino, 1982, p. 220-221.

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42

Max Weber, La Domination, Paris, La Découverte, 2013, p. 274. En ce sens la véritable nature charismatique d’un homme politique comme l’ancien premier ministre italien Matteo Renzi est attestée par le juge émérite de la Cour Constitutionnelle italienne Sebino Cassese (« Due anni di governo e abbiamo il regista, non la cabina di regia », Corriere della sera, 16 février 2016) qui admire la « confiance populaire postposée » (sic) que le leader aurait acquise chaque fois grâce à des preuves convaincantes, malgré l’absence d’une légitimation préventive lui provenant des élections législatives, élections dans lesquelles il n’avait pas posé sa candidature comme chef de gouvernement potentiel.

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43

Max Weber, Économie et Société, Paris, Plon, 1971, § 10, 1.

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44

Luciano Cavalli, « Carisma », in Enciclopedia delle scienze sociali, Roma, Treccani, 1991. Pendant cette phase qui caractérise les institutions politiques libérales, le charisme réapparaît dans le moment plébiscitaire lorsque le chef de l’État est directement élu par le peuple, une issue que Weber lui-même souhaitait à propos de l’élection directe du président du Reich, « homme fiable choisi librement par les masses ». Max Weber, Der Reichspräsident (1919), MWG, I/16, p. 220-224.

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45

Max Weber, Le Judaïsme antique, Paris, Flammarion, 2010. Sur le charisme prophétique chez Weber, voir Massimo Palma, « Profezia e usurpazione. Un caso teologico-poltico in Max Weber », in E. Stimilli (dir.), Teologie e politica. Genealogie e attualità, Macerata, Quodlibet, 2019, p. 141-160.

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46

Baruch Spinoza, « Traité théologico-politique », in Œuvres de Spinoza, Paris, Garnier, 1929, chap. II, § 7.

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47

Par exemple, depuis le IIIe siècle avant J.C., grâce à l’affirmation d’un empire unitaire en Chine, c’est le charisme magique de l’empererur qui s’impose. Voir Max Weber, « Konfuzianismus und Taoismus », in Gesammelte Aufsätze zur Religionssoziologie I, trad. fr. Confucianisme et taoïsme, Paris, Gallimard, 2000, I, 4.

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48

Parmi les travaux d’une bibliographie très vaste, on verra le répertoire des positions des pères de l’église au sujet du charisme dressé par G. Pinardi, « Natura e significato del concetto di carisma nella letteratura cristiana antica », Studi e materiali di storia delle religioni, vol. 1, n° 73, 2007, p. 89-133.

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49

C. Spicq, Les Épîtres pastorales, 2 t., Paris, Gabalda, 1969, I, p. 516.

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50

En ce sens Giorgio Agamben, Le règne et la gloire. Pour une généalogie théologique de l’économie et du gouvernement, Paris, Seuil, 2008.

Retour vers la note de texte 13982

51

Cf. Pseudo-Denys l’Aréopagite, La hiérarchie céleste (seconde moitié du Ve siècle), trad. M. de Gandillac, Paris, Cerf, 1958 (Sources chrétiennes), chap. IV. À l’intérieur des trois ordres hiérarchiques, chacun occupé par trois figures, les anges se situent au degré plus bas de l’ordre inférieur, à savoir le plus proche des humains. Voir Giorgio Agamben et Emanuele Coccia (dir.), Angeli. Ebraismo, Cristianesimo, Islam, Milan, Neri Pozza, 2009.

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52

Jean Chrysostome, Commentaire sur l’évangile selon Saint Matthieu, trad. Jeannin, Bar le Duc, Guérin & Cie, 1865, 16, 5.

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53

Cf. Romano Penna, Le prime comunità cristiane, Roma, Carocci, 2011, p. 143-147.

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54

Voir l’étude de sociologie biblique par Anthony J. Blasi, Making Charisma : The Social Construction of Paul’s Public Image, New Brunswick, Londres, Transaction Publ., 1991, p. 144. Pour éliminer toute ambiguïté, l’auteur précise que « Paul’s charisma is constructed to legitimate a bureaucratic embodiment of Christianity » (p. 145).

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55

V. G. Pinardi, « Natura e significato del concetto di carisma nella letteratura cristiana antica », Studi e materiali di storia delle religioni, vol. 1, n° 73, 2007, p. 94.

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56

La position de Sohm rappelle finalement le charisma veritatis dont parlait Iréné de Lyon au IIe siècle, un concept qui, comme l’observe Yves Congar, « ne désigne pas un pouvoir permettant à la hiérarchie de définir la doctrine, mais cette doctrine elle-même, don précieux et spirituel confié à l’Église » (La tradition et les traditions I. Essai historique, Paris, Cerf, 2010, p. 233).

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57

Habituale donum nobis divinitus inditum dit Thomas d’Aquin (Summa Theologiae, 1a-2ae, Q. 111, a 2). Voir infra.

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58

Baruch Spinoza, « Traité théologico-politique », in Œuvres de Spinoza, Paris, Garnier, 1929, chap. I, § 3 (note).

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59

Dans un travail qui porte les signes de l’époque et du contexte dans lequel fut écrit – les USA du début des années 1950 – et ignore avec nonchalance autant Freud que Weber, Eric Hoffer attire l’attention sur la tendance émulative qui caractériserait la figure du leader, capable d’imiter « l’ami comme adversaire, les modèles du passé comme les modèles contemporains ». Ce qui démontrerait la carence d’un Moi pleinement mûr et développé. Cf. The True Believer (1951), trad. it. Il vero credente. Sulla natura del fanatismo di massa, Roma, Castelvecchi, 2013, p. 122.

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60

« Ceux qui ont franchi les étapes avant nous, ils ne sont pas des maîtres mais des guides ».

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61

On verra aussi sur ce point la critique d’Eugène Dupréel au « psychologisme banal » qui traite les phénomènes sociaux à l’instar de l’individu sensible. « Y a-t-il une foule diffuse ? L’opinion publique », in Centre International de Synthèse, « La Foule », Paris, F. Alcan, 1934, nouv. impr. Hérmes. La revue, vol. 2, 1988, p. 223. Sur la question cf. Yves Cohen, Le siècle des chefs. Une histoire transnationale du commandement et de l’autorité, Paris, Éd. Amsterdam, 2013, p. 202 s.

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62

Christoph R. Hatscher, Charisma und Res Publica. Max Webers Herrschaftssoziologie und die Römische Republik, Stuttgart, F. Steiner, 2000, p. 24.

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63

Max Weber, Économie et Société, Paris, Plon, 1971, I, III, IV, § 10.3.

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64

Sur le concept d’« excarnation », au sens d’objectivation publique, dans l’écriture, d’un ordre émis oralement par une autorité, voir Aleida Assmann, « Exkarnation : Über die Grenze zwischen Körper und Schrift », in Anja Melina Müller (dir.), Interventionen, Bâle, Stroemfeld/Roter Stern, 1993, p. 159-181.

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67

Karl Barth, Der Römerbrief (1922), trad. fr. L’Epître aux Romains, Génève, Labor et Fides, 2016, commentaire sur 13, 8-14.

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68

Eric Auerbach, Mimesis. Dargestellte Wirklichkeit in der abendländischen Literatur (1946), trad. fr. Mimésis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Paris, Gallimard, 1968

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69

S. Augustin, De Sermone Domini in monte libri duo, ed. Mutzenbecher, CCL XXXV, 1967, p. 1-188, trad. fr. A. G. Hamman, Saint Augustin. Explication du Sermon sur la montagne, Paris, Desclée De Brouwer, 1978. Il s’agit d’un ouvrage de jeunesse qui sera ensuite rétractée. Cf. Rétractations, 1.19,1,9.

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70

Comme l’explique Augustin, « La justice des pharisiens, c’est de ne pas tuer ; la justice de ceux qui doivent entrer dans le royaume de Dieu, est de ne point se fâcher sans raison. C’est donc très-petite chose de ne pas tuer, et celui qui viole ce commandement sera appelé très-petit dans le royaume des cieux ; mais celui qui l’aura observé en ne donnant la mort à personne, ne sera pas pour cela grand et digne du royaume des cieux, quoiqu’il soit déjà monté d’un degré ; mais il se perfectionnera en ne se fâchant point sans raison, et, s’il en vient à bout, il sera à une bien plus grande distance de l’homicide. Ainsi celui qui nous apprend à ne point nous fâcher, n’abolit point la loi qui nous défend de tuer ; il l’accomplit plutôt, en sorte que, nous abstenant de l’homicide au dehors et de la colère au dedans, nous conservions notre innocence ». Expl. Serm. Mont., 9, 21. Voir aussi son contemporain Jean Chrysostome, Commentaire sur l’évangile selon Saint Matthieu, Bar le Duc, Guérin & Cie, 1865, 16, 4.

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71

Max Weber, La Domination, Paris, La Découverte, 2013, p. 275. Autrement que l’ordre bureaucratique dont les normes sont entièrement fongibles et ne gardent aucune forme de sacralité, le charisme « fait exploser la règle et la tradition en général … et renverse à proprement parler toutes les notions de sacré. Au lieu de la piété à l’égard de ce qui a toujours été ainsi, et qui a par suite été sacralisé, il impose la soumission intérieure à ce qui n’a encore jamais été, à l’absolument singulier, à ce qui est divin parce que singulier. Dans ce sens purement empirique et sans jugement de valeur, il est la puissance révolutionnaire spécifiquement ‘créatrice’ de l’histoire ». Ibid., p. 280.

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72

Comme l’a observé un juriste fin tel que Gerhard Leibholz dans un essai de 1928 (Zu den Problemen des faschisten Verfassungsrechts, trad. it. Il diritto costituzionale fascista, Napoli, Guida, 2007, p. 17 s.).

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73

Le principal desquels est la « Verordnung des Reichspräsidenten zum Schutz von Volk und Staat », connue aussi comme le décret sur l’incendie du Reichstag, que le Président du Reich Hindenburg adopta le 28 février 1933 sur la base de l’art. 48, 2 alinéa de la Constitution de Weimar. Grâce à un tel décret, s’affirma l’autonomie discrétionnaire des actes politiques du contrôle judiciaire. C’est ce qu’Ernst Fraenkel a défini « la réalité du coup d’état illégal ». Voir E. Fraenkel, The Dual State, New York, Oxford Un. Press, 1941.

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74

Sous ce point de vue l’homme politique charismatique ne correspond pas au terroriste, ni à l’anarchiste, ni au dissident, ni à l’hérétique, ni à l’auteur d’un coup d’État, c’est-à-dire à des types qui peuplent la constellation vaste de la désobéissance.

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75

Sur le charisme de ce dernier voir maintenant la thèse de F. Martinez Tagliavia, Faire des corps avec des images. La contribution visuelle de la velina au charisme de Berlusconi, EHESS, Paris, 2 décembre 2015.

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76

Il y a peut-être aussi une raison plus romantique qui expliquerait ce désir implacable de charisme : c’est la tendance, de plus en plus nostalgique, à se cramponner à quelque chose de profondément humain face à certaines transformations de la politique et du droit. On constate en fait que l’exercice de la volonté comme la prise de décisions, la capacité d’agir juridiquement et politiquement et la responsabilité correspondante se déplacent vertigineusement du côté d’acteurs artificiels – les agents électroniques comme dans le droit contractuel – ou des animaux et de la nature même. Qu’on pense aussi à un phénomène comme les soi-disant « gouvernements techniques », qui dans certaines démocraties remplacent les gouvernements politiques au nom de combinaisons objectives de données réelles ayant une force d’imposition intrinsèque. Sur l’hybridation entre humain et non humain dont serait affecté le concept même d’acteur, selon une perspective combinant la théorie des systèmes de Luhmann et l’écologie politique de Latour, voir Gunther Teubner, Ibridi e attanti. Attori collettivi ed enti non umani nella società e nel diritto, Milano, Mimesis, 2015, p. 22-36.

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77

« … cum dicit dico enim per gratiam, etc., docet qualiter donis dei homo debeat uti. Et primo docet hoc quantum ad dona quae non sunt omnibus communia, sicut sunt gratiae gratis datae ». Super Romanos, 12, 3, 968.

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78

Baruch Spinoza, « Traité théologico-politique », in Œuvres de Spinoza, Paris, Garnier, 1929, chap. II., § 1.

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79

Max Weber, Économie et société, Paris, Plon, 1971, I, p. 249.

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80

Elle remonte à un élève de Pierre Lombard, Pierre de Poitiers (Sentences, fin XII s.). Giorgio Agamben est récemment revenu sur cette distinction (Opus Dei, Torino, Boringhieri, 2012, trad. fr. Opus Dei. Archéologie de l’office, Paris, Seuil, 2012, p. 37 s.) pour montrer que l’église aurait édifié sur celle-ci un mystère liturgique qui exalte la praxis publique indépendamment du ministre qui la réalise. Ibid. p. 48.

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81

Voir Thomas d’Aquin, S. Th. III, Q. 60-65.

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82

Wolfgang Lipp, « Charisma - Schuld und Gnade. Soziale Konstruktion, Kulturdynamik, Handlungsdrama », in Winfried Gebhardt, Arnold Zingerle et Michael N. Ebertz (dir.), Charisma : Theorie - Religion - Politik, Berlin, de Gruyter, 1993, p. 15, cité par Christoph R. Hatscher, Charisma und Res Publica. Max Webers Herrschaftssoziologie und die Römische Republik, Stuttgart, F. Steiner, 2000, p. 24.