Les deux pacifismes de Vera Brittain

En 1942, tandis que les Britanniques viennent de formaliser la directive des « bombardements de zone » contre les villes allemandes, l’activiste anglaise Vera Brittain publie un pamphlet intitulé Humiliation with Honour, sous la forme de lettres adressées à son fils John, alors âgé de quatorze ans. Deux ans plus tard, elle renouvelle sa dénonciation publique de la stratégie alliée dans un autre texte, Seed of Chaos, où elle affirme que rien ne prouve l’efficacité de tels bombardements pour briser le moral des civils ennemis ou abréger la guerre.

« Les Britanniques ne sont pas un peuple imaginatif. […] Tout au long de notre histoire, des fautes ont été commises ou des maux sont restés trop longtemps sans réponse, simplement parce que nous n’avons pas perçu le sens réel de la souffrance que nous avions infligée ou que nous n’avions pas réussi à atténuer », affirme-t-elle. « […] C’est parce que je veux que vous, lecteurs de ce livre, ayez cette connaissance, dans la mesure où les faits établis à partir des documents disponibles en temps de guerre peuvent vous la donner, que je vais décrire, en me référant à mes sources d’information, ce que notre politique de bombardement signifie pour ceux qui en ont subi les résultats. […] Ce n’est que lorsque vous connaitrez ces faits que vous serez en mesure de dire si vous les approuvez ou non. Si vous ne les approuvez pas, il vous appartient de faire connaitre votre objection – en vous rappelant toujours que c’est le fait d’infliger des souffrances, bien plus que de les endurer, qui porte atteinte moralement à l’âme d’une nation1. »

La démarche de Brittain procède, on le voit, de plusieurs traditions de la littérature pacifiste. La première est didactique : en réunissant des informations sur la portée réelle des bombardements alliés, c’est-à-dire en déjouant ce qu’elle considère comme les pièges de la propagande de guerre britannique, Vera espère instruire ses concitoyens et les détourner de leur soutien inconditionnel au gouvernement. La seconde, d’inspiration religieuse, est plus récente dans sa pensée, puisqu’elle se manifeste surtout à partir des débuts de la Seconde Guerre mondiale (pendant longtemps, Brittain a été plus proche du pacifisme politique que du pacifisme spirituel) : elle vise à susciter une forme d’empathie pour les civils ennemis, en montrant notamment que les premières victimes des bombardements, en particulier les femmes et les enfants, ne sont pas directement responsables de la politique criminelle menée par le Reich. Cette dimension spirituelle nourrit également la détermination de Vera à rester fidèle à ses idées, quelles que soient les oppositions qu’elle rencontre. Elle le confie dans une lettre de février 1942 :

« [Le pacifisme] est en fait la conviction la plus profonde que je possède. Il est toujours facile, bien sûr, de se raisonner […] et d’abandonner une opinion impopulaire, mais si je le faisais, je me mettrais dans la même position que Pierre avant la Crucifixion, personne ne le sait mieux que moi2. »

On trouverait des caractéristiques analogues dans d’autres engagements destinés à infléchir la politique alliée contre l’Allemagne pendant la Première Guerre mondiale, par exemple lorsque Eglantyne Jebb fonde son mouvement en faveur des victimes du blocus, qui donnera naissance à l’organisation Save the Children en 19193.

1.

Des liens unissent l’engagement en faveur de la paix, en Grande Bretagne, pendant les deux conflits mondiaux. Toutefois, ces inspirations communes ne doivent pas conduire à sous-estimer les changements que ces engagements connaissent, du fait notamment que la Première et la Seconde Guerre mondiale n’ont pas la même dimension idéologique. Elles ne doivent pas nous faire oublier non plus que le pacifisme de Vera Brittain remonte au lendemain de la Grande Guerre. Pendant le conflit lui-même, la jeune femme se montre au contraire ardemment favorable à la guerre antiallemande. Il suffit de relire la correspondance qu’elle entretient avec son fiancé Roland Leighton pour le constater. Pour elle, comme pour nombre de ses concitoyens à cette époque, le choix d’entrer en guerre contre l’Allemagne est parfaitement légitime, car il répond à l’agression d’un état souverain, la Belgique, et à la campagne d’atrocités commises contre les civils belges et français lors de l'invasion de l’été 1914.

« Je ne pense pas avoir jamais lu quelque chose d’aussi terrible que le rapport sur les atrocités allemandes en Belgique. […] Je ne sais pas comment un homme peut lire cela et ne pas s’engager. […] C’est la justification parfaite de ce que vous êtes en train de faire4 », écrit-elle dans une lettre à Roland Leighton, quelques jours après la publication du rapport Bryce.

Issue d’une famille de la classe moyenne industrielle, Vera Brittain grandit à Macclesfield, dans le Cheshire, puis Buxton dans le Derbyshire. Elle a vingt et un ans et vient d’être admise au Somerville College d’Oxford lorsque la Grande-Bretagne entre en guerre en août 1914. Son frère cadet Edward joue un rôle central dans cette émancipation, encore relativement rare à l’époque pour les jeunes femmes de son milieu. C’est lui qui parvient à convaincre leur père d’autoriser Vera à se présenter au concours d’entrée à l’université. Lui aussi qui l’introduit dans son petit cercle d’amis, où elle se lie rapidement avec Roland Leighton, fils d’un critique littéraire et d’une romancière. L’amitié entre les deux jeunes gens évolue en liaison amoureuse. Dès les premiers jours du conflit, Roland se porte volontaire, comme Edward, pour rejoindre l’armée Kitchener. De son côté, Vera suspend ses études pour rejoindre un service hospitalier comme infirmière, d’abord à Buxton, puis à Londres comme VAD (Voluntary Aid Detachment Nurse) en septembre 1915, enfin en France.

Vera Brittain en infirmière, peu après la Première Guerre mondiale, Wikisource

Vera Brittain en infirmière, peu après la Première Guerre mondiale.

La lecture de son journal nous renseigne sur son état d’esprit. Bouleversée par la mort de certaines de ses connaissances sur le front occidental ou aux Dardanelles, qu’elle apprend à la lecture quotidienne du Times, elle vit dans l’angoisse que le malheur s’abatte sur Edward et Roland. Ce qu’elle désigne bientôt comme « une tragique inévitabilité5 ». La disparition de Roland Leighton dans la Somme le 23 décembre 1915, puis celle d’Edward le 15 juin 1918 au cours de l’offensive autrichienne de l’Asiago, anéantissent les dernières ressources de Vera, qui semble brisée par le chagrin. Elle interrompt son journal intime. C’est donc rétrospectivement, à partir de son autobiographie dont elle entreprend la rédaction à partir de 1929, qu’on peut chercher à restituer son évolution, notamment son réinvestissement dans le féminisme, une cause à laquelle elle est attachée depuis longtemps, et dans le pacifisme, qu’elle ne rejoint qu’au début des années 1920. Cet engagement passe notamment par son adhésion à la League of Nations Union (LNU) où, comme beaucoup de jeunes gens de sa génération, elle exprime ses espoirs dans l’esprit de Genève et la sécurité collective bientôt déçus par l’arrivée au pouvoir de Adolf Hitler et le réarmement de l’Allemagne.

C’est en août 1933 que paraît son autobiographie sous le titre Testament of Youth (Testament de jeunesse). L’ouvrage est un best-seller presque immédiat, avec 120 000 exemplaires vendus entre 1933 et 1939. Livre-mémoire ou plutôt monument aux morts, élevé pour les soldats britanniques tués en 1914-1918, et singulièrement les proches de Vera, son fiancé Roland, son frère Edward, plusieurs de ses amis, disparus dans les combats de la Grande Guerre. C’est ainsi, comme un mémorial de papier, qu’il fut reçu par ses nombreux lecteurs, et peut-être plus spécifiquement ses lectrices, dans une société organisée en « communautés de deuil » et profondément marquée par l’idée qu’un pan entier de sa jeunesse avait été sacrifiée – ceux qu’on appelait déjà à l’époque la « génération perdue ». Mais ce qui frappe également à la lecture de Testament of Youth, et qui frappa inévitablement ceux qui découvrirent Vera Brittain au moment de la parution, c’est la manière dont s’articulent, dans cet ouvrage, deuils privés et deuils publics. La justesse de ton, en d’autres termes, avec laquelle l’autrice décrit, rétrospectivement et à deux décennies d’intervalle, ses propres deuils de guerre. Des deuils redoublés, en l’occurrence, dont la mort de Roland Leighton ne fut que la tragédie initiale. En France, Vera Brittain est moins connue. Elle fut redécouverte à l’occasion de la publication par Stéphane Audoin-Rouzeau de ses Cinq deuils de guerre (2001), où elle figure parmi les exemples choisis pour étudier l’histoire intime de la perte d’un proche en 1914-1918. L’autobiographie de Brittain a évidemment une dimension politique :

« Peut-être qu’après tout, le mieux que nous puissions faire, nous les survivants, c’est de refuser d’oublier et d’enseigner à nos successeurs ce dont nous nous souvenons dans l’espoir que, lorsque leur jour viendra, ils aient plus de pouvoir pour changer le monde que cette génération ruinée et brisée6. »

2.

Brittain a quarante ans au moment de la parution de Testament of Youth. Cinquante-et-un an lorsqu’elle publie Seed of Chaos. Dans un article publié dans New Clarion, elle souligne à juste titre que le monde n’a jamais été « si urgemment confronté au choix radical entre la vie ou la mort, la paix ou la guerre7 ». Durant cette période-clé de la montée des fascismes et de la Seconde Guerre mondiale, son pacifisme se transforme et se radicalise. En 1937, Vera rejoint la Peace Pledge Union (PPU), une organisation fondée par le chanoine Dick Sheppard de la Cathédrale Saint Paul de Londres qui avait invité des anonymes (ils sont près de 50 000 dans les premières semaines) à lui envoyer une carte postale où ils s’engageaient avec lui à lutter contre tout conflit armé en Europe. Le mouvement, soutenu par Aldous Huxley, Bertrand Russell et Siegfried Sassoon, s’ouvre aux femmes en juillet 1936 et milite pour l’accueil des réfugiés républicains de la guerre d’Espagne. Pour Vera Brittain, les raisons d’adhérer au combat pacifiste sont multiples :

« 1) parce que ce que les pacifistes ont prophétisé depuis le début sur l’inefficacité des sanctions est exactement ce qui s’est produit ; 2) parce que dès que l’on admet la possibilité d’une guerre, on trouve toujours une bonne raison de la faire, qu’il s’agisse de la sécurité, de la Société des Nations, de la défense du monde contre la malfaisante Allemagne, la malfaisante Italie ou le malfaisant Japon ; 3) parce que les inventions scientifiques ont rendu la guerre […] d’une barbarie incompatible avec un monde civilisé […] ; 4) parce que je ne pense pas que l'invasion et l'occupation temporaire d’un pays par une puissance étrangère (compte tenu de la taille et de la puissance économique de l’Empire britannique, cela ne pourrait être que temporaire) porterait un coup aussi grave à la civilisation en général qu’une autre guerre européenne ; 5) parce que je pense qu’un petit nombre de personnes […] est nécessaire pour maintenir à la face de l’humanité cet idéal, encore, mais pas pour toujours, inaccessible8. »

Notons toutefois qu’à cette époque, le pacifisme de Vera Brittain n’a pas encore la dimension spirituelle qu’il aura plus tard. Elle se dit encore agnostique et pour elle, la religion consiste moins en une « foi aveugle dans un Dieu connu ou inconnu » que dans le désir d’« apporter sa contribution à ce lointain avenir que nous ne verrons pas plutôt que de privilégier son propre petit profit personnel ici et maintenant9 ». « Je ne suis pas pacifiste pour des raisons liées au Christianisme », insiste-t-elle. Pourtant la PPU et la personnalité de Sheppard jouent un rôle très important dans son engagement. Brittain partage d’ailleurs quelques-unes des ambigüités du mouvement à l’égard de l’Allemagne nazie. Favorables à une politique d’apaisement, nombre de ses membres considèrent que le nazisme se montrerait moins menaçant si les clauses territoriales les plus humiliantes du Traité de Versailles étaient remises en cause. La PPU soutient la politique de Neville Chamberlain lors de la Conférence de Munich de septembre 1938. Pour Vera, cependant, le résultat de la Conférence est « une paix peu glorieuse, achetée aux dépens d’un petit pays dont les sacrifices ont laissé à ses puissants voisins la liberté de n’en faire aucun10 ». Il faut donc transformer une « trêve précaire » en paix durable : c’est une opportunité à laquelle Brittain croit encore fermement. Elle prend ses distances avec ceux, au sein de la PPU, qui s’opposent, fin 1938, à la législation anticipant les mesures de guerre anti-aérienne [Air Raid Precautions], puis au principe de conscription l’année suivante.

L’entrée en guerre de la Grande-Bretagne, le 3 septembre 1939, signe l’échec de la politique d’apaisement. Au sein de la Peace Pledge Union, des conflits ouverts apparaissent entre les différentes nuances du pacifisme. Être pacifiste en temps de guerre est une expérience nouvelle pour les militants les plus jeunes. L’unité du mouvement est d’ailleurs fragile depuis la disparition de Sheppard en octobre 1937. Le fondateur de la PPU avait prédit que la moitié des adhérents quitteraient le mouvement en cas de guerre. Dès le 9 septembre 1939, Vera Brittain signe un article intitulé « What Can We Do in War Time » dans le journal Forward. Elle y réaffirme sa fidélité au pacifisme et sa foi dans une paix juste et durable :

« Aujourd’hui, nous qui avons perdu nos amis et nos compagnons en 1914-1919, nous faisons face à un constat amer : toutes les souffrances, tous les sacrifices de ces années de cauchemar ont complètement échoué dans leurs objectifs. Loin de détruire le militarisme allemand et de rendre le monde sûr pour la démocratie, ils ont eu pour conséquence à long terme de détruire la démocratie allemande et de rendre le monde sûr pour le militarisme. »

Pour une génération en deuil, ce constat est plus qu’une simple désillusion. De nombreux pacifistes considèrent que l’accès du nazisme au pouvoir et la guerre elle-même sont les fruits de l’humiliation imposée à l’Allemagne à Versailles.

Diffusées à travers des lettres hebdomadaires adressées à des militants (« Wartime Letter to Peace-Lovers »), dans des réunions publiques tenues en Grande-Bretagne à l’automne 1939, puis lors d’un voyage qu’elle effectue aux États-Unis au printemps 1940, honorant des engagements de conférences que ses agents américains avaient pris pour elle avant le début de la guerre, les idées de Vera Brittain se heurtent au climat politique de plus en plus tendu dans son propre pays. Une atmosphère de soupçon entoure les activités pacifistes, que les milieux gouvernementaux tendent à confondre avec une sorte de cinquième colonne soutenue par l’ennemi. Des réunions sont interdites, des vendeurs de journaux arrêtés par la police. En décembre 1940, Vera prend contact avec l’éditeur Andrew Dakers dans la perspective de publier un livre qui dénoncerait les persécutions (elle emploie même le terme de « traitement totalitaire ») que subit la minorité pacifiste en temps de guerre11. Au fil du temps, ses convictions évoluent dans plusieurs directions. En premier lieu, Vera réaffirme avec force les devoirs de chacun à l’égard de sa communauté, sous la forme d’une participation active à la défense civile. Cette prise de position rompt avec le pacifisme absolu qui avait pu séduire certains militants. Pour Brittain, le pacifisme est tout à fait compatible avec une action concrète au sein d’un quartier, par exemple comme guetteur d’incendie dans les villes bombardées. Parallèlement, la dimension religieuse du pacifisme de l’activiste britannique se renforce. La guerre est présentée par elle comme une épreuve globale, où chacun est invité à communier aux souffrances collectives. L’ouvrage, rédigé sous la forme de lettres à son fils, est dédié aux « victimes du pouvoir ». Cette défense de l’empathie en temps de guerre passe par l’investissement dans l’action humanitaire, notamment à destination des enfants de l’Europe occupée souffrant de la faim. Un engagement qui n’est pas sans rappeler celui de Eglantyne Jebb à la fin de la Première Guerre mondiale. Pour Vera, cette attention au sort des plus jeunes a aussi une dimension plus personnelle : en juin 1940, elle est séparée de ses propres enfants John et Shirley qui ont été évacués à St Paul, dans le Minnesota, dans le cadre de l’opération Pied Piper.

Couverture de Seeds of Chaos, 1944

Couverture de Seeds of Chaos, 1944.

3.

Le véritable tournant dans l’engagement pacifiste se situe à partir de 1943, avec la parution de son ouvrage Humiliation with Honour. La silhouette christique d’un homme, les bras liés dans le dos, apparaît en couverture. Vera Brittain entre alors en lutte ouverte contre la politique de bombardements massifs des villes allemandes. En avril 1941, le Times avait publié une lettre ouverte de l’évêque de Chichester demandant au gouvernement d’abandonner la pratique des bombardements de nuit, considérés comme particulièrement éprouvants pour les populations civiles. C’est à cette époque qu’avait été créé le Committee for the Abolition of Night Bombing, auquel s’était jointe Vera. Les soutiens avaient commencé à se clairsemer avec la poursuite des attaques allemandes contre les villes anglaises. À l’inverse, début 1942, la nomination de Sir Arthur Harris à la tête du Bomber Command renforce le mouvement pacifiste, alors que la Grande-Bretagne passe d’une stratégie de bombardements ciblant des industries à des bombardements de zone, qui touchent sans distinction production de guerre et zones résidentielles. Quelques mois plus tard, la Conférence interalliée de Casablanca (14-24 janvier 1943) institue de principe de la reddition sans condition de l’Allemagne, de l’Italie, et du Japon, ainsi qu’une coordination des bombardements entre Britanniques et Américains, les premiers attaquant surtout de nuit, les seconds de jour.

Quels sont les arguments développés par l’activiste britannique dans Humiliation with Honour et en quoi diffèrent-ils de ses écrits pacifistes de la fin des années 1930 ? Selon Brittain, « il n’y a aucune certitude que l’utilisation de cette nouvelle stratégie aura pour conséquence un abrègement de la guerre ». Par abrègement, on entend généralement une limitation ou une réduction significative des destructions ou des souffrances humaines. C’est à l’inverse une sensible aggravation de la situation des civils ennemis qui se produit, comme semblent le montrer les données qu’elle a réunies. Les bombardements de masse ne provoquent, en outre, ni révolte, ni effondrement du moral de la population. Un constat qui avait déjà été fait lors des bombardements de Madrid et d'autres villes pendant la guerre civile espagnole, puis en Grande-Bretagne au moment du Blitz. Autrement dit, la mise en accusation par Vera Brittain de la stratégie des alliés est double, à la fois au nom de son inefficacité et son immoralité.

Il faut, selon elle, que les Alliés renouent avec des valeurs chrétiennes comme la tolérance et la générosité s’ils veulent se donner les moyens d’une paix juste et durable (sous-entendu, à la différence de la paix instituée par le traité de Versailles) et extirper les racines du nazisme comme l’humiliation et le désir de revanche. Défendre ces idéaux, c’est aussi préparer l’après-guerre. « Un geste magnanime n’est pas seulement un moyen de mettre fin à une guerre, c’est le seul moyen d’y mettre fin sans semer les germes d’un autre conflit », explique-t-elle12. À la dénonciation des bombardements de zone s’ajoute un combat en faveur de l’aide humanitaire aux populations d’Europe occupée, qui n’est pas sans rappeler, une fois encore, celui de Save the Children et d’autres organisations comparables à la fin de la Première Guerre mondiale et dans l’immédiat après-guerre. En février 1943, Brittain publie à ce sujet un pamphlet intitulé One of These Little Ones. Le mois suivant, elle prend la direction de la Food Relief Campaign (FRC), la campagne d’aide alimentaire organisée par la Peace Pledge Union. Fin juillet 1943, le bombardement massif de Hambourg par la Royal Air Force, lors de l’opération Gomorrhe, donne une urgence nouvelle à la mobilisation contre la guerre aérienne. Le déluge de feu des bombes incendiaires détruit plus de la moitié de la ville. Les raids font plus de 30 000 morts et 500 000 sans-abris.

Couverture de Humiliation with Honor, 1942

Couverture de Humiliation with Honor, 1942.

4.

Sans doute est-ce l’émotion suscitée par cette attaque, la plus destructrice en Europe de toute la Seconde Guerre mondiale, qui conduit Brittain à accepter la proposition du Bombing Restriction Committee d’écrire un nouveau pamphlet consacré aux bombardements. Cette fois, cependant, Andrew Dakers se montre réticent à la publier. Il craint une interdiction assortie de la suppression de la licence qui lui permet de se fournir en papier. Un autre éditeur, New Vision Press, donne son accord pour une parution en avril. Quelques semaines plus tôt, une version abrégée de Seed of Chaos paraît aux États-Unis sous le titre, beaucoup plus radical : Massacre by Bombing. Le mot massacre, on le sait, signifie un anéantissement massif. Il a partie liée également avec l’animalité, puisqu’il emprunte au vocabulaire de la chasse, et suggère des formes radicales de violence. Le choix du titre, en tout cas, ne laisse pas indifférent et suscite des réactions virulentes outre-Atlantique, non sans une certaine mauvaise foi, d’ailleurs, puisque les critiques américains affectent d’ignorer que Brittain s’en prend à un certain type de bombardement, le « bombardement de zone », et non pas à l’emploi de l’arme aérienne en général13. « De nombreux “faits” de cette étrange brochure sont en réalité de simples emprunts à la propagande nazie », dénonce le célèbre journaliste William Shirer. « En fait, le Dr. Goebbels, dont je connais les écrits, les astuces et les mensonges, l’aurait à peine écrit autrement. Miss Brittain utilise la propagande nazie pour prouver combien nos bombardements sont effrayants14. » Il est vrai que fidèle à sa méthode, Vera s’appuie sur des descriptions particulièrement choquantes des dégâts humains pour mettre en accusation la stratégie alliée. Venant d’un ancien correspondant de presse en Allemagne, auteur d’un best-seller, Berlin Diary, où Shirer offre aux lecteurs américains une vue du régime nazi de l’intérieur, la critique fait mouche.

« C’est à peu près ce que l’on attendait de Shirer », s’indigne Vera. « Non seulement, il dit que nous sommes des dupes des Nazis, mais il suggère que nous sommes des agents Nazis ! Ses méthodes d’attaque sont également celles auxquelles on pouvait s’attendre. Par exemple, il sous-entend que mes sources d’inspiration sont allemandes ou d’inspiration nazie, et il omet de mentionner que j’emprunte surtout à des reporters britanniques, à des journaux anglais – sans même parler des prisonniers de guerre rapatriés15. »

Dans le même temps, le sous-secrétaire d’État à la guerre Robert P. Patterson dénonce les accusations énoncées par Brittain16.

En Grande-Bretagne, Seed of Chaos est accueilli avec une certaine indifférence. À la différence des États-Unis où elle avait réussi à réunir le patronage de vingt-huit personnalités du monde des lettres et du clergé, qui furent d’ailleurs désavouées publiquement par le Président Roosevelt, Vera Brittain ne peut se prévaloir d’aucun soutien de renom. Pire encore, la critique la plus virulente vient des milieux progressistes, en l’occurrence d’un article publié par George Orwell dans Tribune :

« Apparemment, elle veut que nous gagnions la guerre. Mais elle souhaite que nous nous en tenions à des méthodes “légitimes” et que nous abandonnions les bombardements des populations civiles par crainte qu'ils ne ternissent notre réputation aux yeux des générations à venir. » Or même si le pacifisme est une position défendable, « tout discours sur la “limitation” ou l’humanisation de la guerre est un pur délire17 ».

Par ailleurs, les pertes civiles sont sans commune mesure avec les pertes militaires alliées, souligne-t-il, en particulier celles de l’Armée rouge sur le front de l’Est.

De manière intéressante, la comparaison entre le coût humain des bombardements et celui d’une offensive de l’infanterie est une thèse récurrente de tous ceux qui ont essayé de justifier l’emploi de la guerre aérienne contre les villes. Ainsi Sir Arthur Harris, qui dirige le Bomber Command, fait-il une référence éloquente à la Première Guerre mondiale pour légitimer la stratégie qu’il a été chargé de mettre en œuvre :

« Malgré tout ce qui s’est passé à Hambourg, les bombardements se sont avérés une méthode relativement humaine. Il a évité à la jeunesse de ce pays et de nos alliés d’être fauchée sur le champ de bataille par l’armée ennemie comme ce fut le cas dans les Flandres pendant la guerre de 1914-1918. »

Vingt ans plus tôt, Guilio Douhet, le grand théoricien italien de l’avenir de la guerre aérienne, n’écrivait pas autre chose dans Command of the Air (1921) : elle pourrait apparaitre plus humaine, finalement, que les guerres du passé, car elle ferait couler moins de sang.

En avril 1945, Orwell est envoyé en Allemagne par The Observer pour y suivre la progression des troupes alliées. Ses reportages livrent une description poignante des villes détruites. Il reste fidèle, toutefois, à sa position initiale :

« Les bombardements ne sont pas particulièrement inhumains. C’est la guerre elle-même qui l’est, et les bombardiers, utilisés pour paralyser l’industrie et les transports, sont une arme relativement civilisée. La guerre “normale” ou “légitime” est tout aussi destructrice pour les biens matériels, et infiniment plus en vies humaines. En outre, une bombe tue un échantillon ordinaire de la population, alors que les hommes tués au combat sont précisément ceux que la société peut le moindre se permettre de perdre. Les Britanniques n’ont jamais supporté le bombardement des civils et il ne fait aucun doute qu’ils seront prêts à plaindre les Allemands dès qu’ils les auront définitivement vaincus ; mais ce qu’ils n’ont pas encore compris, en raison de leur immunité relative, c’est l’effroyable pouvoir destructeur de la guerre moderne et la longue période d’appauvrissement qui attend désormais le monde entier18. »

Il faut relire cet article à la lumière de ses précédents échanges avec Brittain. « Il y a quelque chose de très déplaisant à accepter la guerre comme un instrument de la politique tout en voulant se soustraire à toute responsabilité en ce qui concerne ses aspects les plus barbares », avançait alors Orwell. Tandis que Brittain lui répliquait en réponse à l’article paru dans Tribune :

« On part du principe que si les pacifistes n’ont pas réussi à empêcher l’éclatement d’un conflit, ils doivent ensuite jeter l’éponge et acquiescer à tous les excès que les faiseurs de guerre choisissent d’initier19. »

Cette question de l’humanisation de la guerre ou de son refus radical est une interrogation centrale au cœur de la pensée de Vera Brittain, et un problème encore largement débattu aujourd’hui. En mars 1944, au moment de la parution de Seed of Chaos, un éditorial du New York Times posait le problème sans ambiguïté :

« Nous espérons que Mlle Brittain […] et les autres personnes qui appellent aujourd'hui avec tant de sincérité à un changement dans la manière dont nous nous battons accorderont leur attention au problème plus important du maintien de la paix. La guerre est, comme le dit Mlle Brittain, un “carnaval de la mort”. Elle torture la “conscience chrétienne”. Rien de ce que nous apprécions dans notre vie collective ne peut perdurer si le système de la guerre perdure. Laissons la stratégie et la tactique aux généraux, en espérant qu'ils seront aussi miséricordieux que possible. Et consacrons-nous à éradiquer ces maux si redoutables. Prenons l’engagement que cette guerre soit menée et conclue de telle manière qu’aucune ville ne sera plus jamais bombardée. Mais ne nous leurrons pas en pensant que la guerre peut-être plus humaine. Elle ne le peut pas. Elle peut seulement être abolie20. »

S’interroger sur le parcours intellectuel et moral d’une grande militante comme Vera Brittain, depuis son engagement patriotique durant la Grande Guerre, son adhésion passionnée à l’esprit de Genève jusqu’à sa condamnation, avec des accents religieux, des « bombardements de zone » conduits par les Alliés, c’est aussi questionner, plus fondamentalement, notre rapport à la violence de guerre.

« Aujourd’hui, il existe de plus en plus d’obligations légales visant à rendre la guerre plus humaine. […] L’idée même d’une guerre plus humaine peut sembler contradictoire. En réalité, cette idée a changé le visage de l’une des pratiques les plus anciennes de l’histoire », rappelle l’historien du droit Samuel Moyn. « […] Quelles que soient les intentions de ses concepteurs, la “guerre sans fin” de l'Amérique montre pour la première fois que la guerre – malgré sa violence maladive – peut être transformée en un système régulé. Elle oblige aussi à reconnaître que le commandement péremptoire de minimiser les souffrances ne suffit pas. L'enjeu ultime de la régulation des conflits devrait être un monde libéré de la domination qu’ils exercent sur nous21. »

Loin des espoirs naïfs d’une guerre régulée, qui avaient retrouvé une certaine actualité au début du XXIe siècle, c’est, de manière plus radicale, l’avenir du droit de la guerre et d’une justice internationale qui se joue, en ce moment-même, face aux crimes commis dans la guerre d’agression russe contre l’Ukraine.

Unfold notes and references
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1

Vera Brittain, Seed of Chaos. What Bombing Really Means, Londres, New Vision Publishing Company, 1941.

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2

Lettre de Vera Brittain à William Keane Seymour, 8 février 1942, citée par Y. Aleksandra Bennett, « Introduction », in Vera Brittain, One Voice. Pacifist Writings from the Second World War, Londres et New York, Continuum, 2005, p. xiii, note 16.

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3

Bruno Cabanes, The Great War and the Origins of Humanitarianism, 1918-1924, Cambridge, Cambridge University Press, 2014, chap. 5.

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4

Lettre de Vera Brittain à Roland Leighton, 21 mai 1915, in Alan Bishop et Mark Bostridge (dir.), Letters from a Generation: First World War Letters of Vera Brittain and Four Friends, Boston, Northeastern University Press, 1999, p. 110, cité par Stéphane Audoin-Rouzeau, Cinq deuils de guerre, 1914-1918, Paris, Noésis, 2001, p. 21.

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5

Vera Brittain, Chronicle of Youth. The War Diary, 1913-1917, éditée par Alan Bishop et Terry Smart, New York, Morrow, 1982, p. 146, cité par Stéphane Audoin-Rouzeau, Cinq deuils de guerre, 1914-1918, Op.cit., p. 25.

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6

Vera Brittain, Testament of Youth, Londres, Gollanz, 1933, p. 645-646.

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7

Vera Brittain, « Peace Through Books », New Clarion, 20 mai 1933.

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8

Lettre de Vera Brittain à George Catlin, 21 juin 1936, citée par Paul Berry et Mark Bostridge, Vera Brittain. A Life, Boston, Northeastern University Press, 1995, p. 355.

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9

Lettre de Vera Brittain à Mr. Glanville, 13 septembre 1934, citée par Paul Berry et Mark Bostridge, Vera Brittain. A Life, Op. cit., p. 359.

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10

Vera Brittain, « Pacifism after Munich», in Paul Berry et Alan Bishop (dir.), Testament of a Generation: The Journalism of Vera Brittain and Winifred Hotby, Londres, Virago, 1985, p. 229-230.

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11

Lettre de Vera Brittain à Andrew Dakers, 12 décembre 1940, citée par Y. Aleksandra Bennett, « Introduction », Op. cit., p. xiv.

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12

Vera Brittain, Humiliation with Honour, New York, Fellowship Publications, 1943, p. 35.

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13

Aleksandra Bennett, « Introduction », Op. cit., p. xviii.

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14

William L. Shirer, « Propaganda Front. Rebuttal to Protest Against Bombing », New York Herald Tribune, 12 mars 1944.

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15

Lettre de Vera Brittain à George Catlin, 19 avril 1944, citée par Paul Berry et Mark Bostridge, Vera Brittain. A Life, Op. cit., p. 440.

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16

A. C. Grayling, Among the Dead Cities: The History and Moral Legacy of the World War II Bombing of Civilians in Germany and Japan, Londres, Bloomsbury, 2006, chap. 5.

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17

George Orwell, « As I Please », Tribune, 19 mai 1944.

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18

George Orwell, « Future of a Ruined Germany », The Observer, 8 avril 1945.

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19

Vera Brittain, « Humanizing War? », lettre au Tribune, 23 juin 1944.

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20

« Massacre by Bombing », New York Times, mars 1944, réponse à Vera Brittain.

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21

Samuel Moyn, Humane: How the United States Abandoned Peace and Reinvented War, New York, Farrar, Straus, and Giroux, 2021.