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Sur la politique kantienne de la Neuvième de Beethoven

Le récent bicentenaire de la Neuvième Symphonie de Beethoven, créée à Vienne le 7 mai 1824, a donné lieu, parallèlement à de nombreuses interprétations de l’œuvre dans les salles de concert, à un flux impressionnant de discours verbaux et audiovisuels. Des articles de presse, des colloques dans des institutions universitaires ou musicales, des émissions spéciales à la radio, des posts sur les médias sociaux, des expositions, plusieurs films documentaires, et bien d’autres choses encore, ont abordé, sous diverses formes et dans divers contextes, la beauté éternelle de cette musique, sa présence durable en tant que source de joie partagée et de plaisir esthétique, sa pertinence culturelle pour l’humanité dans un monde globalisé et troublé. Sans surprise, un coup d’œil aux tendances de Google montre que l’intérêt mondial pour la Neuvième a atteint un pic le 7 Mai 2024, l’Autriche étant le pays dans lequel il a été le plus intense, suivi par d’autres pays européens : le seul pays non européen dans le top 10 était la Chine (8e), loin devant les États-Unis (33e). La Neuvième dans son ensemble, mais aussi l’Ode à la joie, et/ou leurs appropriations variées dans la culture populaire, ont été longuement discutées. Cela s’est passé de manière plutôt tranquille et apaisée – remarquablement tranquille en fait, étant donné que la commémoration aurait pu être l’occasion de critiquer l’eurocentrisme implicite de ce symbole de la culture prétendument « universelle », que l’on peut prendre pour un fétiche sonore de l’Occident.

À l’instar d’autres commémorations de Beethoven, comme celle de 2020 lors de la pandémie, dont celle de 2024 était une sorte de prolongation, les discours sur le compositeur et son œuvre ont été riches et diversifiés. L’un des documentaires, réalisé par Barbara Weissenbeck, présentait une fascinante reconstitution high-tech de la première au Kärtnerthortheater il y a deux siècles (et quelques mois). Cependant, la préoccupation la plus omniprésente au sujet de la Neuvième, le récit le plus visible à son sujet, articulait son histoire politique au XXe siècle et sa diffusion géographique dans le monde d’aujourd’hui. Le thème de la musique et la politique, qui souligne la capacité de cette musique à construire des communautés et à susciter un enthousiasme collectif dans différentes parties du monde, y compris dans des régions déchirées par la guerre comme l’Ukraine et le Moyen-Orient ; mais aussi, ses honteuses appropriations par des régimes autoritaires comme les nazis ou la Rhodésie de l’apartheid, ce thème a constitué l’épine dorsale des documentaires réalisés par Carmen Traudes, Larry Weinstein, Kerry Candaele, Christian Berger, James Jolly, et d’autres encore. La BBC a diffusé un podcast de Phil Smith, Odes to Joy, racontant « comment les politiciens, les manifestants, les publicitaires et les humoristes ont utilisé une mélodie emblématique ». Un phénomène similaire s’est produit dans la presse. À Londres, The Guardian a publié un article intitulé « L’hymne des factions », expliquant que « cette bouleversante symphonie a été utilisée et abusée (used and abused) pendant 200 ans : elle a marqué la chute du mur de Berlin et est devenue la chanson d’anniversaire d’Hitler ». À Buenos Aires, La Nación a expliqué que « les Français l’ont adoptée comme emblème pendant la Première Guerre mondiale parce qu’elle incarnait les idéaux de fraternité ; les nazis se la sont appropriée pendant la Seconde Guerre mondiale et, au cours des 50 dernières années, elle a servi de bande sonore à des films et même à des championnats de football ». Il serait facile de trouver d’autres exemples. Même le Beethovenhaus de Bonn a célébré le bicentenaire par une exposition sur musique et politique, centrée sur l’« Ode to Freedom » de Leonard Bernstein en 1989, c’est-à-dire le remplacement du mot Freude (joie) par Freiheit (liberté) dans le texte de Schiller.

Daniel Barenboim, bien connu pour associer régulièrement musique et politique avec l’East Western Divan Orchestra, a publié dans le New York Times une tribune chargée d’émotion qui, à première vue, allait dans le même sens. Dès le début, il rappelait aux lecteurs que la Neuvième « a été jouée aux Jeux olympiques de 1936 à Berlin ; elle a été jouée à nouveau dans cette ville à Noël 1989, après la chute du mur de Berlin, lorsque Leonard Bernstein a remplacé dans le finale choral le mot “Freude” par “Freiheit” ; l’Union européenne a adopté le thème de l’“Ode à la joie” de la symphonie comme hymne ». Cependant Barenboim écrit peu après : « Je vois aussi la Neuvième d’une autre manière. La musique en elle-même ne représente rien d’autre qu’elle-même ». Ces derniers propos font écho à des points de vue classiques en esthétique musicale, comme ceux d’Eduard Hanslick et d’autres voix du XIXe siècle. Le chef d’orchestre développe ce point de vue en affirmant que « la grandeur de la musique, et de la Neuvième Symphonie, réside dans la richesse de ses contrastes », avant de décrire la musique en général comme « une leçon de vie », en tension apparente avec « la musique en soi ». Le plus remarquable dans l’essai de Barenboim, cependant, est comment sa revendication d’une « autre manière de voir », qui en fait renvoie à des idées romantiques largement partagées par les anciennes générations de musiciens, résume sa prise de conscience de ce que, de nos jours, l’histoire politique de la Neuvième est bel et bien devenue un récit dominant.

Cela n’a pas toujours été le cas. Les commémorations du vingtième siècle se sont surtout intéressées à la pertinence politique de Beethoven à l’époque où il vivait. En sautant à reculons dans l’histoire de sa réception, elles ont ignoré ou écarté la longue série de contingences qui ont encadré les interprétations de l’œuvre à différentes époques et dans différents contextes, et se sont intéressées directement aux intentions, aux croyances et aux décisions de Beethoven, afin de les ramener comme une « leçon de vie » dans le présent. Il est vrai qu’en 1970, le film Ludwig van de Mauricio Kagel se concentrait déjà sur la réception troublée de l’œuvre, notamment en donnant les traits de Hitler au guide (Führer) fictionnel du Beethovenhaus. Cependant, il me semble que l’équilibre entre les deux dimensions du passé – l’époque de Beethoven vs l’histoire de sa réception – a changé au tournant du XXIe siècle. Ainsi, le bicentenaire de 2024 a stabilisé et popularisé un récit sur la Neuvième qui fait de sa réception politique la substance même de sa signification, le vingtième siècle désormais achevé constituant le cœur, et aussi le moment crucial, de l’héritage de Beethoven. En bref, dans cette vision contemporaine, l’histoire de l’interprétation de l’œuvre tend à devenir une partie de son ontologie.

Au centre de cette histoire se trouve une question morale. Le récit en question met obstinément en lumière le triste bilan des dictateurs et criminels réels et fictifs du vingtième siècle – de Hitler à, disons, Alex dans Clockwork’s Orange de Stanley Kubrick – qui ont revendiqué l’œuvre pour leurs horribles desseins et désirs. Le bien et le mal se distinguent des deux côtés de la médaille politique, ce que le Guardian résume bien en parlant d’« uses and abuses » : Goebbels est du côté des abus, Bernstein, de celui des us ; l’hymne national de la Rhodésie abuse de l’œuvre, l’hymne européen en fait usage, et ainsi de suite. Or il est facile de percevoir la fragilité de cette distinction en noir et blanc, dès que l’on s’aventure dans les innombrables nuances de gris du monde réel. En incorporant tout l’inventaire des uses and abuses dans le domaine ontologique, on ne peut éviter le soupçon que les uns sont en quelque sorte inséparables des autres. Et l’on peut se demander si, dans ces circonstances, et comme le voudrait l’ancienne légende de Beethoven, le sens de l’œuvre peut encore être perçu comme prenant résolument le parti du bien.

Il n’est pas facile de trouver une issue à ce dilemme moral. Pourtant, à l’occasion de la commémoration du troisième centenaire de la naissance d’Emmanuel Kant, cela peut être une invitation à explorer une conjecture, que j’aimerais appeler celle de la politique kantienne de la réception de Beethoven. En un mot, je me demande si l’histoire politique de la Neuvième ne s’est pas déroulée parallèlement à celle de l’impératif catégorique de Kant. Afin d’explorer cette conjecture, examinons l’histoire de l’association de Beethoven avec Kant, cristallisée dans un mythologème dont la fonction idéologique était, et est toujours, d’associer sa musique à la loi morale et à la dignité de l’être humain, aujourd’hui invoquées notamment dans la Grundgesetz, la Loi fondamentale allemande.

Il est bien connu qu’en février 1820, Beethoven a écrit dans un Konversationsheft, un « cahier de conversation » : « La loi morale en nous et le ciel étoilé au-dessus de nous – Kant !!! ». Il est également connu, du moins des spécialistes, que Beethoven n’a pas lu cela dans la Critique de la raison pratique, mais dans un article de l’astronome Joseph Littrow publié dans la Wiener Zeitung für Kunst, Literatur, Theater und Mode le 1er février de cette année-là. La citation de Kant y était rendue de manière inexacte et sans aucune résonance politique. Comme le suggère le titre « Kosmologische Betrachtungen », Littrow s’intéressait avant tout au ciel étoilé, et non à la loi morale. Pourtant, la phrase de Kant et le triple point d’exclamation qui suit son nom ont contribué à présenter les normes morales de Beethoven comme directement inspirées de la philosophie kantienne.

Quand cela s’est-il produit ? D’une part, les mots du Konversationsheft sont restés pratiquement inconnus tout au long du XIXe siècle. Les premiers biographes tels que Anton Schindler et Alexander W. Thayer, qui ont peut-être vu cette phrase écrite de la main de Beethoven de leurs propres yeux, ne l’ont pas mentionnée dans leurs livres. Les cahiers de conversation ont été publiés pour la première fois au début du XXe siècle et n’ont influencé que lentement les versions populaires de la biographie du compositeur. Cette rareté rend d’autant plus remarquable la présence de Kant dans la première réception française de Beethoven, mentionnée dans l’ouvrage de Leo Schrade Beethoven in France, paru en 1942, et étudiée récemment par Gaëlle Loisel. Cela commence en 1827, lorsque Beethoven est appelé « le Kant de la musique » dans une nécrologie publiée dans le Journal général d’annonce des œuvres de musique, gravures, lithographies, avec l’explication qu’« au fond de ses combinaisons, en apparence toutes mathématiques, on découvre toujours je ne sais quelle poésie intime et cachée, comme dans les écrits si logiquement obscurs du philosophe de Koenigsberg ». Il se poursuit avec le compte rendu d’Hector Berlioz de 1829 sur la première exécution de la Neuvième à Paris, qui mentionne le propre compte rendu de l’œuvre par Adolf Bernhard Marx en 1826 dans le Berliner allgemeine musikalische Zeitung – un texte où le nom de Kant n’apparaît pas – comme preuve que les Allemands parlent de la musique dans « les formes philosophiques du platonisme et de l’école de Kant ». En 1830, l’auteur belge François-Joseph Fétis compare les libertés prises par Beethoven avec les règles communes de composition au « système de la transcendance des idées » de Kant.

Jusqu’à présent, le motif kantien dans la réception de Beethoven n’avait aucun rapport avec la politique. Pourtant, en France du moins, il a contribué à forger une image de l’Allemagne comme « le pays de Kant et de Beethoven », faisant ainsi de la musique de ce dernier un symbole de la moralité de sa nation, contrastant avec toutes les tares attribuées par ailleurs au pays ennemi. Dans ce processus, un autre thème kantien était implicite, à savoir le beau comme symbole du bien. Un discours similaire s’est développé dans les pays germanophones. Des recherches plus approfondies seraient nécessaires pour obtenir une image complète, mais on peut postuler que, venant après les horreurs de la Grande Guerre, le Centenaire de la mort de Beethoven en 1927 a encore stabilisé le stéréotype du contenu kantien et humaniste de sa musique, souvent considéré comme faisant partie des identités culturelles allemandes et autrichiennes. Dans l’entre-deux-guerres, une approche kantienne de la moralité de la musique de Beethoven s’est également cristallisée dans les écrits de Paul Bekker, Theodor W. Adorno et d’autres. Adorno écrit en 1930 : « Beethoven rencontre effectivement Kant dans Schiller, mais d’une manière plus concrète que sous le signe de l’idéalisme éthique formel. Dans l’Ode à la joie, Beethoven a composé, avec un accent, le postulat kantien de la raison pratique ».

Cela ressemble à une ébauche des préoccupations morales d’aujourd’hui concernant l’histoire politique de la Neuvième. Il convient toutefois de préciser que dans un autre fragment sur Beethoven, datant de 1945-1947, Adorno jugeait le concept de dignité humaine de Kant « suspect », en raison de son mépris implicite pour les êtres non humains, tels que les animaux. Il poursuit : « Les animaux jouent pratiquement le même rôle pour le système idéaliste que les juifs pour le système fasciste ». Ainsi, Adorno était-il loin de croire naïvement à la moralité de l’idéalisme philosophique. Pourtant, son aphorisme de 1930 sur Beethoven et Kant sonne rétrospectivement comme un avertissement pour les années à venir, lorsque les nazis camperont une scène morale autour de Beethoven portée jusqu’à son point de rupture, en niant la loi morale kantienne par l’immoralité radicale de leur politique. Aujourd’hui, la Neuvième de Beethoven pourrait également être interprétée avec un accent kantien, alors que la nostalgie du Troisième Reich, l’indifférence à l’égard de l’extinction des espèces et la rage xénophobe à l’encontre des migrants ne cessent de croître en Allemagne, en Europe et dans la ganzen Welt, ce « monde entier » embrassé par Schiller, et si mal en point1.

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    Cet article est paru en allemand et en anglais en novembre 2024 dans le magazine du Beethovenhaus, Appassionato n° 53, pp. 8-14.

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    Pour citer cette publication

    Esteban Buch, « Sur la politique kantienne de la Neuvième de Beethoven » Dans MarionBrachet et Esteban Buch (dir.), « Musique et politique », Politika, mis en ligne le 18/02/2025, consulté le 18/02/2025 ;

    URL : https://politika.io/en/node/1524