Une révolution néolithique ?
professeur émérite d’archéologie

(Université de Paris I Panthéon-Sorbonne)

historien de l’art contemporain

(Université Paris Nanterre)

Professeur émérite d’archéologie à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne, membre honoraire de l’Institut universitaire de France, Jean-Paul Demoule a contribué à créer en 2001 l’Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap), dont il a été le premier président, jusqu’en 2008. Ses recherches portent sur le néolithique et l’âge du Fer européens (à partir de fouilles en France, en Grèce et en Bulgarie), ainsi que sur l’histoire et le rôle social de l’archéologie. Il a également collaboré avec des artistes (Daniel Spoerri, Sophie Calle), sur la question des rapports entre archéologie et art contemporain. Parmi ses ouvrages récents, dont les thèmes sont abordés dans l’entretien, figurent notamment Naissance de la figure – L’art du paléolithique à l’âge du Fer (2007 et 2017), Mais où sont passés les Indo-Européens ? Le mythe d’origine de l'Occident (2014 et 2017), Les Dix millénaires qui ont fait l’histoire - Quand on inventa l’agriculture, les chefs et la guerre (2017), Trésors de l’archéologie : petites et grandes découvertes pour éclairer le présent (2019 et 2021), Aux origines, l’archéologie – Une science au cœur des grands débats de notre temps (2020), La Préhistoire en 100 questions (2021). En 2022, il co-organise avec Sophie Calle une exposition sur l’archéologie du passage de l’hôtel de la gare d’Orsay au musée du même nom (L’Ascenseur occupe la 501) et vient de publier une histoire des mouvements migratoires humains depuis deux millions d’années (Homo Migrans, de la Sortie d'Afrique au Grand Confinement).

Rémi Labrusse Comment a-t-on eu l’idée d’accoler ces deux mots : révolution et Néolithique ?

 

Jean-Paul Demoule – Il faut remonter à la fin du XVIIIe siècle, à l’évolutionnisme de Condorcet, voire à Turgot, bien avant l’identification et la définition proprement dites du Néolithique. À cette époque, on avait déjà fouillé des sites néolithiques et récolté des objets, notamment lors de la découverte de la célèbre tombe de Cocherel en Normandie, en 1685, mais la dimension de la préhistoire n’était pas conceptualisée en tant que telle. ll n’empêche que l’idée d’une évolution progressive de l’humanité, dans le sens de l’amélioration, avec des époques successives clairement séparées les unes des autres (Condorcet en définissait dix, dans son Tableau historique des progrès de l’esprit humain) était une condition nécessaire pour penser le Néolithique en tant que rupture : une étape dans la marche du progrès. Un peu plus tard, cette vision évolutionniste a servi à structurer le passé préhistorique : en 1836, l’archéologue danois Christian Jürgensen Thomsen, directeur du Nationalmuseet à Copenhague, a formulé la théorie dite des trois âges, en classant les objets des collections archéologiques de ce musée suivant la succession des âges de pierre, de bronze et de fer. Il s’inspire de la vision antique (les cinq âges de l’humanité selon Hésiode) mais il inverse le sens de l’histoire : celle-ci ne va plus vers le bas mais vers le haut, elle avance, elle progresse. Puis la préhistoire sort de terre pendant tout le XIXe siècle, le paradigme biblique baisse en crédibilité et en 1865, John Lubbock, au Royaume-Uni, propose de distinguer, au sein de la préhistoire, entre le « Paléolithique » et le « Néolithique », en s’apercevant qu’au sein de l’âge de la pierre, il y a une vraie coupure, pour laquelle il faut inventer des catégories et donc des mots.

John Lubbock, L’Homme avant l’histoire, Paris, 1867

John Lubbock, L’Homme avant l’histoire, Paris, 1867 [éd. orig. Pre-Historic Times, Londres, 1865], fig. 96, « Tumulus danois ».

Rémi Labrusse – Est-ce qu’en forgeant ces néologismes, Lubbock a accrédité l’idée du Néolithique en tant que crise ?

 

Jean-Paul Demoule – Non, chez Lubbock, je pense que l’objectif est avant tout taxinomique : il s’agit juste de classer et de définir des étapes, des partitions, dans le cours continu du progrès de l’humanité. L’idéologie progressiste est plus fortement affirmée chez Lewis Henry Morgan, dans Ancient Society en 1877, dont les vues sont reprises telles quelles par Friedrich Engels en 1884 dans L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, et donc par la science marxiste. Globalement, la vision du Néolithique comme une charnière dans la marche vers la civilisation habite les sciences humaines jusqu’à ce qu’on commence à devenir pessimiste, après la Seconde Guerre mondiale. Avant cela, il n’y a pas l’idée du Néolithique en tant que crise, que régression potentielle.

Henri du Cleuziou, La Création de l’homme et les premiers âges de l’humanité, Paris, 1887

Henri du Cleuziou, La Création de l’homme et les premiers âges de l’humanité, Paris, 1887, pl. 67, « Une habitation lacustre à l’époque de la pierre polie ».

Rémi Labrusse – Même du point de vue de l’art ? L’idée qu’au Néolithique, la représentation figurative décline, qu’on ne sait plus produire les images comme auparavant ?

 

Jean-Paul Demoule – Cela explique plutôt une forme de désintérêt pour le Néolithique, par rapport au Paléolithique ou aux périodes dites historiques. C’est particulièrement le cas en France, où le Néolithique est très peu étudié, par rapport au Paléolithique, dans les débuts de l’archéologie préhistorique. Tous les préhistoriens français se focalisent sur le Paléolithique, qui alimente le débat sur les origines, la grande question des sciences humaines du XIXe siècle, et qui y ajoute cet art fascinant, une fierté française. Et puis il faut dire que les sites souterrains, propres au Paléolithique (cavernes ou abris sous roche), sont plus faciles à identifier, tandis qu’on a du mal à trouver les sites néolithiques de plein air. Je rappelle qu’on ne saura pas fouiller des maisons néolithiques avant la fin des années 1960. On ne connaît guère que les cités lacustres des Palafittes, en Suisse, et bien sûr les sites mégalithiques qui sont à part, depuis au moins la fin du XVIIIe siècle. Mais le Néolithique dans son ensemble n’a rien de très magnifique et ne suscite donc pas l’enthousiasme de la recherche.

Pensez à quelqu’un comme Gabriel de Mortillet, un des fondateurs de la discipline de la préhistoire : dans Le Préhistorique, en 1883, il se focalise sur la classification. De manière caractéristique, animé par le schéma du progrès, il place la culture appelée aujourd’hui Seine-Oise-Marne (S.O.M.) dans ce qu’il appelle le Robenhausien (du nom d’un site palafitte en Suisse, Robenhausen, découvert en 1858) et il le situe au début du Néolithique parce que le caractère rudimentaire de la céramique lui paraît devoir nécessairement appartenir à une période primitive. Or, les sites de la culture S.O.M. relèvent en fait de la fin du Néolithique en France, à une époque où la poterie cesse sans doute d’être un marqueur identitaire, au profit d’autres matières comme le bois, et ne garde qu’un rôle utilitaire qui explique la pauvreté de ses décors. Plus largement, en France, il y a le problème global que la vraie archéologie, c’est l’Orient, la Grèce et Rome ; c’est ce qu’on met au musée du Louvre, et le reste, on le met en périphérie, à Saint-Germain-en-Laye, au Musée des Antiquités nationales. Au total, ce sont surtout les érudits locaux qui travaillent sur le Néolithique.

Gabriel de Mortillet, Le Préhistorique. Antiquité de l’homme, Paris, 1883

Gabriel de Mortillet, Le Préhistorique. Antiquité de l’homme, Paris, 1883, fig. 61, « Dolmen d’Argenton et menhir servant de limite entre deux champs, commune de Landunvez (Finistère) ».

Rémi Labrusse – Venons-en à l’élaboration du concept de révolution néolithique, qu’on attribue à l’archéologue australien Vere Gordon Childe dans l’entre-deux-guerres. Même s’il ne l’a pas inventé (Mortillet emploie déjà le mot en 1883), il en fait quelque chose que personne n’a fait avant lui. En quoi est-il un fondateur ?

 

Jean-Paul Demoule – Childe avait un engagement politique explicite, puisqu’il militait dans des mouvements de gauche en Australie et qu’il est venu au Royaume-Uni, d’abord en Écosse, après la Première Guerre mondiale, à cause de ses opinions politiques socialistes, qui lui fermaient les portes du monde universitaire australien. Au Royaume-Uni, il tombe sur une archéologie traditionnelle, essentiellement classique, et il se tourne donc vers l’archéologie allemande qui, pour les périodes anciennes, est beaucoup plus développée. Il voyage pour étudier les résultats de fouilles de sites néolithiques en Autriche, en Europe centrale, en Suisse. Comme la plupart des jeunes chercheurs de son temps, il est plongé dans la question des origines. Ce que proposent les Allemands contemporains lui semble alors beaucoup plus élégant, comme la « Siedlungsarchaeologie » de Gustaf Kossinna (« archéologie du peuplement » qui, en reliant culture et ethnicité et en en déduisant l’existence d’une culture proto-indo-européenne, donc proto-« germanique », sur les actuels territoires de Pologne et de Tchéquie, va être un inspirateur direct du nazisme, même si, par chance pour lui, il est mort en 1931, avant leur prise de pouvoir). Le deuxième livre d’archéologie de Childe, The Aryans: A Study of Indo-European Origins, en 1926, porte d’ailleurs sur les Indo-européens (il en avait d’abord écrit un purement politique, sur les compromissions du Labour Party australien avec le capitalisme, puis un second, qui l’a rendu célèbre, The Dawn of European Civilisation, en 1925). Certes, il préfère faire venir les Indo-européens des steppes, comme beaucoup de gens à cette époque, alors que Kossinna les fait venir de Scandinavie, mais le mouvement de pensée est le même. Cela dit, Childe a fait son mea culpa quant à cette obsession des origines dans l’archéologie de cette époque : en 1957, quand il écrit son testament spirituel, « Retrospect » (publié en 1958 dans Antiquity, juste avant son retour en Australie et son suicide du haut d’une des falaises des Blue Mountains, là où il avait passé son enfance), il reconnaît que cette recherche des Indo-européens était « childish », infantile, et pas « childeish », childienne, que la question était vide de sens. Dès 1933, du reste, à l’arrivée de Hitler au pouvoir, Childe avait publié dans Antiquity un article très violent contre les compromissions de la science allemande, qui, selon lui, s’était déconsidérée par sa collaboration avec le pouvoir nazi.

Vere Gordon Childe, The Dawn of European Civilization, Londres, 1968

Vere Gordon Childe, The Dawn of European Civilization, Londres, 1968, 6e éd. [éd. orig. 1925], couverture.

Plus que cette quête des origines, ce qui le caractérise avant tout, c’est sa volonté marxiste d’élucider les mécanismes à l’œuvre dans l’histoire, d’élaborer une archéologie causale sur des fondements matériels. C’est ce qu’il développe dans What Happened in History, en 1942, traduit en allemand en 1952 par Stufen der Kultur (Niveaux de culture) où il essaye alors de caractériser la rupture néolithique en termes strictement socio-économiques. Pour moi, cette optique reste toujours valable sur un plan théorique, même si, concrètement, l’explication environnementale qu’il propose est désormais complètement désuète : il suppose en effet qu’il y aurait eu un dessèchement climatique au Proche-Orient et que ce serait la promiscuité (« propinquity ») des humains avec les animaux et les plantes, dans les petits ilots des oasis subsistantes, qui aurait donné naissance à l’idée de domestication. Or on sait aujourd’hui que le contexte environnemental était inverse : aux débuts du Néolithique au Proche-Orient, on entre dans une période interglaciaire, où les conditions climatiques sont beaucoup plus favorables. Mais ce qui reste de la pensée de Childe, c’est l’idée que ça se passe au niveau matériel, qu’il y a des facteurs matériels explicatifs pour l’évolution des cultures.

Ces explications un peu rustiques, naturalistes de l’évolution culturelle me semblent toujours opératoires et même salutaires. J’ajouterai que c’est la lecture de Childe qui m’a permis d’échapper à l’archéologie classique, à laquelle un jeune archéologue, nourri par les lettres classiques, était encore naturellement destiné dans les années 1960. Je lisais Childe en parallèle, par curiosité, dans des traductions françaises en livre de poche comme L’Europe préhistorique, paru dans la Petite Bibliothèque Payot en 1962. Il m’a donné l’envie de bifurquer tout de suite vers l’archéologie préhistorique.

Rémi Labrusse – Childe souligne explicitement que son recours au terme de « révolution », pour la naissance du Néolithique, est d’ordre conceptuel plutôt que factuel, qu’il ne sert pas à désigner, notamment, une crise soudaine et brève. Pourquoi, alors, avoir mis cette notion en avant ?

 

Jean-Paul Demoule – Childe est évolutionniste ; pour lui, le cours de l’histoire est forcément un progrès. Mais dans l’évolutionnisme du XIXe siècle, le progrès humain avait tendance à être considéré comme un facteur causal en soi, une nécessité supérieure prédéterminant les causes historiques concrètes. Au contraire, Childe s’en tient strictement aux causes matérielles. Même s’il n’a pas trouvé les bonnes, la recherche de ces causes le conduit à mettre l’accent sur l’existence de ruptures concrètes, de moments de crise, alors qu’en général, l’idéologie du progrès conduisait à considérer qu’on montait quasi automatiquement les marches d’un escalier. Ce qu’il a donc élaboré, c’est le caractère, plus fondamental qu’on ne le pensait jusque-là, de la rupture liée à un événement causal, ou à un faisceau d’événements. Pour cela, son marxisme l’a certainement incité à recourir au terme de révolution, qu’il s’agisse de la révolution soviétique ou de la révolution industrielle, qui est sa notion de référence, à partir de sa lecture d’Engels.

Rémi Labrusse – Dans un article du Débat, en 1982, « Le néolithique, une révolution ? », vous avez critiqué la notion de révolution néolithique comme une nouvelle forme de « fantasme de l’origine ». Vous continuez cependant à l’utiliser aujourd’hui. Pourquoi ?

 

Jean-Paul Demoule – Je l’ai critiquée pour plusieurs raisons. La première, c’est qu’il n’y avait pas d’accord scientifique sur les causes. Jacques Cauvin, dans ses études sur le Néolithique au Liban et en Syrie, était tenté par une explication sociologique, en faisant l’hypothèse que le rassemblement des gens avait créé un stress auquel l’agriculture avait fourni un dérivatif. Puis, comme il était philosophe de formation, il a défendu l’idée d’une révolution des symboles, sans cause matérielle identifiée. A contrario, Alain Testart, dans Les Chasseurs-cueilleurs ou l’origine des inégalités, en 1982, a critiqué le côté « révélation » de l’explication proposée par Cauvin, il a recentré l’enquête sur les facteurs écologiques et remis en cause l’opposition tranchée entre chasseurs-cueilleurs et agriculteurs-pasteurs. Dans le monde anglo-saxon, Robert Braidwood parlait de noyaux (« nuclear zones ») d’où certains comportements humains se seraient propagés, mais ça n’expliquait rien, ça se contentait de dire que ça apparaissait. Lewis Binford, de son côté, proposait une explication démographique, avec toutes les incertitudes qu’implique la démographie préhistorique. Dans ce paysage, j’étais personnellement sensible à l’hétérogénéité de tous ces grands schémas narratifs (« the grand narrative », comme disent les Anglo-saxons), avec ou sans causes, et j’avais envie de les déconstruire. Il faut dire que je disposais pour cela de l’exemple de Jean-François Lyotard, mon premier beau-père.

Par ailleurs, il y avait aussi la question de la longue durée. S’il y a eu une « révolution » néolithique, ce qui est sûr, c’est qu’elle ne s’est pas faite du jour au lendemain. Ça a pris deux ou trois mille ans et il a eu des prémisses : on estime actuellement que le loup a été domestiqué au Paléolithique, il y a environ 20 000 ans, et on a pu observer des chasseurs-cueilleurs amazoniens qui apprivoisaient de petits animaux sauvages comme animaux d’agrément. Donc la domestication est une idée qui a existé indépendamment de la révolution néolithique proprement dite. Même chose pour l’usage de la céramique : cela existait, mais restait ponctuel, sporadique, et pas toujours utilitaire. Par ailleurs, il y a eu des gens qui se sont fort bien passés de l’économie néolithique, comme les chasseurs-cueilleurs Jômon au Japon ou les Indiens de la Côte Nord-Ouest de l’Amérique du Nord. Ce sont des sociétés qui se sont sédentarisées et ont pratiqué le stockage, dans des milieux favorables liés à des ressources permanentes, non saisonnières, en général d’origine aquatique (poissons, coquillages, mammifères marins, etc.). On y trouve déjà des indices de hiérarchie sociale et de violence, liés à l’accumulation de richesses, sans néolithisation.

De ce point de vue, il n’y a pas de comparaison possible entre le passage au Néolithique et la révolution industrielle, qui, elle, se fait et se globalise à partir d’un seul foyer, en un temps extrêmement court, alors que la « révolution » néolithique se fait par tâtonnements, sur plusieurs millénaires et de manière indépendante dans différentes régions du monde.

Rémi Labrusse – Cela dit, la perception de la durée est fondamentalement relative : ce qui paraît long sur une certaine échelle de temps peut paraître court sur une autre. On ne peut donc pas faire du simple décompte arithmétique du temps un élément constitutif de la notion de révolution. Ce qui reste un problème, en revanche, c’est l’incertitude sur les causes du changement et c’est aussi la relative porosité des frontières, apparemment, entre les sociétés de chasseurs-cueilleurs et d’agriculteurs-pasteurs. Compte tenu de cela, peut-on continuer à employer la notion de révolution néolithique ?

 

Jean-Paul Demoule – Oui, même si la recherche des causes reste ouverte, pour moi, le Néolithique inaugure un processus qui conduit inévitablement jusqu’à la révolution industrielle. Le principal facteur, à mes yeux, est démographique : sans préjuger des quantités réelles d’humains à tel ou tel moment, la croissance démographique est un fait établi, sur le long terme. Plus on a d’humains à nourrir, plus les gains de productivité sont indispensables, et plus ils engendrent les innovations techniques : métallurgie, charrue, roue, assolement, mécanisation, engrais, pesticides, OGM, tout ça parce qu’il faut nourrir de plus en plus de gens.

Rémi Labrusse – La révolution néolithique est la révolution mère, en quelque sorte, à partir de laquelle il n’y a plus que des ricochets ?

 

Jean-Paul Demoule – Oui.

Rémi Labrusse – La généralisation de la violence inter-humaine, de la guerre, en constitue-t-elle un élément discriminant, par rapport au Paléolithique ? La question de l’origine de la guerre a-t-elle un sens ?

 

Jean-Paul Demoule – Là, les guerres préhistoriques, c’est un vaste débat, sur lequel on a deux visions qui alternent au cours du temps, depuis les débuts de l’archéologie préhistorique au XIXe siècle. Il y a les faucons et les colombes, comme dit l’anthropologue américain Lawrence Keeley, dans War Before Civilization, en 1996. Au tournant du XIXe et du XXe siècle, on a plutôt tendance à associer la sauvagerie supposée des sociétés primitives et la violence guerrière, c’est l’époque du succès de clichés comme la guerre du feu, dans les représentations populaires et la littérature, les romans de Rosny Aîné, etc. Après la Seconde Guerre mondiale, la tendance s’inverse : on considère majoritairement les sociétés paléolithiques comme des sociétés pacifiques. Dans les années 1960, Arlette Leroi-Gourhan avait trouvé des pollens de fleurs bleues dans des sépultures de Néandertal de la grotte de Shanidar, au Kurdistan irakien, et Ralph Solecki avait parlé à leur propos des « first flower people », en 1971. Mais est-ce que c’est un effet différé de l’impact de la guerre du Vietnam, aux Etat-Unis ? En tout cas, il y a eu ensuite un retour de balancier, dans l’anthropologie américaine, sous l’impulsion de Keeley, et on a insisté sur le caractère universel et systématique de la violence, accompagné par des cas très marginaux de sociétés pacifiques, en général nomades et de petites dimensions.

En France, Jean Guilaine a adopté cette approche critique d’un mythe de la paix primordiale, dans Le Sentier de la guerre, avec Jean Zammit. Alain Testart, de son côté, pensait que si on faisait la guerre, depuis les origines, c’était parce qu’on aimait ça, pour le plaisir. Personnellement, sur la guerre, j’ai évolué. Il y a encore quelques années, j’étais prêt à considérer les Paléolithiques comme assez pacifiques. Et puis le dossier très parlant réuni par Christophe Darmangeat à propos des conflits dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs australiens (Justice et guerre en Australie aborigène, 2021), m’a convaincu du contraire, j’ai accepté d’en écrire la préface. Même en l’absence de richesses matérielles, on peut passer son temps à se faire la guerre. L’appropriation des femmes, en particulier, est toujours un enjeu de violence.

Léon Maxime Faivre, L’Envahisseur, 1884

Léon Maxime Faivre, L’Envahisseur, 1884, huile sur toile, 259 x 189 cm, Vienne, musée des beaux-arts et d’archéologie.

Rémi Labrusse – En somme, selon les idéologies et les traumatismes historiques récents, on insiste alternativement sur la prédominance de la guerre ou de la paix au Paléolithique, et donc sur la rupture ou la continuité entre ces sociétés paléolithiques et les sociétés néolithiques, où les indices de conflits guerriers deviennent plus systématiques. En quoi la résurgence récente des débats sur l’existence ou non de sociétés matriarcales pacifiques, au début du Néolithique, s’inscrit-elle dans ce contexte, en postulant un Néolithique originel pacifique car matriarcal ?

 

Jean-Paul Demoule – Effectivement, l’idée d’un matriarcat néolithique, ou d’un droit maternel, comme disait le juriste suisse Bachofen en 1861 (« das Mutterrecht »), a été reprise et transformée par l’archéologue lithuano-américaine Marija Gimbutas, dans The Language of the Goddess en 1989, pour alimenter la thèse de sociétés matriarcales, prétendument attestées par la présence de figures divines féminines, de « déesses-mères », où l’absence de domination masculine allait de pair avec des tendances sociales pacifiques, égalitaires et créatrices. Pour elle, la vraie rupture a eu lieu plus tard, lorsque des populations nomades venues des steppes, les Kourganes, pasteurs et non agriculteurs, animés par l’esprit de la guerre, envahissent l’Europe et une partie de l’Asie et imposent un mode patriarcal d’organisation sociale sur lequel nous continuons à vivre aujourd’hui. La guerre, en somme, ne serait pas liée à la révolution néolithique en tant que telle mais à l’irruption plus tardive du patriarcat.

Cette thèse a été très critiquée. Pour moi, elle n’est qu’une inversion habile du mythe dix-neuviémiste des Indo-Européens : l’idée d’une race des seigneurs venus des steppes se retrouve, connotée cette fois négativement, dans son hypothèse des « Kourganes » patriarcaux, violents et envahisseurs. Même si certains éléments archéologiques, sur les mouvements de populations d’Est en Ouest au IIIe millénaire, sont exacts, fondés sur la bonne maîtrise par Gimbutas de l’archéologie soviétique des steppes, ses interprétations procèdent essentiellement de l’archéologie allemande antérieure aux années 1950. Elle en a repris le schéma en inversant simplement ses valeurs, pour s’adapter au nouveau contexte idéologique dans lequel elle se trouvait aux États-Unis, lorsqu’elle a été recrutée à Harvard dans les années 1950, puis surtout à Los Angeles en 1964. Il n’empêche que ses hypothèses, peu rigoureuses archéologiquement, répondent à des attentes contemporaines et qu’on les retrouve aussi bien au sein de certains mouvements féministes New Age californiens que dans le monde académique européen, comme dans les études de la philosophe féministe allemande Heide Göttner-Abendroth sur le matriarcat, à partir de la fin des années 1980.

Il y a cependant un mérite à cette gender archaeology, c’est de rappeler que la domination masculine est variable et peut être moins forte dans certaines sociétés, à partir de choix collectifs qui restent à explorer. C’est ce que défend l’anthropologie anarchiste de Pierre Clastres ou de David Graeber, et c’est la raison pour laquelle, avant sa mort en 2020, ce dernier, avec David Wengrow, a partiellement réhabilité les thèses de Gimbutas dans The Dawn of Everything (livre dont le titre anglais est aussi un hommage, soit dit en passant, au Dawn of European Civilization de Childe en 1925 – ce que ne reprend pas le titre français choisi par l’éditeur : Au commencement était … Une nouvelle histoire de l’humanité).

En France, ces questions sont restées très mal connues jusqu’au début des années 2000. Le livre de Gimbutas (dont on a fêté le centenaire de la naissance en 2021), Le Langage de la Déesse, n’a été traduit qu’en 2005, préfacé par Jean Guilaine, aux éditions des Femmes. Personnellement, je m’élève contre ce retour en vogue de l’idée d’un matriarcat primitif pacifique, j’ai écrit récemment un papier dans ce sens dans AOC. Pour moi, comme pour Alain Testart, l’abondance des figurines féminines hyper-sexuées, aussi bien au Paléolithique (dès l’Aurignacien et surtout au Gravettien) qu’au Néolithique, est plutôt l’expression d’un regard masculin sur la sexualité. Bronislaw Malinowski l’avait déjà dit, puis Maurice Godelier l’a redit, homo sapiens est la seule espèce de primate où la sexualité peut être continue ; cette disponibilité permanente des femmes crée des tensions sociales et des phénomènes de rivalité au sein des comportements de domination masculine. Depuis toujours, la sexualité masculine est une des causes majeures des guerres, relisez L’Iliade.

Rémi Labrusse – On ne peut donc pas isoler un moment de rupture entre des sociétés pacifiques non appropriantes et des sociétés fondées sur l’appropriation violente, en particulier des femmes par les hommes ?

 

Jean-Paul Demoule – Non, c’est le même psychisme « sapiens » depuis plusieurs dizaines de milliers d’années, mais simplement, il y a eu des sociétés plus ou moins brutales que d’autres, y compris pour la domination masculine. Je ne me risquerais pas à aller plus loin. Pourquoi y a-t-il des sociétés qui supportent l’oppression plus que d’autres ? Pourquoi observe-t-on des phénomènes de résistance plus ou moins accentuée et durable à la violence sociale ? Là, je n’ai pas d’explication. En tant qu’archéologue, je peux juste constater qu’il y a plus ou moins de violence ; mais quant à savoir si c’est strictement une fonction des aléas de l’histoire ou si c’est dans la logique même de l’espèce humaine... Disons qu’en ce qui concerne la violence, entre le Paléolithique et le Néolithique, on peut faire une comparaison avec les maladies et les épidémies : les maladies existaient au Paléolithique, on les a documentées grâce à l’archéo-génétique, mais comme c’étaient de petits groupes plus ou moins isolés, les interactions et leurs conséquences en termes de propagation étaient moindres que lorsque les concentrations humaines se sont accrues et qu’en plus, ces populations ont vécu en promiscuité avec des animaux domestiques. De manière analogue, il me semble probable que la violence entre mâles humains a toujours existé ; mais à partir du moment où des groupes se sédentarisent et se territorialisent, on constate archéologiquement qu’au bout de quelques siècles, les villages commencent à s’entourer de murailles défensives et les traces de charniers, les indices de massacres se font plus fréquents. On en connaît quelques-uns pour le Paléolithique, par exemple au Kenya, à Nataruk, sur les bords du lac Turkana, vers – 10 000, mais cela reste très sporadique, tandis qu’avec la sédentarisation, ça se généralise.

Rémi Labrusse – En somme, ce serait un peu comme des départs de feux. Le combustible est là, il s’enflamme de manière sporadique ou endémique, selon les conditions de combustion, elles-mêmes liées à l’évolution interne d’un groupe ou aux relations entre plusieurs groupes. Au Néolithique, avec une démographie dynamique et de plus en plus diffuse, on pourrait imaginer que les foyers potentiels d’explosion de violence se multiplient et que ces violences se propagent par conséquent de manière endémique, avec des pics épidémiques ici ou là, comme des incendies. Mais les plis formés par les comportements collectifs ne sont jamais définitifs, les sociétés ont toujours la liberté d’y mettre fin, d’opérer des choix de résistance à la violence interne ou externe. Est-ce que cela signifie qu’à un certain point, la recherche des causes et le déterminisme rencontrent leurs limites ?

 

Jean-Paul Demoule – Un jour, une petite fille en classe de CM1 ou de CM2 m’a posé cette question : « Mais pourquoi cette évolution, elle s’est faite à partir des singes et pas à partir des lapins ? ». Je n’ai pas la réponse. Les chimpanzés auraient-ils pu inventer l’art figuratif ou l’agriculture ? Comment se fait-il que ces phénomènes apparaissent et se généralisent dans plusieurs endroits du monde plus ou moins au même moment, vers – 40 000 pour l’art figuratif, vers – 10 000 pour l’agriculture (et pas au précédent âge interglaciaire, par exemple, entre – 130 000 et – 115 000) ? Aujourd’hui, l’évolution du cerveau humain apporte une forme de réponse, mais on peut aussi en rester à l’hypothèse du hasard…

Rémi Labrusse – La question de la petite fille, c’est l’idée de Swift, avec les Houyhnhnms, société de chevaux raisonnables et pacifiques, qui dominent et exploitent les Yahoos, humanoïdes sauvages et malfaisants. On se plaît à imaginer des mondes où d’autres espèces animales auraient évolué et inventé la culture technique et la domestication. En fait, la démarche causale rencontre ses limites dans la mesure où elle repose sur l’objectivation théorique de l’humain. Or, sous cet angle, la préhistoire fait figure de savoir paradoxal, contrainte par la pauvreté des indices à mettre en lumière de manière particulièrement aiguë les apories de son propre objectivisme. C’est le cas pour les images. On peut se demander pourquoi on en arrive là à tel ou tel moment de l’évolution, et tenter d’y apporter des explications matérielles, par l’environnement, par l’évolution de l’espèce, ou symboliques, par le religieux, par le politique, mais ces explications demeurent forcément fragiles et sujettes à débats compte tenu de la part immense de silence qui environne les données archéologiques. Il reste alors à renverser le point de vue, et à considérer les images subjectivement, de l’intérieur, pour réfléchir à ce qu’elles produisent, en tant que foyer de significations ici et maintenant, et non pas à ce qui les a produites, en tant qu’objets. Simplement, les deux approches sont hétérogènes l’une par rapport à l’autre ; on peut les juxtaposer, mais pas les articuler. Mais revenons à des questions historiographiques. Comment peut-on caractériser les implications politiques des lectures récentes du Néolithique, disons depuis les années 1960 ?

 

Jean-Paul Demoule – Le grand moment de rupture, ce sont les années 1970. Après l’optimisme des Trente Glorieuses, qui avait provoqué un retour en force du progressisme dans l’opinion, on voit arriver la crise économique, de nouvelles maladies, le début d’angoisses écologiques qui s’intègrent à la critique de gauche du productivisme et du consumérisme (alors que ce n’était pas le cas avant 1968). Le changement, cela dit, est beaucoup plus culturel que savant. Je l’ai clairement senti lorsqu’un jour, je me suis trouvé sur un plateau de télévision et qu’on s’est mis à parler du monde « néolithique ». C’était un signe que le mot lui-même et donc la chose entraient dans les consciences et commençaient à appartenir au débat public ; trente ou quarante ans plus tôt, ça n’aurait eu aucun sens pour personne, à part les spécialistes. Or les archéologues, traditionnellement, n’étaient pas très impliqués dans le débat public, surtout en France ; j’aime bien rappeler le mot fameux et méprisant de l’historien antiquisant allemand Theodor Mommsen, les traitant d’« analphabètes de l’histoire » ; il le faisait par comparaison avec les compétences philologiques des historiens de l’Antiquité, mais on peut le transposer à la réflexion politique sur le présent. De ce point de vue, Vere Gordon Childe fait partie des exceptions.

Rémi Labrusse – Tout de même, est-ce qu’on peut distinguer des options de droite et de gauche dans la lecture du Néolithique ?

 

Jean-Paul Demoule – D’abord, globalement, peu de gens s’intéressaient au Néolithique dans les années 1970-1980. Ensuite, du point de vue politique, les orientations étaient plutôt figées. En Union soviétique, pour ne pas avoir d’ennuis, les archéologues se réfugiaient dans la factographie et évitaient de faire des théories, comme le dit un des théoriciens soviétiques, Lev Klejn, dans un article que j’ai traduit de l’anglais et condensé avec S. Banduricova, « Panorama de l’archéologie théorique », pour le livre dirigé par Alain Schnapp, L’Archéologie aujourd’hui en 1980. Lorsqu’ils proposaient des interprétations, ils restaient dans le giron – ou le carcan – évolutionniste de Morgan et d’Engels. Aux États-Unis, ce qui s’est auto-proclamé la New Anthropology, c’étaient essentiellement deux choses : établir des mécanismes de raisonnement scientifique en s’inspirant de l’empirisme logique de l’école de Vienne, Carl Hempel, Rudolf Carnap, etc. ; et mettre l’accent sur les phénomènes environnementaux. C’est à ce titre que Lewis Binford s’est moqué du fameux « The culture was not ready » de Robert Braidwood, pour expliquer que la néolithisation ne soit pas arrivée plus tôt au Proche-Orient. Donc, une méthodologie, l’empirisme logique, et une thématique spécifique, l’environnement, mais pas d’engagement politique. Binford était de sensibilité démocrate, comme la plupart des universitaires américains, mais pas du tout activiste.

Rémi Labrusse – Et en France ? Y a-t-il un clivage idéologique dans l’archéologie préhistorique ?

 

Jean-Paul Demoule – Ce qu’il faut d’abord comprendre, c’est que c’était un tout petit monde. Lorsqu’Alain Schnapp enquête en 1976 sur la crise de l’archéologie en France, il dénombre environ six cents archéologues professionnels, dont plus de la moitié travaillent à l’étranger. Pour l’essentiel, ils se consacrent aux antiquités orientale et classique : l’Orient, la Grèce et Rome, toujours. L’archéologie métropolitaine est faite en majorité par des amateurs. Dans ce contexte de crise, le premier combat politique était celui de la mise en place scientifique et technique d’une véritable archéologie préventive, avec des moyens humains et financiers sérieux. Aujourd’hui, la partie a été gagnée sur le plan institutionnel, il y a une législation sur l’archéologie préventive, un cursus complet d’archéologie dans une douzaine d’universités et entre 4 000 et 5 000 archéologues professionnels en France. Ce combat était évidemment politique, dans la mesure où c’était un objectif de politique publique, et globalement, la génération des archéologues des années 1970 était nettement à gauche, autour de la revue Les Nouvelles de l’archéologie, que nous avons créée en 1979 avec Alain Schnapp. Personnellement, j’ai démissionné du PCF en février 1968, et j’ai pu vérifier que j’avais eu raison lorsque je me suis retrouvé à Prague en août 1968.

En ce qui concerne la préhistoire, il y avait trois chaires universitaires, à Toulouse (Louis-René Nougier), à Besançon (Jacques-Pierre Millotte) et à Strasbourg, pour la protohistoire (Jean-Jacques Hatt). La figure dominante à partir des années 1960, c’était bien sûr André Leroi-Gourhan, mais il piratait une chaire d’ethnologie à la Sorbonne qu’il avait appelée ethnologie préhistorique, jusqu’à ce qu’il passe au Collège de France en 1968. Politiquement, Leroi-Gourhan était une sorte de catholique de gauche, d’esprit teilhardien, au fond. Quant à l’archéologie ultra-nationaliste ou régionaliste en préhistoire, elle a pu exister notamment pendant la Seconde Guerre mondiale (la chaire de protohistoire de Strasbourg a été créée par les Allemands en 1943, et dans le Morbihan, Saint-Just Péquart, le fouilleur des nécropoles néolithiques de Téviec et Hoëdic, était chef de la milice et a été fusillé à ce titre à la Libération), mais tout cela n’existait plus dans les années 1960.

Rémi Labrusse – Quelle est la position du Néolithique dans les représentations politiques aujourd’hui ? À la faveur des débats sur l’Anthropocène, on a l’impression que c’est devenu un concept presque populaire ?

 

Jean-Paul Demoule – Il faut le redire, il y a encore dix ou quinze ans, ce qui s’est passé entre « l’homme préhistorique » du Paléolithique et les Gaulois était un trou noir dans la culture populaire ; il y avait 10 000 ans qui étaient à peu près complètement ignorés. Ce n’était quasiment pas enseigné dans les manuels scolaires, la préhistoire a même été intégralement sortie de l’enseignement secondaire en 2008 et n’y est revenue timidement, sous ma pression entre autres, qu’en 2016.

Est-ce que c’est aussi lié à l’évolution des débats contemporains sur l’Anthropocène ? On peut le penser. L’invention de cette nouvelle catégorie implique nécessairement de s’interroger sur son commencement : le nucléaire au XXe siècle ? la révolution industrielle au XIXe siècle ? les grandes découvertes au XVIe siècle ? Comme le géographe Michel Lussault, avec lequel nous avons conçu une exposition sur le sujet au Musée des Confluences de Lyon en 2021 (La Terre en héritage, du Néolithique à nous), je fais partie de ceux qui pensent que ça commence au Néolithique, puisque c’est là qu’on observe archéologiquement les premières atteintes massives à l’environnement, avec les grands déboisements, l’érosion des sols qui en résulte, etc. Mais le débat remonte au début des années 2000. Personnellement, j’ai clairement senti que la société était réceptive à cette thématique en 2008, à l’occasion du grand colloque que j’ai organisé à la Villette sous l’égide de l’Institut national de recherches archéologiques préventives, sur la révolution néolithique dans le monde. Le succès a été remarquable, la presse nationale s’y est intéressée, et les débats se sont concentrés sur la question de l’héritage du Néolithique dans les modes d’existence contemporains.

Vue de l’exposition "La Terre en héritage. Du Néolithique à nous", Lyon, Musée des Confluences, 2021-2022

Vue de l’exposition La Terre en héritage. Du Néolithique à nous, Lyon, Musée des Confluences, 2021-2022.

Aujourd’hui se répand l’idée que tous nos malheurs viennent du Néolithique, suivant une mécanique historique d’expansion démographique de l’espèce humaine, qui implique une montée en puissance continue de la pression sur l’environnement, un accroissement des tensions sociales et, finalement, une spirale d’autodestruction. À partir de là, il y a deux positions : fataliste ou pragmatique. Comme Jean Guilaine ou le regretté David Graeber, aux États-Unis, je fais partie de ceux qui s’opposent à l’idée que nous sommes dans un train fou lancé au hasard, qu’on ne peut pas arrêter. À chaque crise majeure, toute société est confrontée à des choix à l’égard desquels elle dispose d’un libre-arbitre, lui permettant toujours de décider de son avenir. Il y a toujours plusieurs solutions, qui dépendent des choix du corps social. L’histoire et l’archéologie nous en apportent la preuve, avec des phénomènes d’effondrement ou au contraire de résistance, comme ce qu’a identifié l’anthropologue et historien James C. Scott en Asie du Sud-Est, sur les hautes terres de la « zomia » (territoires du sud-est asiatique dont les habitants refusent l’autorité de l’État), et qu’il a plus récemment appliqué au Néolithique proche-oriental. Ces enquêtes expliquent le renouveau d’intérêt pour les travaux de Pierre Clastres, dans les années 1970, sur la société contre l’État, à partir de l’exemple des Indiens Guayaki du Paraguay, travaux auxquels se réfèrent Graeber et Wengrow, déjà cités, dans The Dawn of Everything. Que ces débats soient politiques, c’est une évidence : rappelez-vous l’activisme de David Graeber dans le mouvement « Occupy Wall Street » et son histoire critique des usages politiques de la dette, qui ont fait de lui une des figures les plus influentes de la pensée de gauche révolutionnaire, au niveau mondial.

Rémi Labrusse – Justement, quel est le rôle politique d’un préhistorien aujourd’hui ? Qu’a-t-il à faire dans la cité ?

 

Jean-Paul Demoule – Je pense que c’est effectivement de réfléchir et de faire réfléchir sur les sociétés pour lesquelles ça a le plus mal fini, d’insister sur les phénomènes d’effondrement et de s’interroger sur leurs causes : la répartition du pouvoir et l’accumulation des richesses, le développement des inégalités sociales, l’utilisation du surnaturel par les dominants pour assurer leur pouvoir de contrôle sur le reste de la société, et les crises environnementales, de subsistance, qui en résultent. Pour le mégalithisme européen, sa disparition progressive paraît essentiellement politique et pas environnementale, mais je pense en revanche aux Mayas, aux Khmers, à la civilisation de l’Indus, aux Mycéniens, etc. Souvent, on constate que ce sont des sociétés qui ont mal géré leur environnement, avec des couches dirigeantes hypertrophiées, qui se lancent dans des travaux gigantesques et affaiblissent la paysannerie ; à la fin, tout l’édifice est fragilisé, comme une pyramide qui repose sur sa pointe, et si la situation se dégrade, la population se retourne contre ses dirigeants que les dieux semblent avoir abandonnés. Ce qu’on a pu accepter à un certain moment, on arrête de l’accepter. Penser en ces termes, pour moi, c’est une manière de faire redescendre sur la terre les angoisses apocalyptiques contemporaines et de libérer nos choix sur l’avenir. Le fait que toutes les sociétés trop oppressives aient mal fini, à un moment ou à un autre, est une source profonde d’optimisme et de joie. Quand on a un système comme le nôtre où une vingtaine d’individus possèdent autant que les 50 % les plus pauvres, on se dit que ça ne peut pas durer indéfiniment. Cela étant dit, les archéologues prédisent surtout le passé.