Quelle réflexion engager lorsque le chercheur, loin de s’emparer de son sujet, se trouve à l’inverse saisi par celui-ci ? Quand c’est lui, et lui seul, qui guide le regard et affûte l’intelligibilité d’un monde renversé, régi par des repères axiologiques radicalement bouleversés par une logique nouvelle : celle de l’utopie exterminatrice. Après près de vingt ans de recherche au Rwanda sur l’histoire du génocide des Tutsi, j’ai acquis une certitude unique : les manières de travailler sur ce passé tragique furent déterminées par la commotion intellectuelle et morale qu’a représentée la rencontre inaugurale avec les traces vivantes de la tragédie sur place, en avril 2004, alors que se déroulaient les cérémonies marquant la dixième commémoration du génocide. Depuis, le choc initial s’est répété avec une intensité égale, enracinant le questionnement et l’enquête dans les matérialités du génocide. Au Rwanda, les archives sont de chair et de sang, les paysages nus de leurs habitants exterminés, la souffrance physique et psychique des survivants lacère le quotidien en apparence le plus trivial. Le temps du génocide s’étire à l’infini dans l’intimité des vies comme dans les scansions politiques et sociales.
S’approcher au plus près de ce que fut le génocide des Tutsi représente une traversée des mondes, une exigence de déplacement toute condensée en cette maxime irrémédiablement attachée à l’expérience des survivants et des survivantes : « ijoro ribara uwariraye », « seul celui qui a traversé la nuit peut en faire le récit. » Revenir aux ténèbres épaisses de 1994 s’énonce parfois sous les traits d’une expédition lointaine, vers un univers radicalement autre, comme l’a exprimé un jour de manière très nette un rescapé de Kaduha. Son enfance dont nous sollicitions le récit s’était comme déroulée en un temps et un espace si reculés qu’il s’agissait, dans le présent de la parole, de puiser le souffle indispensable pour y revenir. En écho, le basculement dans ce monde presque étranger du génocide, régi par des normes inversées est également décrit par Jan T. Gross dans son essai sur le pillage des biens juifs dans la Pologne soumise au « Gouvernement Général » lorsqu’il écrit : « Les récits de la Shoah sont comme fondés sur des événements qui se seraient produits sur un tout autre continent, rapportés par des voix fragmentaires et discrètes d’une poignée de survivants1. »
Le travail de l’historien s’ordonne donc autour des multiples frontières jalonnant le chemin de cette traversée pour combler la distance vers un monde aboli qui continue pourtant de sourdre dans les existences individuelles et collectives. Pour entamer ce voyage il faut souvent, très souvent, déposer son bagage scientifique, renoncer aux grandes ambitions de recherche établies à l’avance. Sans doute pour les retrouver ensuite, enrichies d’un tout autre savoir.
Plusieurs questions à partir desquelles l’objet-génocide convoque le sujet-chercheur seront envisagées ici : celle de la langue – la langue du génocide plus encore que le kinyarwanda lui-même ; celle des archives, loin de placer le génocide à distance ; celle des paysages pourvus d’une véritable puissance heuristique et, enfin, celle de la rencontre avec les survivants et les survivantes.
Le propos s’arrime à mes dernières expériences de recherche lors des deux années écoulées, recherche qui s’inscrit elle-même dans la continuité de mon travail antérieur sur l’histoire du génocide des Tutsi.
Les matérialités du génocide
Mettre au jour les rationalités régissant un événement que le sens commun renvoie si paresseusement au désordre, à la folie collective, à l’anomie ou encore à l’indicible exige d’entrer dans les topographies différenciées qui en ont accru l’efficacité, dans les logiques de justification de ses responsables à toutes les échelles du pouvoir puis de restituer les stratégies de survie des victimes. Cette démarche de dévoilement du sens se trouve reconduite aujourd’hui dans un travail en cours sur l’histoire du génocide dans la région de Kaduha, située au le nord de l’ancienne préfecture de Gikongoro.
Un monde renversé : l’archive, la langue et les lieux de l’enquête
L’entrée dans les « scènes de crime », pour reprendre une terminologie judiciaire que je fais ici mienne, est née d’une rencontre avec une archive, une archive séminale qui a frayé le chemin vers d’autres types d’archives constituant un véritable fonds en soi.
Ce document inaugural est un album composite constitué par une religieuse allemande, Sœur Milgitha Kösser, témoin malgré elle du génocide dans la paroisse de Kaduha et, plus précisément, de l’immense massacre exécuté à l’aube du 21 avril 1994 dans l’enceinte même de l’église et des bâtiments paroissiaux jouxtant son domicile et son centre de santé. Au cœur de cet album figure une série de clichés, rares, très rares, saisissant dès le lendemain du terrible assaut le saccage humain et matériel ainsi que la profanation du sacré mis en œuvre par les tueurs2.
D’emblée, c’est la découverte de l’archive qui a guidé le questionnement, renvoyant à la dimension si cruellement factuelle du génocide, indiquant, aussi, les différents lieux de l’enquête, tous soumis aux mêmes logiques de saccage et de profanation : l’église et les bâtiments paroissiaux d’abord mais également les écoles et les lieux de soins établis à proximité (le centre de santé dirigé par Sœur Milgitha Kösser et Sœur Quirina Lengsfeld et un hôpital inauguré en 1986).
Plaque à la mémoire de Milgitha Kösser.
De même que la confrontation aux procès gacaca puis aux récits des orphelins et des orphelines avait déterminé les manières d’entrer dans l’événement, non depuis un questionnement construit de l’extérieur mais de l’intérieur, par la voix des acteurs sociaux et par la préhension des paysages, le travail conduit aujourd’hui, visant à écrire une histoire globale du génocide des Tutsi à partir d’un lieu singulier, se construit patiemment à partir de rencontres. Ces dernières esquissent les pistes de l’enquête – dans le temps comme dans l’espace – et encouragent la recherche patiente et obstinée d’autres fonds d’archives encore inexplorés.
La confrontation à la matérialité brute du génocide à travers les éclats d’archives rassemblés par Sœur Milgitha permet de reconstituer un premier récit, de mettre au jour la factualité du massacre avant d’en remonter le cours des rationalités. Comme dans mes travaux antérieurs, le début de l’histoire que je choisis de décrire c’est toujours avril 1994. La tentative de compréhension du génocide s’ancre dans « ce temps-là », celui du printemps 1994, dans les sociabilités trahies, dans les paysages bouleversés, dans la langue pervertie.
Le renversement axiologique marquant l’usage de la langue se dévoile au fil de l’exercice de la traduction, jamais délégué à un tiers mais auquel il me paraît essentiel de contribuer, fût-ce avec quelques rudiments de Kinyarwanda. Depuis un an, j’ai la chance de mener ce travail assidu de décryptage avec Marie-Jeanne Rafiki, elle-même rescapée du génocide, grâce à laquelle s’engage un véritable dialogue sur les manières de dire le génocide. Là encore, la langue est l’objet d’un double effort de traduction afin de déterminer ses usages pervertis par l’expérience du génocide. Ainsi, avons-nous pu distinguer une série de termes dont la mobilisation récurrente témoigne de ce bouleversent axiologique. Certains exemples sont particulièrement frappants, comme l’emploi du verbe gutabara, renvoyant ordinairement au fait de solliciter le secours des voisins en cas de danger qui, dans le contexte du génocide est mobilisé pour décrire le renforcement des effectifs des ibitero (les bandes meurtrières). Tout aussi intrigant apparaît l’usage d’un vocabulaire lié au « travail », à la « loi » et aux « responsabilités administratives » pour décrire les tours de gardes aux barrières meurtrières hérissant routes et chemins. Le nouvel ordre de l’extermination se fond dans les structures étatiques en intégrant dans « l’ordinaire du massacre » l’ensemble de sa routine lexicale. Enfin, autre indice de ce monde inversé décelable dans la langue, les termes désignant les réjouissances de la vie sociale d’avant son réinvestis dans la description des agapes récompensant les tueurs de l’efficacité de leur besogne.
L’entrée dans la singularité irréductible de « ce temps-là » du génocide s’opère par le décryptage patient d’une archivistique extrêmement complexe. Les lieux du saccage et de la profanation indiqués dans l’album de Milgitha trouvent un grain descriptif plus fin dans le fonds constitué par les dizaines de milliers de pages des procès gacaca qui se sont tenus dans le secteur de Kavumu dans lequel se trouvait la paroisse, les établissements de soin, les écoles et les bureaux de la sous-préfecture. Ici, la masse même de l’archive traduit l’immensité du crime. Près de 700 personnes ont été jugées pour une attaque commise en vingt-quatre heures dans un périmètre d’à peine quelques kilomètres carrés. Les coordonnées géographiques et calendaires du génocide à Kaduha donnent la mesure de l’intensité meurtrière qui marque le génocide des Tutsi.
L’église de Kaduha.
Au fil de la traduction des documents judiciaires – traduction dont la difficulté est redoublée par l’entre-soi et l’implicite caractérisant les procès gacaca et dont la graphie des registres est parfois indéchiffrable – se dévoile un monde au sein duquel l’utopie éradicatrice impose une réversibilité radicale des lieux : une église maculée de sang, jonchée de corps ; un hôpital où les malades sont assassinés ; une école où les élèves font leurs classes en débusquant les Tutsi et en contrôlant l’imposante barrière dressée entre l’hôpital et le centre de santé. Ce monde inversé est animé par une série d’acteurs ayant eux-mêmes investi leurs fonctions et leur statut dans cette entreprise de réversibilité assassine. Les tueurs de Kaduha ne furent ni des psychopathes ni de pauvres hères collectivement contraints à tuer. Pour preuve, les principaux personnages ayant conduit l’extermination avec une efficacité redoutable se recrutent essentiellement parmi les notables. Dans l’administration de la sous-préfecture, d’abord, où se détache le zèle meurtrier du sous-préfet Joachim Hategekimana, du vice-président du tribunal, Thadée Habiyambere, du juge François-Xavier Karangwa, de l’agronome Benimana Katasi, surnommé Kaga (« grand malheur » en Kinyarwanda) ou encore du vétérinaire de la commune de Karambo, Bizimana Théogène. Au sein de ce maillage de notabilités locales, toute voix dissonante se trouve inexorablement réduite au silence. Les archives judiciaires s’attardent longuement sur le meurtre d’Oscar Gasana, également magistrat du tribunal de Kaduha, premier substitut du procureur. Hutu originaire de la préfecture de Gitarama, il a fondé un second foyer (urugo ruto) avec une femme tutsi, Monique Munyana. Peu après le déclenchement de l’attaque de l’église, les gendarmes font irruption chez le couple et leurs enfants. Ils fusillent aussitôt Oscar Gasana et Monique Munyana.
Les notabilités commerçantes tiennent elles aussi une place centrale dans la mise en œuvre du massacre du 21 avril. Pourvus de véhicules, les commerçants de Kaduha acheminent les masses de tueurs des communes alentour vers la paroisse, leur prodiguant boisson et nourriture avant l’assaut. Ici, la mobilité constitue une ressource essentielle dont les victimes sont privées dès les premiers jours du génocide. Rassemblées à la paroisse, ces dernières ne peuvent en franchir les nouvelles frontières instituées par les autorités locales sous peine d’être assassinées lors de leur quête de nourriture. Absolument dépendantes de l’aide accordée par Sœur Milgitha, elles sont également la proie de l’un des prêtres, l’abbé Athanase Nyandwi, lequel détourne à prix d’or les vivres destinées aux réfugiés tutsi.
Dans les procès gacaca comme dans les récits des rescapés et de celui de Sœur Miligitha, ce dernier tient un rôle singulier au sein de la cohorte des « ruharwa » (les tueurs de renom) de Kaduha. De nationalité burundaise, il arrive au Rwanda à l’âge de 10 ans après que ses parents ont fui les immenses massacres orchestrés contre les personnalités hutu en 19723. Ordonné prêtre en juillet 1991, il prend la tête de la paroisse alors que parvient à Kaduha la nouvelle de l’assassinat du curé Jean-Marie Vianney Niyirema le 7 avril 1994 au centre Christus de Kigali. La veille du terrible assaut du 21 avril, plusieurs survivants le décrivent multipliant les courses entre l’église et les bâtiments de l’école agro-vétérinaire voisine, ôtant du lieu sacré l’ensemble des objets sacerdotaux. Dans les témoignages recueillis comme dans les archives judiciaires, il est dépeint armé d’une longue épée et portant grenade à la ceinture avant d’être désigné comme l’un des responsables de la terrifiante barrière érigée aux entrées de l’hôpital et du centre de santé afin d’empêcher toute possibilité de fuite des rescapés du massacre de l’église. Sous la plume de Sœur Milgitha, dans les archives gacaca, ce prêtre est accusé de multiples viols, des faits dont la crédibilité est redoublée par le lien unissant la religieuse et l’abbé à une même institution : l’Église catholique.
Pas plus que l’église et les bâtiments paroissiaux, les lieux de soin, appartenant eux aussi au registre du sacré, ne sont épargnés par la réversibilité assassine. Dans le mouvement de l’attaque du 21 avril, l’hôpital de Kaduha devient la cible d’une attaque systématique menée par son infirmier en chef, Thacien Rutaboba. Ce dernier s’est également institué « responsable » de l’hôpital après le départ de son directeur tutsi, le docteur Hakizimana Léandre, le 8 avril. L’assassinat méthodique des infirmières comme des patients tutsi s’opère sous la férule de l’assistant médical. Indice incontestable de la volonté d’extermination exhaustive, les nouveau-nés n’échappent pas aux mains meurtrières de certaines infirmières hutu qui laissent ces derniers mourir de faim et de défaut de soins. Un employé de l’hôpital racontera plus tard dans les procès qu’il fut chargé de transporter les petits corps dans une brouette, parfois encore animés d’un faible souffle, avant de les jeter dans une fosse creusée derrière les chambres de la maternité.
Cette réversibilité radicale avait été repérée dans les relations de voisinages, elle s’articule ici autour des lieux et engage d’autres types de relations.
Paysages de la dévastation
Hors des cartons d’archives, la rencontre avec les paysages, et plus encore, leur préhension physique me paraît centrale à l’effort l’intelligibilité historique.
Ce monde inversé, mu par la volonté impitoyable d’exterminer les Tutsi jusqu’au dernier, s’incarne dans une topographie singulière qui se retourne aussi contre les victimes. Il faut avoir vu, il faut avoir traversé ces immenses collines juchées à plus de 2 500 mètres d’altitude pour mesurer l’impossibilité de la fuite, l’épuisement de cette survivante qui pendant plus de quatre heures d’entretien un jour d’août 2022 a restitué ses pérégrinations tragiques, d’un rugo à un autre, grièvement blessée avant d’arriver au centre de santé de Milgitha où elle a pu survivre. Il faut avoir emprunté les pistes défoncées, ravinées par les pluies, à flanc de montagne pour être saisi par la détermination des tueurs originaires des communes voisines ayant fondu sur la paroisse à l’aube du 21 avril. Jamais la carte la plus fine ne pourra restituer la dimension dynamique de ce paysage ni l’énergie déployée par ceux qui s’en rendirent les maîtres absolus en 1994. Tout comme aucune carte ne saurait rendre compte du froid régnant dans cette région de montagnes au cœur de la saison des pluies, pas plus qu’elle ne permettrait d’imaginer l’intensité sonore du massacre où se mêlent les cris des assaillants, les hurlements des victimes – leur chants de prières aussi –, le beuglement des vaches assassinées et le claquement des balles et des grenades.
Comment replacer sur une carte statique l’écho effrayant des induru (les clameurs) et le scintillement des machettes, réfléchi d’une colline à l’autre, escortant les pas de cet enfant tutsi en fuite vers la paroisse de Kaduha ?
Nichée sur une crête cernée de profonds ravins, la paroisse de Kaduha se mue en piège mortel. Dépourvus d’armes, les Tutsi qui s’y trouvent réfugiés n’ont guère la possibilité de tenir un siège rapidement percé par le déferlement des fusils et des grenades.
La préhension des paysages dévoile les scènes concrètes du génocide et met au jour avec une acuité irremplaçable à la fois l’énergie des tueurs et les chances de survie réduites à l’extrême des victimes.
Entrer dans les matérialités du génocide, dans les conditions matérielles de son exécution revêt une véritable puissance heuristique.
La fréquentation répétée des archives, des lieux du désastre ainsi que de celles et ceux qui y survécurent a fait advenir un autre questionnement : comment sortir de ce monde inversé ? De quel autre monde le génocide des Tutsi fut-il la matrice pour des survivants et des survivantes où le familier est devenu irréductiblement étranger ?
Panneau indiquant le Mémorial de Kaduha.
Un temps infini : le génocide depuis son après-coup
En classant, inventoriant et numérisant le fonds d’archives de l’association de rescapés Ibuka, s’est esquissée la possibilité d’interroger la spécificité du génocide non à partir de sa genèse ni même de sa mise en œuvre mais à partir de son après-coup survivant.
La dévastation matérielle et l’atteinte psychique sont si profondes qu’elles se donnent nécessairement à voir dans les archives des associations de rescapés.
C’est sur l’atteinte psychique que ce temps infini du génocide m’est apparu dans les archives avec le plus d’acuité. Les centaines de pages consignant les rapports des « conseillers en traumatisme » déployés sous l’égide d’Ibuka entre 2005 et 2009 permettent de décrire avec finesse les diverses manifestations d’une reviviscence ininterrompue du génocide. Parfois, ces « crises traumatiques » que la clinique rwandaise appelle ihahamuka ou ihungabana surgissent en des circonstances inattendues comme dans cette école secondaire de l’est du pays, où plusieurs dizaines d’élèves tentent éperdument de fuir croyant le génocide recommencé en raison d’une simple panne d’électricité dans les dortoirs.
Véritable relation au passé, digne d’une attention étendue au-delà du cercle des spécialistes de la psyché, ces manifestations de douleur morale dont les récits sont conservés dans les archives d’Ibuka s’inscrivent dans un temps continué du génocide, quand ce dernier marque pour longtemps la vie politique et sociale du pays. Ainsi les procès gacaca menés sur les collines entre 2002 et 2012 contribuent à accroître ces crises tout comme ils représentent un moment de grande insécurité physique pour les survivants. Présent du génocide qui envahit la vie onirique, comme en témoigne cette conseillère en traumatisme en septembre 2005 lorsqu’elle écrit : « Les élèves étudiant à l’Institut paroissial de Mukarange ont piqué la crise à cause des rêves d’un enfant qui a rêvé de ce qu’il avait entendu pendant les juridictions gacaca sur la mort de son père alors qu’il ne connaissait pas sa mort. » Cette nuit-là, une vingtaine de jeunes gens ont dû être pris en charge.
Ce temps étiré à l’infini du génocide, je l’avais approché grâce aux récits des orphelins et des orphelines à une échelle subjective qu’il serait désormais possible de retracer au travers d’un autre type de discours, celui des professionnels de la santé mentale au Rwanda dont les descriptions cliniques sont caractérisées par un grain très fin.
S’intéresser à la vie psychique des survivants et des survivantes permet de prendre la mesure de l’irradiation puissante de l’événement et son irréductible singularité. De nouveau, ce sont ces éclats d’archives ainsi que leur retentissement si brutal sur mes collègues rescapés travaillant avec moi à Ibuka qui ont fait surgir le questionnement. Parce que les crises traumatiques, les crises de ihahamuka n’étaient pas seulement enfermées dans des descriptions de papier mais surgirent très concrètement un jour d’avril quand l’un de nos collègues s’est effondré en proie à une reviviscence littérale de son expérience du génocide, sur les lieux mêmes où les siens avaient été assassinés 30 ans plus tôt.
« Le temps est sorti de ses gonds » écrit Leïb Rochman dans À pas aveugles de par le monde, à l’heure où le fantôme survivant revenu des Plaines foule un monde rendu étranger par l’extermination des siens. Au Rwanda, aussi, « le temps est sorti de ses gonds » en avril 1994. Sans doute la tâche de l’historien consiste-t-elle à tenter, en toute humilité, à comprendre les rationalités de cette temporalité radicalement autre et d’en saisir, tel un sismographe, la déflagration dans les existences individuelles comme dans l’évolution politique et sociale du pays, à l’échelle collective.
Je tiens à remercier ici toutes les personnes sans lesquelles ce travail serait impossible : Marie-Jeanne Rafiki, Fidèle Rwamuhizi, Damas Dukundane, Pierre Galinier, Dominique Célis, Béata Umubyeyi Mairesse, Imanzi Snave Mutaremara, Jean Ruzindaza et tous les survivants et survivantes de Kaduha, de 1963 et 1994.
Notes
1
Jan Tomasz Gross, avec la collaboration de Irena Grudzinska Gross, Moisson d’or. Le pillage des biens juifs, Paris, Calmann-Lévy/Mémorial de la Shoah, 2014, p. 38.
2
Que l’on me permette de renvoyer ici à mon propre article, « “Afin de mettre une marque en ce temps”. Kaduha, avril 1994 : un album de l’attestation. », Sensibilités. Histoire, critique, sciences sociales, vol. 10, n° 2, 2022. p. 28-45.
3
Voir Jean-Pierre Chrétien et Jean-François Dupaquier, Burundi, 1972. Au bord des génocides, Paris, Karthala, 2007.