Restes explosifs de guerre et brutalisation environnementale en Ukraine : une comparaison avec la Grande Guerre
Ingénieur géologue, doctorant en histoire militaire et environnementale

(BRGM)

Le retour de la guerre

 

« L’Europe était en paix comme la Terre était ronde et tournait autour du soleil1 ».

 

Le 24 février 2022 fit irruption dans le présent des Européens une guerre de « haute intensité », que nous autres, en déprise guerrière depuis la fin de la Guerre d’Algérie, pensions reléguée au passé. L’extériorité du phénomène guerrier soudain se rétrécissait avec la proximité d’une « forme d’une guerre conventionnelle interétatique comme on n’imaginait plus en voir dans une période dominée par les guerres civiles et les interventions occidentales dans des conflits asymétriques2 ». Bien des historien·ne·s de la Première Guerre mondiale (1914-1918) sont frappé·e·s par les similitudes entre la guerre d’Ukraine et la Grande Guerre sur le font occidental.

Bien que les contextes historiques et géographiques diffèrent pour ces deux crises séparées par plus de cent ans, des rapprochements saisissants surgissent, que ce soit dans la symbolique voire la mystique de l’élan guerrier et des buts de guerre côté russe, dans les relatifs consensus des classes politiques (malgré le contraste entre les systèmes russe et ukrainien), dans le déroulés et la physionomie de la guerre, dans les tactiques et les moyens militaires mis en œuvre pour opérer ces tactiques. À l’est de l’Ukraine, de Kharkiv à Kherson un front continu de 900 km se stabilisa à l’automne 2022, par le rééquilibrage des forces opposées, à l’instar du front occidental de la Grande Guerre (de 750 km depuis la mer du Nord à la frontière franco-suisse). Mais les rapprochements entre les deux conflits ne s’arrêtent pas là.

Cet article expose dans un premier temps les origines, conséquences et enjeux d’une problématique née avec la Première Guerre mondiale, peu visible dans l’historiographie de la Grande Guerre, mais pleinement partagée avec la guerre d’Ukraine, celle des Restes Explosifs de Guerre (REG) et des risques associés. Dans un second temps, il propose un éclairage original de la guerre russe contre l’Ukraine au prisme de l’histoire environnementale et militaire de la Grande Guerre, tout en posant la question prospective des conséquences environnementales du conflit actuel.

Les guerres de l’artillerie

Les champs de bataille de la Grande Guerre étaient tenus par la puissance de feu de l’artillerie. Cette arme occupe aussi en Ukraine, chez les deux belligérants, une place centrale dans les tactiques et l’art opératif issus d’un même creuset, celui de la doctrine militaire de feu l’Union soviétique, qui misait sur la saturation des positions adverses par la puissance de feu et des frappes en profondeur. D’importants moyens sont nécessaires pour mener à bien ces opérations, avec en corollaire le rôle capital des approvisionnements en munitions. Les gains territoriaux engrangés lors de l’offensive russe entre mai et juillet 2022 « n’ont été rendus possibles que par leur supériorité en artillerie, avec un rapport d’environ quatre à un en leur faveur3 ». Dans le Donbass, 2 000 pièces d’artillerie auraient été en activité au printemps 2022 côté russe, vectorisant sur les positions ukrainiennes 12 000 à 15 000 projectiles par jour, avec possiblement des pointes à 60 000, contre 3 000 et 6 000 obus et roquettes tirés par les forces ukrainiennes par jour4. La différence de la guerre d’Ukraine avec 1914-1918 tient à la typologie de certains matériels, inexistants durant la Grande Guerre (mines terrestres, charges autopropulsées et autres drones kamikazes) et sur l’intensité des bombardements. En effet, les statistiques de l’artillerie sur le front est-ukrainien sont bien loin de celles de la Grande Guerre. Un milliard de projectiles d’artillerie lourde et de campagne et au moins autant d’artillerie de tranchée, bombes, mines et autres grenades, furent tirés sur ce front. Au printemps 1917, plus de 800 000 obus/jour du seul calibre 75 mm français furent consommés5. Les Allemands tirèrent lors de leurs offensives du printemps 1918 pas moins de 5 millions d’obus en cinq heures.

Pièce d’artillerie lourde sur voie ferrée française de 380 mm dans les Flandres en 1917 faisant feu de nuit. Collection particulière

Pièce d’artillerie lourde sur voie ferrée française de 380 mm dans les Flandres en 1917 faisant feu de nuit.

« Bombturbation »

Les ruines et le bouleversement du paysage sont les premières manifestations visibles de l’usage de tels moyens de l’artillerie. L’artillerie infligea plus de 70% des pertes et blessures durant la Grande Guerre et raya des cartes, en quelques semaines, des villages entiers, comme l’auraient fait 40 000 à 80 000 ans d’érosion naturelle. Il y eut des destructions « comme autant de siècles d’abandon6 ». Les sols des secteurs du front actif intensément bombardés furent profondément déstructurés par les détonations répétées, les horizons pédologiques7 brassés sur parfois plusieurs mètres (phénomène de « Bombturbation8 » par analogie avec le brassage naturel des sols par le gel, dit « cryoturbation », ou encore par les organismes vivants fouisseurs, dit « bioturbation »). En 1914-1918, l’usage massif d’armes explosives puissantes transforma les paysages, les champs de blé et de betteraves, si fertiles du nord de la France, en champ de bataille : ces océans terreux, boueux, toujours désolés, faits de trous et de bosses modelés par des milliers de détonations répétées, lardés de tranchées et mités par les abris. 2,5 millions de cratères d’impact ont été identifiés sur une zone d’agriculture intensive expérimentale de 852 km2 à l’est de l’Ukraine, dans l’oblast de Donetsk, par un procédé d’imagerie satellitaire et de traitement des images par l’intelligence artificielle9.

Surplus et Restes Explosifs de Guerre

Une fraction des munitions tirées dysfonctionne et reste non explosée, ou suit un régime de détonation partielle. Ces « UXO » (UneXploded Ordnance) résultent d’incidents de tir. La dénomination « Restes Explosifs de Guerre » (REG) désigne « les munitions non explosées et les munitions explosives abandonnées » selon le Protocole de l’Organisation des Nations Unies relatif aux REG (Protocole V à la Convention CAC de 1980), adopté le 28 novembre 2003. Les UXO peuvent rester affleurants après avoir ricoché à l’impact, ou s’enfoncer dans les sols plus au moins profondément. La présence dans les sols de ces engins forme une pollution dite « pyrotechnique ». Le « rendement » des tirs s’est significativement amélioré depuis les débuts de l’artillerie moderne : le taux de « ratés » durant la Grande Guerre s’élevait à 25 à 30%, à environ 15% pour les projectiles et les bombes durant la Seconde Guerre mondiale en Europe, mais il n’est plus que de 5 à 10% pour les projectiles actuels (au XXIe siècle)10. Toutefois, le taux se serait dégradé sur le théâtre des opérations ukrainien. De récentes recherches avancent des taux entre 10 et 30%, qui sont comparables avec ceux connus durant 1914-191811. Ils seraient liés à l’obsolescence des matériels utilisés, issus de l’arsenal de l’ancienne Union soviétique.

L’importance des moyens de l’artillerie durant la Grande Guerre enfanta aussi des quantités considérables de matériels de guerre, projectiles conventionnels et chimiques, en surplus, c’est-à-dire excédant les besoins des armées. Au gré des manœuvres durant les phases de mouvement, même minime, de grandes quantités de REG furent délaissées sur les champs de bataille, en surface comme sous terre. Lors de la retraite allemande engagée dès octobre 1918, les dépôts de munitions ex-allemands furent abandonnés pour ne pas entraver la marche par un matériel encombrant devenu inutile. Les Alliés, par leur poussée de la contre-offensive majeure d’août-septembre 1918, quittèrent aussi leurs positions et s’éloignèrent de leurs principaux dépôts de munitions. Surpris par la célérité inattendue de l’effondrement des armées allemandes, considérant toujours par ailleurs l’éventualité d’une contre-offensive, les Alliés n’avaient pas anticipé la survenue si proche de la fin des hostilités et avaient maintenu leurs approvisionnements en munitions (250 000 tonnes/mois projetées jusqu’en juillet 1919 !12) conduisant, au moment de l’interruption des combats, à l’accumulation d’importants surplus de guerre dans des dépôts de l’hinterland (communément désigné par « l’arrière »). À ces surplus s’ajoutèrent tous les REG, engins épars, en amas, collectés sur et aux abords des anciens champs de bataille par des unités militaires dites de « récupération » (« Salvage » chez les forces alliées13). Les REG transportables convergèrent vers ces dépôts dit « de rassemblement » qui enflèrent encore avec la découverte de caches lors du déblaiement des usines et de la reconstruction, ainsi que des travaux de première urgence de remise en état des sols agricoles, suivis par la reprise des labours, etc. Les quantités de REG en surplus, matériels et matières explosibles anciennes, obsolètes et hors service (Excess, Obsolete, Unserviceable Ammunition, EOUA), seraient supérieures à 1 700 000 tonnes14. Différents auteurs ont cherché à estimer le nombre de projectiles tirés durant la Grande Guerre sur le front occidental15. Une estimation proche d’un milliard de tirs d’artillerie lourde et de campagne apparaît réaliste. L’équivalent en tonnage n’est pas connu car dépendant du calibre et du type de munitions tirées. Le projectile standard dans l’artillerie de campagne française faisait 7 kg, celui de l’artillerie lourde 45 kg (soit pour un milliard d’unités 7 et 45 millions de tonnes). Ces surplus, bien que considérables, seraient donc potentiellement sans commune mesure avec les quantités d’engins de guerre réellement utilisées. L’Ukraine est aussi confrontée à l’existence de tels surplus. Fin 2004, selon les données officielles du ministère de la Défense ukrainien, le stock de EOUA se serait élevé à environ 2,5 millions de tonnes, dont 1,5 millions nécessitant une mise au rebus et des démolitions (soit 60% du total). L’urgence aurait alors concerné 340 000 tonnes, en grande partie constituées de projectiles entreposés depuis la Première Guerre mondiale, incluant des matériels des deux conflits mondiaux et de la guerre froide, et 24 000 tonnes de roquettes et missiles en tout genre16. Les tonnages attribués à chacune de ces périodes ne sont pas précisés dans les sources consultées. En 2005 déjà, en moyenne, la capacité d’entreposage de ces stocks dans les dépôts de munitions ukrainiens était dépassée de 20 à 40%17.

Cette situation est à mettre en relation avec la doctrine militaire soviétique misant sur la suprématie de la puissance de feu (l’artillerie) pour dominer l’adversaire. L’efficacité opérationnelle de ce mode d’action n’est possible que par le maintien d’importants stocks de projectiles. Ensuite, ces surplus anciens actuels résultent de l’histoire de l’armement et du désarmement de l’Ukraine, avant et après son indépendance. Des quantités significatives de munitions furent cédées aux forces armées ukrainiennes lors de la dislocation de l’URSS, d’autres furent issues du redéploiement sur le territoire faisant suite au retrait des troupes russes des anciens pays du Pacte de Varsovie.

« Ammo Threat » en Ukraine : les risques liés aux stocks de munitions anciennes

Ces quantités considérables d’engins de guerre restées en puissance d’explosion en Ukraine comme au terme de la Grande Guerre constituent une double menace (« ammo threat ») d’ordre sécuritaire.

La première est celle d’explosions catastrophiques. Stockées dans de mauvaises conditions et après expiration de la durée de vie, les munitions tendent à se déprécier avec le temps, les rendant toujours plus sensibles aux chocs et aux frictions. Plus de 60% des stocks ukrainiens anciens étaient, avant 2014, entreposés à l’air libre. Des composés chimiques instables s’étaient formés sur environ 15% des engins entreposés dans les dépôts. Au début des années 2000, l’Ukraine fut ébranlée par des explosions accidentelles désastreuses de dépôts de munitions anciennes, situés à proximité de zones urbanisées, à Artemivsk (région de Donetsk, en octobre 2003) et près de Melitopol, (région de Zaporijjia, en mai 2004). Ces sinistres furent auprès des autorités et du public, en Ukraine et au-delà des frontières du pays, de dramatiques démonstrations de la problématique non résolue de l’élimination des EOUA. Les histoires régionales de la sortie de la Grande Guerre en France abondent de témoignages et procès-verbaux relatant de telles explosions qui semèrent autour de ces monceaux de munitions un climat d’autant plus anxiogène que la présence d’engins chimiques était suspectée ou avérée. Les parcelles sur lesquelles étaient constitués ces dépôts furent réquisitionnées par l’autorité militaire durant le conflit. La libération de ces terrains était aussi une restauration de la libre jouissance de la propriété privée. Les propriétaires demandèrent parfois dommages et réparations.

La seconde menace liée aux dépôts de munitions anciennes est celle de possibles détournements illicites de ces armes vers des filières souterraines, terroristes ou autres trafics d’armes malveillants. Des armes et des explosifs anciens, issus d’installations de désobusage privées, furent détournés à des fins malveillantes et terroristes en 1938 dans l’Aisne par l’organisation complotiste CSAR (Comité Secret d’Action Révolutionnaire)18.

Sur le champ de bataille, d’autres questions surgissent

En 2014, la Russie envahit les provinces séparatistes du Donbass et de la Crimée, lors de la première guerre du Donbass, au terme de laquelle l’Ukraine devint, devant la Syrie, le pays le plus miné au monde. Selon le ministère des Affaires étrangères ukrainien, 174 000 km2 ont d’ores et déjà été pollués par les mines et autres REG depuis le début de cette guerre commencée il y a dix ans19.

Des enjeux sécuritaires et économiques forts, à l’échelle nationale mais aussi internationale, prévalent là où les sols agricoles ont été intensément bombardés. La nouvelle phase du conflit enclenchée en février 2022 a accru encore ces risques. En août 2022, les Russes furent chassés des oblasts de Kyiv, Tchernihiv et Soumis au nord de Kyiv par la fulgurante contre-offensive ukrainienne. Localement intensément criblées, bouleversées par la cratérisation, ces terres parmi les plus fertiles au monde (il s’agit là des célèbres terres noires ou « Tchernoziom20 ») furent polluées par les REG. La zone investiguée de 852 km2 à l’est de l’Ukraine par imagerie satellitaire renfermerait près d’un million d’UXO encore en puissance d’explosion21. Leurs premières victimes sont les agriculteurs de ces régions qui ont été mis face à un cruel dilemme, entre d’une part reprendre au plus vite l’activité agricole avec des risques indéniables de blessures, mutilations voire de mort et d’autre part, si rien n’est entrepris, voir arriver la banqueroute de l’exploitation. Un fermier témoigne :

« Lorsque le temps arrive de planter, vous devez planter ou vous n’avez pas d’entrée d’argent […] Vous ne pouvez pas attendre jusqu’à ce soit sécurisé. Mais vous êtes en danger de vous faire exploser dans votre tracteur22 ».

La mise à l’arrêt des productions agricoles déséquilibre les marchés et l’approvisionnement en blé et oléagineux à un niveau mondial. « Selon l’Association céréalière ukrainienne (UGA), la surface cultivée a été réduite d’un quart entre 2021 et 2022 en raison de l’invasion russe qui a entravé la campagne de semis ». En combinant les réductions des surfaces cultivables et les baisses de rendements des sols ukrainiens, l’impact de la guerre en Ukraine se serait déjà traduit par une diminution de 17% de la production de blé d’hiver23.

La destruction de l’écosystème fragile des sols agricoles par les bombardements, et l’absence prolongée de leur travail par le labour (avec pour effet leur compaction) eurent pour conséquence une perte notable de leur fertilité dans les premières années qui suivirent l’Armistice du 11 novembre 1918. Les sols dégarnis de végétation furent alors colonisés par des espèces pionnières, comme le coquelicot rouge sang. Les fonction épuratrices et filtrantes des sols furent aussi amoindries, rendant les nappes phréatiques et leurs usages plus vulnérables aux pollutions pathogènes bactériologiques issues de la surface (cadavres en putréfaction, latrines des campements, etc.).

À la longue liste des victimes de guerre s’ajoutèrent les civils, en particulier les enfants, attirés par ces objets insolites. Par pure curiosité et dans l’ignorance du danger, ils avaient manipulé ces engins de guerre abandonnés et encore actifs.

Fillette fixant une pile d’obus d’artillerie lourde, vers 1920, Chavignon (Aisne). Archives départementales de l’Aisne, cote FRAD002

Fillette fixant une pile d’obus d’artillerie lourde, vers 1920, Chavignon (Aisne). 

Pacifier et restaurer les sols : une impérieuse nécessité

Il y a donc non seulement urgence mais aussi nécessité de remettre ces sols dans un état compatible avec leur usage agricole et à protéger les populations. Cela implique la récupération des UXO et autres épaves de guerre puis le remblaiement des cratères et le nivellement des terrains. La remise en état des sols agricoles et le débarrassage des REG des anciens champs de bataille n’attendirent pas la cessation des hostilités durant la Grande Guerre, mais furent initiés dès les premiers mois du conflit pour libérer les terres fertiles reconquises sur l’ennemi, entre les rivières Marne et Aisne au terme de la première bataille de la Marne (du 5 au 12 septembre 1914). Ils furent formellement ordonnés en octobre 1914, afin de protéger les populations et sécuriser la remise en culture dans les plus brefs délais (avant les semis) des terres, nécessaire à l’approvisionnement des troupes, leurs montures et garantir aussi subsistance et sécurité aux populations paysannes anciennement occupées24. Ces opérations de « désarmement des sols » s’inscrivirent donc dans la dynamique de la guerre, constituant une préoccupation du Grand Quartier Général dès que les lignes de front bougeaient ou étaient susceptibles d’évoluer favorablement. Les enjeux économiques de la remise en état des sols agricoles, si prégnants en Ukraine ne transparaissent pas dans les archives de la Grande Guerre collectées à la faveur des recherches historiques sur cette problématique.

Détruire les surplus

« […] and the question at once arose of what was to be done with these stocks25 ».

Pour supprimer les menaces du stockage de REG, deux solutions radicales (i) leur enfouissement, leur ennoyage terrestre ou maritime, (ii) leur destruction.

Les destructions sont généralement opérées, après désamorçage, par éclatement contrôlé en tas (fourneau ou Open-Detonation, OD), par brûlage à l’air libre (Open-Burning, OB) d’engins intègres ou après tronçonnage. D’autres techniques, comme le grillage (dans des fours), le démontage, le vidage des explosifs par fusion à l’eau chaude ou à la vapeur, sont aussi appliquées.

Des démolitions d’armements anciens furent entreprises, sous le régime soviétique antérieurement à l’indépendance complète de l’Ukraine qui fut proclamée dans un Acte de déclaration d'indépendance en 1991. Mais elles ne visaient pas les matériels conventionnels. Du temps de l’URSS, la notion « d’élimination d’engins de guerre » comme un processus à part entière, apparut à la fin des années 1980, le terme ayant été initialement consacré à la liquidation des armements nucléaires en réponse au Traité de limitation des armes stratégiques (Salt I, II de 1972 et 1979). À compter de 1993, les munitions conventionnelles furent ajoutées à la liste des armes démolies en Ukraine, en Fédération russe et chez les nouveaux états post-soviétiques. Durant la période 1996-1999, les activités de démolition et de neutralisation des munitions n’ont pas été financées par l’État et seules les munitions « profitables », en particulier les systèmes renfermant des métaux non ferreux (comme le cuivre), furent détruites pour les récupérer, les vendre, et ainsi couvrir les coûts des opérations. Ces opérations furent conduites par des entreprises privées domestiques mais également étrangères. Cette période est connue en Ukraine sous le nom « d’ère des démolitions sauvages » qui révéla un nombre de problèmes en lien avec les lourdeurs bureaucratiques, la corruptions et d’autres abus26.

L’Ukraine délaissa la gestion des munitions conventionnelles pour se focaliser prioritairement sur la destruction des charges nucléaires puis sur celle des mines terrestres, afin d’honorer ses engagements par rapport à la Convention de 1997 sur l’interdiction de l’emploi, du stockage, de la production et du transfert des mines antipersonnel et sur leur destruction, habituellement désignée par « Convention d’Ottawa » ou « Convention sur l’interdiction des mines ». Entre 2002 et 2003, l’Ukraine démolit, avec l’assistance de l’OTAN, 404 000 mines antipersonnel de type PMP et 6 millions de mines chargées de liquide27.

Le « Trust Fund Demilitarization Project Framework » le fond d’affectation spéciale pour le projet cadre de démilitarisation, fut mis en place en 2005 sous l’égide de l’agence de l’OTAN de support et d’approvisionnement « NATO Support and Procurement Agency (NSPA) » à la demande du gouvernement ukrainien. En 2005, une première phase de liquidation des munitions conventionnelles anciennes fut engagée dans ce cadre. L’Ukraine était en mesure de neutraliser seulement environ 20 000 à 25 000 tonnes de munitions et des dizaines de milliers de pièces d’armes portatives. À ce rythme de travail, le temps nécessaire à l’éradication des stocks de munitions obsolètes et dangereuses s’élevait à environ 50 ans. La seconde phase du projet fut initiée en 2011. Le leadership de l’opération fut octroyé aux États-Unis. D’autres pays et organisations internationales contribuèrent aussi sur le plan financier et/ou opérationnel. Depuis, le NSPA a contribué à l’élimination de plus de 29 600 tonnes de munitions, 2,4 millions de mines antipersonnel en employant plus de 110 personnes dans les régions concernées. Les opérations de démilitarisation des munitions anciennes en Ukraine furent alors temporairement suspendues avec la pandémie du COVID 19 en 2020.

La problématique sécuritaire des stocks de munitions anciennes ne fut donc que partiellement résolue à l’arrière au moment où les quantités de REG ne cessaient d’augmenter avec la guerre au plus près du front. Aujourd’hui, la pacification des sols d’Ukraine se heurte à un obstacle de taille, celui des moyens humains, matériels et financiers face à l’ampleur de la tâche. Si l’étendue de la pollution pyrotechnique des sols d’Ukraine venait à être divisée de moitié, réduite à environ 80 000 km2, le nettoyage de ces territoires nécessiterait 50 ans si, et seulement si, l’équivalent de toutes les ressources actuellement assignées au déminage étaient dirigées vers l’Ukraine28. Un autre écueil est celui des coûts. Ceux de localisation (de recherche précise des sites pollués), de collecte puis de destruction des mines sont totalement asymétriques par rapport à ceux de la production de ces engins. Selon le GICHD (Geneva International Centre for Humanitarian Demining), ils s’élèveraient en moyenne, pour chaque engin produit avec une somme comprise entre quelques dollars et une dizaine de dollars, à environ 6 285 US$29. La destruction d’engins de guerre moderne s’élèverait de 100 à 600 € la tonne. Le déminage est donc non seulement coûteux, mais aussi, du fait de l’extrême dangerosité des opérations, risqué et très lent. Un démineur traite en moyenne quotidiennement 44 m2 selon le GICHD.

Les coûts à engager pour déminer les sols d’Ukraine sont donc, au regard des chiffres publiés, exorbitants, et les durées nécessaires dans l’absolu difficilement compatibles avec l’urgence à se débarrasser de cette masse d’engins.

La démolition des surplus de 1914-1918 fut chronophage. Les dernières sources identifiées relatant ces opérations menées par un industriel dans un cadre contractuel avec l’Etat en France datent de 1941. Les ordres de destruction des munitions émanèrent alors des autorités allemandes (Kommendatur d’Arras)30. Plus de 20 ans furent donc nécessaires à l’éradication des monceaux de REG entassés dans les dépôts de la Grande Guerre en France. Le tonnage exact démoli est incertain mais se situerait probablement entre 2 et 3 millions de tonnes. Le bilan humain, le nombre de victimes tuées, blessées, dans le cadre des opérations de désobusage, ou encore au sein de la population générale, n’est connu que par bribes et à des échelles locales.

Jamais encore auparavant il n’avait fallu liquider, neutraliser de telles quantités de matériels dangereux en si peu de temps dans ce contexte inédit de cessation des combats, de démobilisation et de glissement du temps de guerre vers un temps de paix. De plus, les méthodes et moyens pour y parvenir restaient à inventer. Entre 1918 et 1920, les artilleurs, encore mobilisés et aidés d’artificiers civils, se chargèrent de rassembler et faire converger les REG transportables sur des dépôts bien définis, puis de les faire exploser (pétarder) généralement non loin de là, tas après tas, tout comme les munitions éparses jugées intransportables. À compter de 1920, cette liquidation prit des dimensions industrielles et commerciales, le ministère de la Guerre et des Finances faisant alors appel par voie contractuelle à des entreprises privées pour débarrasser les sols de France des REG, propriété d’État et prises de guerre dont l’État pouvait tirer bénéfice en contrepartie des profits engrangés par les entreprises mandatées. Des ateliers et usines furent construits ex nihilo pour neutraliser les engins (par démontage, vidage à l’eau chaude, vidange, brûlage) et récupérer, à des fins profitables, toutes les matières valorisables constitutives des REG pour les réinjecter dans le circuit économique. Les opérations de destruction de munitions contractuelles et licites furent aussi gangrénées par des agissements et pratiques « sauvages » à l’instar de la période « des démolitions sauvages » en Ukraine : récupérations illicites, fraudes en tout genre du fait de faiblesses de clauses contractuelles et des difficultés de contrôle par l’État, le mandant, du respect des engagements des adjudicataires.

Pollutions sévères des sols par des résidus de brulage de Restes Explosifs de Guerre chimique (a : Place à Gaz, Grémilly, Meuse) et conventionnels (b : Liessies, Nord). © D. Hubé, 2014, 2017

Pollutions sévères des sols par des résidus de brulage de Restes Explosifs de Guerre chimique (a : Place à Gaz, Grémilly, Meuse) et conventionnels (b : Liessies, Nord).

Munitions tirées non explosées dans l’Aisne (Première Guerre mondiale) et en Ukraine.  Avec l’autorisation de Cardem-Pyro à gauche et Yasuyoshi Chiba/AFP à droite

Munitions tirées non explosées dans l’Aisne (Première Guerre mondiale) et en Ukraine.

La libération des sols pollués par les REG historiques se poursuit aujourd’hui en France et en Belgique. Les démineurs de la Sécurité Civile (dépendant du ministère de l’Intérieur) et leurs homologues belges du SEDEE (Service d’Enlèvement et de Destruction d’Engins Explosifs rattaché aux forces armées belges) enlèvent en moyenne annuellement respectivement environ 450 et 150 tonnes d’engins de guerre anciens, toutes guerres confondues. Des centaines d’années seront encore nécessaires afin d’extraire du sol les REG encore enfouis et mis à l’affleurement.

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1

Alain Bauer, Au commencement était la guerre, Paris, Fayard, « Choses vues », 2023.

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2

Laure Bardiès, , « “Retour de la guerre” dans l’imaginaire européen et sciences sociales », Défense & Sécurité Internationale, vol. 166, 2023, p. 58.

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3

Adrien Fontanellaz, « Duels d’artillerie en Ukraine », Défense & Sécurité Internationale, vol. 162, 2022, p. 78.

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4

Alex Vershinn, « The return of Industrial Warfare », RUSI, 17 juin 2022 ; Illia Ponomarenko, « Why Ukraine struggles to combat Russia’s artillery superiority », The Kyiv Independant, 12 août 2022.

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5

Service Historique de la Défense, site de Vincennes, cote GR 10 N 28 : « Statistiques : graphiques des productions de matériels et munitions ; de la production et des importations de poudres, explosifs, produits chimiques de guerre, fontes et aciers ; de la consommation et des stocks de munitions ; des accidents de tir de 75 (registre d'Albert Thomas). 1914-1918. »

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6

Roland Dorgelès, Le Réveil des Morts, Paris, Albin Michel, 1923.

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7

Terme de la science des sols (pédologie) désignant les différentes couches formant un sol et ses spécificités.

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8

Joseph P. Hupy et Thomas Koehler, « Modern warfare as a significant form of zoogeomorphic disturbance upon the landscape », Geomorphology, vol. 157, 2012, p. 169-182.

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9

Erik C. Duncan et al., « Detection and mapping of artillery craters with very high spatial resolution satellite imagery and deep learning », Science of Remote Sensing, vol. 7, 2023.

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10

Susan Taylor et al., « Underground UXO: Are They a Significant Source of Explosives in Soil Compared to Low-and High-Order Detonations? », Cold Regions Research and Engineering Laboratory, US Army Corps of Engineers, 2004.

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12

D’après les données de National Archives, Washington DC, n° RG-120 NM-91-2010, Box n° 2

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13

Service Historique de la Défense, site de Vincennes, cote GR 17 N 396. Courrier du 23 février 1918 au général chef de la Mission militaire française attachée à l’armée britannique.

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14

Daniel Hubé, Sur les traces d’un secret enfouis, Enquête sur l’héritage toxique de la Grande Guerre, Paris, Éditions Michalon, 2016.

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15

Augustin M. Prentiss, Chemicals in war, New York, McGraw-Hill, 1937, p. 739 ; Hans Linnenkohll, Vom Einzelschuss zur Feuerwalze, Bonn, Bernard & Graefe, 1996, p. 304.

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16

« Private Companies will Act as Contractors of the State Corporation for Ammunition Disposal », Defense Express, 30 juillet 2004.

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17

Oleksandr Kovalchuk, « The Country on a Powder Keg », Argumenty i Fakty v Ukraine, vol. 20, 2004.

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18

Lucien Sampaix, « On a trouvé dans l’arsenal d’Annet divers modèles de bombes allemandes », L’Humanité, 23 février 1938, p. 2.

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19

Renaud Bellais, « Mines antipersonnel et autres engins explosifs improvisés. Un coût exorbitant. », Défense & Sécurité Internationale, vol. 166, mai-juin 2023.

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20

David Moon, The plough that broke the steppes: agriculture and environment on Russia’s grasslands, 1700-1914, Oxford, Oxford University Press, 2013 ; Susanne A. Wengle, Black earth, white bread. A technopolitical history of Russian agriculture and food, Madison, The University of Wisconsin Press, 2022.

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21

Erik C. Duncan et al., « Detection and mapping of artillery craters with very high spatial resolution satellite imagery and deep learning », Science of Remote Sensing, vol. 7, 2023.

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24

Archives départementale de la Marne, site de Reims, cote 203 M 213. Courrier à l’attention de Monsieur le Préfet de la Marne du Général [sic]. Commandant le VIe Région [sic].

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25

« FN Pickett et Fils. Démonteur de Munitions Toxiques et Explosives », National Archives, Kew Gardens, London, Mayfair, vol. 26, n° 329, Septembre 1921, p. 34.

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26

Leonid Polyakov, Aging Stocks of Ammunition and SALW in Ukraine: Risks and Challenges, Bonn International Center for Conversion, 2005.

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27

Leonid Polyakov, Aging Stocks of Ammunition and SALW in Ukraine: Risks and Challenges, Bonn International Center for Conversion, 2005.

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28

Steve Brown, « Landmines and Explosive Remnants of War in Ukraine Will Take Decades to Clear », Kyiv Post, 18 mars 2023.

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29

Steve Brown, « Landmines and Explosive Remnants of War in Ukraine Will Take Decades to Clear », Kyiv Post, 18 mars 2023.

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30

Archives départementales du Pas-de-Calais, site d’Arras. Kreiskommendatur Arras, Sprengplatz in Fampoux, Arras, 22.09.1941, Signé : Major und Kommandant, illisible.