(Université Paris Panthéon Assas - Département de droit public et de science politique)
Le philosophe Charles Larmore travaille principalement dans le champ de la philosophie morale et politique. Après avoir enseigné à Columbia et à l’université de Chicago, il a rejoint l’université Brown en 2006, où il est titulaire de la W. Duncan MacMillan Family Professor in the Humanities. Il est l’auteur de douze livres, dont l’un, Les Pratiques du Moi1, écrit en français, a reçu le Grand Prix de Philosophie de l’Académie française en 2004. Parmi ses ouvrages, on peut également citer The Autonomy of Morality (2008)2, Das Selbst in seinem Verhältnis zu sich und zu anderen (2017)3, What is Political Philosophy ? (2020)4, Morality and Metaphysics (2021)5 et De raisonnables désaccords (2022)6, un livre d’entretien écrit en français. Il est membre de l’Académie américaine des arts et des sciences.
Charles Larmore a été invité à Paris le 3 juin 2024 pour une discussion autour de son livre, What is Political Philosophy ?, lors d’un colloque organisé, pour l’Atelier de théorie politique Paris (ATPP), par Luc Foisneau et Patrick Savidan, qui ont également réalisé l’entretien que l’on va lire.
Le sens du libéralisme
Luc Foisneau – Charles Larmore, vous êtes un philosophe nord-américain qui entretenez des liens de proximité avec la scène intellectuelle française. Le fait d’être ainsi entre ces deux pays a-t-il eu une incidence sur votre manière d’aborder la philosophie politique ? Comment s’est faite votre rencontre avec la France ?
Charles Larmore – Je suis un philosophe américain dans le sens où je suis né aux États-Unis et où j’y ai vécu l’essentiel de ma vie. Je détiens un passeport états-unien, et j’ai été beaucoup marqué – sans doute plus que je ne l’imagine – par la philosophie anglo-américaine contemporaine. Mais je ne me sens pas particulièrement américain. Bien que certains endroits aux États-Unis – la ville de Baltimore où j’ai passé ma jeunesse, la ville de New York et la Nouvelle-Angleterre où j’ai résidé la plupart du temps – me soient chers, même la moindre petite lueur de patriotisme m’est étrangère. Paris et certains endroits de France me sont, par exemple, plus proches qu’une grande partie des États-Unis. Cela n’est pas sans incidence sur la façon dont j’aborde des questions de philosophie politique. La fortune de tout régime qui aspire à faire partie de la famille des démocraties libérales m’importe, et pour cette raison même, mais l’idée qu’on pourrait ou devrait s’identifier pleinement et de manière exclusive au destin d’un seul de ces régimes, à savoir, de celui dont on est juridiquement citoyen, me paraît une douce illusion ou un réflexe idéologique, sans rapport à la réalité du monde d’aujourd’hui. En effet, mon ambition a été depuis longtemps de voir les choses pour ce qu’elles sont – en « réaliste », pour utiliser le terme philosophique – indépendamment de mes propres attitudes ou espérances. Comme j’ai tenté de l’expliquer dans une petite autobiographie parue récemment (et écrite, d’ailleurs, en français), De raisonnables désaccords (Petits Platons, 2022), je ne me sens véritablement chez moi nulle part au monde. Il s’ensuit – pour revenir à votre question – que je m’intéresse à la scène intellectuelle française autant qu’à la scène intellectuelle nord-américaine. Je suis en fait, comme vous le dites, « entre ces deux pays ». Dans une certaine mesure, Paris représente pour moi la liberté, puisque j’ai pu, entre la fin de mes études à Harvard et la poursuite de mon doctorat à Yale, passer un an comme boursier étranger à l’École normale de la rue d’Ulm, sans responsabilité aucune, étudiant avec, entre autres, Derrida et surtout Althusser. J’ai noué depuis beaucoup d’amitiés philosophiques en France, et j’y ai aussi des relations familiales. Mais si, évidemment, je ne suis pas devenu pour autant un philosophe français, je ne crois pas que je sois, dans un sens autre que circonstanciel, un philosophe nord-américain. En tant que philosophe, je me tiens à peu près également au courant de ce qui se passe dans les deux pays. Et j’entretiens le même genre de rapport avec l’Allemagne et la philosophie allemande, ayant aussi publié en allemand.
Patrick Savidan – Dans votre premier livre, Patterns of Moral Complexity (1987), vous proposez une lecture nouvelle du sens du libéralisme. Pouvez-vous dire en quoi cette conception est nouvelle, et en quoi elle rompt avec les conceptions classiques héritées du XIXe siècle ?
Charles Larmore – Dans ce premier livre, j’ai voulu faire ressortir une faiblesse fondamentale dans la façon dont le libéralisme classique se justifiait, et montrer la nécessité pour la pensée libérale d’y remédier. De l’époque de John Locke à la nôtre, les penseurs libéraux ont souvent présenté leur philosophie politique comme un individualisme intégral préconisant de manière générale un détachement critique à l’égard des formes de croyance et des traditions culturelles héritées. Cela n’est pas surprenant. L’individualisme est un courant omniprésent dans notre culture. Il s’est développé à partir des caractéristiques fondamentales de la société moderne, en particulier, à partir des institutions de marché de l’économie capitaliste. Il s’appuie également sur la conviction, de plus en plus répandue depuis le XVIe siècle, que les questions morales tendent à être l’objet de désaccords, non seulement de désaccords nés de l’ignorance ou des passions, mais aussi de désaccords raisonnables, de sorte qu’on a souvent conclu que chacun doit élaborer lui-même sa propre conception du bien humain. Aussi l’individualisme a-t-il semblé constituer la base sur laquelle les termes de notre existence collective devraient être définis. Telle était l’approche adoptée par le libéralisme classique de Locke, de Kant et de John Stuart Mill, qui soutenaient tous les trois que les principes de base de la vie politique devaient renoncer, selon un principe de tolérance, à faire appel à des idéaux spécifiques du bien humain, afin d’exprimer l’esprit individualiste qui doit façonner l’ensemble de nos vies. Les libéraux classiques différaient, bien sûr, sur des points importants concernant la nature précise de l’individualisme qu’ils embrassaient. Mais ils étaient d’accord sur l’idée fondamentale que notre allégeance à une vision substantielle du bien humain – à un mode de vie concret impliquant une structure spécifique de fins, de significations et d’activités (comme, par exemple, une vie façonnée par certaines traditions culturelles ou consacrée à une religion particulière) – devrait toujours être contingente et révisable. De telles formes de vie ne peuvent avoir une valeur véritable, pensaient-ils, que si nous les comprenons comme celles que nous choisissons, ou que nous choisirions, à partir d’une attitude de réflexion critique. Et, surtout, ils s’accordaient à défendre leurs principes politiques dans le cadre de cette philosophie générale de l’individualisme. Notre statut de sujet politique ou de citoyen doit être indépendant de la vision du bien humain que nous affirmons, parce qu’ainsi les principes politiques respectent, comme l’auraient dit Locke, Kant et John Stuart Mill, l’attitude faillibiliste, autonome ou expérimentale que nous devons maintenir en tant que personnes au niveau le plus profond de notre compréhension de nous-même.
Les choses ne sont cependant pas restées aussi simples. Des vues individualistes sont elles-mêmes devenues l’objet de désaccords raisonnables. En particulier dans le sillage du mouvement romantique, un nouveau sens de l’appartenance est apparu, une appréciation de la valeur de la tradition, pour lesquels la priorité accordée par l’individualisme à la réflexion critique a paru constituer un genre d’aveuglement moral. En réalité, une attitude distanciée et non-conformiste à l’égard de traditions héritées n’est, a-t-on protesté, qu’une valeur parmi d’autres. Lui accorder une autorité suprême peut donc empêcher la reconnaissance de tant d’autres choses précieuses. Ainsi a-t-on dit que le bien offert par certains modes de vie ne nous est accessible que si notre allégeance n’est pas élective, dérivant d’une décision de notre part, mais plutôt constitutive de ce que nous estimons être précieux, enracinée dans un sentiment d’appartenance. L’importance de coutumes communes, de liens de lieu et de langue, et de la foi religieuse peut résider dans leur pouvoir de façonner la compréhension morale qui seule nous permet de faire les choix que nous faisons. En effet, n’est-il pas difficile d’imaginer que nos engagements moraux les plus profonds sont ceux que nous choisissons ou que nous choisirions d’affirmer à la suite d’un examen critique de leurs mérites ? Prendre un tel recul réflexif paraîtrait revenir à nous priver des ressources nécessaires pour toute sorte de délibération morale.
Je n’ai pas tant voulu endosser ces arguments romantiques que montrer qu’ils sont loin d’être déraisonnables. Car mon objectif était d’indiquer combien la pensée libérale se trouve confrontée à un défi qu’elle n’a pas encore relevé. Devrait-elle conserver, malgré cette controverse, son engagement classique en faveur d’une vision individualiste de la vie ? Ou bien, en continuant à prendre au sérieux le phénomène du désaccord raisonnable, devrait-elle chercher une reformulation qui puisse accueillir les deux parties de cette nouvelle dispute ? La seconde voie est celle du libéralisme strictement « politique » que Rawls et moi-même avons poursuivie. Son idée directrice est de fixer les principes de l’association politique en termes indépendants, non seulement des notions substantielles de la vie bonne, mais aussi des conceptions également morales, individualistes ou autres, qui prétendent déterminer l’attitude que nous devrions avoir à l’égard de telles notions. Ainsi compris, le libéralisme politique ne représente pas une rupture radicale avec les motivations de ses prédécesseurs classiques. La continuité sous-jacente est le souci de développer une réponse politique à la fréquence de désaccords raisonnables dans le domaine moral, et les différences proviennent de l’expérience dans la mesure où nous avons appris combien ce phénomène est en fait omniprésent. Il n’y a donc pas lieu de se demander pourquoi le libéralisme politique n’est pas apparu plus tôt. Il a fallu la critique romantique de l’individualisme et son absorption dans notre culture pour montrer à quel point des personnes raisonnables peuvent trouver contestable la perspective morale à laquelle le libéralisme classique a fait appel.
Avec et contre John Rawls
Luc Foisneau – Bien que votre conception semble, à certains égards, proche de ce que John Rawls entend par « libéralisme politique », vous avez critiqué l’approche de Rawls. Pouvez-vous préciser la nature de votre critique selon laquelle le libéralisme politique de Rawls serait trop marqué par une certaine conception de la philosophie morale, voire par un certain « moralisme » ?
Charles Larmore – Ma dette intellectuelle à l’égard de l’œuvre philosophique de Rawls est immense. Je ne suis sans doute pas le seul philosophe américain de ma génération dont la conception des tâches et des possibilités de la philosophie politique a été profondément marquée par son exemple. Cela ne m’a pourtant pas empêché de trouver certains aspects de son œuvre contestables ou insatisfaisants. Il y a, en fait, deux critiques différentes que j’ai faites, successivement, de la façon dont Rawls a articulé le rapport entre philosophie politique et philosophie morale, critiques que j’ai adressées aux deux étapes de la pensée de Rawls lui-même – c’est-à-dire au Rawls de Théorie de la justice (1971) et au Rawls de Libéralisme politique (1993). Au premier Rawls j’ai reproché d’avoir lié trop étroitement les fondements de sa théorie de la justice distributive à un idéal individualiste, essentiellement kantien, de la personne, conçue comme capable et obligée de se détacher, du moins en pensée et en tant qu’agent moral, de toutes ses appartenances sociales et culturelles. Après tout, les principes de la justice sont, selon Rawls lui-même, à déterminer derrière un voile d’ignorance où l’on n’est pas censé connaître sa conception du bien humain, alors que cette conception kantienne en est certainement une. Rawls a ensuite voulu remédier à ce défaut en développant son « libéralisme politique ». Mais à mon avis, il n’a pas expliqué pourquoi, en raison de quels principes, on doit essayer de refonder une conception libérale de la vie politique sans faire appel à des idéaux individualistes de la vie bonne, tels qu’on en trouve dans le libéralisme classique de Locke, de John Stuart Mill, ou de Kant. Ces principes sous-jacents doivent être de caractère moral, et ils comprennent notamment un certain principe d’égal respect, que j’ai essayé, pour ma part, de formuler par la suite. Ma deuxième critique de Rawls, dirigée contre sa version du libéralisme politique, a donc été qu’il n’a pas suffisamment fait ressortir la base morale de sa position. Alors que ma critique du premier Rawls a été, à l’inverse, qu’il a trop puisé dans l’éthique kantienne. C’est plutôt cette première critique, et non pas celle que j’adresse à son libéralisme politique, qui pourrait lui valoir l’accusation, si l’on peut dire, de « moralisme ».
Luc Foisneau – Dans la mesure où Théorie de la justice s’appuie sur l’idée qu’il existe un fait du pluralisme raisonnable, votre critique de Rawls ne s’appuie-t-elle pas, en partie du moins, sur une idée qui est déjà présente chez Rawls ? Pourquoi l’approche rawlsienne du pluralisme raisonnable ne suffit-elle pas selon vous à éviter les pièges que la philosophie morale tend à la politique ?
Charles Larmore – Pour répondre, d’abord une remarque de vocabulaire. J’évite moi-même l’expression de « pluralisme raisonnable », employée par Rawls, puisqu’elle risque de confondre deux notions bien distinctes. Le pluralisme des valeurs, tant prôné par Isaiah Berlin, est une doctrine éthique selon laquelle les sources du bien humain sont irréductiblement multiples, et ne sauraient donc se ramener à une seule (au plaisir, à la liberté ou à la raison). D’un tout autre ordre est le phénomène répandu des désaccords raisonnables sur la nature du bien humain, désaccords qui ont pour objet des doctrines éthiques comme justement, entre autres, le « pluralisme moral ». Malgré la terminologie inexacte, c’est à l’évidence l’existence de désaccords raisonnables dans le domaine moral qui intéressait Rawls, et qui vous intéresse aussi.
Or, ces désaccords raisonnables ne sont eux-mêmes qu’un fait, le fait que des gens se trouvent régulièrement en désaccord sur des questions morales, et cela, non seulement parce qu’on ne dispose pas tous des mêmes informations ou parce qu’en étant poussé par des passions, on ne réfléchit pas avec assez de calme et de soin, mais encore et surtout parce qu’on raisonne chacun à partir de perspectives différentes. Voilà le phénomène du désaccord raisonnable auquel tant de penseurs modernes, depuis Montaigne, ont été fort attentifs. Ce phénomène n’est pourtant en lui-même qu’un fait, moralement neutre, et toute la question, d’un point de vue politique, est de savoir comment on devrait – au sens d’une exigence morale – répondre au problème qu’il pose à la formulation de principes pour gouverner la vie commune. La réponse du « libéralisme politique » en général, qui, comme dans la version développée par Rawls, entend séparer la conception libérale de son passé individualiste, n’est pas du tout la seule concevable. On pourrait, par exemple, décider de rejeter le libéralisme et essayer de supprimer, autant que possible, la fréquence des désaccords raisonnables dans les questions morales comme un danger pour la possibilité de toute société viable. Ou bien, on pourrait insister sur un lien nécessaire entre une société libérale et des conceptions individualistes de la vie bonne. Si l’on veut, par contre, reformuler le libéralisme de façon qu’il ne favorise plus des idéaux individualistes mais devienne véritablement tolérant, il faut déterminer quels principes de caractère moral seraient aptes à mener à bien une telle réforme. En même temps, on doit également reconnaître que des vues et des doctrines morales tendent justement à être l’objet de désaccords raisonnables. Il ne s’agit donc pas de chercher quelque principe moral qui ne serait pas, lui, contesté. Car il n’y en a aucun. Au lieu de poursuivre le mirage d’un consensus universel, il faut plutôt articuler les convictions morales, rejetées sans doute par certains, qui pourraient justifier le projet de fonder la vie politique sur une base qui serait acceptable non seulement pour des adhérents de conceptions individualistes mais aussi pour ceux qui sont attirés par des conceptions plus communautaires ou traditionalistes du bien humain – pourvu, toutefois, qu’ils partagent tous ce projet lui-même. Je ne crois pas que Rawls ait prêté la même attention aux fondements moraux du libéralisme politique. En somme, la pensée morale ne constitue pas un piège pour la philosophie politique. Il faut, cependant, l’y exercer avec précaution.
Théorie de la justice ou théorie de la légitimité ?
Luc Foisneau – Théorie de la justice ou théorie de la légitimité ? Tel semble être le choix auquel vous soumettez la théorie politique contemporaine. Comment préciser, en quelques mots, le sens de la différence entre ces deux notions, justice et légitimité, alors que l’on pourrait penser que la justice est la forme première de la légitimité politique, et qu’un régime injuste est un régime illégitime par excellence ?
Charles Larmore – Je ne pense pas qu’il y ait à choisir entre théorie de la justice et théorie de la légitimité. Toutes les deux constituent des entreprises, disons, justifiées et légitimes. Ce que je soutiens, c’est plutôt l’idée que le concept de légitimité politique jouit d’une priorité par rapport au concept de justice : quelles que soient les vertus d’une conception de la justice, quel que soit son bien-fondé, un régime politique doit être en droit de l’imposer aux membres de la société, ce qui revient à dire qu’un tel exercice de pouvoir doit être légitime. Depuis la publication de Théorie de la justice de John Rawls (1971), la philosophie politique contemporaine a eu tendance à supposer que sa tâche fondamentale est de développer des conceptions de la justice. D’où une succession de théories différentes et opposées. Mais c’est là, je crois, oublier la question primordiale. Qu’un certain système de justice soit le meilleur ou qu’il soit préférable à d’autres n’implique pas nécessairement que l’État soit justifié à l’instituer. L’État doit posséder le droit de déterminer, au travers d’institutions démocratiques ou autres, ce qui sera considéré dans la société comme juste ou injuste. Supposons, par exemple, qu’une société voisine à la nôtre souffre d’un système de justice qui serait de loin inférieur à celui en vigueur dans notre société. L’État en question n’a évidemment pas le droit d’y substituer le sien, puisqu’il n’exerce pas d’autorité légitime sur cette autre société. La politique est au fond une affaire de pouvoir, ce qui signifie, à mon avis, que, non la justice, mais plutôt ce qui constitue l’exercice légitime du pouvoir est la première question politique, quoique certainement pas la seule.
Pour bien comprendre cette thèse, il faut noter que, par « justice », j’entends la « justice distributive », c’est-à-dire la répartition équitable des avantages et des charges, des droits et des responsabilités, qui font partie de la coopération sociale. Bien entendu, on peut aussi employer le terme de « justice » dans un sens plus large, pour désigner la façon dont l’État devrait se comporter en général à l’égard des individus, comme d’ailleurs aussi la façon dont les individus devraient se comporter les uns à l’égard des autres. Ce genre d’usage a été signalé par Aristote dans le premier chapitre du livre V de son Éthique à Nicomaque, lorsqu’il remarque qu’on parle couramment de « l’homme juste » qui agit toujours comme il le faut, que ce soit courageusement, sobrement, généreusement, etc. Ainsi distingue-t-il entre la justice (dikaiosunè) au sens de la vertu complète à l’égard d’autrui et la justice au sens plus restreint du juste partage des honneurs et des ressources, ce qui n’est qu’une partie de la vertu. Aujourd’hui, on fait également usage du terme dans son sens très général lorsqu’on décrit le domaine de la morale en tant que telle comme « le juste et le bien » (en anglais, « the right and the good »). En soutenant que le concept de légitimité jouit d’une priorité par rapport à celui de justice, c’est donc à la justice distributive que je me réfère. Et l’idée est de souligner que le souci premier de tout ordre politique n’est pas tant d’instituer tel ou tel système de justice distributive – une question dont la philosophie politique en est venue à se préoccuper – que de rendre l’exercice du pouvoir de l’État (plus ou moins) légitime ou justifié aux yeux des membres de la société. Car, autrement, la coopération sociale devient en grande partie impossible et, par conséquent, la justice distributive une question plutôt vaine.
Luc Foisneau – Peut-on voir dans l’importance ainsi accordée à la question de la légitimité une manière de tourner le dos à ce qu’il pourrait y avoir de trop radical dans la question de la justice ? Le « radicalisme » s’entend ici comme une revendication détachée de la question des conditions de l’obligation politique …
Charles Larmore – Si je comprends bien la portée de cette question, ma réponse serait non, pas forcément. Je veux laisser libre cours aux efforts de développer des théories de la justice sociale (distributive), aussi radicales, aussi contraires au statu quo, qu’elles puissent être. C’est une entreprise qui relève de la philosophie morale, et je n’entends pas poser de limites a priori à la réflexion systématique sur le juste et le bien en tant que tels. Que fleurissent là des milliers de fleurs ! Seulement, il ne faut pas oublier que le domaine politique se définit par l’exercice du pouvoir pour faire face à des conflits sociaux, y compris à ceux qui résultent de l’existence de convictions morales opposées. Dès lors qu’on pense à instaurer ou à faire appliquer telles ou telles règles de justice, on se trouve donc confronté à une question qui ne fait pas partie de la philosophie morale, mais qui appartient à l’ordre supérieur de réflexion par lequel se définit la philosophie politique : dans quelles conditions est-il légitime pour l’État d’imposer tel ou tel principe de caractère moral ? Quels que soient les mérites d’une théorie de la justice, il ne s’ensuit pas qu’elle doive nécessairement acquérir force de loi. On ne peut pas être « trop radical » en ce qui concerne la question de la justice, considérée d’un point de vue moral. D’un point de vue politique, cependant, on doit être plus mesuré. On doit tenir compte en premier lieu de ce qu’il est légitime d’imposer.
Libéralisme politique et républicanisme
Patrick Savidan – La tradition philosophique de langue française est friande de paradoxes. Rousseau était un maître en la matière. Mais on pourrait en dire autant bien sûr de tous les grands moralistes. Des philosophes analytiques pourraient être tentés de faire remarquer qu’un paradoxe est un problème mal posé. Quelles significations peut, selon vous, revêtir cet écart ? À quelles conditions diriez-vous des paradoxes – par exemple, celui que révèle votre dissociation de la justice et de la légitimité ? – qu’ils sont une manière légitime de progresser dans la pensée ?
Charles Larmore – En effet, c’est bien mon avis qu’un paradoxe est un problème mal posé ou du moins un problème où l’on ne voit pas encore clair. Si j’en suis convaincu, la raison n’est pourtant pas que je sois un philosophe analytique – je ne le suis qu’à moitié, si je puis dire. Il s’agit plutôt d’une expression de mon réalisme épistémologique. Je m’explique. Le réel est ce qu’il est indépendamment de nos attitudes à son égard, qui peuvent se montrer plus ou moins aptes à le saisir pour ce qu’il est. Un paradoxe, au sens où vous semblez l’entendre, serait un phénomène dont la nature paraît admettre deux analyses opposées, également fondées, mais contradictoires. La réalité, cependant, n’est en soi aucunement contradictoire. Seules nos opinions à son propos peuvent se contredire, et lorsque ces dernières nous paraissent en outre également justifiées, c’est que nous n’avons pas réfléchi avec suffisamment de soin ou que nous ne disposons pas de certaines informations essentielles. Un paradoxe n’est pas à embrasser. Il est à dissiper. On peut aussi parler d’un paradoxe lorsqu’il s’agit, non d’un phénomène apparemment contradictoire, mais des croyances ou attitudes contradictoires elles-mêmes dont un individu fait preuve – comme justement Rousseau, qui prêchait les vertus de la citoyenneté tout en abandonnant ses enfants à l’assistance publique. Or, dans de tels cas, le genre de paradoxe en question n’a rien de mystérieux. Nous nous trouvons tous, sur un point ou sur un autre, tiraillés entre des opinions contraires. C’est normal, cela fait partie de la vie, tout comme le désir de résoudre la tension.
Patrick Savidan – Votre livre sur la philosophie politique, What is Political Philosophy ?, est l’occasion de réaffirmer avec force votre ancrage dans la tradition conflictualiste, dite « réaliste » de la philosophie, jusqu’à faire du consensus le produit d’une erreur ou d’une illusion. Il y bien sûr des prises de position qui peuvent correspondre à un tel aveuglement. Mais n’avez-vous pas le sentiment que les grandes philosophies échappent à ce dualisme : irréductibilité du conflit/présupposition du consensus ? Ne pourrions-nous pas dire de Rawls que c’est parce qu’il sait l’irréductibilité du conflit qu’il cherche une forme ou une zone de consensus ?
Charles Larmore – Dans mon libéralisme politique, comme dans celui de Rawls, le consensus joue un rôle important. Il s’agit néanmoins d’un rôle limité, et cela à deux égards. Tout d’abord, comme vous l’indiquez, je crois que la pensée libérale a toujours été particulièrement sensible à l’omniprésence des conflits sociaux. Non seulement, comme toute conception politique, à l’omniprésence des conflits qui proviennent d’intérêts opposés ou de passions humaines (la cupidité, l’esprit de vengeance, les préjugés, etc.), mais aussi à celle des conflits enracinés dans des désaccords moraux et religieux. Dans la mesure où de tels désaccords ont un caractère raisonnable, les différentes parties croyant avoir de bonnes raisons de soutenir leur propre position et de rejeter celle des autres, l’existence de tels désaccords constitue un grave problème pour la possibilité même d’une communauté politique, et c’est ce problème que des penseurs libéraux, dans leurs efforts de formuler des principes de tolérance, ont été les premiers à aborder de manière explicite. La question est de déterminer quels devraient être les fondements normatifs de l’association politique dès lors que celle-ci est confrontée à tant de désaccords raisonnables portant justement sur des questions normatives. Rien ne me paraît donc plus faux que de dire, comme on l’entend parfois, que le libéralisme serait une pensée du consensus. Au contraire, il est une pensée profondément consciente de la permanence des conflits sociaux.
Bien entendu, la pensée libérale n’en est pas restée là. Elle a aussi cherché à définir ce que devrait être la base d’une communauté politique qui s’accommoderait de cette tendance persistante au désaccord moral. À cet égard aussi, le rôle de la notion de consensus s’avère limité. Le libéralisme classique, comme je l’ai déjà fait remarquer, a voulu trouver sa base morale dans une éthique individualiste. En même temps, ses représentants, Locke, Kant et John Stuart Mill, savaient bien que cette éthique était elle-même rejetée par beaucoup dans leurs sociétés. Elle ne constituait pas la base d’un consensus effectif. À leurs yeux, elle était au mieux l’objet d’un consensus espéré. Si le genre de libéralisme politique que je défends se démarque de son prédécesseur classique, ce n’est pas simplement parce que la base qu’il propose n’est pas universellement partagée. Que l’éthique individualiste ait été elle-même hautement controversée, qu’elle ait constitué à son tour un sujet de désaccord raisonnable, est, certes, un fait significatif. Mais ce que ce dernier signifie, à mon avis, c’est qu’il faut chercher à un niveau plus fondamental le fondement d’un ordre politique de caractère libéral. Non pas pour trouver un fondement qui serait enfin un objet de consensus, cela reste improbable, mais plutôt pour faire ressortir le véritable moteur de la perspective libérale, déjà à l’œuvre, quoiqu’implicitement, dans le libéralisme classique. Comme la notion de respect a eu plusieurs sens bien différents dans l’histoire de l’éthique, ce moteur est un concept spécifique d’égal respect, adapté à la nature même du domaine politique, qui est l’exercice du pouvoir et la question de sa légitimité. Bien que le concept de respect auquel je pense soit intuitivement simple, il requiert une formulation un peu compliquée. Lorsqu’il est question d’imposer à des individus des principes essentiellement coercitifs, on les respecte comme des personnes, capables de se régler sur des raisons de pensée et d’action, dans la mesure où l’on suppose que ces principes sont justifiables de leurs différents points de vue, tout comme on suppose qu’ils le sont du nôtre, à condition qu’ils acceptent eux-mêmes de fonder leur association politique sur des principes rencontrant l’accord raisonnable de tous. Ce principe recherche, cela est évident, un certain consensus sur les termes fondamentaux de l’association politique. Il est pourtant également évident qu’il s’agit d’un consensus limité. Certains ne seront aucunement disposés à l’accepter, c’est le sens de la clause restrictive, puisqu’ils sont persuadés que les principes de la vie politique doivent se fonder, non sur une base aussi inconstante que la raison humaine, qui a tendance à succomber à des désaccords dits « raisonnables », mais sur une base plus parfaite, moins instable, comme, par exemple, la volonté divine ou la Révélation.
Patrick Savidan – En lien avec la question précédente, je me demandais si vous aviez l’usage de la distinction souvent affirmée entre libéralisme et républicanisme ? Vous avez proposé une des formulations les plus fortes du libéralisme politique. Vous reprenez à votre compte une orientation conflictualiste, qui est souvent associée à la pensée politique républicaine d’inspiration machiavélienne. Est-ce à dire qu’il existe à vos yeux, sur ce point mais sur d’autres aussi peut-être, une manière de penser le libéralisme qui ne s’oppose pas au républicanisme, et réciproquement ?
Charles Larmore – Il me semble que l’opposition entre les conceptions libérale et républicaine de la liberté a été exagérée par des penseurs néo-républicains tels que Quentin Skinner et Philip Pettit. Selon eux, la tradition libérale aurait conçu la liberté politique comme l’absence d’interférence de la part d’autrui (et notamment de l’État), ce qui implique que les individus seraient libres dans la mesure où il ne se trouvent entravés pas plus par l’interférence des gens puissants que par les lois en vigueur. Ces deux penseurs considèrent que la liberté devrait plutôt se concevoir comme une absence de domination. Des rapports de domination surviennent, disent-ils, lorsqu’il existe de grandes concentrations de pouvoir qui font que des individus se trouvent soumis à la volonté arbitraire des puissants et se sentent de ce fait empêchés de vivre comme ils le désirent, même si ces puissants ne décident pas d’intervenir directement dans leur vie. Seul un système de lois impartiales, qui met fin à ce genre de vulnérabilité, peut leur permettre de jouir d’une liberté véritable et de poursuivre leurs projets sans crainte. Pour ma part, je crois que la distinction conceptuelle entre ces deux sens de liberté est tout à fait pertinente et que la liberté comme absence de domination constitue la conception supérieure. Mais, comme je l’ai aussi expliqué dans mon livre, The Autonomy of Morality (2008), il ne me paraît pas juste de dire que la pensée libérale s’appuierait sur la première, à l’exclusion de la seconde. Locke, par exemple, a soigneusement distingué dans Le second traité du gouvernement civil entre « liberté » et « licence », soutenant que seule la loi rend possible la liberté (paragraphes 6 et 57). Et Benjamin Constant, autre grand penseur libéral, a défini, dans son essai célèbre sur « [l]a liberté des anciens comparée à celle des modernes », la liberté moderne comme suit : « C’est le droit de n’être soumis qu’aux lois, de ne pouvoir être ni arrêté, ni détenu, ni mis à mort, ni maltraité d’aucune manière, par l’effet de la volonté arbitraire d’un ou de plusieurs individus. » C’est le grand mérite des néo-républicains d’avoir distingué avec tant de soin ces deux conceptions de la liberté politique. Il n’y a pourtant pas lieu de voir dans la pensée républicaine, du moins dans les courants que Skinner et Pettit ont voulu faire revivre, une alternative à la tradition libérale.
Luc Foisneau – Quels sont vos prochains projets de recherche ?
Charles Larmore – Je viens de terminer un nouveau livre, écrit en français, dont le titre un brin présomptueux est Comment vivre sa vie ? C’est un livre de philosophie morale, dans lequel, à l’opposé de mes écrits en philosophie politique où je fais preuve de retenue dans un esprit, disons, libéral, je suis des lignes de réflexion spéculatives, voire métaphysiques, où qu’elles me mènent. Ce sera sans doute un livre controversé. Ou, du moins, je l’espère !
Notes
1
Charles Larmore, Les Pratiques du moi, Paris, PuF, 2004.
2
Charles Larmore, The Autonomy of Morality, Cambridge, Cambridge University Press, 2008.
3
Charles Larmore, Das Selbst in seinem Verhältnis zu sich und zu anderen, Frankfurt am Main, Klostermann, 2017.
4
Charles Larmore, What is Political Philosophy?, Princeton, Princeton University Press, 2020.
5
Charles Larmore, Morality and Metaphysics, Cambridge, Cambridge University Press, 2021.
6
Charles Larmore, De raisonnables désaccords, Paris, Les petits Platons, 2022.