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Philosophie africaine et engagement
Doctorante en philosophie

(Université Toulouse Jean Jaurès)

Portrait de Mahamadé Savadogo, philosophe

Mahamadé Savadogo 

Mahamadé Savadogo est professeur de philosophie à l’Université Joseph Ki-Zerbo (Ouagadougou), directeur de publication de la revue Le Cahier Philosophique d'Afrique et coordonnateur national du mouvement des intellectuels du Manifeste pour la Liberté. Spécialiste de philosophie morale et politique, il a publié à ce jour une dizaine d’ouvrages, dont les plus récents sont : Pourquoi philosopher dans une langue nationale ? en langue mooré (Presses universitaires de Ouagadougou, 2022), Création et changement et Philosophie de l’action collective (L'Harmattan, 2017 et 2013).

L’exigence du sens

Éléa Ganier – Vous avez consacré votre thèse de doctorat au philosophe allemand et français Éric Weil1. Pourquoi avoir choisi de travailler sur ce philosophe ? Quel impact son œuvre a-t-elle eu sur la suite de vos travaux ?

 

Mahamadé Savadogo – Pour comprendre ce choix, il faut remonter à mon année d’hypokhâgne, en 1982-1983, au lycée La Bruyère à Versailles. À la fin de l’année, notre professeur nous a donné une bibliographie sur « le pouvoir », qui était le thème au programme du concours d’entrée à l’École normale supérieure l’année suivante. Dans cette bibliographie, figuraient les Essais et conférences2d’Éric Weil et sa Philosophie politique3. Au cours de l’année déjà, ce professeur avait traité la thématique de la raison en nous renvoyant à l’introduction de la Logique de la philosophie4 d’Éric Weil. J’ai tout de suite aimé ces textes.

Du coup, quand j’ai eu à réfléchir au sujet de mon mémoire de maîtrise, les auteurs qui retenaient mon attention, c’étaient Marx, Hegel et Éric Weil5. Entre-temps, j’avais poursuivi mes études à l’Université Paris IV Sorbonne, où j’avais rencontré Emmanuel Doucy, maître de conférences qui avait connu Éric Weil à l’Université de Lille, et qui était prêt à m’encadrer. C’est ainsi que j’ai fait mon mémoire de maîtrise sur la pensée politique d’Éric Weil, codirigé par Claude Bruaire et Emmanuel Doucy. En DEA, je me suis intéressé à l’unité de la pensée d’Éric Weil. C’est une question importante car c’est une œuvre qui se veut systématique et on peut se demander en quoi consiste son unité. Après cela, j’ai élargi la perspective, et c’est Jean-François Marquet qui m’a encadré jusqu’à la soutenance de ma thèse en 1992 ; j’ai choisi d’étudier comment Éric Weil envisage la question du sens de l’existence. À partir de mon année de maîtrise, Emmanuel Doucy m’avait mis en contact avec le Centre Weil à Lille, qui en était à ses débuts. À partir de 1986, j’ai commencé à aller à ses réunions, qui se tenaient une fois par mois. C’est ainsi que j’ai appris à connaître la première génération des lecteurs d’Éric Weil : Gilbert Kirscher, Jean Quillien, Lucien Bescond, Jean-François Robinet, Patrice Canivez.

Quant à l’impact de cette rencontre, de ces rencontres, sur la suite de mes travaux, je vais vous dire franchement : quand j’étais en classe préparatoire, j’étais assez radical, et il y avait des auteurs que je n’aimais pas beaucoup lire, par exemple Heidegger. Même Nietzsche ne m’intéressait pas beaucoup. Éric Weil m’a donné une entrée dans ces œuvres-là et cela m’a conduit à les lire. Ensuite, je rappelle que l’œuvre d’Éric Weil se veut systématique. Or j’ai toujours été, disons, admiratif de la philosophie systématique. Depuis l’hypokhâgne, j’avais un intérêt pour la philosophie classique allemande, l’idéalisme allemand, les auteurs comme Fichte, Hegel, un peu Schelling aussi, justement à cause de leur volonté de rigueur. Il ne faut pas oublier que Fichte et Hegel appellent la philosophie « la science ». Le principal ouvrage de Fichte s’appelle la Doctrine de la science. Donc, pour moi, le fait qu’Éric Weil reprenne le projet d’un système, c’était vraiment un indice de sérieux face à beaucoup d’auteurs contemporains qui rejetaient catégoriquement les systèmes et qui élaboraient des œuvres que je qualifie d’émiettées. Chez Éric Weil, au contraire, il y a une volonté d’unité qui m’a tout de suite séduit et influencé. Dans mes textes, j’essaie pareillement d’avoir une démarche clairement articulée que l’on peut qualifier de systématique. Enfin, je suis toujours resté en contact avec les amis du Centre Éric Weil, devenu maintenant l’Institut Éric Weil. La première thèse soutenue en France sur Éric Weil a été rédigée par Gilbert Kirscher en 1989 à Lille. Patrice Canivez, qui a longtemps dirigé l’Institut, a soutenu sa thèse en 1991. J’ai soutenu la mienne en 1992 à la Sorbonne (Paris IV). Depuis, j’ai continué d’écrire des textes sur Éric Weil. D’ailleurs, des collègues brésiliens attachés à l’Institut Éric Weil, rassemblent actuellement des textes pour marquer le 120e anniversaire de sa naissance, et dans ce cadre j’ai récemment écrit un texte qui s’intitule « Éric Weil et la thématique de l’engagement ». Donc vous voyez, c’est un auteur qui n’a jamais été complètement écarté de mes travaux.

Éléa Ganier – Vos œuvres ont pour thématiques majeures : l’histoire, la politique, la morale, le langage, la traduction. Dans chacune, une réflexion semble se dégager sur la notion de sens : le sens de l’histoire, développé dans Philosophie et histoire6 qui interroge en partie la thèse hégélienne de la fin de l’histoire ; le sens de l’existence, théorisé dans votre premier ouvrage Philosophie et existence7 qui affirme le sens de la philosophie pour l’existence en s’appuyant sur l’idée que l’existence est déjà sensée – contrairement aux thèses de Sartre et Camus de l’absurdité de l’existence ; le sens logique, comme vous venez de le dire, par l’exigence de cohérence dans le discours et la méthode ; un sens linguistique, qui est celui de l’étude sémantique et de la traduction du sens d’une langue à l’autre, visible dans l’article « Comment philosopher dans une langue nationale8 ? », et a fortiori dans votre ouvrage en mooré Bangrã yidgr ne tõnd buudã goamã yõod yaa boē ?9 (« Pourquoi philosopher dans une langue nationale ? »). Le sens semble ce par quoi vous définissez la philosophie. Que serait dès lors, pour vous, le sens d’une philosophie africaine ?

 

Mahamadé Savadogo La philosophie africaine n’est pas facile à définir. On peut ne pas être africain et écrire sur la philosophie africaine – rappelons-nous de Tempels qui était belge –, tout comme on peut être africain et ne pas écrire sur des thèmes qui intéressent directement les Africains. On pourrait dire que la démarche de la philosophie africaine consiste à se rapporter à des thèmes qui intéressent davantage les Africains, l’Afrique que d’autres continents, par exemple la question des langues nationales, de la philosophie en langue nationale, en langue africaine. On pourrait presque dire qu’un des critères de reconnaissance des œuvres de la philosophie africaine est la référence à l’Afrique dès leur titre.

Mais une philosophie africaine doit d’abord s’efforcer de rester de la philosophie. Il y a une manière spécifiquement philosophique d’aborder les questions, de discuter des thèmes, qui est distincte de l’approche des sciences positives. Le lien avec le sens se retrouve là, dans l’effort de systématisation, d’unification de la pensée ; parce que la pensée ne peut parvenir à donner une orientation à l’Homme, qu’il soit africain ou européen, que dans la mesure où elle réussit à dégager une forme de cohérence. La philosophie africaine doit s’efforcer d’appréhender les thématiques qui intéressent particulièrement l’Afrique à travers un discours qui prétend à une certaine cohérence et qui veut se montrer capable d’aider l’Homme, notamment l’Africain, à se donner une orientation.

Éléa Ganier – Dans votre réflexion sur le rapport de la philosophie à l’histoire de la philosophie10, en partant du constat de la tendance moderne et contemporaine, notamment depuis Hegel et ses exégèses, à réduire la philosophie à son histoire, autrement dit de la fin du renouveau en philosophie, vous soutenez la possibilité de créer en philosophie. Que signifie créer en philosophie et comment avez-vous pratiqué cette philosophie de la création dans vos enseignements et recherches ?

 

Mahamadé Savadogo – Effectivement, j’ai constaté dès ma formation que l’histoire de la philosophie avait pris beaucoup d’importance, à la fois dans la recherche et l’enseignement de la philosophie. Ce n’est pas en tant que tel un problème, mais cela devient un problème quand on en tire une idéologie qui consiste à vouloir réduire la philosophie à son histoire. Quand j’étais étudiant, c’était une opinion en vogue, qui disait que la philosophie était finie, on célébrait la fin de la philosophie, et cela m’agaçait profondément. Pour moi, l’histoire de la philosophie est importante parce qu’il faut passer par elle pour découvrir des œuvres, se les approprier et ensuite chercher à s’en servir pour penser des problèmes. Il ne faut pas traiter l’histoire de la philosophie en elle-même en oubliant l’obligation de chercher des problèmes à partir des œuvres, notamment les problèmes de notre temps.

Mais cette opinion a été de plus en plus abandonnée, c’est-à-dire que la situation a évolué depuis la fin des années 1990 et le début des années 2000, quand moi-même je rédigeais Philosophie et existence11. Aujourd’hui, plus d’une vingtaine d’années après, je ne pense plus que l’opinion selon laquelle la philosophie est achevée soit encore dominante. Au contraire, j’ai constaté qu’il y a eu des œuvres, des auteurs, aussi bien du côté de la phénoménologie que du côté de la philosophie analytique, et en dehors de ces courants-là, qui ont donné à penser des idées nouvelles. On peut citer par exemple un auteur comme Alain Badiou qui ne se situe pas dans ces deux courants et qui a essayé de développer une œuvre originale qui se veut systématique. Plus récemment encore, vous avez des auteurs comme Claude Romano, Natalie Depraz (qui est de ma promotion d’agrégation), qui s’efforcent de produire des œuvres originales en liaison avec des thèmes, parfois, qui ne sont pas les grands thèmes classiques de la philosophie, comme par exemple la surprise12. Du côté de la phénoménologie, je peux citer aussi Jean-Luc Marion qui a encore l’ambition de produire de grands textes qui ouvrent la philosophie sur des sujets qu’elle a connues et abandonnées, par exemple D’ailleurs, la révélation13 qu’il qualifie lui-même d’ouvrage de théologie. Donc la situation a beaucoup évolué et l’opinion qui considère la philosophie achevée n’est plus dominante comme quand j’étais étudiant.

Philosopher en langue nationale

Éléa Ganier – Dans une perspective proche d’auteurs tels que l’écrivain kényan Ngũgĩ wa Thiong’o qui, depuis Décoloniser l’esprit14 en 1986, a décidé d’écrire en kikuyu, ou le philosophe ghanéen Kwasi Wiredu qui insistait sur la nécessité de décoloniser conceptuellement la philosophie15,  vous avez réalisé, depuis juin 2018, une série de cours de philosophie en mooré16 intitulée « Pourquoi philosopher en langue nationale ? », diffusée par la radio Liberté au Burkina Faso et publiée sous forme de livre en 2022. Pouvez-vous nous parler de la genèse et de la mise en place de ce projet ?

 

Mahamadé Savadogo – La genèse de ce projet, vraiment, remonte assez loin. Je me souviens du début de mon année de licence à Paris IV en 1984-1985, quand je tenais un cahier dans lequel je notais mes réflexions ; l’idée m’était venue de voir si l’on ne pouvait pas exprimer certains concepts de philosophie dans ma langue maternelle. J’ai esquissé le travail et rapidement j’ai constaté que c’était difficile, j’ai fini par conclure que c’était même impossible.

Bien des années plus tard, à partir notamment de 2010, j’ai recommencé à réfléchir au sujet parce que deux événements m’ont marqué. J’ai été invité en Allemagne pour une mission d’enseignement, j’ai pu faire mes enseignements en allemand, et cela m’a amené à m’interroger : « comment peux-tu donner des cours en allemand alors que, dans ta propre langue, tu ne peux pas donner un cours ? » Le second événement important, c’est la mort de mon père. Mon père n’était pas allé à l’école et quand il me demandait ce que c’était que la philosophie, en quoi consistait mon travail, je n’arrivais pas à lui expliquer cela dans ma langue. Après son décès, je me suis senti poussé à revenir sur la question. Donc ces deux événements m’ont donné une force particulière et je me suis remis à la réflexion, et là j’ai commencé à trouver des mots, à formuler des bouts de phrases, et je me suis rendu compte petit à petit qu’en fait, il y avait des choses qui pouvaient se faire dans ma langue.

Et en janvier 2013, j’ai été invité à un colloque à Brazzaville organisé par un réseau qui s’appelle LACTO : Langage, Argumentation et Cognition dans les Traditions Orales. À l’occasion de ce colloque, je me suis donné pour tâche de réfléchir sur le thème : « comment philosopher dans une langue nationale ? » À travers ce thème, j’ai pu réfléchir à une démarche globale, et à la fin de cette communication, j’ai donné quelques exemples de concepts que l’on peut rendre dans ma langue nationale17.

Mais il y a quelques mois, j’ai rencontré un de mes camarades d’adolescence qui m’a rappelé un épisode quand nous étions lycéens. Dans ma ville natale, Ouahigouya, on avait une association d’élèves et d’étudiants, et parfois on organisait des cours de vacances, et ce monsieur qui m’a connu quand j’étais adolescent m’a rappelé que, durant nos vacances de Seconde, j’avais préparé une pièce entièrement en langue mooré, une pièce de théâtre. Elle n’était pas rédigée car je ne savais pas écrire le mooré à l’époque, mais elle était entièrement orale et nous l’avons jouée durant nos activités culturelles. Cela remonte à nos vacances de 1980, donc avant même que je lise les auteurs, notamment les auteurs africains, qui parlent de la langue. Donc vous voyez qu’en fouillant, on peut considérer que les origines de ce projet sont lointaines dans mon histoire.

Éléa Ganier – Dans votre article « Comment philosopher en langue nationale18 ? » justement, vous décrivez plusieurs difficultés. Comment avez-vous pallié la double difficulté de la transcription d’une langue orale dans un alphabet et de la traduction des concepts dans une langue sans corpus écrit ? Quelle méthode avez-vous dû mettre en place pour philosopher en mooré ?

 

Mahamadé Savadogo – D’abord, il faut savoir que la situation a évolué depuis l’époque où j’étais lycéen. Les linguistes africains ont créé, proposé des signes pour transcrire nos langues, notamment au Burkina, en se servant de l’alphabet latin. Donc il y a un alphabet désormais pour la langue mooré et il y a même une codification. Il existe aussi des dictionnaires, par exemple : mooré/français, dioula19/français, fulfulde20/français. Pour écrire, je me suis exercé à utiliser ces instruments que les linguistes mettent à notre disposition.

La conceptualisation en mooré s’est aussi accomplie en plusieurs étapes. À partir de 2010, j’ai commencé à formuler les premiers concepts et les premiers bouts de phrases. En 2014, j’ai organisé à la Fondation Joseph Ki-Zerbo deux séances d’introduction à la philosophie en langue mooré, de deux heures chacune. Je me suis rendu compte que c’était possible : c’était vraiment un cours, avec un plan bien établi et une démarche progressive. À partir de là, je me suis dit « tu dois pouvoir aller plus loin », et c’est ainsi que quatre ans plus tard, en juin 2018, j’ai organisé un cours de vingt-quatre heures autour du thème : « pourquoi philosopher dans une langue nationale ? ». C’est ce cours-là qui a été transcrit sous forme de livre, que nous avons publié aux Presses universitaires de Ouagadougou21. Bien sûr, après cette expérience, on s’est senti encouragé, et donc, en 2022, j’ai organisé un autre cours autour d’un autre thème, « genèse et sens de la société politique », et cela aussi a donné lieu à un ouvrage, paru fin 202322. Plus récemment, en novembre 2023, j’ai tenu un autre cours autour du thème de l’éthique, et ce cours est également en cours de transcription pour en tirer un ouvrage. Donc, vous voyez, ç’a été graduel, jusqu’à ce qu’on arrive à produire des textes sous forme de livres et à assurer des enseignements qui peuvent tenir sur plusieurs heures.

Éléa Ganier – À qui ces cours s’adressent-ils ?

 

Mahamadé Savadogo – En 2014, on avait posé comme condition qu’il fallait avoir au moins le baccalauréat pour y participer, mais ceux qui y ont participé effectivement avaient au moins la licence. Il y avait d’abord des collègues du département de philosophie de Ouagadougou, mais aussi d’autres villes. Il y avait des personnes qui n’étaient pas philosophes de formation, par exemple un collègue chimiste, également un collègue vétérinaire qui était notre doyen d’âge, qui est malheureusement décédé en 2019. Pour le dernier cours, il y a même eu un célèbre directeur de publication d’un journal burkinabè, qui est venu participer de bout en bout au cours.

Ces cours ont été enregistrés : nous avions envisagé de publier ces enregistrements sur la radio nationale, parce qu’il y avait un journaliste culturel, qui malheureusement est décédé depuis, qui devait faire passer ces cours-là dans une émission qu’il animait. Il s’appelait Osiris Issouf Sawadogo. Il suivait tout ce que je faisais, il enregistrait et filmait même. Après sa disparition, je me suis adressé à la radio Liberté, la radio du mouvement burkinabè des droits de l’homme et des peuples, et cette radio a accepté de diffuser les cours en séquences de 30 minutes, au moins trois fois par semaine. À partir de là, tout le monde a pu entendre ces cours et les suivre. Il y a beaucoup de compatriotes qui ne sont pas allé-e-s à l’école et les suivent.

Philosophie et engagement

Éléa Ganier – Vos réflexions portent régulièrement sur des événements politiques contemporains, comme les coups d’État survenus dans les pays du Sahel ces dernières années dans votre communication « Panafricanisme et coup d’État » au colloque « Actualité de la philosophie africaine », ou les révolutions tunisienne et burkinabè de 2011 et 2014 dans votre communication « De la Tunisie au Burkina Faso, jusqu’où le changement est-il allé ? » au colloque « Penser la révolution tunisienne », à Toulouse déjà, en 202223. Vous avez vous-même, en plus de votre métier d’enseignant-chercheur, une activité citoyenne intense, en tant que coordonnateur du mouvement des intellectuels du Manifeste pour la liberté24, qui fait de vous, authentiquement, un intellectuel engagé. Vous employez vous-même le concept d’engagement, notamment dans Pour une éthique de l’engagement25 en 2007 et Penser l’engagement26 en 2013. Qu’est-ce qu’un engagement en philosophie et pour un philosophe ? Comment conciliez-vous la pensée et l’engagement ?

 

Mahamadé Savadogo – Oui, la thématique de l’engagement est centrale dans mon travail et je dois dire que j’ai beaucoup approfondi la réflexion sur ce sujet-là depuis la publication de Philosophie et existence27. La distinction première est entre l’engagement fondamental et l’engagement militant. L’engagement pour un philosophe n’est pas très différent de l’engagement pour tous les citoyens. Il s’agit de s’attacher à une cause et de participer à des activités pour défendre cette cause. Mais l’attachement a des degrés, l’attachement a des formes, et c’est là qu’intervient la différence entre les types d’engagement que j’essaye de dégager dans mon travail. La philosophie intervient dans la mise en cohérence des différents types d’engagement, et dans l’effort de penser l’engagement par-delà l’engagement militant, pour montrer la place de l’engagement dans l’existence d’une manière générale. C’est ce que j’appelle l’engagement fondamental.

Effectivement, cette réflexion sur l’engagement se nourrit des événements que je connais aussi bien dans mon pays, sur le continent africain, que dans le monde d’une manière générale. Par exemple, la réflexion sur les modes d’accession au pouvoir, qui conduit à établir une différence entre le coup d’État, la révolution et les élections, évidemment est beaucoup inspirée par l’histoire de mon pays et elle remonte d’ailleurs à mes années d’étudiant. Mais, par exemple, la réflexion sur la guerre, dans Philosophie de l’action collective28 et dans « Kant et la politique29 », où j’ai essayé de m’appuyer sur l’œuvre de Kant pour penser la guerre et la révolution, a été beaucoup inspirée par la première guerre en Irak en 1990. Et j’étais encore étudiant. Donc il y a des événements qui ont soutenu cette réflexion mais, par-delà les événements, il faut rappeler les trois auteurs qui m’ont marqué depuis que j’étais étudiant : Marx, Hegel et Weil ; et bien sûr Marx en particulier a joué un grand rôle dans mon intérêt pour l’engagement.

Éléa Ganier – En 2016, vous intituliez un article « Dignité et engagement30 ». Est-ce que la finalité de l’engagement, c’est toujours la dignité ? Par exemple, est-ce que toute révolution aurait pour finalité la dignité ?

 

Mahamadé Savadogo – Oui. Si vous donnez un contenu riche à la dignité, et si vous mettez par exemple l’épanouissement de l’individu ou l’évolution de la collectivité dans la dignité, évidemment vous pouvez établir un lien particulier entre la dignité et l’engagement. Mais quand on parle de l’engagement, il faut éviter de voir uniquement le côté défensif. L’engagement, ce n’est pas seulement la résistance, ce n’est pas seulement l’opposition à l’exploitation et à la négation de la dignité. Ça, c’est une étape. Mais l’engagement, c’est aussi l’effort de construire quelque chose qui va justement consolider la dignité. C’est en parvenant à construire quelque chose de positif que l’individu lui-même consolide son sentiment de la dignité. Eh bien, il en est de même pour la collectivité. Quand la collectivité arrive à bâtir des choses importantes pour ses membres, ça renforce la dignité collective. Quand la collectivité arrive à poser des actes qui font évoluer la vie en société de manière générale, elle aide à renforcer le sentiment de la dignité de ses propres membres.

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    1

    Mahamadé Savadogo, Éric Weil et la question du sens de l’existence, Paris, Université Paris-Sorbonne (Paris IV), 1992. La thèse a donné lieu à un ouvrage : Mahamadé Savadogo, Éric Weil et l'achèvement de la philosophie dans l'action, Namur, Presses universitaires de Namur, 2003.

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    2

    Éric Weil, Essais et conférences, t. 1, Philosophie, Paris, Plon, 1970 ; t. 2, Politique, Paris, Plon, 1971.

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    3

    Éric Weil, Philosophie politique, Paris, Vrin, 1956.

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    4

    Éric Weil, Logique de la philosophie, Paris, Vrin, 1950.

    Retour vers la note de texte 20086

    5

    Éric Weil a travaillé sur ces auteurs, dès son premier livre, Hegel et l'État [Éric Weil, Hegel et l'État, Paris, Vrin, 1950.].

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    6

    Mahamadé Savadogo, Philosophie et histoire, Paris, L’Harmattan, 2003.

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    7

    Mahamadé Savadogo, Philosophie et existence, Paris, L'Harmattan, 2001.

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    8

    Mahamadé Savadogo, « Comment philosopher dans une langue nationale ? », Ouagadougou, Cahier philosophique d'Afrique, n°12, 2014, p.1-18.

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    9

    Mahamadé Savadogo, Bangrã yidgr ne tõnd buudã goamã yõod yaa boē?, Ouagadougou, Presses universitaires de Ouagadougou, 2022.

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    10

    Cf. Mahamadé Savadogo, Philosophie et histoire, Paris, L’Harmattan, 2003.

    Retour vers la note de texte 20092

    11

    Mahamadé Savadogo, Philosophie et existence, Paris, L'Harmattan, 2001.

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    12

    Natalie Depraz, Le Sujet de la surprise. Un sujet cardial, Bucarest, Paris, Zeta Books, Vrin, 2018 ; Natalie Depraz, La Surprise. Crise dans la pensée, Paris, Seuil, 2024. Natalie Depraz et Claudia Serban (dir.), « La surprise », Alter. Revue de phénoménologie , n°24, Paris, 2016. Claude Romano, « De la surprise du Dasein », Alter. Revue de phénoménologie, n°24, Paris, 2016, p. 47-68.

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    13

    Jean-Luc Marion, D'ailleurs, la révélation, Paris, Grasset, 2020.

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    14

    Ngũgĩ wa Thiong'o, Décoloniser l'esprit, traduction S. Prudhomme, Paris, La Fabrique, 2011.

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    15

    Kwasi Wiredu, Cultural Universals and Particulars : An African Perspective, Bloomington and Indianapolis, Indiana University Press, 1996, chap. 7. Kwasi Wiredu , « Conceptual decolonization as an imperative in contemporary African philosophy: some personal reflections », Rue Descartes, n° 36, 2002, Paris, p. 53-64.

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    16

    Le mooré est la langue des Mossis. Elle est langue maternelle pour plus de la moitié de la population burkinabè. Elle a aussi des locut-rice-eur-s au Bénin, en Côte d’Ivoire, au Ghana, au Mali, ou encore au Togo.

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    17

    Cf. Mahamadé Savadogo, « Comment philosopher dans une langue nationale ? », Ouagadougou, Cahier philosophique d'Afrique, n°12, 2014, p.1-18.

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    18

    Mahamadé Savadogo, « Comment philosopher dans une langue nationale ? », Ouagadougou, Cahier philosophique d'Afrique, n°12, 2014, p.1-18.

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    19

    Le dioula est une langue parlée en Afrique de l’Ouest, notamment au Burkina Faso, en Côte d’Ivoire et au Mali.

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    20

    Le fulfulde est la langue peule, parlée dans plusieurs pays, non seulement en Afrique de l’Ouest, mais aussi en Afrique centrale.

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    21

    Mahamadé Savadogo, Bangrã yidgr ne tõnd buudã goamã yõod yaa boē?, Ouagadougou, Presses universitaires de Ouagadougou, 2022.

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    22

    Mahamadé Savadogo, Lagem-n-zînd sore, la a biisi, Ouagadougou, Presses universitaires de Ouagadougou, 2023.

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    23

    Colloque « Penser la révolution tunisienne », organisé par Salim Abdelmadjid et Éléa Ganier, Université Toulouse Jean Jaurès, 23 juin 2024. Le programme est disponible en ligne : https://calenda.org/1004477 (2.12.24).

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    24

    Le Manifeste pour la liberté a été signé et publié par près d’un millier d’intellectuels burkinabè en janvier 1999, à la suite de l’assassinat du journaliste Norbert Zongo le 13 décembre 1998, alors qu’il enquêtait sur la mort du chauffeur de François Compaoré, frère du chef d’État d’alors, Blaise Compaoré.

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    25

    Mahamadé Savadogo, Pour une éthique de l’engagement, Paris, Namur, L'Harmattan, Presses universitaires de Namur, 2007, 2008.

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    26

    Mahamadé Savadogo, Penser l’engagement, Paris, L'Harmattan, 2013.

    Retour vers la note de texte 20108

    27

    Mahamadé Savadogo, Philosophie et existence, Paris, L'Harmattan, 2001.

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    28

    Mahamadé Savadogo, Philosophie de l’action collective, Paris, L'Harmattan, 2014.

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    29

    Mahamadé Savadogo, « Kant et la politique », Kant-Studien, vol. 90, n.° 3, 1999, p. 306-321. https://doi.org/10.1515/kant.1999.90.3.306 (2.12.24)

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    30

    Mahamadé Savadogo, « Dignité et engagement », Diogène, n°253, 2016, Paris, 2016, p. 54-61. https://doi.org/10.3917/dio.253.0054 (2.12.24)

    Pour citer cette publication

    Mahamadé Savadogo et Éléa Ganier, « Philosophie africaine et engagement » Dans Salim, Abdelmadjid (dir.), « Actualité de la philosophie africaine », Politika, mis en ligne le 16/12/2024, consulté le 17/12/2024 ;

    URL : https://politika.io/es/node/1498