Voir les informations
Adolfo Best Maugard et la référence « préhistorique » dans le discours nationaliste mexicain, 1920-1940
Maîtresse de conférences

(Sorbonne Université - Histoire de l’art et Archéologie)

Pour revenir à l'atelier

Introduction

Après la révolution mexicaine de 1910, le gouvernement des États-Unis refusa de reconnaître la jeune République, critiquant son immaturité politique, sa violence et sa prétendue incapacité à gérer ses ressources. Les dirigeants de Washington voyaient d'un mauvais œil les affinités du Mexique avec le socialisme, puis avec le communisme et ils s'opposèrent ostensiblement à la Constitution mexicaine de 1917, en particulier à son article 27 sur l'expropriation des terres et des ressources appartenant à des étrangers1. Les tensions entre les deux nations s’accrurent à la fin des années 1920, jusqu'à ce que deux présidents successifs, Álvaro Obregón (1921-1924) et Plutarco Elías Calles (1924-1928) déploient une politique de propagande intellectuelle et artistique, afin de restaurer l'image de leur pays aux États-Unis. Dans ce cadre, ils théâtralisèrent une série de « nouveaux » symboles nationaux, qui donnaient un rôle central aux cultures précolombiennes et indigènes contemporaines. Cette instrumentalisation reposait sur un brouillage des repères temporels : les civilisations précolombiennes, perçues tantôt comme « primitives », tantôt comme « antiques » ou « préhistoriques », devinrent rapidement des instruments de propagande : la construction d'une histoire longue et héroïque enracinait la nation mexicaine dans un temps profond, projeté dans le présent grâce aux populations indigènes contemporaines.  Les ruines des cultures nahuas, aztèques ou mayas furent ainsi déclarées à la fois précolombiennes et préhistoriques, alors même que certains témoins ne dataient parfois que du XVIe siècle, et furent intégrées au présent, comme des éléments fondateurs de l'identité nationale.

L’artiste et intellectuel mexicain Adolfo Best Maugard joua un rôle majeur dans cet effort de propagande du Mexique en direction des États-Unis. Né à Mexico le 11 juin 1891 et mort à Athènes le 25 août 1964, il était à la fois peintre, écrivain, réalisateur et scénariste. Comme beaucoup d’artistes de son pays, il partit se former en Europe de 1911 à 1914, avec une longue escale en France de 1911 à 1912. De retour au pays natal en 1914, il commença à réfléchir à une théorie, une méthode et une pratique artistiques proprement mexicaines2. Les premières formulations de sa méthode de dessin, qu'il développa à l'Escuela Industrial Corregidora de Queretaro en 1918, lui valurent d'entrer dans l’administration du gouvernement du président Álvaro Obregón, au pouvoir de 1920 à 1924. Le ministre de l'Éducation publique et des Beaux-Arts, José Vasconcelos, l'engagea pour concevoir et organiser l’éducation par l'image de la population mexicaine aux valeurs nationalistes3. Adolfo Best Maugard devint alors directeur de la section « Dessin et travaux manuels » (Dirección de dibujo y trabajos manuales) et c’est dans ce cadre qu’il publia finalement sa Méthode de dessin. Tradition et évolution de l’art mexicain (Método de dibujo, tradición y evolución del arte mexicano) en 19234.

Première de couverture de Adolfo Best Maugard, Manuales y Tratados. Método de Dibujo. Tradición, Resurgimiento y Evolución del Arte Mexicano, Mexico, Secretaría de Educación, [1923] 1964

Première de couverture de l'ouvrage d'Adolfo Best Maugard, Manuales y Tratados. Método de Dibujo. Tradición, Resurgimiento y Evolución del Arte Mexicano, Mexico, Secretaría de Educación, 1964 [1923].

Fruit de plusieurs années de recherches, publié à quinze mille exemplaires et diffusé dans les écoles primaires, normales et industrielles, l’ouvrage avait la forme d’une méthode pratique destinée à former les écoliers et les travailleurs manuels. Il s’appliqua dans deux-cent-quarante-huit écoles primaires et normales et quatre écoles techniques du District Fédéral5. Sur des prémisses nationalistes, il appelait à « la reconstitution de motifs décoratifs à partir de sept éléments formels fondamentaux et non à partir de l’observation directe de la réalité6 » et promouvait pour ce faire des références indigènes pré-cortésiennes.

Page de couverture de l'ouvrage de Adolfo Best Maugard, A method for Creative Design, New York, Dover publications, [1926] 1990.

Page de couverture de l'ouvrage d' Adolfo Best Maugard, A method for Creative Design, New York, Dover publications, 1990 [1926].

Trois ans plus tard, Best Maugard publia une version anglaise, A Method for Creative Design, chez Alfred A. Knopf à New York. Le nombre d’exemplaires édité nous est inconnu, mais des coupures de presse et des transcriptions radiophoniques montrent une diffusion importante dans les écoles états-uniennes. Contrairement aux écrits précédents de Best Maugard, cette version ne se contentait pas de traduire l'original mais apportait des ajustements formels et structurels significatifs, rendant la méthode plus accessible et mieux adaptée au contexte états-unien, avec toujours le même objectif de former la jeune génération au dessin et d’éduquer les élèves en bons citoyens, créatifs et informés. Aussi bien au Mexique qu’aux États-Unis, il s’agissait de saisir l’inné chez les élèves dessinateurs et de produire ainsi un art à la fois national et universel, relié à des temps indifféremment qualifiés de préhistoriques ou de précolombiens. Parallèlement, Best Maugard participa activement à la création d'une association touristique mexicaine, dont l'objectif était d'inviter les touristes états-uniens à rendre visite à leur voisin, en leur proposant un voyage dans les temps anciens mexicains, qu’il s’agisse de visites de ruines ou d’initiations aux pratiques artisanales indigènes.

L’amalgame entre « préhistoire » et « temps précolombien » se vérifiait ainsi aussi bien dans les manuels éducatifs d’Adolfo Best Maugard, à l’échelle du Mexique puis des États-Unis, que dans ses manœuvres diplomatiques à l’adresse de ces derniers.

Une « préhistoire » préhispanique : amalgames mexicains

Le développement des études sur la « préhistoire » au Mexique doit autant aux recherches françaises de la seconde moitié du XIXe siècle qu’à la pensée contemporaine états-unienne. Comme l’ont montré Oscar Moro Abadia et Eduardo Palacio Pérez7, la notion de préhistoire revêt des significations différentes en France et aux États-Unis. Amalgamées dans le discours d’Adolfo Best Maugard, ces significations confèrent à la notion une idiosyncrasie spécifiquement mexicaine, instrumentalisée à des fins diplomatiques.

Selon Moro Abadia et Palacio Pérez, le contexte colonial des États-Unis y a largement contaminé les premières élaborations du concept de préhistoire. En Amérique du Nord, toutes les recherches sur les périodes précédant la conquête espagnole au Mexique (à partir de 1492) et la colonisation anglaise aux États-Unis (à partir de 1607) scindaient l’histoire en deux : une période précoloniale qui n’appartenait pas à la chronologie européenne ; puis une intégration à l’histoire occidentale moderne. Sur des prémisses racialistes, la pensée coloniale conférait ainsi aux populations natives une altérité radicale qui se vérifiait aussi du point de vue de la temporalité.

On retrouve un des traits principaux de ce type de pensée au Mexique, notamment chez Adolfo Best Maugard : à travers ses amalgames entre indigènes contemporains et peuples précoloniaux, il rassemble des chronologies hétérogènes au sein d’une même méthode de dessin, dans un but, selon lui, « transcendantal » :

« La préhistoire est le premier art plastique. Tous les hommes primitifs se sont exprimés de manière très similaire, en dessinant les animaux et les individus de manière simple et spontanée, comme n'importe quel autre enfant8. »

Le raccourci entre le processus évolutif de l'enfant et celui de la civilisation était courant à l’époque, mais il prenait une tonalité particulière dans le contexte idéologique mexicain : l'enfant représentait l'aube de la nation et son innocence, perçue comme équivalente à celle de l'homme « primitif », devait donc être encouragée9. Sous la même catégorie du « primitif », connotée positivement, s’unissaient les figures de l'enfant, du « sauvage » contemporain et des cultures anciennes. 

À cette fin, Best Maugard pouvait s’appuyer sur les connaissances ethnographiques et sur les travaux théoriques de l’anthropologue germano-états-unien Franz Boas, qu’il rencontra en 1911 à Mexico et avec lequel il collabora pour un catalogue des collections archéologiques de l’École internationale d’anthropologie et d’ethnologie américaines, en réalisant plus de deux mille dessins de céramiques10.

Franz Boas, Manuel Gamio, Álbum de Colecciones Arqueológicas, Mexico, INAH, 1921, planche 6. D.R. Instituto Nacional de Antropología e Historia, México

Franz Boas, Manuel Gamio, Álbum de Colecciones Arqueológicas, Mexico, INAH, 1921, planche 6. 

Cette rencontre fut déterminante pour la construction de sa méthode taxinomique : classer les motifs plastiques pour comprendre une pratique culturelle et ses filiations. Plus importante encore pour l’appréhension des arts anciens par Best Maugard fut la biologie des images élaborée puis synthétisée en 1906 par l’archéologue et officier colonial britannique Augustus Henry Lane-Fox Pitt-Rivers dans The Evolution of Culture11, où figurent à plusieurs reprises des références aux « antiquités mexicaines12 ». Boas admettait bien, comme principe méthodologique, l’évolution des formes, mais il refusait ce qui en constituait, pour Pitt Rivers et ses successeurs, le corrélat immédiat : l’évolution des opérations mentales. S’il intégrait la biologie des images à sa méthode d’analyse, Boas en réfutait radicalement l’idéologie associée. Best Maugard, au contraire, était convaincu non seulement de la filiation formelle des motifs artistiques mexicains passés et présents, mais aussi de la possibilité d’appréhender par là le passé dans toutes ses dimensions. Comme un vortex temporel, l’étude des motifs complexes rendait possible l’accès à la fois à leur origine formelle dans des formes simples et aux débuts de l’humanité en tant que tels.

Pour Best Maugard, autrement dit, l’art apparaissait comme une voie transversale pour appréhender le pouvoir de l’inné en général, en chacun de nous. Les productions des toutes premières populations mexicaines s’imprimaient dans le pouvoir créateur des générations postérieures, leur présence étant particulèrement sensible chez les indigènes et chez les enfants. Dans cette optique, le manuel de l’artiste mexicain intégrait les préjugés sur la « primitivité » enfantine, innée, proche de l'essence de la culture « pure », car pas encore contaminée par la civilisation (sous-entendu occidentale) qui l'éloignait de la « puissance créatrice13 ».

Pour le prouver, la méthode de dessin allait puiser à la source de motifs dits « préhistoriques », précolombiens ou vernaculaires – « indigènes » –, tout en adoptant une vision pédagogique teintée d’évolutionnisme culturel progressiste. On y préconisait en effet un apprentissage allant du plus simple au plus complexe, avec des exercices qui permettaient finalement d'aller et venir entre plusieurs niveaux pour générer une meilleure incorporation des motifs :

« Cette étude, écrit Best Maugard, comme nous vous l'avons déjà dit, suivra les grandes lignes de l'histoire de l'art. Nous allons donc procéder par étapes, du plus simple au plus compliqué. Après avoir éveillé les émotions générales qui correspondent à la préhistoire la plus ancienne, nous passerons aux caractéristiques mexicaines les plus primitives dont nous disposons, pour les faire évoluer jusqu'à atteindre les manifestations pré-cortésiennes, puis coloniales [...]. L'évolution de l'homme primitif sur des milliers d'années et celle de l'enfant dans la courte période de son enfance suivent un processus similaire, en passant par quatre phases caractéristiques : la conception des volumes, puis celle des surfaces jusqu'à atteindre la ligne et le point14. »

Or, ce principe éducatif met en lumière une contradiction fondamentale de la part de l’auteur. L’évolutionnisme qu’il essayait d’instaurer au Mexique afin d’éduquer et de civiliser la nation avait en effet pour corollaire paradoxal l’immuabilité. Immuables d’abord étaient, selon l’auteur, les sept motifs des premiers âges de l’humanité – le cercle, le demi-cercle, la ligne droite, la ligne ondulée, le zig-zag, le dessin en forme de S, la spirale.

Adolfo Best Maugard, Manuales y Tratados. Método de Dibujo. Tradición, Resurgimiento y Evolución del Arte Mexicano, Mexico, Secretaría de Educación, [1923] 1964, p. 27.

Adolfo Best Maugard, Manuales y Tratados. Método de Dibujo. Tradición, Resurgimiento y Evolución del Arte Mexicano, Mexico, Secretaría de Educación, 1964 [1923], p. 27.

Les créateurs, enfants ou artistes de son époque, devaient, selon lui, s’atteler à renouer avec ces formes du passé. D’après son cheminement conceptuel et pratique, l’immuabilité se retrouvait également dans le concept même d’évolution, qui serait demeurée latente jusqu’à ce que la Révolution mexicaine de 1910 et l’instauration d’une nation éduquée et « civilisée » ne viennent l’actualiser. En somme, d’après Best Maugard, l’évolution advenait seulement grâce au modèle occidental de la civilisation, alors même qu’il rejetait ce dernier à plusieurs reprises dans ses écrits.

Ses contradictions ne s’arrêtent pas là puisque ce principe d’éduquer pour civiliser et donc homogénéiser une nation spécifique, le Mexique républicain, se double d’une visée universalisante de l’art. Le processus d'homogénéisation nationale passait d’abord par l'intégration de sources mexicaines anciennes et actuelles. L'auteur de la méthode de dessin voulait réaliser une fusion des arts « préhistoriques », précolombiens, coloniaux et populaires afin de créer un véritable art national. Mais cet art national était également destiné à devenir universel, comme un langage unique, absolu, commun à tous les peuples et à toutes les époques. Comme il l’écrivait dans sa méthode, « l’art est la représentation de l’harmonie universelle15»  et il a « une seule et même origine commune16 ». Interrogé en 1923 par le University High School Journal, il expliquait qu’il souhaitait réaliser une « synthèse de l’expérience humaine17 », concomitante avec l’émergence « préhistorique » de l’espèce humaine :

« Les principes de notre méthode sont dérivés de l’expérience raciale des temps préhistoriques, lorsque tout le monde avait le même commencement18. »

Au sujet de son manuel en anglais, il répondait à un journaliste du Times, en 1927, qu’il avait « mené une recherche approfondie sur des éléments préhistoriques américains19 ». La même année, son ami, architecte de renom et directeur de la revue The Architectural Record, Claude Bragdon, revenait sur son travail en expliquant que « la méthode de Best Maugard [était] basée sur des années de recherche sur les éléments préhistoriques de l'art américain20 ».

Claude Bragdon était également un théosophe lu par Best Maugard, qui cite son ouvrage, The Beautiful Necessity21, publié en 1921, dans la version anglaise de sa méthode de dessin (1926)22. L’auteur états-unien y écrivait notamment :

« L'idée théosophique est que tout est une expression du Soi, – ou tout autre nom que l'on peut choisir de donner à cette réalité inconnue immanente qui se cache à jamais derrière toute vie phénoménale –, mais parce que sur le plan physique notre seule voie de connaissance est la perception sensorielle, une expression plus exacte de l'idée théosophique serait : Tout est l'expression du Soi en termes de sens23. »

Il poursuit en affirmant que « l'art, dans l'un de ses aspects, est donc le tissage d'un motif, la communication d'un ordre et d'une méthode au matériau ou au moyen employé24 ». En définitive, il tentait de transmettre une méthode analytique capable de déchiffrer les symboles théosophiques à la fois dans les arts et dans les connexions entre les pratiques artistiques. Il louait le rythme, l'harmonie, la géométrie et les formes élémentaires de l'univers. Ces éléments directeurs du livre de Claude Bragdon font directement écho aux propos de Best Maugard ; la relation idéologique entre les deux auteurs semble évidente, étant donné que l’artiste mexicain concevait lui-même l'univers comme un espace de connexion entre la nature, les êtres humains et les arts.

Ce sont ces approches croisées – la préhistoire en Amérique du Nord, la biologie des images et la théosophie – qui nous permettent de cerner, au plus près, les voies d’accès vers la préhistoire précolombienne que Best Maugard a ouvertes dans ses méthodes de dessin.

Une « préhistoire » américaine : stratégies diplomatiques mexicaines aux États-Unis

Les rapprochements entre la conception de la préhistoire aux États-Unis et au Mexique se justifient dans les termes mêmes de l’artiste mexicain. Lorsqu’il rédigea A Method for Creative Design en 1926, Adolfo Best Maugard ne traduisait pas simplement son texte original espagnol ; il l’adaptait au public états-unien et procédait à de nombreuses idiosyncrasies sémantiques et plastiques. Il décrivait les motifs comme relevant non plus des arts précolombiens mais de « l’art américain25 », une expression qui n’est pas d’usage normal en espagnol. La confusion, encore trop fréquente de nos jours, entre « américain » et « états-unien », l’autorisait à élargir ses sources, du Mexique proprement dit à l’ensemble du continent. Plus largement encore, les arts précolombiens y étaient désormais présentés comme des « exemples d'expressions artistiques sur différents supports, depuis la préhistoire à nos jours26 », afin de faire apparaître le « préhistorique » « américain » comme une base commune entre le Mexique et les États-Unis.

En Europe, le préfixe « pré » de « préhistoire » renvoie à une antériorité par rapport à l’Histoire en général ; en Amérique, en revanche, il désigne ce qui a eu lieu avant l’arrivée des Européens sur le sol américain et il renvoie par conséquent à une « pure » américanité, immémoriale et dépourvue d’histoire écrite. Autrement dit, pour citer à nouveau Oscar Moro Abadia et Eduardo Palacio Pérez, la pensée de la préhistoire fut avant tout, en Europe, une interrogation sur le temps, tandis qu’aux États-Unis, elle s’appréhendait comme une « science de l’espace27» : il fallait d’abord aborder de vastes étendues et des populations autochtones variées pour penser ensuite le territoire en termes historiques et préhistoriques. L’étude des constructions « préhistoriques » (tumuli et pyramides) devenait ainsi inséparable de celle des populations natives contemporaines, les préhistoriens s’affirmant à la fois comme archéologues et comme ethnologues. Au Mexique, la discipline englobait tout ce qui précédait la conquête, soit l’ère « précolombienne », et se trouvait, de ce fait, liée aux nationalismes indigénistes. Elle intégrait aussi une division de l’espace, entre la capitale civilisée, relevant de l’histoire, et les villages de la pampa, éloignés non seulement dans l’espace mais dans le temps, et relevant donc plutôt de la préhistoire. Plusieurs temporalités cohabitaient, se rencontraient et se nourrissaient les unes les autres. Pour Best Maugard comme pour ses contemporains entourés de ruines archéologiques, la préhistoire était une réalité tangible au présent, dans l’espace des populations autochtones, qui recelaient en elles des ersatz de l’époque précolombienne (c’est-à-dire préhistorique). L’apprentissage de leurs motifs invitait non seulement à retrouver les premiers âges de l’humanité, mais aussi à entamer un processus rétrospectif sur les origines de la mexicanité et, au-delà, de l’américanité.

On retrouve cette appréhension spatiale de la préhistoire dans une autre réalisation de Best Maugard : l’association touristique mexicano-états-unienne qu’il a orchestrée pour rétablir les relations diplomatiques entre les deux pays. Les bases du projet furent jetées en 1925 lors d'un échange entre le Dr. J. Puig Casauranc, alors ministre de l'Éducation à Mexico, et Hubert Clinton Herring, spécialiste états-unien de l'histoire de l'Amérique latine. La correspondance entre les deux personnalités porte sur un projet d'excursion au Mexique auquel participèrent vingt-cinq professeurs et présidents d'université, éditeurs et écrivains américains. Deux ans plus tard, en 1927, les mêmes acteurs échangeaient leurs vues sur une « Sociedad Impulsora del Turismo en México » (SITEM / Société pour la promotion du tourisme au Mexique). Ses membres réunissaient les personnes parmi les plus fortunées et les plus lettrées du pays, comme le directeur général de la Banque du Mexique ou le président des Missouri Pacific Lines, M. L. W. Baldwin. Un grand nombre (répertorié dans les archives) provenait de l'American Tourist Association.

Adolfo Best Maugard avait adhéré à l'association dès le début : dans une lettre du 15 janvier 1928 adressée à Arturo M. Elías, consul du Mexique à New York, l'expéditeur (inconnu) fait état des démarches entreprises par Best Maugard pour développer les actions de ce lobby. Au même moment, l'artiste se trouvait aux États-Unis, et de nombreux échanges avec le consulat mexicain de New York démontrent son intense activité dans ce cadre.

L'un des premiers desseins de l'association, déclaré en 1927, était de promouvoir le tourisme mexicain aux États-Unis par le biais de la propagande. Le Comité exécutif expliquait clairement, dans une lettre adressée au président Plutarco Elías Calles le 16 novembre 1927, l'objectif de ce programme touristique :

« Pour répondre à un besoin national, économique et patriotique, et comme l'une des premières activités liées au musée de la géographie nationale, bientôt inauguré, ainsi que pour seconder votre initiative, nous avons organisé une société civile dans le but de travailler à la promotion du tourisme au Mexique28. »

Un voyage fut organisé en janvier 1928, dont l’itinéraire consistait à aller en bateau de New York à La Havane, avec une dernière étape à Veracruz ; il réunissait un millier de membres des United States Real Estate Dealers, qui devaient tenir une convention à Mexico. À ce convoi, s'ajouta un second voyage à Mexico, en provenance de New York, le 3 mars 1928, composé de cent-cinquante journalistes américains et quatre-cents touristes, à bord du paquebot Calgaria.

Les produits publicitaires de cette propagande touristique devaient beaucoup aux principes exposés par Best Maugard dans sa méthode. Ils nous permettent ainsi d’appréhender plus finement la gestion pratique et idéologique, par ce dernier, de ce voyage dans le temps et dans l’espace mexicains, amalgamant les époques précolombienne et préhistorique suivant une conception hétérotopique et hétérochronique de la nation et de ses populations indigènes. Dans le flyer « Mexico – Land of Romance », par exemple, on peut lire que « ce sont des vacances extraordinaires au milieu de splendeurs scéniques, de ruines séculaires [age-old] de peuples disparus et dans la magnificence de la belle capitale d'un pays pittoresque29 ». L’emploi du terme « age-old » est caractéristique d’une démarche orchestrant la confusion des temps. Il s’agissait de montrer à la fois la civilisation en plein développement dans les villes (d’où les visites de centres urbains comme Mexico, Monterrey, ou une cité coloniale comme San Luis Potosí) et la permanence de témoins préhistoriques et précolombiens en province, comme les peintures rupestres d’El Ocote à Aguascalientes, les pyramides de Teotihuacán ou encore les ruines de Toxpan à Veracruz. Un retour vers les origines – ou du moins vers l’idée qu’il s’en faisait –, voilà ce que voulait proposer Best Maugard aux gringos états-uniens.

Cette instrumentalisation médiatique de la « préhistoricité » du Mexique révèle l’importance de cette référence pour Best Maugard comme pour de nombreux esthètes mexicains. Seule la démonstration de l’existence d’un passé préhistorique leur permettait de revendiquer leur statut de civilisés. Par la comparaison avec leurs origines très anciennes, les Mexicains contemporains n’étaient plus d’immuables « sauvages », des populations sans Histoire, mais bien des êtres capables d’évoluer, des citoyens acteurs de leur propre Histoire nationale. Ce comparatisme renvoyait évidemment à l’Europe : le Mexique bénéficiait d’une chronologie similaire à celle du Vieux-Monde et pouvait ainsi rejoindre le grand concert des nations européennes. La référence préhistorique avait donc un objectif plus idéologique que scientifique, nourrissant les desseins nationalistes, identitaires et progressistes mexicains.

Conclusion

Adolfo Best Maugard s’inscrit comme une figure essentielle, à l’intersection des dynamiques artistiques, éducatives et diplomatiques entre le Mexique et les États-Unis, au début du XXsiècle. Par son travail sur les motifs formels et par son positionnement au sein du gouvernement républicain, il a « mexicanisé » la notion de préhistoire en y intégrant les références précolombiennes et vernaculaires. Cette stratégie reposait sur l’idée que la préhistoire ne se référait pas simplement à un passé lointain mais plutôt à un état latent toujours présent dans les motifs artistiques contemporains, en particulier chez les populations précolombiennes et indigènes. Ce raccourci idéologique lui permettait d’établir une continuité entre différentes époques, renforçant les idées paradoxales d’une évolution sur fond d’immuabilité et d’une identité nationale sur fond d’universalité créative humaine. Sa vision de l’art reposait en effet sur une conviction forte : l’existence d’un langage visuel universel, issu des premières expressions artistiques humaines. Ce postulat, alimenté par des théories européennes comme celles de Lane-Fox Pitt-Rivers et par la pensée théosophique, nourrissait sa volonté de synthétiser des motifs anciens pour créer un art à la fois national et universel, transcendant les frontières géographiques et chronologiques pour constituer la condition de possibilité d’un dialogue entre les cultures.

Des contradictions profondes, on l’a vu, affectent cette stratégie. L’évolutionnisme qui sous-tend la méthode de dessin de Best Maugard repose sur une vision linéaire du progrès civilisationnel, mais elle présume simultanément que les formes artistiques fondamentales demeurent inaltérées depuis la « préhistoire ». En attribuant une essence universelle aux formes « préhistoriques », Best Maugard cherchait à unifier les identités mexicaine et états-uniennes, voire occidentales, au prix d’une simplification radicale de leurs spécificités culturelles. En identifiant art « préhistorique » et art « précolombien », il orchestrait une forme de diplomatie culturelle visant à réduire les tensions entre les deux nations. Bien que les résultats de ce processus diplomatique soient difficilement mesurables, le croisement de ce cas paradigmatique avec ceux d’autres personnalités mexicaines contemporaines tels que l’intellectuel José Juan Tablada ou les artistes Miguel Covarrubias et Diego Rivera, tous animés d’un même intérêt pour la référence à la « préhistoire », pourrait donner des clefs de réponse plus précises et ouvrir davantage ce champ d’étude.

    Déplier la liste des notes et références
    Retour vers la note de texte 20112

    1

    Martha Strauss Neuman, El Reconocimiento de Álvaro Obregón: opinión americana y propaganda mexicana (1921-1923), México, UNAM, 1983, p. 13.

    Retour vers la note de texte 20113

    2

    Arturo López Rodríguez, Adolfo Best Maugard, La espiral del arte, Museo del Palacio de Bellas Artes, Centro Cultural Jardín Borda, Mexico, Instituto Nacional de Bellas Arte, 2016, p. 124.

    Retour vers la note de texte 20114

    3

    Mireida Velázquez Torres, Nacionalismo y vanguardia en la obra de Adolfo Best Maugard (1910-1923), tesis de licenciatura, Mexico, UNAM, 2002, p. 23.

    Retour vers la note de texte 20115

    4

    Cordero Karen, « Para Devolver su Inocencia a la Nación. (Apuntes y Desarrollo del Método Best Maugard) », Abraham Ángel y su Tiempo, México, Museo nacional de San Carlos, 1985, p. 9.

    Retour vers la note de texte 20116

    5

    Claude Fell, José Vasconcelos. Los años del águila, Mexico, UNAM, 2009, p. 444-445.

    Retour vers la note de texte 20117

    6

    « […] el método Best Maugard preconiza la reconstitución de motivos decorativos a partir de los elementos fundamentales, y no de la observación directa de la realidad » (cité in Claude Fell, José Vasconcelos. Los años del águila, Mexico, UNAM, 2009, p. 444).

    Retour vers la note de texte 20118

    7

    Oscar Moro Abadia et Eduardo Palacio Pérez, « Naissance de l’idée de préhistoire en France et aux États-Unis », in Sophie A. de Beaune et Rémi Labrusse (dir.), La Préhistoire au présent, Paris, CNRS Éditions, 2021, p. 89-103.

    Retour vers la note de texte 20119

    8

    « Todos los hombres primitivos se expresaron de manera muy parecida, dibujando los animales e individuos de un modo simple y espontáneo, como cualquier niño » (cité dans Adolfo Best Maugard, Manuales y Tratados. Método de Dibujo. Tradición, Resurgimiento y Evolución del Arte Mexicano, México, editorial de la Secretaría de Educación, 1964 [1923], p. 3).

    Retour vers la note de texte 20120

    9

    Cordero Karen, « Para Devolver su Inocencia a la Nación. (Apuntes y Desarrollo del Método Best Maugard) », Abraham Ángel y su Tiempo, México, Museo nacional de San Carlos, 1985, p. 10.

    Retour vers la note de texte 20121

    10

    Franz Boas, Manuel Gamio, Álbum de colecciones arqueológicas, Mexico, INAH, 1921.

    Retour vers la note de texte 20122

    11

    Augustus Henry Lane-Fox Pitt-Rivers, The Evolution of Culture and Others Essays, Oxford, Clarendon Press, 1906.

    Retour vers la note de texte 20123

    12

    Augustus Henry Lane-Fox Pitt-Rivers, The Evolution of Culture and Others Essays, Oxford, Clarendon Press, 1906, figures 78-80.

    Retour vers la note de texte 20124

    13

    Adolfo Best Maugard, Manuales y Tratados. Método de Dibujo. Tradición, Resurgimiento y Evolución del Arte Mexicano, México, editorial de la Secretaría de Educación, 1964 [1923], p. 15.

    Retour vers la note de texte 20125

    14

    « Este estudio, como le hemos dicho antes, seguirá a grandes rasgos la historia del arte. Iremos por partes ; por lo tanto, de lo simple a lo complicado. Después de haber despertado las emociones generales que corresponden  a la más antigua prehistoria, pasamos a las particulares características mexicanas más primitivas que tengamos, para ir evolucionándolas hasta llegar a las manifestaciones precortesianas, luego coloniales […] La evolución del hombre primitivo durante miles de años y la del niño en el corto periodo de su infancia siguen un proceso semejante, pasando por cuatro fases características : la concepción de los volúmenes, después la de las superficies hasta llegar a la línea y al punto» (cité dans Adolfo Best Maugard,Manuales y Tratados. Método de Dibujo. Tradición, Resurgimiento y Evolución del Arte Mexicano, México, editorial de la Secretaría de Educación, 1964 [1923], p. 21).

    Retour vers la note de texte 20126

    15

    « Arte es la representación humana de la armaonía universal » (cité Adolfo Best Maugard, Manuales y Tratados. Método de Dibujo. Tradición, Resurgimiento y Evolución del Arte Mexicano, México, editorial de la Secretaría de Educación, 1964 [1923], p. 1).

    Retour vers la note de texte 20127

    16

    « […] El arte tiene un origen común » (cité dans Adolfo Best Maugard, Manuales y Tratados. Método de Dibujo. Tradición, Resurgimiento y Evolución del Arte Mexicano, México, editorial de la Secretaría de Educación, 1964 [1923], p. 6).

    Retour vers la note de texte 20128

    17

    « A synthesis of human experience » (cité dans Emma McCall, « Adventuring with the seven motives of creative imagination », in University High School Journal, vol. 3, nº 4, décembre 1923, p. 246).

    Retour vers la note de texte 20129

    18

    « The principles of our method are derived from the racial experience of prehistoric times when everybody had the same start » (cité dans Emma McCall, « Adventuring with the seven motives of creative imagination », in University High School Journal, vol. 3, nº 4, décembre 1923).

    Retour vers la note de texte 20130

    19

    « I am conducting an extensive research into the prehistoric elements of american art » (cité dans Adolfo Best Maugard, « Finding the Fundamental Law of Design », Times, 30 janvier 1927, s.p.).

    Retour vers la note de texte 20131

    20

    « Best Maugard's method is based upon years of research into the prehistoric elements of American art » (cité dans Claude Bragdon, « Creative Design », Architectural Record, vol. 61, n° 2, février 1927, p. 58).

    Retour vers la note de texte 20132

    21

    Claude Bragdon, The Beautiful Necessity. Seven Essays on Theosophy and Architecture, New York, Alfred A. Knopf, 1921.

    Retour vers la note de texte 20142

    22

    Adolfo Best Maugard, A Method for Creative Design, New York, Dover publications, 1990 [1926], p. 165.

    Retour vers la note de texte 20134

    23

    « The theosophic idea is that everything is an expression of the Self, – or whatever other name one may choose to give to that immanent unknown reality which forever hides behind all phenomenal life, – but because on the physical place our only avenue of knowledge is sense perception, a more exact expression of the theosophic idea would be: everything is the expression of the self in terms of sense » (cité dans Claude Bragdon, The Beautiful Necessity. Seven Essays on Theosophy and Architecture, New York, Alfred A. Knopf, 1921, p. 9).

    Retour vers la note de texte 20136

    24

    « Art, therefore, in one of its aspects, is the weaving of a pattern, the communication of an order and a method to the material or medium employed » (cité dans Claude Bragdon, The Beautiful Necessity. Seven Essays on Theosophy and Architecture, New York, Alfred A. Knopf, 1921, p. 23).

    Retour vers la note de texte 20137

    25

    Adolfo Best Maugard, A Method for Creative Design, New York, Dover publications, 1990 [1926], p. 21.

    Retour vers la note de texte 20138

    26

    « Examples of art expressions in different mediums, from prehistoric times to our days » (cité dans Adolfo Best Maugard, A Method for Creative Design, New York, Dover publications, [1926] 1990, p. 126.

    Retour vers la note de texte 20139

    27

    Oscar Moro Abadia et Eduardo Palacio Pérez, « Naissance de l’idée de préhistoire en France et aux États-Unis », in Sophie A. de Beaune et Rémi Labrusse (dir.), La Préhistoire au présent, Paris, CNRS Éditions, 2021, p. 92.

    Retour vers la note de texte 20140

    28

    « Para llenar una necesidad nacional, económica y patriótica, y como una de las primeras actividades relacionadas con el Museo de Geografía Nacional, próximo a inaugurarse, asó como para secundar la iniciativa de usted, hemos organizado una sociedad civil con objeto de trabajar por el fomento del turismo en México », cité dans la lettre du Comité Exécutif du Président Plutarco Elías Calles, 16 novembre 1927, Best Maugard, Adolfo ; Archives nationales de Mexico, Best Maugard, Adolfo, 104-T-25, boîte 048).

    Retour vers la note de texte 20141

    29

    « This is the vacation extraordinary amid scenic splendors, age-old ruins of vanished people, and into the magnificience of a picturesque nation's beautiful capital » (Archives nationales de Mexico, Best Maugard, Adolfo, 104-T-25, boîte 048).

    Pour revenir à l'atelier

    Pour citer cette publication

    Élodie Vaudry, « Adolfo Best Maugard et la référence « préhistorique » dans le discours nationaliste mexicain, 1920-1940 » Dans Rémi, Labrusse (dir.), « Politiques de la préhistoire », Politika, mis en ligne le 01/01/2025, consulté le 07/01/2025 ;

    URL : https://politika.io/es/node/1500