Les cosaques russes face à l’ennemi viral

Passage en revue des troupes avant les patrouilles,

Grande armée du Don, Oblast de Rostov

(source : VKontakte)

Entre mise à contribution et mise à l’épreuve

« Les cosaques ont toujours été les premiers au combat, ils repoussaient l’ennemi aux frontières. […] Aujourd’hui, ils sont entrés en lutte contre un ennemi invisible, et protègent la population ».

C’est en ces termes que l’ataman Diakonov, qui préside l’Union des guerriers cosaques de Russie et de l’étranger (SKVRiZ, une des principales organisations cosaques du pays) s’est adressé aux membres de son organisation le 31 mars 2020. L’expression « ennemi invisible », amplement utilisée ces dernières semaines dans le monde entier, désigne bien entendu le COVID-19. Alors que le confinement avait été décrété dans 26 régions, dont Moscou, les forces de l’ordre se sont organisées pour s’assurer que les citoyens russes respectent bien les consignes de quarantaine. Pour ce faire, policiers (patrouilles, police de la route en particulier) et troupes de la Rosvgardia (Garde russe) sont mobilisés, ainsi que des citoyens bénévoles des Patrouilles populaires (DND) et les membres des organisations cosaques officiellement enregistrées auprès de l’administration.

Les populations cosaques se présentaient à l’origine (XVe-XVIe siècles) sous la forme de communautés guerrières libres vivant principalement de rapines et de mercenariat, avant de passer sous la tutelle des tsars au XVIIIe siècle en tant que forces armées irrégulières jouissant d’un statut particulier (soslovie). Dissoute après la Révolution de 1917, la cosaquerie vit une renaissance à partir des années 1990, les personnes s’en revendiquant (en particulier les descendants des cosaques prérévolutionnaires) créant diverses associations à vocation culturelle et mémorielle, mais aussi politique (revendications ethniques). Depuis plusieurs années, les « néocosaques » peuvent participer à des activités de maintien de l’ordre (essentiellement des patrouilles), soit sous la forme des DND, soit en devenant membre d’une Société cosaque (KO), structure ouvrant droit à un service public « cosaque » pouvant être rémunéré (les organisations cosaques souhaitant ainsi effectuer un service public doivent s’inscrire sur un registre spécifique). Les membres de ces organisations peuvent donc prêter main forte aux forces régaliennes mobilisées dans les dispositifs de contrôle et de surveillance décentralisés mis en place par les ministères de l’Intérieur régionaux. Cette démarche est régulièrement critiquée par les tenants d’une cosaquerie « ethnique » qui n’acceptent pas le service public cosaque, vécu comme une farce qui saboterait le renouveau du peuple cosaque.

Si la crise du coronavirus est révélatrice de ces tensions autour du registre, elle met également en lumière un certain nombre de pratiques mises en place par les membres des différentes associations cosaques. Alors que les services de santé s’organisent pour lutter directement contre cet « ennemi » viral, les forces de l’ordre et leurs auxiliaires cosaques luttent, eux, contre un des principaux facteurs de sa propagation : le non-respect des consignes sanitaires. Le premier niveau de lutte, et de loin le plus visible, se situe donc dans la mise en place d’une coopération avec les forces de l’ordre locales. Un certain nombre de municipalités ont organisé des unités mobiles spéciales (mobil’nye otrâdy) composées de policiers et de cosaques qui patrouillent les rues des villes placées en quarantaine. Elles réutilisent ainsi les dispositifs déjà bien en place dans certaines régions, comme à Krasnodar, capitale des cosaques du Kouban, où ils surveillent notamment les hôtels afin qu’aucun nouveau client ne s’y installe, ou Stavropol, capitale des cosaques du Terek, où ils sont inclus au sein d’un « quartier général de lutte antivirus ». On parle de l’organisation de patrouilles similaires à Mourmansk, Svetlogorsk (région de Kaliningrad), Orenbourg, Lipetsk ou encore Riazan (avancée dès le milieu du mois de février, cette idée n’avait finalement pas été retenue dans cette dernière ville « pour ne pas semer la panique »). En Crimée, ils sont également mobilisés aux côtés des médecins et de la Rosgvardia afin de s’assurer que les personnes placées en quarantaine respectent bien les consignes.

Une équipe de désinfection cosaque

Une équipe de désinfection cosaque, République de Crimée

source : VKontakte

C’est donc une grande partie du tissu associatif cosaque qui se mobilise pour participer à la lutte contre le COVID-19. Cependant, les réactions de la population face à leur présence interrogent. À titre d’exemple, une vidéo publiée sur le compte VKontakte « Kazakia » – VKontakte est l’équivalent russe du réseau social Facebook – montre bien les tensions qui existent autour des pratiques d’auxiliariat. Sur la vidéo, on peut voir des membres de l’Armée cosaque du Centre (KO, enregistrée) donner des consignes sanitaires au mégaphone dans les rues d’une localité de la région de Moscou. Les commentaires critiquent ouvertement ces « cosaques clowns » qui « sont venus se faire de l’argent » et ne défendent pas la « vraie cosaquerie ». Lorsqu’un autre commentateur les défend en expliquant qu’on « juge les cosaques à ce qu’ils font », il se voit promptement rétorquer : « Quand tout ce cirque qu’on appelle épidémie sera terminé, beaucoup de ces clowns recevront des médailles ». 

Mais cette mobilisation, tant dans le cadre associatif que via le service public cosaque, met avant tout en lumière l’hétérogénéité des pratiques des membres des différentes organisations, qui dépasse l’habituelle dichotomie instaurée par le registre. Alors que la gestion de la crise sanitaire est laissée à l’appréciation des autorités régionales et locales, la mobilisation des cosaques s’exprime aussi de manière inégale. En tant que « chefs » élus de leurs communautés associatives, il en va de la responsabilité symbolique des atamans de transmettre les consignes aux membres de leurs organisations afin de s’assurer de leur bonne conduite, laquelle n’est pas définie à l’avance et laisse apparaître différentes logiques. Un ataman, non enregistré, dont l’organisation est basée à Iekaterinbourg, a donné des consignes strictes : « Il est désormais interdit d’embrasser les icônes ou tout autre objet de culte utilisé massivement durant les rites ». Cette interdiction a fait réagir l’ataman Doluda, récemment élu à la tête de toutes les KO de Russie (registre) : « C’est la prérogative du ministère russe de la Santé, mais pas du Conseil des Atamans. Il n’existe pas de structure telle que le Conseil des Atamans de Russie, et il n’en a jamais existé... Vous ne pouvez pas réagir à n’importe quelle absurdité. » Du côté de l’Église orthodoxe, on а expliqué qu’une telle décision relevait de la compétence du Saint-Synode, qui n’a réagi officiellement que le 29 mars, demandant à ses fidèles de s’abstenir de visiter les lieux de culte alors que se profilent les fêtes de Pâques. Un cosaque a, de son côté, appelé sur VKontakte les fidèles à braver toute interdiction de se rendre à l’église, qui doit être interprétée comme une « persécution religieuse ». L’ataman de la Grande armée du Don (VKO VVD, enregistrée) a, pour sa part, demandé aux cosaques de limiter les contacts physiques et de s’occuper avant tout de leurs proches.

Des cosaques de l'Armée du Kouban livrent de la nourriture à des personnes âgées

Des cosaques de l'Armée du Kouban livrent de la nourriture à des personnes âgées,

Kraï de Krasnodar

source : VKontakte

Ainsi, alors que la crise sanitaire appelle à l’unité, il semble qu’elle mette à l’épreuve la capacité des cosaques à faire du commun, à adopter le même discours et les mêmes répertoires d’action. Certaines organisations en profitent pour mettre en place de nouveaux dispositifs, comme à Omsk, où ont été installés des radars routiers sur certains axes de la ville quand bien même le trafic y est quasi nul du fait de la quarantaine. L’ataman de Iekaterinbourg susmentionné a déclaré dès le 18 février sur un site d’informations local que des patrouilles étaient organisées sur un marché de la ville les lundis et vendredis soir, afin de contrôler « les personnes de nationalité chinoise et tous ceux qui éternuent » en les incitant, le cas échéant, « à se rendre à la clinique sous bonne escorte [cosaque, NDA] ». Notons que la mention « J’aime » apparaît 8 fois en bas de l’article, contre 27 « Je n’aime pas », 30 « En colère » et 17 « Je me marre », ce qui montre la vision que la population locale a de ce genre de pratiques.

Un autre problème se pose : la sécurité des patrouilleurs cosaques. Tandis que dans les régions du Kouban et du Don, les patrouilleurs se sont vu remettre des masques au même titre que les policiers, dans d’autres régions on patrouille sans protection particulière, ce qui attire les foudres de certains habitants, qui jugent les cosaques irresponsables (certains cosaques « anti-registre » vont jusqu’à y voir la preuve que le registre est « le Mal »). À l’inverse, les services aux personnes, qui se présentent sous la forme de livraisons de produits de première nécessité et de médicaments aux plus fragiles, ou d’une prise de nouvelles (notamment afin de vérifier que les personnes revenues de l’étranger respectent bien la quarantaine), pourraient être perçus de manière positive par la population. Ce passage d’une activité sécuritaire à une activité plus axée sur le travail social ou humanitaire est peut-être une des clés de la légitimation de la cosaquerie en Russie. Si l’identité cosaque semble toujours plus dépendre de la performativité des personnes s’en revendiquant, le type de « service » rendu à la population – sécuritaire ou social – est susceptible de jouer un rôle décisif dans la perception de la mobilisation cosaque par la population russe, comme en témoignent certaines publications sur VKontakte : « Je suis sous le choc à la lecture de certains commentaires… Depuis quand prendre soin et venir en aide aux personnes âgées est-il devenu quelque chose de honteux ? ».

Les organisations cosaques qui se mobilisent contre le COVID-19 ne le font pas de manière unifiée. Certaines, en particulier les organisations enregistrées, qui sont pensées à l’image d’une armée – et dont on est en droit d’attendre une discipline et un puissant esprit de corps –, tentent tant bien que mal de promouvoir une image d’efficacité et de résilience face à l’« ennemi » viral. Elles ne semblent pour autant pas épargnées par les critiques de la part de la population comme de certains de leurs « homologues ». La crise sanitaire interroge ainsi cette unité qui, à ce stade, apparaît plus « fantasmée » que réellement instituée. Mais si c’est bien l’hétérogénéité de la cosaquerie russe contemporaine qui ressort ici, elle peut également faire le lit de nouvelles formes de solidarité susceptibles, à l’avenir, d’influencer le développement général de la cosaquerie et l’engagement de ses membres.

                                                                                                                    8 avril 2020