Le point de vue d’une historienne spécialiste de l’Asie centrale contemporaine
La violence du bizutage (dedovshchina) dans l’armée soviétique puis dans l’armée russe n’est une surprise pour personne, tant elles ont mauvaise presse. En URSS, c’est avec la pérestroïka que le sujet a été abondamment abordé et dénoncé, notamment à partir de l’histoire tragique d’Arturas Sakalauskas, conscrit d’origine lituanienne, qui a tué dans la nuit du 23 au 24 février 1987 huit de ses compagnons d’armes suite à des violences physiques et à une tentative de viol collectif. Si les expériences de bizutage n’atteignent pas toutes ce degré de violence et ne se terminent pas toujours par une tragédie de cette ampleur, elles sont cependant très répandues, marquent profondément les conscrits et constituent un moment fondamental de leur service militaire. Interviewés dans le cadre du projet « Témoignages de guerres dans les aires soviétiques et post-soviétiques »1, les anciens appelés ayant servi en Afghanistan entre 1979 et 1989 sont unanimes sur le caractère « terrible » de cette expérience (strashno est le mot qui revient constamment), bien que ces témoignages recueillis plus d’une trentaine d’années après les faits laissent difficilement percer le caractère traumatisant de cette épreuve : les récits paraissent loin dans les mémoires et sont racontés avec distance et détachement, comme une expérience définitivement révolue. Officier dans les forces spéciales, Viatchelav Kuprienko a quant à lui une vision un peu différente et plus utilitariste du phénomène.
Ces dernières années, plusieurs études ont pris comme objet le bizutage dans l’armée russe, en particulier au cours de la période post-soviétique. Menées quasi exclusivement par des sociologues ou des politistes, elles adoptent souvent le point de vue de la société civile. Le bizutage est pensé comme un problème et un fléau à éradiquer – ce qu’il est en partie –, un héritage du système totalitaire soviétique – ce qui est plus contestable – caractérisé par une violence endémique qui se retrouverait au cœur même de l’institution militaire, mais comme ailleurs. La perspective historique est très peu présente, voire absente, ce qui pose un certain nombre de questions : pourquoi les sociologues voient un phénomène crucial de l’expérience militaire alors que celui-ci est resté presque invisible aux historiennes et historiens ? Serait-ce un objet « décalé » au regard des grandes questions débattues en histoire soviétique, où la violence est une normalité depuis les révolutions de 1917, les guerres civiles et les crimes de masse staliniens ? Les sources d’archives seraient-elles muettes sur le sujet, contrairement à l’histoire orale et aux entretiens ? Mais peut-être ne sont-elles pas interrogées à travers ce prisme ? À moins qu’elles ne soient plus simplement inaccessibles ? Les questions sont nombreuses et les réponses demeurent de l’ordre des grandes hypothèses.
Ce décalage entre « cécité historienne » et « focale sociologique » peut cependant s’expliquer de plusieurs manières. L’histoire soviétique, riche et prolixe sur la naissance du système soviétique, les crimes du stalinisme et la Grande Guerre patriotique, est nettement moins développée pour les périodes suivantes, et encore moins en ce qui concerne l’histoire militaire. L’histoire de l’Armée rouge, la question de l’universalisation de la conscription militaire, sujets fondamentaux au regard du caractère plurinational et multi-ethnique de l’Union soviétique, sont des champs encore largement en friche. Une autre explication possible de cette « cécité historienne » serait que le bizutage, comme pratique sociale systématique au sein de l’armée soviétique, n’aurait émergé de façon massive qu’au lendemain de la Grande Guerre patriotique. Roger R. Reese explique ainsi la naissance du phénomène par la transformation du calendrier de mobilisation des hommes dans les années 1960 qui a désormais lieu deux fois par an (au lieu d’une) : du fait d’une rotation plus importante des nouveaux et anciens soldats, il se crée une atmosphère d’instabilité propice à l’exercice de la violence. D’autres éléments encore peuvent encore être avancés, telle l’absence d’un corps de sous-officier non appelés, chaînon essentiel de la hiérarchie militaire pyramidale garante de la structure et de la discipline, l’encadrement des troupes reposant ainsi sur l’autodiscipline ; ou encore la provenance d’une partie des soldats du monde criminel qui auraient importé, à leur sortie de prison, la violence de la « zone »…
Mais de quoi le « bizutage » est-il le nom ? Assez imprécis, ce terme en français caractérise pêle-mêle un ensemble de pratiques, de traitements, de brimades et de rites, au sein de l’institution militaire – comme au sein des grandes Écoles, des facultés de médecine, etc., qui connaissent aussi des pratiques d’intégration pouvant être violentes et dégradantes2. Dans tous les cas, elles visent à favoriser l’intégration des nouveaux entrants par les plus anciens. Son équivalent russe dedovshchina (n. f.), formé à partir du mot ded (grand-père), caractérise au sein de l’institution militaire les traitements comme les violences physiques, les humiliations ou une forme « d’esclavage » que font subir aux appelés (prizivniki) les anciens (dedy, stariki), c’est-à-dire ceux qui ont servi pendant au moins une année. Sur le territoire afghan, les nouveaux appelés devaient par exemple installer les tentes, balayer, monter la garde, préparer le dîner alors que les anciens se faisaient servir et prenaient les rations de viande. Le rang officieux de ded pouvait cependant être refusé à ceux qui avaient fait preuve de « lâcheté », comme le précise Viatcheslav Kuprienko. Conscrit kirghize et nouvel appelé dans les forces spéciales, Djanibek Bargybaev (Kirghizstan, mai 2016) se rappelle : « Tu te faisais battre si ta marinière était sale. On nous battait tout le temps pour que nous respections la marinière ». Les anciens sont souvent plus craints que les officiers eux-mêmes.
Les procédés d’infériorisation que la dedovshchina implique s’installent dans la durée, en général pendant six mois. Ils dessinent une hiérarchie parallèle et horizontale qui vient consolider la hiérarchie statutaire, voire palier son absence, et renforcer l’esprit de corps. « Si tu es un commandant avec une faible personnalité, il y aura toujours quelqu’un de plus fort que toi. C’est tout. Tu n’es plus qu’un titre décoré d’insignes régimentaires. […] C’est sans doute la loi de la jungle », comme l’évoque Viatcheslav Kuprienko. « C’est une loi intouchable » et une « caste » contre lesquelles « attributs officiels de pouvoir et règlements ne sont rien » remarque-t-il encore. Et les soldats s’y résignent : sans le bizutage, « ce serait sans doute le bazar dans l’armée », concède Djanibek Bargybaev.
La « loi de la jungle » ou le « troupeau » font directement référence à la question cruciale du degré de violence ; plusieurs interviewés ont relevé l’importance de maintenir un seuil d’humiliation « raisonnable », surtout en temps de guerre, dans un cadre où les hommes sont armés et susceptibles de se venger : « Ils [les anciens] avaient peur car si quelqu’un était vraiment humilié, il pouvait tirer » (Romashka, Lituanie, août 2015). L’inoccupation est un facteur aggravant : « Un corps armé doit toujours être sous tension, il doit toujours être occupé. Sans quoi les soldats commencent à se torcher – excusez-moi – et ainsi de suite », indique Viatcheslav Kuprienko. Ainsi, cours, heures d’instruction politique (polit-zaniatie), entraînements, travaux (peinture, construction) ponctuent les journées et les semaines. De nombreux témoignages expliquent aussi que les sorties en opération et la proximité des combats atténuent cette violence interne.
Mais le seul terme de « bizutage » est loin de refléter la complexité les relations extrastatutaires et des pratiques entre les soldats. L’engagement des troupes soviétiques dans la guerre en Afghanistan est intéressant en ceci que l’expérience des soldats, appelés du contingent, est variée : ils effectuent leur service militaire en temps de guerre et en territoire étranger, mais ils suivent une instruction militaire commune à tous, en caserne sur le territoire soviétique et en temps de paix. Pour affiner les recherches sur le bizutage, la violence et les pratiques d’intégration, il faudrait prendre en compte d’autres paramètres et porter plus d’attention au statut (officier, soldats du rang), aux situations (temps de paix, temps guerre), à la géographie et à la chronologie de la guerre en Afghanistan, ou encore distinguer des pratiques spécifiques en fonction des différentes armes. Le témoignage de Bolotbek Mambetaliev (Kirghizstan, mai 2016), par exemple, fait davantage référence à un « baptême » qu’à un bizutage : une pratique d’intégration dans le corps combattant, de courte durée, non ritualisée car variable et adaptable en fonction des différentes situations. En Afghanistan depuis seulement quatre ou cinq jours, il raconte que lui est dévolue la tâche de garder pour la première fois des moujaheddin :
« Les dushmany3 étaient libres. Nous ne les attachions pas, ils étaient simplement assis, avec leur longue barbe. Ils devaient avoir 35 ou 40 ans. Je ne me sentais pas bien. Ils étaient libres. J’avais peur qu’ils m’attaquent. J’ai vite réfléchi, j’ai mis mon arme en mode automatique, j’ai enlevé la sécurité, et je ne clignais pas des yeux […] Il fallait que je puisse répondre en cas d’attaque. Et une heure plus tard, les soldats [partis manger] sont revenus. C’était des anciens. Ils m’ont demandé “Alors jeunot, tu les as bien gardés ?!” […] “C’était comment ?!” […] J’avais sué à grosses gouttes, j’avais eu très peur. »
La question de l’exercice de la violence entre soldats renvoie aussi à un autre phénomène, mais souvent assimilée au bizutage dans les propos des anciens combattants, qui résulte non pas de l’action des anciens sur les nouveaux, mais de celle d’un groupe de nationalité homogène numériquement dominant sur des individus ou groupes minoritaires. Très particulier à la configuration multinationale de l’État, ce phénomène appelé zemliachestvo – formé à partir du mot russe zemlia (la terre, le territoire) –, pourrait être imparfaitement traduit par « patriotisme culturel » ou bien « compatriotisme », soit un sentiment d’appartenance nationale, ethnique ou religieuse, d’entraide et de solidarité qui transcende la hiérarchie militaire statutaire. Au sein de l’armée soviétique, les Russes « toujours un peu chauvins », comme le dit Viatcheslav Kuprienko, mais aussi les soldats d’origine musulmane, caucasienne ou centrasiatique, sont souvent désignés par les interviewés comme ceux qui développaient la plus forte identité de groupe, et exerçaient en conséquence une domination violente. Ayant particulièrement souffert de brimades physiques lors de son instruction militaire au Turkménistan et en Ouzbékistan au début des années 1980, Romashka l’évoque avec force détails. Lors de l’entretien, il répétait à plusieurs reprises qu’il était devenu « un véritable loup » (ia volkom stal) et un « homme très sérieux » (ochen’ serioznyi mushchin), sous-entendant « potentiellement très violent ». Engagé volontaire originaire de Lituanie, il a suivi au Turkménistan une préparation militaire de quatre mois pour devenir officier, au sein de ce qu’il appelle « l’école des gladiateurs » (uchebka gladiatorov). Cette préparation essentiellement physique fut éprouvante à cause de conditions sanitaires désastreuses, mais aussi de violences qui l’ont laissé inconscient pendant une semaine :
« Un bizutage. Je connais même les noms de famille, mais je ne le dirai pas. Des Ouzbeks. […] Vous comprenez, en Ouzbékistan, à cette époque, tout pouvait s’acheter […] Le commandement, les colonels étaient ouzbeks, ils étaient, comme on dit, des compatriotes (zemliki). Qu’il soit colonel, ou soldat du rang, c’était des concitoyens. Alors que nous, on était des étrangers (chuzhoi). »
On pourrait soumettre l’hypothèse selon laquelle plus les différences sont importantes entre les hommes, plus forte est la violence, laquelle serait nécessaire pour créer du semblable et du commun, un corps homogène et soudé. À ce titre, l’URSS avec des conscrits issus de quinze républiques soviétiques différentes – des Estoniens aux Khakasses, des Nenets aux Ukrainiens, en passant par les musulmans de l’Asie centrale et du Caucase – est sans aucun doute un des cas emblématiques de la complexité afférente à la gestion de la diversité ethno-nationale4.
Enfin, pour terminer cette brève présentation des pratiques au sein de l’armée soviétique, il est important d’en évoquer une dernière, celle de la démobilisation, qui relève plutôt du rite, alors que le soldat devient un dembel’ – contraction de demobilizatsia –, soit un libérable. Cette démobilisation au sein de l’armée commence une centaine de jours avant le départ effectif d’Afghanistan – cela correspondrait au « père cent » dans l’armée française –, et la question de sa codification reste en suspens car peu de témoignages l’évoquent ; il est vrai qu’aucune question spécifique sur ce phénomène n’était expressément posée. Au minimum, la tête est rasée, un uniforme neuf est remis au soldat qui est alors en partie libéré de ses fonctions militaires. Fini les opérations, le soldat reste à la base, jouit du statut d’ancien et prépare, s’il en a les moyens, un album de démobilisation – dans certains régiments de l’armée française, c’est la « quille » qui consigne les derniers moments du service militaire –, album qu’il pourra ramener en souvenir si celui-ci n’est pas préempté par les gardes-frontières à la sortie du territoire. Le dembel’ est respecté, il se fait servir... Il a atteint le sommet de la pyramide officieuse : devenu « tsar », il ne lui appartient plus « de balayer la cour » comme le mentionne Viatcheslav Kuprienko.
Pourtant, une fois le service terminé, les anciens appelés ne sont pas encore au bout de leurs peines. Le retour au pays est souvent long et difficile car ils s’exposent au racket de leurs concitoyens soviétiques, à l’impossibilité de trouver des billets d’avion ou de train pour rentrer chez eux, à l’incompréhension de la société face à ces hommes qui ont perdu la guerre, contrairement aux héros de la Grande Guerre patriotique, victorieux du nazisme. Il se peut aussi qu’ils se fassent recaler, tel Djanibek Bargybaev, à une composition sur Guerre et Paix pour connaissance insuffisante du russe lors du concours d’entrée en droit... La réinsertion sociale et professionnelle, le retour en famille, le syndrome de stress post-traumatique, l’alcoolisme sont autant de nouvelles épreuves5.
Notes
1
Projet « Témoignages de guerres dans les aires soviétiques et post-soviétiques ». Regards croisés : Afghanistan (1979-1989) / Tchétchénie (1994-2009) », financé par le LabEx Tepsis (ANR-11-LABX-006). Plusieurs interviews sont disponibles en ligne :
Cloé Drieu, Elisabeth Sieca-Kozlowski, « Interview with Robertas Krikstaponis, - Conscript (Soviet-Afghan War) -, Conducted in Vilnius, Lithuania, 25 August 2015 (RU) », The Journal of Power Institutions in Post-Soviet Societies, no 20/21, 2019 (http://journals.openedition.org/pipss/4889 ; DOI : https://doi.org/10.4000/pipss.4889).
Cloé Drieu, Elisabeth Sieca-Kozlowski, « Interview with Petras Gaškas, - Sergeant (Soviet-Afghan War) -, Conducted in Vilnius, Lithuania, 26 August 2015 (RU) », The Journal of Power Institutions in Post-Soviet Societies, no 20/21, 2019 (http://journals.openedition.org/pipss/4917 ; DOI : https://doi.org/10.4000/pipss.4917).
Cloé Drieu, Elisabeth Sieca-Kozlowski, « Interview with Olga Capatina, - Physiotherapist and GRU Operative (Soviet-Afghan War) & Double Agent (Transnistrian War) -, Conducted in Paris, France, 25 September 2015 (EN) », The Journal of Power Institutions in Post-Soviet Societies, no 20/21, 2019 (http://journals.openedition.org/pipss/4564 ; DOI : https://doi.org/10.4000/pipss.4564).
Cloé Drieu, Elisabeth Sieca-Kozlowski, « Interview with Olga Capatina, a Moldavian Afganka, Paris, 25 September 2015 (in Russian) », The Journal of Power Institutions in Post-Soviet Societies, no 17, 2016 (http://journals.openedition.org/pipss/4196 ; DOI : https://doi.org/10.4000/pipss.4196).
2
À titre d’exemple, on peut écouter les témoignages de Théotime, bizuté de l’Association Japad à Paris-Dauphine en 2011, et celui de Yohan, bizuté puis membre du comité de bizutage de l’Institut Supérieur d’Éducation Physique et de Kinésithérapie à Liège, dans l’émission « Les Pieds sur terre ». (dernière consultation : 3 septembre 2020).
3
Mot persan qui signifie « ennemi » mais russifié par les anciens d’Afghanistan et qui est rentré dans leur vocabulaire courant.
4
Peut-être l’armée française à l’heure de la conscription universelle connaissait-elle un phénomène similaire avec les Corses ou les Bretons par exemple, ou encore l’armée américaine et le service militaire des conscrits afro-descendants.
5
Ce travail a été réalisé dans le cadre du laboratoire d’excellence Tepsis, portant la référence ANR-11-LABX-0067 et a bénéficié d’une aide au titre du Programme Investissements d’Avenir.
Bibliographie
Rodric Braithwaite, Afgantsy. the Russians in Afghanistan, 1979-1989, New York, Oxford University Press, 2011
Artemy Kalinovsky, A Long Goodby. The Soviet Withdrawal from Afghanistan, Cambridge, Harvard University Press, 2011.
Françoise Daucé, Elisabeth Sieca-Kozlowski (dir.), Dedovshchina in the Post-Soviet Military. Hazing of Russian Army Conscripts in a Comparative Perspective, Stuttgart, Ibidem, 2006.
Roger R. Reese, The Soviet Military Experience. A History of the Soviet Army, 1917-1991, Londres, Taylor and Francis, 2002.