Voir les informations
Confinés, mais en direct. Les usages de la coprésence vidéoludique en temps de crise sanitaire  
Maître de conférences

(ENS Lyon - Centre Max Weber)

Les confinements successifs liés à la pandémie de Covid-19 ont suspendu les formes habituelles de la vie sociale, désynchronisant les temporalités collectives et isolant les individus dans un quotidien domestique réorganisé. Si l’attention s’est largement portée sur le basculement massif vers le télétravail, les cours à distance ou les visioconférences, d’autres pratiques numériques plus marginales en apparence ont contribué à redessiner les routines sociales et relationnelles. C’est notamment le cas des usages du jeu vidéo et de la plateforme Twitch, dont la fréquentation a connu une forte croissance pendant la pandémie, tant en intensité qu’en diversité des publics concernés. Plateforme de diffusion de vidéos en direct lancée en 2011, Twitch s’est imposée au fil des années comme l’espace de référence du (live-)streaming vidéoludique, c’est-à-dire de la retransmission instantanée de parties de jeu vidéo commentées en temps réel au sein d’un flux audiovisuel interactif (le stream). Portée par une croissance continue de son audience, la plateforme se distingue d’autres médias sociaux par ses possibilités d’interaction entre celui ou celle qui diffuse – le streamer ou la « streameuse » – et celles et ceux qui regardent – les viewers. Ces derniers peuvent réagir et interpeller les vidéastes via une messagerie instantanée (le chat), les soutenir financièrement par des dons ou des abonnements en direct, ou simplement participer à un moment partagé, façonné par la performance du streamer et les réactions du public. Par ses propriétés sociomédiatiques, Twitch est dès lors devenue, lors de la crise, un espace de sociabilité à part entière, central dans le paysage connecté des jeunes générations.

Les restrictions liées à la pandémie ont en effet provoqué une nette hausse du temps consacré aux pratiques vidéoludiques et de live-streaming. 60 % des enquêté·es déclarent avoir augmenté leur temps de jeu, et 76 % leur temps passé sur Twitch. La plateforme a ainsi absorbé plus de temps libre que le jeu lui-même : seuls 23 % disent avoir « beaucoup » accru leur temps de jeu, contre 50 % pour Twitch. Cette intensification révèle d’emblée des écarts sociaux dans les façons d’occuper le temps libéré : elle dépend à la fois des usages antérieurs – toutes et tous ne partaient pas du même point – et des conditions concrètes du confinement. Le genre constitue une première ligne de différenciation : les femmes sont surreprésentées parmi les enquêté·es ayant accru leur temps de jeu (66 % contre 60 %), et plus encore parmi celles et ceux ayant intensifié leur présence sur Twitch (57 % contre 50 %), confirmant un effet de rattrapage vis-à-vis des hommes déjà mis en évidence par d’autres enquêtes1. L’âge joue aussi un rôle : ce sont surtout les moins de 26 ans qui déclarent avoir intensifié leur pratique, là où les plus âgé·es, déjà fortement investi·es, ont moins modifié leurs habitudes.

Ces premiers éléments s’appuient sur les données de l’enquête Covideo, conçue pour documenter les usages de Twitch et du jeu vidéo en période de crise sanitaire2. Le questionnaire a été diffusé directement sur la plateforme via des streamers partenaires, qui l’ont relayé en direct auprès de leurs publics. L’échantillon est composé de viewers majoritairement jeunes – l’âge médian est de 25 ans – et fortement investis dans les pratiques vidéoludiques. Il se distingue par un haut niveau de diplôme, une précarité économique marquée, une grande familiarité avec les outils numériques, et un usage soutenu des plateformes en ligne comme lieux de sociabilité. Si cette population présente une certaine homogénéité sur ces traits sociaux, elle demeure suffisamment contrastée pour permettre des comparaisons intra-groupes : on peut y observer des écarts dans l’inscription quotidienne de Twitch et dans le rôle que la plateforme a pu jouer comme relais d’intégration sociale en période de crise.

Dans ce contexte, l’article s’attache à déplier un fil conducteur : celui des manières dont les usager·ères de Twitch ont organisé, modulé, investi leur rapport à la présence d’autrui, dans un moment où les interactions physiques étaient restreintes. Tandis que la crise sanitaire a transformé la présence humaine en objet de régulation politique – à travers la distanciation sociale, les restrictions de déplacement ou la fermeture des lieux publics –, Twitch a offert des formes de coprésence médiatisée, plus ou moins interactives, plus ou moins engageantes, qui ont servi de ressources pratiques et affectives pour habiter cette période inédite.

Au-delà de la seule communication, il s’agit de lire ces usages comme relevant d’une gestion ordinaire de l’isolement : bricolages, tactiques discrètes, ajustements journaliers par lesquels les individus s’accommodent des contraintes objectives des quotidiens sans contacts. À la gestion étatique de la coprésence physique répondent ainsi des formes individuelles de gestion de la coprésence numériques. Suivre des streams à horaires fixes, discuter dans les chats, jouer avec des amis rencontrés en ligne ou laisser tourner un stream en fond comme ambiance sociale minimale : autant de micro-pratiques qui assurent la présence d’autrui au quotidien, tout en soutenant un maintien de soi rendu possible par cette présence partagée. Twitch devient finalement un outil de coprésence sans contact, modulable, formatable, voire consommable, dont l’étude permet d’approcher au plus près les expériences juvéniles du confinement. Elle offre, autrement dit, un poste d’observation privilégié pour saisir comment se redéploient les liens sociaux, les rythmes du quotidien et les formes d’engagement des jeunes dans un contexte d’isolement imposé.

Les usages de Twitch comme usages de la présence

Si Twitch est devenu, pendant la crise sanitaire, un espace central pour une partie de la jeunesse connectée, c’est moins en tant que simple plateforme de diffusion que comme dispositif de mise en coprésence. À la manière d’autres technologies de communication assistée par ordinateur3, elle fournit un espace virtuel commun dans lequel les engagements et les personnes sont symboliquement représentés, se rendent perceptibles mutuellement, synchronisent leur attention et permettent ainsi une présence située4. Les fonctionnalités propres à la plateforme multiplient en effet les canaux de communication (retour caméra et micro du streamer, messagerie instantanée, alertes visuelles ou sonores déclenchées par les viewers), tout en superposant différents types de contenus signalant l’agentivité des acteurs (images animées, sons, textes). Twitch se présente par là comme une accumulation de cadres – celui du jeu joué, du retour caméra, du chat ou encore de la page web contenant le stream – orientant les perceptions et les comportements selon une logique « polyfocalisée5 ».

La coprésence issue du streaming ne tient donc pas uniquement à la transmission en temps réel d’images ou de sons. La « théorie de la présence sociale6», élaborée en psychologie sociale de l’information et de la communication, insiste sur la part d’activité cognitive et interprétative des usagers dans la production d’une telle présence : plus ou moins investis, ils engagent des degrés variables d’attention, d’interprétation et d’interaction. À la manière de l’univers du jeu vidéo coconstruit par l’activité du joueur7, la présence du streamer à l’écran ne prend consistance que dans la mesure où elle est rendue effective par les usages des spectateur·ices. Il s’agit donc moins de décrire les outils techniques que d’analyser ces usages différenciés de la présence qu’ils rendent possibles. Sur Twitch, cette coprésence repose sur des formes variées d’engagement, et peut être modulée dans son intensité. Deux volets peuvent être distingués : d’une part, une présence communicationnelle, issue de l’usage des outils interactifs de la plateforme ; d’autre part, une présence comme sensation, produite par le simple suivi du flux vidéo en direct.

Dans le premier cas, Twitch prolonge les formes de « coprésence connectée8 », c’est-à-dire de lien social maintenu à distance par des échanges fréquents à travers divers canaux. Cette communication passe ici par des outils spécifiques à la plateforme : alertes d’abonnement, paris, ou commentaires synchrones qui peuvent influer sur le déroulement du stream. Par les donations du publics affichées à l’écran, elle passe aussi directement par l’argent, rapprochant Twitch d’autres environnements numériques monétisés comme les plateformes de cam girls9. Cette coprésence communicationnelle est structurée par le flux même du stream, où les prises de parole – entre conversation et commentaire – s’organisent autour des événements se déroulant à l’écran et des réactions du streamer10.

Dans le second cas, bien que le stream soit interactif, il reste aussi un spectacle, au sens d’un récit en direct et sans montage, diffusé sur un temps long et partiellement consommé : 86 % des viewer·ses interrogé·es déclarent rester plus d’une heure d’affilée sur un même stream, 49 % plus de deux heures, tandis que seuls 18 % sont présents du début à la fin. La structure de ce spectacle streamé repose alors sur la mise à l’écran synchrone du déroulement du jeu, des actions du vidéastes et des interactions avec le public. L’engagement attentionnel y est ainsi structuré par l’attente de l’imprévu et des réactions spontanées du streamer, qui devient à la fois l’objet central du spectacle et le catalyseur de la construction collective des événements se déroulant en direct.

« Quand t’es en direct, tu te dis que t’étais là quand c’est arrivé, quoi. Un replay sur YouTube, ce n’est pas pareil. En direct, t’as un sentiment un peu plus différent, tu peux interagir, tu peux voir le moment présent. Tu ne rates pas le moment où tout le monde dit “ouah”. Les grands moments, voilà, c’est ça les grands moments. (…) C’est soit des moments où le streamer, il a réussi quelque chose qu’il n’arrivait pas à faire, par exemple battre un boss, ou alors des grands moments d’échecs, de “fail” comme on dit. Ou des moments rigolos, il fait un lapsus, ou des moments un peu gênants, tu vois, qu’on peut capturer à l’écran, inattendus. Comme c’est en direct, tout peut arriver. » (Thibault, 20 ans, étudiant à distance)

Regarder un stream revient autrement dit à consommer le déploiement temporel d’une présence subjective, mise au centre de l’écran, exposée et partagée. C’est faire l’expérience d’un « être-là » aux côtés du streamer, dans une coprésence médiatisée par un dispositif technique qui rend visible son attention et en fait un spectacle collectif. C’est aussi avoir la sensation d’être avec les autres spectateurs, sans échange direct, dans une expérience mutuelle rendue possible par la simultanéité de la connexion. À la manière des indicateurs « en ligne »/« hors ligne » des messageries, Twitch rend perceptible la présence d’autrui comme un fond actif, « sans ajustement des regards, en dehors de tout échange de mots ou de paroles11 ». Par son régime d’événement en direct, continu et incarné, Twitch intensifie ainsi l’expérience d’une temporalité partagée, qui rappelle certains usages collectifs de la télévision en direct12.

Les usages de Twitch comme moyen de communication et comme spectacle se combinent alors dans un engagement intermittent dans la coprésence, dont l’intensité est modulable. Les usages de la « mise en présence » sont aussi des usages de la « mise à distance » : la plateforme peut être utilisée comme une « présence de fond », reléguée au second plan, comme simple ambiance accompagnant d’autres activités quotidiennes. Cette coprésence discrète ne rend pas caduque la coprésence active : elle reste toujours disponible, « sous la main », et vient renforcer la sensation de présence issue de ces usages minimaux et non focalisés.

« Le fait d’avoir un streamer ou une streameuse qui va jouer en live et où en fait chaque live est différent ça donne vraiment un côté de “je ne suis pas seul chez moi” ; ça fait quelqu’un de présent ou si à un moment j’ai envie d’interagir, si à un moment j’ai envie de laisser un message sur le chat, bah je peux le faire. Même si derrière le streamer ne réagit pas, j’ai quand même quelqu’un à portée disons, avec qui je peux potentiellement interagir. Et je ne suis pas tout seul, y’a vraiment un humain qui est derrière, je ne suis pas tout seul chez moi. » (Renaud, 26 ans, télétravailleur)

La modulation de la présence sur Twitch ne passe pas seulement par la non-interaction ou la non attention : elle peut aussi s’opérer par des gestes concrets comme la modération du chat, le passage d’un stream à un autre, ou encore l’ajustement du volume sonore. La présence devient ainsi un phénomène gérable, formaté par les outils de la plateforme, et en ce sens consommable. Ces usages rappellent en cela ceux des playlists musicales dans la gestion émotionnelle du quotidien13 : de même que la musique, par ses modalités de sélection et de diffusion, permet d’ajuster ses émotions (motivation, apaisement, excitation) à différents contextes (transports, travail, sociabilité), le stream devient un moyen d’ajuster l’intensité de la présence d’autrui qu’il s’agisse des streamers ou des autres spectateur·ices aux situations du quotidien où cette présence est plus ou moins désirée.

 « (...) le fait d’avoir des streams ça me permet d’avoir un truc sur lequel me concentrer, ou même pas forcément. Ça occupe mon esprit et ça me donne l’impression de pas passer mes journées toute seule. Mais en même temps ce n’est pas la même chose que d’aller dehors parce qu’au moins je peux régler le son, je peux régler le volume, choisir mes sujets, et si y’a un stream où il y a trop de bruits et ça me met mal ou ce genre de choses je peux juste changer de stream. Et du coup en période d’isolement et de solitude comme le covid et le chômage ça me permet d’avoir l’impression de voir du monde. » (Maïwenn, 26 ans, chômeuse)

Twitch dans la diversité des confinements : régimes de présence et routines sociales

Les usages de la présence ne se déploient pas au hasard. Ils sont structurés en ensembles quotidiens cohérents – des « régimes de présence » – qui traduisent le poids de situations d’isolement différenciées, telles qu’elles ont été imposées par les confinements successifs, sur les routines des usager·ères. Ces régimes renvoient à des configurations concrètes de repli domestique et permettent de saisir comment certaines formes de vie sans contacts physiques ont orienté les modalités d’usage de Twitch durant la pandémie. Trois régimes de présence se dégagent ainsi, correspondant à différentes conditions sociales d’isolement durant le confinement : être au chômage, en télétravail ou en études à distance.

Quand le confinement façonne les usages

Le chômage, le télétravail et les études à distance sont autant de situations dans lesquelles les usager·ères ont vu s’effacer les frontières habituelles entre les temps sociaux de la journée. Ces formes d’isolement, renforcées par les confinements successifs, ont en commun de supprimer l’accès à des lieux dédiés et collectivement organisés – bureaux, salles de classe, campus – qui segmentent et régulent l’activité. En l’absence de cette coprésence physique, les individus doivent redéfinir seuls leurs cadres d’activité, leur emploi du temps, leurs espaces de sociabilité. L’isolement domestique devient ainsi le lieu d’une autonomie contrainte, marquée par l’intériorisation des normes productives, sans les ressources sociales et matérielles qui les rendaient soutenables.

Dans ce contexte, les usages de Twitch comme « outil de présence » s’ajustent à ces nouvelles configurations du quotidien, selon des logiques différenciées. Pour les télétravailleur·ses, Twitch vient s’articuler à des rythmes professionnels morcelés, là où la distance physique empêche la régulation collective de l’activité. Pour les étudiant·es à distance, il s’inscrit dans des routines affectées par les difficultés d’apprentissage en ligne et la disparition des sociabilités étudiantes physiques. Chez les personnes au chômage, le régime de présence structuré par Twitch ne se limite pas au contexte pandémique : il répond plus largement à « l’excédent de temps » propre à cette condition14, et à l’expérience d’un isolement social prolongé, souvent antérieur à la crise. Si la plateforme peut accompagner les temps consacrés à la recherche d’emploi, elle joue surtout un rôle de structuration central du quotidien.

Ces régimes de présence traduisent différents entrelacements entre coprésence hors-écran et coprésence médiée par la plateforme. Trois grandes formes se dégagent :         

  •  un régime de régulation temporelle de l’activité productive, chez les télétravailleur·ses, où l’usage de la plateforme est articulé aux exigences de la sphère professionnelle ;
  • un régime d’évasion vidéoludique, présent surtout chez les étudiant·es à distance, marqué par l’imbrication de sociabilités issues à la fois du « IRL15» et des communautés de pratique du jeu mobilisées sur Twitch.
  • un régime d’agencement communautaire du quotidien, où Twitch devient un substitut quasi exclusif aux sociabilités physiques, typiquement observé chez les chômeur·ses ou les personnes inactives.

Ces régimes ne sont ni fixes, ni exclusifs à une catégorie. Les usager·es peuvent circuler de l’un à l’autre selon les transformations de leur situation. L’exemple des étudiant·es ayant interrompu leur formation durant la crise en témoigne : confronté·es à un isolement durable, iels tendent à adopter un usage de Twitch plus proche du régime communautaire que du régime d’évasion initialement associé à leur statut. Ces formes d’usage révèlent ainsi la capacité des régimes de présence médié par Twitch à capter les effets différenciés de la pandémie sur les manières d’habiter le temps et le lien social.

Travailler seul, être ensemble sur Twitch : le stream comme régulateur du télétravail

Présenté parfois comme un vecteur d’autonomie et de flexibilité pour les salarié·es16, le télétravail s’est transformé en expérience contrainte durant la crise sanitaire. La période des confinements a renforcé des risques psycho-sociaux déjà identifiés avant la pandémie17, à tel point que certains préfèrent parler, dans ce contexte spécifique, d’un « travail professionnel à domicile » plutôt que de télétravail stricto sensu18. Subi plus que choisi, mené sur l’ensemble de la semaine, sans les soupapes que sont les sorties ou les rencontres, il a contribué à recomposer les usages numériques du quotidien — et notamment ceux de Twitch.

Les usages de la plateforme par les télétravailleur·ses s’inscrivent ainsi dans un double contexte : d’une part, les contraintes d’isolement liées à la pandémie ; d’autre part, plus largement, l’organisation du travail à distance dans l’espace domestique. Au-delà des spécificités sanitaires, cette configuration pose une question ancienne de la sociologie du travail : comment articuler en situation des engagements hétérogènes19 ? Ici, Twitch n’intervient pas uniquement comme espace de distraction, mais comme ressource de régulation temporelle et sociale dans une activité productive fragmentée.

Parmi les viewer·ses en emploi, 34 % déclarent utiliser Twitch quotidiennement pendant leur temps de travail. Les usages permettent dès lors de séquencer l’activité et d’instaurer une « discipline des temps de relâche20 » dans un contexte de distanciel, où les cadres régulateurs collectifs – fondés habituellement sur la proximité physique – font défaut. Les enquêté·es mobilisent la plateforme comme support de transition attentionnelle entre deux tâches : dans les temps d’attente (réception d’instructions, réponses différées), entre la fin d’une activité et le début d’une autre, ou encore avant un appel. Elle est également utilisée pour aménager des temps de pause, y compris pendant les repas. Autant de bricolages individuels qui assurent une régulation du temps de travail, en ouvrant des « moments pour soi ». Ces instants, marqués par une attention accrue au stream ou une participation active au chat, relèvent en réalité d’un temps avec partagé : une temporalité relationnelle qui insère les individus dans un rythme collectif et une forme de présence mutuelle, rompant un temps passé chez soi seul devant son écran.

« (...) quand j’avais besoin de respirer un peu par rapport à mon travail, généralement c’était la pause avec mes collègues qui me faisait du bien, là je pense que c’est le streaming, ce côté un peu contact qui me faisait faire ma pause au quotidien, même si ce n’est pas une pause à proprement dit c’est plus sur la journée, du coup c’est ce truc la qui me faisait décompresser un peu... » (Julien, 26 ans, télétravailleur)

Même dans les temps forts de l’activité professionnelle, les usager·es restent disponibles, en parallèle, aux « grands moments » du stream. Ces séquences, lorsqu’elles déclenchent un basculement de l’attention, viennent suspendre temporairement l’implication dans le travail et ouvrent des espaces de relâchement imprévus et contingents. En ponctuant le flux d’activité, elles actualisent la « présence-flux » du stream sous une forme intermittente, porteuse d’une temporalité parallèle : « celle de sollicitations en pointillés provenant d’ordres relationnels distants, dont on sait qu’ils ont une certaine probabilité de nous surprendre à tel ou tel moment par une sollicitation inattendue21 ». Elles introduisent ainsi un rythme collectif — structuré par l’événementialité du stream — au sein d’un rythme de travail individualisé, rendant possible l’expérience d’un temps partagé avec autrui, comparable aux sollicitations spontanées ou aux échanges informels que suscite la coprésence en milieu professionnel.

« J’avais le stream à côté pour écouter ce qu’il se passe sur le stream tout en me concentrant. Quand il se passe un truc en particulier je jette un œil voir ce qui se passe je prends deux minutes j’me dit “ah il se passe ça, d’accord”. » (Pascal, 27 ans, télétravailleur)

Etudier seul, jouer ensemble : la routine d’évasion vidéoludique des étudiant·es

Chez les étudiant·es, la routine d’usage de Twitch en temps de pandémie se distingue par sa densité, sa continuité, mais aussi par sa fonction de compensation sociale face à un isolement particulièrement prononcé. 38 % des étudiant·es de l’enquête (n = 464) déclarent utiliser la plateforme directement pendant leurs cours. Si cette utilisation parallèle évoque celle des télétravailleur·ses, elle s’en distingue par sa rupture plus marquée avec l’activité institutionnelle : Twitch ne vient pas seulement rythmer le quotidien, mais devient un refuge face au désengagement, à la désaffiliation, voire à l’abandon des études.

Cette tendance s’observe notamment chez les étudiant·es en situation de décrochage scolaire (6 % déclarent avoir abandonné leur cursus à cause de la pandémie), chez celles et ceux qui se disent insatisfait·es de leurs études, ou encore chez les étudiant·es empêché·es d’exercer un emploi en parallèle à cause de la crise sanitaire (5 %). Pour ces profils, Twitch fonctionne comme une ressource d’évasion, mais aussi comme un espace d’entretien des liens sociaux. Contrairement aux actifs plus âgés, ces étudiant·es, en transition vers l’âge adulte, sont moins armé·es pour gérer l’autonomie imposée par la fermeture des campus et la bascule vers l’enseignement à distance.

Afin de mesurer l’ancrage de Twitch dans leur quotidien, un score d’inscription quotidienne a été construit, cumulant plusieurs pratiques : augmentation du temps passé sur la plateforme, endormissement ou réveil avec Twitch, utilisation pendant les repas ou le ménage, ou encore visionnage pendant les cours. Une régression linéaire (Tableau 1) montre alors que ce score augmente significativement chez les étudiant·es se déclarant insatisfait·es dans leurs études, vivant seul·es ou suivant leurs cours principalement en distanciel. L’effet de l’isolement, de la frustration scolaire et de l’absence de cadre structurant ressort ici nettement.

Tableau 1. Régression linéaire modélisant le score d’inscription de Twitch dans le quotidien des élèves ou étudiant·es

 


 ***, **, * renvoient respectivement à un seuil de significativité de 1%, 5% et 10%

Ce régime d’usage s’accompagne également d’un surinvestissement dans la pratique du jeu multijoueur : les étudiant·es forment le seul groupe statutaire surreprésenté parmi ceux déclarant avoir augmenté leurs sessions de jeu collectif depuis le début de la pandémie (45 % contre 39 % en moyenne). Ils sont également 61 % à utiliser Twitch en fond pendant qu’ils jouent. Cette intensification repose souvent sur l’entretien de liens préexistants. Les étudiant·es sont surreprésenté·es parmi ceux jouant avec des ami·es du « IRL » (82 % vs 72 %) et sous-représenté·es parmi ceux jouant avec des partenaires rencontrés via Twitch (10 % vs 13 %). En d’autres termes, leur sociabilité vidéoludique a tendance à consister en un report en ligne de sociabilités amicales préexistantes, plus qu’une ouverture à de nouveaux cercles.

Enfin, ce groupe connaît la désynchronisation temporelle la plus marquée de l’enquête. Les étudiant·es sont nettement surreprésenté·es parmi celles et ceux qui déclarent jouer davantage la nuit (27 % vs 18 %), le matin (14 % vs 10 %) ou l’après-midi (22 % vs 16 %), soit aux horaires traditionnellement consacrés aux études ou au repos. Leur emploi du temps reste, en théorie, structuré par l’institution scolaire, mais ce cadre se relâche fortement en distanciel. Moins insérés dans des cadres familiaux contraignants (plus de 99 % n’ont pas d’enfants), en transition vers l’âge adulte, les étudiant·es forment un groupe en « apesanteur sociale22 », pris entre des contraintes institutionnelles fragilisées et une autonomie partielle. Dans ce contexte, Twitch et le jeu deviennent des piliers structurants du quotidien, autour desquels se réorganisent les rythmes, les liens et les repères.

« Je dirais que je jouais deux heures par jour grand max avant le Covid. Par contre le jour où le Covid est arrivé et où on nous a dit “confinement” je passais beaucoup plus de temps à jouer avec mes potes qui avaient les mêmes horaires de vie que moi. On vivait beaucoup plus la nuit forcément. Je me couchais vraiment à 8 heures du matin pour me lever à 15 heures, ce n’est pas une blague. Du coup avec mes potes on jouait le soir, puis le matin on se levait et…on jouait. (...) En fait quand je n’étais pas en train de faire du Minecraft ou du Civilisation avec mes potes, bah pareil je jouais dans mon coin et j’allumais le stream en même temps. » (Benjamin, 22 ans, étudiant en distanciel)     

Le chômage confiné : Twitch comme structuration principale du quotidien

Parmi l’ensemble des usager·es, les viewer·ses au chômage se distinguent par une intensité d’usage particulièrement forte de Twitch, qui s’accroît avec la durée même de la période de chômage – comme le montre la relation positive et significative relevée dans la régression ci-dessous (Tableau 2). Le profil qui en ressort est celui d’une structuration maximale du quotidien par la plateforme, combinée à un investissement prononcé dans ses dimensions communautaires.

Tableau 2. Régression modélisant l’augmentation du temps passé sur Twitch chez les enquêté·es au chômage

 

Une image contenant texte, capture d’écran, reçu, Police

Le contenu généré par l’IA peut être incorrect.

Dans un contexte où l’accès au travail – « grand intégrateur social23 » – fait défaut, Twitch prend le relais comme instance centrale d’agencement temporel et relationnel. Cette fonction est encore plus marquée chez les 3 % d’inactif·ves en âge de travailler présent·es dans l’échantillon (principalement des personnes au foyer pour cause de handicap), chez qui les usages de la plateforme remplissent des rôles similaires, voire plus intenses encore. Les viewer·ses chômeur·ses décrivent une vie quotidienne rythmée par Twitch, dans un contexte où l’astreinte au domicile rend particulièrement aiguë l’expérience du temps vide.

Le chômage, exacerbé par les confinements, tend en effet à suspendre ce que Bourdieu appelait « l’illusion vitale d’avoir à faire ou à être quelque chose24 », laissant place à un temps perçu comme mort, inutile, sans finalité. Dans l’enquête, les chômeur·ses sont les seul·es à être surreprésenté·es parmi les personnes déclarant que « les journées se ressemblent » (38 % contre 35 % pour l’ensemble) ou ressentir de la « peur face à l’avenir » (61 % contre 46 %). Mais ce sont aussi les plus nombreux à déclarer que Twitch les a aidé·es à faire face à ces sensations négatives, que ce soit pour contrer l’ennui, la monotonie, ou un sentiment d’absurdité25.

D’abord, à l’échelle du stream, la grande majorité des viewer·ses au chômage (70,5 %) déclarent que leurs usages de Twitch les ont aidé·es à faire face à la sensation d’ennui, notamment en réintroduisant l’attente liée à la structure événementielle du stream. À l’image des effets temporels produits par les jeux de hasard, le stream recrée une forme de tension orientée par l’attente, un « temps finalisé, qui est par soi source de justification26 ». Ce temps est aussi partagé, et redonne forme à des liens sociaux numériques vécus collectivement, dans une ambiance divertissante et sensoriellement dense.

À l’échelle de la journée, Twitch tend à fonctionner comme un véritable emploi du temps. Les différents contextes quotidiens sont associés à des chaînes ou des vidéastes particuliers, et le planning – souvent prédéfini sur les pages des streamers – devient une source de temporalisation structurante. Plusieurs enquêté·es évoquent la plateforme comme un repère permettant de « ne pas trop décroche », soulignant la fonction quasi-régulatrice qu’elle a pu occuper pendant les confinements. Dans ces témoignages, Twitch apparaît comme la principale instance sociale de structuration des routines quotidiennes en période de chômage et d’isolement.

« Je suis des streams qui ont un planning qui est variable, mais y’a quand même souvent les mêmes jours à peu près les mêmes streams. Je sais qu’à midi le lundi y’aura un stream sur tel genre de sujet même si ça va changer, ça me donne un rythme que sinon j’aurai pas du tout. Et j’ai eu beaucoup de mal à me lever le matin pendant longtemps et le fait de pouvoir me lever en me mettant un stream (…) ça va me donner une raison de me lever. » (Maïwen, 26 ans, chômeuse)

Enfin, à l’échelle de la semaine, voire au-delà, ce sont les sociabilités inter-viewer·ses qui prennent le relais. Les chômeur·ses déclarent plus souvent avoir rencontré de nouvelles personnes via Twitch, converser régulièrement avec d’autres viewer·ses, et se faire de nouveaux amis. Ils sont aussi, avec les inactif·ves, surreprésenté·es parmi les viewers préférant les streams à faible audience, qui favorisent des interactions plus denses. Ils sont également nombreux à occuper des fonctions de modération sur les chaînes, signe d’un engagement soutenu et durable dans les communautés Twitch. Ainsi s’entremêlent des ressources temporelles, sociales et de reconnaissance symbolique, qui permettent de se maintenir avec les autres au cœur d’une période où les formes classiques d’intégration sociale se trouvent suspendues.

Conclusion

À la marge des politiques publiques de gestion de la pandémie, Twitch a constitué pour de nombreux jeunes un outil de régulation du quotidien, un lieu de coprésence et une ressource de ré-ancrage social. Ses usages ne relèvent pas simplement du divertissement ou de la distraction, mais d’un travail relationnel ordinaire qui a permis de maintenir une forme de vie sociale à distance. En explorant les régimes de présence qui se sont construits sur la plateforme – entre modulation attentionnelle, routines sociales réorganisées et formes d’engagement communautaire –, cette étude met en lumière les ajustements discrets par lesquels les individus ont tenté d’habiter une période de suspension. Si Twitch est parfois réduit à son versant commercial ou spectaculaire, il faut aussi y voir un espace d’entraide et d’intégration, traversé par des inégalités sociales, des contraintes statutaires et des formes d’inventivité quotidienne. C’est à ce titre qu’il permet d’approcher ce que signifie « faire société » quand la société physique fait défaut.

    Déplier la liste des notes et références
    Retour vers la note de texte 21893

    1

    Anne Jonchery et Philippe Lombardo, Pratiques culturelles en temps de confinement, Paris, ministère de la Culture / Département des études, de la prospective et des statistiques, 2020.

    Retour vers la note de texte 21894

    2

    L’enquête Covideo a été financée par le LabEx TEPSIS, le GIS « Jeu et Société » et le laboratoire Iris. Pour une présentation détaillée des méthodes d’échantillonnage, voir Nathan Ferret, Pierre Gallinari Safar, Rapport Covideo- Des confinements vidéoludiques, hal-04149755, 2023.

    Retour vers la note de texte 21895

    3

    Voir notamment Antonio Antonio Casilli, « Être présent en ligne : culture et structure des réseaux sociaux d’Internet », Idées économiques et sociales, n° 169, 2012, p. 16-23.

    Retour vers la note de texte 21896

    4

    Erving Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne. Tome 1 : La présentation de soi, Paris, Éditions de Minuit, 1973.

    Retour vers la note de texte 21897

    5

    Rodney H. Jones, « The problem of context in computer-mediated communication », Language@Internet, vol. 1, 2004.

    Retour vers la note de texte 21898

    6

    John Short, Ederyn Williams et Bruce Christie, The Social Psychology of Telecommunications, Londres, Wiley, 1976.

    Retour vers la note de texte 21899

    7

    Jos de Raessens, « Computer Games as Participatory Media Culture », in Joost Raessens et Jeffrey Goldstein (dir.), Handbook of Computer Game Studies, Cambridge, MIT Press, 2005, p. 373-388.

    Retour vers la note de texte 21900

    8

    Christian Licoppe, « Les formes de la présence », Revue française des sciences de l’information et de la communication, n° 1, 2012.

    Retour vers la note de texte 21901

    9

    Les cam girls diffusent en direct des vidéos d’elles-mêmes, souvent dans un cadre érotique ou sexuel, en échange de paiements ou d’abonnements de la part de leurs spectateurs. Voir Pierre Brasseur et Jean Finez, « Performing Amateurism: A Study of Camgirls’ Work », in Anne Jourdain et Sidonie Naulin (dir.), The Social Meaning of Extra Money: Capitalism and the Commodification of Domestic and Leisure Activities, Londres, Palgrave Macmillan, 2019, p. 211–238.

    Retour vers la note de texte 21902

    10

    Daniel Recktenwald, The Discourse of Online Live Streaming on Twitch: Communication Between Conversation and Commentary, thèse de doctorat au département d’anglais, Hong Kong Polytechnic University, 2018.

    Retour vers la note de texte 21903

    11

    Jérôme Denis et Christian Licoppe, « La coprésence équipée : usages de la messagerie instantanée en entreprise », Langage et société, n.° 2, 2006, p. 9-30, p. 50.

    Retour vers la note de texte 21904

    12

    Laurent Camus, « Attendre le signal Une analyse des pratiques de synchronisation de l’événement avec sa retransmission télévisée en direct », Réseaux, 2017, n.° 202-203.

    Retour vers la note de texte 21905

    13

    Ori Schwarz, « Emotional ear drops: The music industry and technologies of emotional management », in Eva Illouz (dir.), Emotions as Commodities: Capitalism, Consumption and Authenticity, Londres, Routledge, 2019, p. 56-78.

    Retour vers la note de texte 21906

    14

    Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997.

    Retour vers la note de texte 21907

    15

    « IRL » signifie In Real Life, soit « dans la vraie vie », par opposition aux interactions en ligne.

    Retour vers la note de texte 21908

    16

    Jouko Nätti, Timo Anttila et Mia Tammelin « Working from home: Do formal or informal telework arrangements provide better work–family outcomes? », Community, Work & Family, vol. 14, n° 4, 2011, p. 389-409.

    Retour vers la note de texte 21909

    17

    Émilie Vayre et Coralie Delfosse, « Les enjeux psychosociaux du télétravail : comment accompagner les organisations ? », Le Journal des psychologues, n° 367, 2019, p. 22-26.

    Retour vers la note de texte 21910

    18

    Collectif d’analyse des familles en confinement, Familles confinées. Le Cours anormal des choses, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, 2021.

    Retour vers la note de texte 21911

    19

    Alexandra Bidet, L’Engagement dans le travail. Qu’est-ce que le vrai boulot ?, Paris, PUF, 2011.

    Retour vers la note de texte 21912

    20

    Manuel Boutet, « un rendez-vous parmi d’autres. Ce que le jeu sur internet nous apprend du travail contemporain », ethnographie.org, n°23, 2011, p.2-36, p. 13.

    Retour vers la note de texte 21913

    21

    Manuel Boutet, « un rendez-vous parmi d’autres. Ce que le jeu sur internet nous apprend du travail contemporain », ethnographie.org, n°23, 2011, p.2-36, p. 26.

    Retour vers la note de texte 21914

    22

    Gérard Mauger, « Jeunesse : l’âge des classements. Essai de définition sociologique d’un âge de la vie », Revue des politiques sociales et familiales, n° 40, 1995, p. 19-36, p. 20.

    Retour vers la note de texte 21915

    23

    Robert Castel, La Montée des incertitudes. Travail, protections, statut de l’individu, Paris, Seuil, 2009.

    Retour vers la note de texte 21916

    24

    Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 264.

    Retour vers la note de texte 21917

    25

    49 % contre 43,5 % pour la répétition des jours, 29 % contre 21 % pour « l’impression que la vie est absurde ».

    Retour vers la note de texte 21918

    26

    Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 264.

    Pour citer cette publication

    Nathan Ferret et Pierre Gallinari Safar (dir.), « Confinés, mais en direct. Les usages de la coprésence vidéoludique en temps de crise sanitaire   », Politika, mis en ligne le 14/10/2025, consulté le 20/10/2025 ;

    URL : https://politika.io/fr/article/confines-direct-usages-copresence-videoludique-temps-crise-sanitaire