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Dettes et défauts souverains du point de vue de la philosophie politique
Professeur de philosophie politique

(Université de Bayreuth)

Gabriel Wollner a étudié la philosophie, la politique et l’économie (licence obtenue en 2005) et la théorie politique (master obtenu en 2007) à Oxford, la politique publique (master obtenu en 2012) à Harvard, et a obtenu en 2011 son doctorat en philosophie à University College London. Avant de rejoindre l’Université de Bayreuth, il fut professeur adjoint de philosophie à la London School of Economics (2013-2015) et professeur assistant en philosophie politique à l’Université Humboldt de Berlin (2015-2018). Dans ses recherches, il s’intéresse à l’éthique et à la philosophie politique, et aborde différentes questions de politique publique et d’économie au prisme de ces approches disciplinaires.

Dans cet entretien, Luc Foisneau et Gabriel Wollner se penchent sur quatre thèmes. Ils discutent d’abord de la pratique actuelle de gestion des défauts souverains et d’un niveau élevé d’endettement public, Gabriel Wollner défendant l’idée que le statu quo devrait être remplacé par un régime différent. Ils s’interrogent ensuite sur les modalités d’application de la théorie contractualiste centrée sur les objections des individus (contractualist complaint model) au choix de politiques en matière de gouvernance financière internationale. Troisièmement, ils se demandent en quoi la philosophie politique importe à la réflexion de Thomas Piketty sur les inégalités. Enfin, Gabriel Wollner esquisse les contours de ce que pourrait être un anarchisme analytique (comme on a parlé d’un marxisme analytique), dont le programme partirait de la centralité de la notion d’agentivité dans le socialisme et l’anarchisme.

Gabriel Wollner a été invité à l’EHESS pour présenter son article « Morally Bankrupt : International Financial Governance and the Ethics of Sovereign Default » (The Journal of Political Philosophy, 2018, vol. 26, n° 3, p. 344-367) dans le cadre du Séminaire de Philosophie Politique Normative, rattaché au CESPRA.

Cet entretien a été réalisé par Luc Foisneau dans le centre audiovisuel de l’EHESS, au 96 boulevard Raspail, à Paris, le 11 décembre 2018.

Réalisation : Serge Blerald

Le problème de la dette et du défaut souverains

Luc Foisneau Pourriez-vous, pour commencer, nous dire quelques mots sur ce qui vous a conduit à vous intéresser au thème de la dette souveraine ?

 

Gabriel Wollner – Une première raison, évidente, est que la question de la dette souveraine a occupé une place prépondérante dans l’actualité au lendemain de la crise financière qui a débuté en 2007. Dans les journaux, on parlait de la Grèce et de l’Argentine. Il s’agissait d’événements importants, qui ont eu des conséquences dramatiques sur les moyens de subsistance des gens. En Argentine, par exemple, le taux de chômage a augmenté à la suite d’un défaut de paiement de la dette souveraine du pays. Le taux de chômage a augmenté, l’inflation est montée en flèche, etc.

Mais, étonnamment, les philosophes politiques avaient très peu de choses à dire sur les enjeux en philosophie morale et politique de la dette souveraine. Il y avait, pour ainsi dire, un certain silence du côté de la philosophie politique. En même temps, les arguments moraux qui étaient avancés dans le débat politique me paraissaient très peu convaincants. Au sujet de la crise de la dette souveraine grecque, par exemple, les politiciens, je pense notamment au ministre allemand des Finances, ont fait des déclarations du genre : « La dette doit être remboursée, point final. Acceptez-le comme une norme. Les accords doivent être respectés et la dette doit être remboursée. Il n’y a pas lieu de débattre de décotes ou d’allègement de la dette. »

Luc Foisneau – C’est ce que, dans votre article, vous appelez la « position orthodoxe » ou la « position du statu quo » sur la dette souveraine. Pourriez-vous nous donner un peu plus de détails sur cette position du statu quo, qui affirme que « les dettes doivent être remboursées, un point c’est tout » ? D’où vient-elle ? Les dettes souveraines ont-elles toujours été traitées de cette manière ? Est-ce une nouveauté, qui serait liée à l’Union européenne ?

 

Gabriel Wollner – Je pense que la norme pacta sunt servanda, qui signifie, littéralement, que les conventions doivent être respectées, est une norme importante en droit international. Elle ne concerne pas seulement le régime de la dette souveraine, mais aussi d’autres domaines du droit international. Le régime de la dette souveraine, tel qu’il existe aujourd’hui, a fait son apparition et a pris sa forme actuelle au cours des trente ou trente-cinq dernières années. La principale forme de financement pour les États, s’ils deviennent débiteurs, passe par les obligations. Les États émettent des obligations, qui sont ensuite achetées par des investisseurs, et s’ils ne peuvent plus assurer le paiement des obligations, ils entrent soit dans un état de défaut souverain, soit ils s’emploient à restructurer leur dette en négociant avec leurs créditeurs pour moins payer ou le faire à une date ultérieure. Mais le régime de la dette souveraine, tel qu’il existe, est très chaotique, coûteux et biaisé.

Luc Foisneau – Quel est le problème, au fond ? Et quelle pourrait être la solution de rechange à ce régime de la dette souveraine ?

 

Gabriel Wollner – Je pense que ce qui pose problème, c’est d’abord le chaos que génère le manque de structure, de système. Le processus de négociation entre le pays débiteur, par exemple, l’Argentine ou la Grèce, et ses différents créanciers est très fragmenté. Les créanciers sont organisés dans le club de Paris s’il s’agit de créanciers souverains, et dans le club de Londres si ce sont des créanciers privés. Et c’est un processus de négociation désordonné, dans lequel les créanciers sont généralement en position de force. C’était très clair dans le cas de l’Argentine. L’Argentine a basculé en défaut de paiement en 2000 – je crois que c’était à l’époque le défaut le plus important de l’histoire – et elle est entrée dans un processus de restructuration et de renégociation de sa dette avec des créanciers privés et souverains, avec le FMI, et d’autres. Un accord a été conclu à un moment donné, mais, ensuite, les investisseurs dits récalcitrants (holdout investors) sont apparus.

Luc Foisneau – Pourriez-vous expliquer ce point ? J’ai trouvé cela très intéressant, mais je ne suis pas spécialiste de ces questions. D’un côté, une renégociation avait déjà eu lieu. Mais les banquiers n’en ont pas tenu compte, et ont obtenu un jugement, dans un tribunal de New York, qui, en gros, si j’ai bien compris, a forcé l’Argentine à payer toutes ses dettes, sans tenir compte des discussions qui avaient eu lieu auparavant. Comment expliquez-vous cela ?

 

Gabriel Wollner – En effet, c’est un peu compliqué à comprendre. Je ne suis pas moi-même économiste. En adoptant une perspective philosophique, j’essaie de donner du sens à ce qui se passe en politiques publiques et en finance. Le problème, selon moi, était le suivant.

L’Argentine avait de nombreux créanciers. Elle a négocié une restructuration et un échange de ses titres de créance avec certains d’entre eux. Pour illustrer ceci, supposons que vous déteniez une obligation que j’ai émise, et que je doive vous rembourser cent dollars. Et qu’ensuite je renégocie pour vous rembourser cinquante dollars, parce que je ne peux pas payer la totalité de la somme. Le problème, c’est que vous n’êtes pas le seul créancier. Il y en a beaucoup d’autres. Nous négocions un accord. Peut-être même que je négocie un accord avec la majorité des détenteurs d’obligations, qui en théorie devrait être contraignant pour tout le monde, y compris pour les autres créanciers.

Mais ces autres créanciers, qui ont acheté l’obligation dépréciée sur ce que l’on appelle le marché secondaire, ont acheté l’obligation alors que la restructuration avait déjà commencé. Ils se sont donc présentés et ont exigé un remboursement intégral. Ils ont dit : « Nous ne sommes pas satisfaits de cinquante dollars. Nous voulons récupérer les cent dollars. » Les tribunaux ont ensuite décidé que l’Argentine devait payer les cent dollars aux investisseurs dits récalcitrants (holdout), ce qui a une fois encore posé de gros problèmes financiers à l’Argentine.

Mais il a fallu des années, presque quinze ans, pour que la saga de la dette argentine soit enfin réglée, avec des coûts économiques énormes pour les Argentins, et un accroissement du pouvoir de négociation des créanciers. Il s’agit vraiment d’un processus très chaotique et, je l’ai dit, coûteux et biaisé pour les deux parties concernées. Mais le présupposé normatif sous-jacent était la norme pacta sunt servanda, qui veut que les conventions doivent être respectées. Tel est, je pense, l’orthodoxie normative en matière de dette souveraine.

Justice et économie politique : une application du contractualisme

Luc Foisneau – Vous dites que vous n’êtes pas économiste, mais philosophe. Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur ce que signifie, pour un philosophe normatif, de s’aventurer dans le champ de la finance, ou dans celui de la fiscalité ? Vous vous intéressez également à la fiscalité, vous avez écrit des articles à ce propos. Quel est le sens de votre démarche ? Et, d’après vous, pourquoi avons-nous besoin de la contribution des philosophes normatifs sur ces questions ?

 

Gabriel Wollner – Lorsque vous travaillez dans le domaine de la théorie ou de la philosophie politique normative, vous posez des questions différentes de celles qui intéressent les économistes. Je m’intéresse à des questions de justice. Que serait une solution juste ? À quoi un juste processus de restructuration de la dette, par exemple, ressemblerait-il ? Cela aide de comprendre l’économie, de comprendre ce qui se passe. D’être un lecteur averti de la partie finance et économie des journaux. Ou même de lire des manuels d’économie, et d’en comprendre au moins les bases. Mais, en tant que philosophe, vous posez des questions différentes. Et il y a des choses qui peuvent vous sembler louches, ou qui vous conduisent à interroger certains des présupposés de l’approche des économistes sur ces questions.

Je vous propose l’exemple suivant. D’un point de vue intuitif, pacta sunt servanda – les conventions doivent être respectées – semble être une norme parfaitement acceptable. Si nous nous mettons d’accord pour déjeuner ensemble à une certaine heure, je ferais mieux de respecter cet accord, n’est-ce pas ? Les conventions doivent être respectées. Je pense que l’erreur que commettent les politiciens, et peut-être les économistes, et peut-être aussi les avocats, est de présupposer que cette norme, qui semble parfaitement acceptable dans un contexte interpersonnel, s’applique aussi lorsque les parties qui interagissent ne sont pas des individus.

Or, il ne s’agit pas de vous et moi, mais de différents États souverains, ou même d’institutions multilatérales, telles que l’Union européenne, le FMI, ou d’autres institutions. Et à bien y réfléchir, cela entraîne de nombreuses complications. Si l’on se contente d’emprunter la norme à un contexte individuel pour l’appliquer à un contexte où les acteurs pertinents sont des acteurs collectifs tels que des États, il est loin d’être évident que la norme conservera sa force normative. Le nombre de complications qui surgissent est considérable.

Luc Foisneau Pourriez-vous nous en dire plus sur ce que sont ces complications, et nous expliquer de quelle manière on pourrait envisager une réforme du système international existant en matière de gestion de la dette qui irait dans le sens de la justice et de préoccupations normatives ?

 

Gabriel Wollner – Je commencerai par donner plus d’éléments sur les complications qui découlent de la norme pacta sunt servanda, et parlerai ensuite, dans la deuxième partie de ma réponse, des perspectives de réforme.

Si vous vous rendez à la banque, contractez un prêt, et vous engagez à le rembourser sur une période de dix ans, c’est vous qui contractez le prêt, qui êtes obligé de le rembourser, et qui en bénéficiez entre-temps, par exemple en utilisant ce prêt pour acheter une maison. Mais dans le cas de l’État, les choses sont beaucoup plus compliquées. Qui est obligé, exactement, de rembourser l’obligation sur une période de dix ans ? Probablement les citoyens, par l’intermédiaire de la fiscalité. L’État taxe ses citoyens, et c’est l’imposition qui lui permet de rembourser le prêt.

Toutefois, la composition de la communauté des citoyens aura changé au cours de ces dix années. Les personnes qui seront obligées de rembourser l’emprunt ne sont pas celles qui existent aujourd’hui, et peut-être que, pour adopter une perspective à long terme, les personnes qui bénéficieront de l’emprunt entre-temps sont encore des personnes différentes. Ainsi, le modèle qui consiste à conclure un accord, à en bénéficier un temps, et à contracter l’obligation d’effectuer un remboursement, ne se transpose pas de manière évidente dans le contexte international.

Selon moi, c’est une erreur de penser que la norme pacta sunt servanda s’applique dans le contexte de la dette souveraine, quels que soient par ailleurs les mérites de cette norme dans le contexte interpersonnel, où des individus interagissent les uns avec les autres.

Luc FoisneauSi je vous comprends bien, cela signifie que les citoyens grecs peuvent adresser des réclamations à leur État, ou à l’Union européenne, ou au système international. Mais le fait que ces individus puissent adresser des réclamations est insuffisant. Serait-il possible de tenir compte de toutes ces réclamations, dans le cadre d’un modèle plus général, pour évaluer les politiques internationales ? Pour évaluer, par exemple, un accord entre les États européens, ou les banques, ou le FMI, et le gouvernement grec ?

 

Gabriel Wollner – C’est l’une des idées de mon article « Morally Bankrupt : International Finance Governance and the Ethics of Sovereign Default ». À bien des égards, le régime de la dette souveraine qui est en place n’est pas convaincant. Une question se pose donc : À quoi un régime de dette souveraine différent pourrait-il ressembler ? Quelles sont les bonnes politiques ? Quelles sont les bonnes institutions pour gérer les emprunts et les prêts souverains ? Et que convient-il de faire lorsque des pays sont au bord du défaut de paiement ? Par quoi pourrions-nous remplacer le statu quo ?

L’une des façons d’aborder ce problème est d’appliquer ce que l’on appelle le « modèle des objections » (complaint model)1. À l’origine, ce modèle a été proposé par des contractualistes tels que Tim Scanlon comme une théorie morale du juste (right) et de l’injuste (wrong)2, et je pense qu’il peut être appliqué à un contexte où ce qui importe est la conception pratique des institutions, comme par exemple le domaine de la gouvernance financière internationale. Dans cette perspective, la question n’est pas de savoir quelle configuration institutionnelle génèrerait les plus grands bénéfices d’ensemble, ou maximiserait les chances de faire des bénéfices. Il s’agit plutôt d’imaginer par quel autre régime le statu quo pourrait être remplacé, et la question que l’on se pose est de savoir quelles sont les objections que les individus pourraient avancer contre le fait d’adopter cet autre régime ou de préserver le statu quo.

Différents individus seraient affectés différemment par la préservation du statu quo ou par l’adoption d’un autre régime pour le remplacer. Cela pourrait avoir un impact sur leur bien-être, sur ce qu’ils peuvent faire en tant qu’individus qui investissent, épargnent ou empruntent de l’argent, ou en tant que citoyens d’un État qui souffre d’un problème d’endettement public élevé, etc. Ainsi, un citoyen argentin, d’un côté, pourrait avancer une objection contre le fait de nous en tenir au statu quo et de ne pas adopter un régime différent. D’un autre côté, une personne ayant investi dans un fonds spéculatif et détenant des obligations argentines pourrait soulever une objection contre un système qui faciliterait la restructuration de la dette et renforcerait le pouvoir de négociation du pays créditeur, à savoir, dans notre cas, l’Argentine.

Après avoir identifié les objections pertinentes, la question qu’il faut poser est la suivante : qui aurait l’objection la plus forte ? Et il faut choisir le régime contre lequel la plus forte objection pouvant être avancée est plus faible que la plus forte objection qui pourrait être soulevée contre tout autre régime. Autrement dit, vous choisissez l’option qui est la plus acceptable pour la personne pour qui elle est le moins acceptable3. C’est en minimisant la plus forte objection que n’importe qui pourrait avoir que l’on obtient la politique qu’il convient de privilégier.

Luc Foisneau – Nous vivons en ce moment une période de troubles sociaux, en France, avec le mouvement des Gilets jaunes, mais aussi dans bien d’autres pays. Comment pouvons-nous évaluer, ou mesurer, l’intensité, ou l’importance, j’ai envie de dire, d’une objection ? Vous parlez de « la plus forte objection ». Mais selon quelle dimension effectuez-vous cette mesure ?

 

Gabriel Wollner – Pour répondre à votre question, il faut distinguer différents aspects. Le premier est : quelle est exactement la dimension, ou l’unité de mesure, retenue pour évaluer la force d’une objection ? En général, l’idée que l’on pourrait suivre souligne l’importance de la manière dont une politique institutionnelle affecte des intérêts individuels. L’autre aspect est évident : quels sont les intérêts qu’il faut retenir comme pertinents ? Quels sont les intérêts qui comptent ? Je pense que les intérêts liés au bien-être sont importants, ainsi que d’autres intérêts, comme ceux qu’ont les personnes en tant qu’agents (agency interests).

Luc Foisneau – Ces intérêts des personnes en tant qu’agents (agency interests) sont-ils identiques à ce que vous appelez les « intérêts liés à l’autonomie » (autonomy interests) ?

 

Gabriel Wollner – Ces derniers concernent essentiellement ce que vous pouvez faire en tant qu’individu, ou en tant que groupe, en termes d’autodétermination individuelle ou collective. Une politique, on s’en rend compte facilement, peut avoir un impact positif ou négatif sur votre autonomie ou sur votre bien-être.

Luc Foisneau – Et cela est très important, car vous ajoutez à cela un troisième élément de comparaison, la justice, alors que les gens se concentrent généralement sur les seuls intérêts liés au bien-être. Seriez-vous d’accord pour dire que l’un des intérêts de la philosophie politique normative est qu’elle est à même de prendre en considération une diversité d’intérêts, et pas seulement les intérêts liés au bien-être ?

 

Gabriel Wollner – Oui, effectivement. Je pense que la justice importe aussi, en plus des seuls intérêts liés au bien-être. Si vous pensez à l’importance de la justice en matière de dette souveraine, par exemple, l’enjeu est que nous avons tous un intérêt à vivre dans une société juste.

Il y a des désaccords sur ce en quoi consiste exactement une société juste. Mais prenons une position qui fait consensus : la théorie rawlsienne de la justice, avec son principe de différence qui affirme que les inégalités ne sont justes que si elles améliorent la situation des moins bien lotis au sein d’une société4 – c’est un principe de justice plutôt ambitieux !

Les institutions étatiques peuvent appliquer ce principe de justice plus ou moins bien. Et je pense que les emprunts et les prêts souverains ont une grande influence sur la capacité de l’État à faire appliquer un principe de justice – pas seulement le principe de différence, mais n’importe quel principe de justice. En cas de ralentissement économique, par exemple, il semble important de maintenir les gens dans l’emploi et d’améliorer la situation des plus démunis, sans toutefois augmenter les impôts, parce que l’on se trouve déjà dans une situation économique difficile. Ce qu’il faut faire, en tant qu’État, c’est aller sur les marchés financiers, emprunter de l’argent, en faire bon usage et l’investir afin de mettre la justice en pratique dans le contexte national.

Luc Foisneau – Mais que faire alors, dans la situation actuelle ? Le président Macron a dit, le 10 décembre 2018, que l’une des solutions était de donner plus d’argents aux personnes dans le besoin. On pourrait dire que, lorsqu’il fait une telle annonce, il prend en considération la dimension du bien-être du problème. Mais prend-il vraiment les deux autres éléments en compte, à savoir, l’autonomie – donner plus de capacité d’action (agency) aux gens – et la justice, qui semblent être au cœur des revendications des Gilets jaunes ?

 

Gabriel Wollner – Je ne veux pas trop entrer dans le détail de la politique française car j’ignore ce que Macron a dit au juste dans son discours présidentiel.

Luc Foisneau – C’était juste un exemple pour vous aider à décrire plus précisément la différence qu’il y a entre les trois critères que vous avez mentionnés, et pour voir comment nous pourrions prendre en compte la dimension de l’autonomie, ou de l’agentivité. Si j’ai besoin d’utiliser ma voiture pour me rendre quelque part, est-ce aussi un problème d’agentivité, et dans quelle mesure ?

 

Gabriel Wollner – Oui, c’en est un, en effet. La mobilité est une composante importante de l’autonomie individuelle. Et cela peut contribuer à expliquer la colère dont est partie le mouvement français des Gilets jaunes. On pourrait se demander pourquoi une légère augmentation de la taxe sur l’essence ou sur le gaz constituerait un problème d’une telle importance. La réponse est peut-être que cette augmentation a une incidence sur les intérêts qui sont liés à notre autonomie (autonomy interests). Si vous vivez à la campagne et que vous devez utiliser votre voiture pour vous déplacer ou pour aller chez le médecin, il est important que vous ayez les moyens d’utiliser votre voiture.

Pour mieux distinguer les dimensions du bien-être et de la justice, nous pourrions prendre, comme simple indicateur de bien-être, le PIB, sa croissance, etc. Cela ne tient pas compte de la manière dont la croissance ou le PIB sont répartis au sein de la population. Or, la distribution soulève des questions de justice. Je veux dire que vous pouvez avoir des taux de croissance élevés, un PIB élevé, mais une répartition très inégale de ces derniers au sein de la population, suscitant ainsi des problèmes de justice distributive.

Quant au régime actuel de la dette souveraine, pour revenir à notre sujet initial, il a des implications importantes, non seulement en ce qui concerne la capacité de l’État à mettre en pratique une conception de la justice à travers la politique fiscale et l’imposition, mais aussi relativement à qui sera plus ou moins bien loti dans le contexte national. Et je pense que ces trois facteurs importent tous lorsqu’on en vient à évaluer un régime de dette souveraine d’un point de vue moral.

La critique des inégalités : Piketty et les philosophes

Luc Foisneau – Vous avez écrit une recension très intéressante du Capital au XXIe siècle de Thomas Piketty5. Pourriez-vous nous présenter votre analyse du livre, ainsi que les raisons pour lesquelles l’économie des inégalités est soudainement passée au premier plan ? Comme chacun le sait, ce n’est pas le premier livre de Piketty, le premier n’ayant pas reçu pareille attention. Que s’est-il passé entre-temps qui puisse expliquer l’importance que le thème des inégalités occupe dans le débat politique actuel ?

 

Gabriel Wollner – C’est peut-être l’une des occasions où les philosophes ont été en avance sur les économistes. Il y a en philosophie politique des débats très importants sur la valeur de l’égalité, ou le problème de l’inégalité6. En fait, cette discussion en philosophie politique s’était déjà calmée lorsque, soudainement, Piketty a sorti son livre, qui a fait beaucoup de bruit. Mais je pense que l’objet du livre explique aussi son succès : la hausse des inégalités, du moins à l’intérieur des pays de l’OCDE, que Piketty analyse. La hausse des inégalités est un problème important.

Mon point de vue sur le livre – encore une fois, je ne suis pas économiste, et fais confiance à l’auteur sur l’économétrie et l’histoire économique (l’utilisation de données fiscales historiques et de techniques d’économétrie avancées pour arriver aux idées et aux conclusions de Piketty donne des résultats extrêmement intéressants) – est qu’il soulève un certain nombre de questions normatives intéressantes. Pas seulement les questions normatives auxquelles donnent lieu les résultats de Piketty, mais aussi certaines questions normatives qu’il pourrait être utile de se poser avant d’examiner les données qu’il a recueillies.

Piketty n’est pas très explicite sur les raisons pour lesquelles les inégalités qu’il diagnostique sont problématiques d’un point de vue moral, ou du point de vue de la justice. Il dit des choses différentes à différents endroits. Les inégalités sapent l’idéal méritocratique qui sous-tend le capitalisme, dans la mesure où la richesse y est héritée – ce n’est pas comme si vous aviez réellement gagné cette fortune ou l’aviez méritée par votre travail. Les inégalités diagnostiquées par Piketty ne reflètent donc pas l’idéal méritocratique. Dans d’autres passages, il semble s’inquiéter de la stabilité de la société. Lorsque les inégalités sont trop importantes, les sociétés deviennent, par contrecoup, instables. Il s’inquiète également du fonctionnement des institutions démocratiques. S’il y a trop d’inégalités, pouvons-nous encore prétendre être politiquement égaux ?

Les inégalités sont préoccupantes pour d’autres raisons encore, que vous pouvez probablement ajouter à la liste7. Mais, selon la raison pour laquelle vous pensez que les inégalités sont problématiques, je ne suis pas sûr que vos conclusions rejoindraient toujours celles de Piketty. Prenez l’exemple des 1 % les plus riches. Cela peut vous sembler problématique si vous vous souciez des inégalités du point de vue de la méritocratie. Mais peut-être que d’autres inégalités retiendront davantage votre attention si vous vous souciez des inégalités pour des raisons différentes.

La disparition de la classe moyenne peut être un problème, mais il est difficile de savoir exactement pour quelles raisons. Une société dans laquelle vous avez des gens en bas de l’échelle et une classe moyenne est-elle meilleure, en termes d’égalité, qu’une société dans laquelle vous avez très peu de gens au sommet, pas de classe moyenne, puis des gens à un niveau inférieur. Piketty part bien sûr du principe qu’une société dans laquelle 1 % de la population détient la majorité des richesses et la classe moyenne est en voie de disparition est une société plus inégalitaire. Mais je pense qu’une fois que l’on commence à s’interroger sur les raisons pour lesquelles les inégalités sont problématiques, on est susceptible de voir les choses différemment.

Luc Foisneau – Votre position s’apparenterait donc davantage à celle de Harry Frankfurt8, pour qui les inégalités n’ont en fin de compte pas grande importance, ce qui compte étant que tout le monde ait suffisamment ?

 

Gabriel Wollner – Non, bien au contraire. Je pense que l’égalité est une valeur importante, et que de nombreuses inégalités sont problématiques précisément parce qu’elles sont inéquitables. Je souscrirais donc au principe plus ambitieux, que l’on dit parfois d’ « égalitarisme de la chance » (luck egalitarian), selon lequel personne ne devrait être mieux ou plus mal loti que quiconque sans que cela soit de sa faute ou dû à ses choix. Que chacun ait suffisamment n’est pas la seule chose qui importe. Les inégalités, même au-delà du seuil de suffisance, constituent un enjeu important, par exemple parce qu’elles sont inéquitables.

Marxisme analytique, anarchisme analytique : le problème de l’agentivité

Luc Foisneau – Cela m’amène à une autre question sur la direction actuelle de votre travail. L’une des directions que prend votre travail, si j’ai bien compris, concerne le marxisme analytique, et Gerald Cohen, qui était l’une des figures fondatrices de ce courant de pensée. Pourriez-vous détailler les raisons pour lesquelles ce marxisme, qui n’est pas un marxisme orthodoxe, a beaucoup de choses à nous dire aujourd’hui ?

 

Gabriel Wollner – Je pense qu’il y a une raison plutôt académique et une raison plutôt pratique. Pour ce qui est des intérêts académiques, je pense qu’il y a un volet important du marxisme qui est négligé par les marxistes analytiques. Ils ont travaillé sur la théorie de l’histoire de Marx, par exemple, et sur la notion d’exploitation. Ces travaux ont donné lieu au débat autour de l’égalitarisme de la chance (luck egalitarianism) que nous venons d’évoquer. De nombreux marxistes analytiques y ont pris part.

Mais je pense qu’il y a des éléments intéressants, par exemple, chez le jeune Marx et dans le marxisme occidental, que l’on associe le plus souvent à la tradition de la théorie critique, et qui valent la peine d’être réexaminés à la lumière des outils de la philosophie politique analytique. Je pense, notamment, aux notions d’aliénation et de réification. Ces thèmes étaient chers au jeune Marx, mais occupent aussi une place centrale dans une tradition qui n’est pas strictement marxiste, et que l’on associe à des figures anarchistes telles que celles de Bakounine, de Kropotkine, ou, en France, de Proudhon. Pour une raison ou pour une autre, le marxisme analytique n’a jamais vraiment emprunté cette orientation.

Le marxisme a été revisité du point de vue analytique dans les années 1970, 1980 et 1990. Mais il n’y a rien eu de comparable avec l’anarchisme. Par simple curiosité académique, il serait intéressant de lire les textes classiques de l’anarchisme et de voir s’ils contiennent des idées convaincantes qui pourraient être développées par la philosophie politique contemporaine de manière aussi systématique que d’autres l’ont été par le marxisme analytique.

Luc Foisneau – Nous arrivons à la fin de notre entretien. Si vous deviez choisir un seul concept parmi ceux développés par Proudhon, Kropotkine et d’autres penseurs anarchistes, quel serait-il ? Où commenceriez-vous ce programme ? Quel serait le premier concept central que vous souhaiteriez aborder d’une manière analytique ?

 

Gabriel Wollner – Je pense qu’un concept à la fois important et susceptible de nourrir une conception politiquement intéressante du socialisme est le concept d’agentivité, ou d’agentivité politique, d’agentivité libre et rationnelle9. Qu’est-ce que cela signifie, pour les individus, d’agir pour les raisons qu’ils ont ? D’agir de manière rationnelle et autonome ? Et quelles sont les institutions sociales qui permettent aux individus d’agir comme des agents libres et rationnels ?

De ce point de vue, vous pouvez développer, je pense, une critique intéressante et prometteuse du capitalisme. Les institutions du capitalisme rendent impossible une action collective libre et rationnelle. Le concept d’agentivité peut aussi guider votre réflexion sur ce par quoi les institutions du capitalisme pourraient être remplacées. Comment devrions-nous organiser notre économie, et notre vie politique, pour permettre aux individus d’agir de manière libre et rationnelle ?

Je pense qu’il est important que nous agissions collectivement d’une manière qui garantisse les conditions d’une agentivité individuelle libre et rationnelle. À quoi ces institutions ressembleraient-elles ? Seraient-elles compatibles avec les marchés ? Avec la propriété privée des moyens de production ? Avec les institutions étatiques telles que nous les connaissons aujourd’hui ? L’anarchisme entre de nouveau en scène. Je pense que le fait de se pencher sur l’agentivité ouvre une perspective intéressante.

John Roemer a publié un article dans Philosophy & Public Affairs dans lequel il soutient que l’idée du socialisme doit être révisée10. Historiquement, les marxistes ou les socialistes étaient préoccupés par l’exploitation et son élimination. Roemer pense que c’est une erreur, et qu’il faut plutôt se pencher sur l’égalité radicale des chances. C’est la raison pour laquelle il dit que le programme du socialisme devrait être celui de l’égalité des chances radicale et socialiste.

Je pense qu’une troisième conception du socialisme est intéressante : le socialisme de l’agentivité libre et rationnelle.

Luc Foisneau Ma dernière question porte sur votre enseignement. Vous avez enseigné à Berlin. Vous êtes maintenant à Bayreuth. Pourriez-vous nous dire comment vous pensez que l’enseignement supérieur – par exemple dans votre nouvelle université ou à l’Université Humboldt – pourrait favoriser la capacité d’action des étudiants ? Que pourrions-nous faire, en tant que professeurs de philosophie, pour cultiver l’agentivité libre et rationnelle de nos étudiants ?

 

Gabriel Wollner – Je pense qu’il faut distinguer différents niveaux. Il y a d’abord ce qui se passe dans la salle de classe. Comment interagissez-vous avec vos étudiants ? Quels outils utilisez-vous lorsque vous enseignez ? Parvenez-vous à capter le regard de vos étudiants ?

La philosophie est une discipline très curieuse, car il arrive que des étudiants qui sont seulement en première année formulent de très bons arguments qui contredisent vos positions, vous forçant à admettre que les choses ne sont pas telles que vous les imaginiez. À cet égard, étudier ou enseigner la philosophie est une expérience riche en promesses quant à l’avenir de la profession.

Une autre question est : qu’enseignez-vous exactement ? Quels sujets ont-ils leur place dans un cursus de philosophie politique ? Nous devons prêter attention aux préoccupations des étudiants et ne pas nous contenter d’enseigner les classiques. Les classiques doivent bien sûr être enseignés, mais peut-être y a-t-il aussi d’autres approches ou d’autres questions qui répondent davantage aux préoccupations des étudiants.

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    Complaint model est, à l’origine, une expression de Parfit. Voir Derek Parfit, Equality or Priority ? The Lindley Lecture, Lawrence, University of Kansas, 1991. Scanlon clarifie l’écart qu’il y a entre ce modèle et sa propre théorie contractualiste dans T. M. Scanlon, What We Owe to Each Other, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1998, p. 229-231. (NdT)

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    2

    T. M. Scanlon, What We Owe to Each Other, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1998.

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    3

    Rahul Kumar, « Risking and Wronging », Philosophy and Public Affairs, vol. 43, n° 1, 2015, p. 27-51, p. 31.

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    4

    John Rawls, Théorie de la justice, trad. fr. Catherine Audard, Paris, Seuil, 1987, p. 106-112.

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    5

    Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, Paris, Seuil, 2013. Voir Gabriel Wollner, « Review of Thomas Piketty, Capital in the Twenty-First Century », Economics and Philosophy, vol. 31, n° 2, 2015, p. 327-334.

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    6

    Voir Ronald Dworkin, « What is Equality ? Part I : Equality of Welfare », Philosophy & Public Affairs, vol. 10, n° 3, 1981, p. 185-246, et « What is Equality ? Part II : Equality of Resources », Philosophy & Public Affairs, vol. 10, n° 4, 1981, p. 283-345. Ces deux articles sont repris dans Sovereign Virtue (Cambridge, MA: Harvard University Press, 2000), p. 11-64 et 65-119, respectivement. Voir également G. A. Cohen, « On the Currency of Egalitarian Justice », Ethics, vol. 99, n° 4, 1989, p. 906-944 ; Elizabeth Anderson, « What is the Point of Equality? », Ethics, vol. 109, n° 2, 1999, p. 287-337 ; et Larry S. Temkin, Inequality, New York, Oxford University Press, 1993.

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    7

    Certaines de ces raisons sont examinées dans T. M. Scanlon, Why Does Inequality Matter ? Oxford, Oxford University Press, 2018. (NdT : cet ouvrage paraîtra en français aux éditions Agone, dans la collection « Banc d’essais », début 2022).

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    8

    Voir, par exemple, Harry Frankfurt, « Equality as a Moral Ideal », Ethics, vol. 98, n° 1, 1987, p. 21-43. Cet article est repris, dans une version légèrement modifiée, dans Harry Frankfurt, De l’inégalité, trad. fr. Patrick Hersant, Genève, Éditions Markus Miller, coll. « Inférences », 2017, p. 15-66.

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    9

    Voir Gabriel Wollner, « Socialist Action », Philosophical Topics, vol. 49, n° 1, 2021.

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    10

    John E. Roemer, « Socialism Revised », Philosophy & Public Affairs, vol. 45, n° 3, 2017, p. 261-315.

    Pour citer cette publication

    Gabriel Wollner et Luc Foisneau, « Dettes et défauts souverains du point de vue de la philosophie politique » Dans Luc, Foisneau (dir.), « Actualité de la philosophie politique normative », Politika, mis en ligne le 16/02/2022, consulté le 23/08/2023 ;

    URL : https://politika.io/fr/article/dettes-defauts-souverains-du-point-vue-philosophie-politique