Photogramme extrait du premier épisode de Décolonisations.
Cet article a été suscité par la diffusion sur Arte, le 7 janvier 2020, d’une série documentaire intitulée Décolonisations. Le principal objectif de cette série en trois épisodes est de « raconter du point de vue des colonisés cent cinquante ans de combat contre la domination1 ». Dans le premier épisode, quelques extraits d’un long métrage de fiction que je connais bien, Brazza ou l’épopée du Congo, sont mobilisés afin d’évoquer la rencontre entre l’explorateur Pierre Savorgnan de Brazza et un souverain congolais, le Makoko Ilo 1er2. Cette rencontre, au cours de laquelle a été placée sous protectorat français la rive droite du fleuve Congo, est un événement fondateur de l’histoire coloniale française. Elle s’est déroulée dans le village de Mbé le 10 septembre 1880, quinze ans avant l’invention du cinématographe et n’a donc pas pu être filmée, pas plus d’ailleurs qu’elle n’a été photographiée. Elle a été représentée sous forme de gravures dans la presse de l’époque, avant d’être rejouée, en 1939, pour les besoins d’un long métrage de fiction, Brazza ou l’épopée du Congo, réalisé par un cinéaste, Léon Poirier, qui s’est attaché à donner forme cinématographique à la mémoire de l’exploration coloniale de la France en Afrique. Cette fiction constitue, dans Décolonisations, la principale matière filmique évoquant la rencontre entre Savorgnan de Brazza et le Makoko Ilo 1er. Elle lui donne consistance, inscrit le passé dans le présent, mais elle n’est jamais citée en tant qu’œuvre fictionnelle. Dans le générique de fin de Décolonisations, Brazza ou l’épopée du Congo est crédité comme « archive filmée », alors que d’autres films le sont en tant que « fictions ».
Par quel type d’opérations cette fiction coloniale peut-elle être mobilisée comme « archive filmée », sans perspective critique, sans même être citée, dans un programme documentaire qui se propose de réécrire l’histoire du point de vue des colonisés ? Partant de ce cas d’étude concret, cet article revient sur les différentes vies de ce long métrage de fiction, Brazza ou l’épopée du Congo, depuis sa réalisation en 1939 par Léon Poirier jusqu’à son réemploi dans le documentaire Décolonisations. À la suite de plusieurs autres chercheurs, il s’agit d’interroger « le singulier destin des images d’archives » et le « devenir archive » des films de fiction3.
Après avoir présenté le réalisateur de Brazza ou l’épopée du Congo, Léon Poirier (1884-1968), je reviendrai dans un premier temps, à l’appui de son livre de bord et de documents de travail retrouvés dans ses archives familiales4, sur l’hybridité générique de son film, tourné pour une large part hors studio, au Gabon, et sur la manière dont il a été pensé et réalisé pour faire œuvre de mémoire. J’aborderai ensuite les différentes vies de cette fiction, en m’arrêtant particulièrement sur trois cycles de commémoration qui ont marqué son histoire et sa relation aux publics : au moment de sa réalisation en 1939, sur fond de ce qui a été présenté comme le « centenaire du Gabon » en référence au premier traité franco-gabonais signé le 9 février 1839, lors de son édition officielle en DVD en 2006, avec en arrière-plan l’inauguration du mausolée érigé à Brazzaville à la mémoire de Savorgnan de Brazza, puis à l’occasion de sa réédition en 2010, dans le cadre du cinquantenaire de l’indépendance de la République du Congo. Enfin, je m’intéresserai au réemploi dont certains extraits ont fait l’objet dans la série Décolonisations.
Première page du journal de bord de Léon Poirier.
Poirier, un cinéaste colonial
Tourné dans les studios Éclair d’Épinay-sur-Seine du 15 au 28 février 1939, puis au Gabon du 17 avril au 29 mai, Brazza ou l’épopée du Congo rejoue et met en scène les conditions dans lesquelles Savorgnan de Brazza a « pris possession du Congo5 », autrement dit des territoires du Gabon et de l’actuelle République du Congo, au nom de la France et de la Troisième République. La structure narrative de cette fiction repose sur l’alternance entre les deux premières missions d’exploration qu’il a menées de 1875 à 1978 puis de 1880 à 1882, et les débats qu’elles ont suscités en France au sein du gouvernement et de la Chambre des députés.
Son auteur, Léon Poirier, est un cinéaste important de la période du muet. Ancien homme de théâtre où il a débuté sa carrière, cheville ouvrière puis directeur artistique des établissements Gaumont, il a réalisé au cours des années 1920 plusieurs films orientalistes – Âmes d’Orient (1919), Le Coffret de Jade (1921), Narayana (1922) –, des adaptations cinématographiques d’œuvres littéraires – Jocelyn (1922) et Geneviève (1923) d’Alphonse de Lamartine et La Brière d’Alphonse Chateaubriand (1924) – et quelques films historiques – L’Affaire du courrier de Lyon (1923) –, dont une célèbre reconstitution de la bataille de Verdun, Verdun visions d’histoire, tournée en muet (1927) puis sonorisée (1931). N’hésitant pas à tourner certaines de ses fictions hors studio, sa réputation de réalisateur d’extérieurs l’a conduit à être sollicité pour devenir le cinéaste de l’expédition transafricaine Citroën de 1924-1925, au cours de laquelle il a réalisé La Croisière noire (1926), « premier film [français] exemplaire sur l’Afrique noire6 ».
Léon Poirier lors du tournage de La Croisière noire en 1925.
La « vocation coloniale » de Poirier « remonte » à la réalisation de ce documentaire : « j’eus alors comme une révélation d’ensemble, comme une synthèse visuelle de ce que tout le monde n’appelait pas encore notre Empire, mais qui était déjà une immense réussite de nos pionniers7 ». La Croisière noire a connu un important succès à l’époque. Ce film a contribué à donner une consistance cinématographique à la vision conquérante et impérialiste de la France en Afrique, en incorporant de manière spectaculaire à sa trame narrative les différents territoires parcourus par les membres de l’expédition Citroën et les populations que la France a placées sous son autorité, au nom de la mission civilisatrice. Honorant, à chaque étape du parcours qui les a menés de l’Algérie à Madagascar, en passant par le Niger, le Tchad et la Centrafrique, la mémoire des pionniers de l’exploration française en Afrique (Flatters, de Foucauld, Gallieni, Lamy, Laperrine, etc.) dans les pas desquels s’inscrivent les membres de l’expédition Citroën dirigée par Georges-Marie Haardt, ce film a changé le cours de la carrière de Poirier, devenu entre les deux guerres l’un des cinéastes français réalisant le plus de films en Afrique.
De 1924 à 1939, Poirier a séjourné près de trois ans sur le continent africain, y tournant des fictions et des documentaires, des courts, des moyens et des longs métrages. Outre La Croisière noire, son long métrage documentaire le plus célèbre, il a réalisé une fiction à Madagascar en 1930 puis une autre en Éthiopie en 1932, tout en étant chargé par Marcel Olivier et Hubert Lyautey de la section cinématographique lors de l’exposition coloniale de Vincennes en 19318. Il a par ailleurs consacré à l’ermite Charles de Foucauld un long métrage de fiction financé par souscription nationale en 1936, L’Appel du silence. Enfin, il s’est rendu au Gabon avec une petite équipe pour tourner Brazza ou l’épopée du Congo9.
Affiche de Brazza ou l’épopée du Congo, 1939.
Rejouer l’exploration
Produit par Poirier, au sein de la société du film Brazza qu’il a créée pour l’occasion, Brazza ou l’épopée du Congo a été financé à hauteur de 118 000 francs par le ministère des Colonies. Il a bénéficié du patronage du ministre Georges Mandel, qui a assuré la « gratuité des transports ferroviaires, maritimes et aériens entre la métropole et la colonie, [du] logement et [des] transports automobiles ou en “safari” à travers la colonie, [de la] documentation et [de la] figuration indigène10 ». Il s’est appuyé sur le soutien effectif de Léon Solomiac, gouverneur général par intérim de l’Afrique équatoriale française, qui a transmis les « instructions nécessaires pour que les Administrateurs locaux veuillent bien [faciliter] les rapports avec les indigènes » et l’enrôlement de la figuration. Un accord a également été passé avec une entreprise coloniale, la Société commerciale, industrielle et agricole du Haut-Ogooué, « fournisseur exclusif11 » de fusils et de chalands, qui a mis à disposition de Poirier son directeur forestier afin d’identifier les lieux de tournage contre mention au générique du film.
Je ne pourrai arriver à aucun résultat sans l’aide de l’administration locale et j’espère que vous voudrez bien donner des instructions pour que les recherches utiles, les rassemblements d’indigènes, l’organisation des danses et cérémonies puissent être faits en temps utile.12
Notre but est de trouver les éléments nécessaires à l’évocation de l’époque où Brazza faisait ses premières explorations. Il n’est pas nécessaire pour cela de suivre exactement son itinéraire. Il suffit à l’écran de donner l’impression de la vie primitive. Comme, d’autre part, nous sommes limités par le temps, il nous faudrait trouver en arrivant un terrain déjà préparé. Monsieur Barthelemy nous a dit que votre connaissance exceptionnelle des lieux et des indigènes vous mettait à même de nous rendre les plus grands services.13
À Paris, Poirier a étroitement préparé son film en dialogue avec deux proches de Savorgnan de Brazza : sa fille Marthe Savorgnan de Brazza (1903-1949), dont le départ pour une « mission ethnographique » articulée au tournage a un temps été imaginé14, et Charles de Chavannes (1853-1940), son secrétaire particulier qui l’a accompagné en Afrique à partir de 1883.
Après avoir tourné les scènes françaises en studio, Poirier a embarqué à Bordeaux le 14 mars 1939 avec sa femme, trois acteurs, sept techniciens et près de 3,5 tonnes de matériel. Arrivé à Port-Gentil le 1er avril, il s’est établi le 3 avril à Lambaréné, sur les rives du fleuve Ogooué que Savorgnan de Brazza a parcouru. Il a organisé des repérages, recruté un interprète et est parti pour une mission de reconnaissance vers l’Est, jusqu’à N’Djolé. De retour à Lambaréné, il a tourné du 7 au 21 avril. Puis, du 23 avril au 17 mai, il s’est installé aux alentours de N’Djolé, dans le village de Mayémé, et a fait une incursion jusqu’au village de Boléko, à l’entrée de l’actuel parc national de la Lopé. Enfin, il a fait route vers le Sud pour tourner les 28 et 29 mai, avec une figuration africaine recrutée par l’administration coloniale, la scène de la rencontre entre Savorgnan de Brazza et le Makoko – non sur le site historique de cette rencontre, Mbé, en République du Congo, mais dans un village proche de Mouila, au Gabon. Arrivé à Brazzaville le 3 juin, il est parti de Pointe noire le 6 juin pour rallier la France par l’Atlantique.
Fidèle à son époque, le film de Poirier dépeint Savorgnan de Brazza en conquérant pacifiste et humaniste, en « va-nu-pieds » apôtre de la civilisation, libérateur d’esclaves, saint laïc et héros de la Troisième République – une image formée depuis la fin du XIXe siècle. La ressemblance de l’acteur principal, Robert Darène15, avec l’explorateur, dont il existe plusieurs photographies iconiques, a été de nature à « ressusciter » cette figure historique. Poirier a su faire de cette ressemblance un ressort de son travail de reconstitution, Darène n’hésitant pas à se faire passer pour le fils de l’explorateur sur les lieux de tournage.
Je passais pour le fils de Brazza. Les noirs ne comprenant pas le cinéma, on leur avait expliqué que le fils de Brazza venait voir ce que son père avait fait et on leur demandait de reconstruire les scènes que le « premier blanc » avait vues de son temps.16
Deux autres acteurs français, Jean Daurand et Pierre Vernet, interprétèrent les rôles des compagnons de Savorgnan de Brazza, le quartier-maître Victor Hamon et le docteur Noël Ballay, sans souci de ressemblance. Parmi les seconds rôles africains, Poirier a demandé au gouverneur général, avant son départ, de mettre à sa disposition un homme susceptible de jouer le personnage historique du sergent Malamine, ce tirailleur sénégalais qui a accompagné Savorgnan de Brazza et s’est rendu célèbre, en 1880, pour avoir gardé le poste créé au niveau de l’actuelle Brazzaville, en tenant tête à l’explorateur britannique Henri Morton Stanley. Le caporal Wansété, un sous-officier d’origine sara17, fut enrôlé pour incarner Malamine, de même que les soldats Deïra, Mayomo et Koulo pour jouer le rôle de trois laptots et que Sossa Simanongo, employé à l’hôpital du docteur Schweitzer à Lambaréné, pour jouer le traducteur de Savorgnan de Brazza18. Enfin, soixante-quinze piroguiers furent envoyés à Lambaréné par les administrateurs de Booué et Lastoursville et mis à la disposition de Poirier pour le tournage.
Photographie du tournage.
Si le découpage technique et les dialogues ont été écrits de manière précise pour la partie française, les séquences africaines ont été tournées selon un « canevas directeur précisant les événements et la conduite de l’action, ainsi que l’atmosphère et le rythme19 ». Il « serait vain » écrit Poirier, « de vouloir établir un détail rigoureux de scènes comme pour les séquences européennes où toutes les inconnues sont éliminées20 ». Mettant à profit son expérience de l’Afrique, il a appliqué pendant ces six semaines de tournage des méthodes qu’il avait déjà expérimentées ailleurs, lors de ses fictions réalisées à Madagascar, en Éthiopie ou en Algérie.
Cette méthode consiste, comme il l’écrit, à « fabriquer du naturel21 » et à « filmer à même la vie22 ». Il s’agit d’inscrire la trame fictionnelle, portée par trois acteurs français et plusieurs seconds rôles africains, dans un environnement naturel (fleuve et forêt), social et culturel (pirogues, architectures, tenues vestimentaires, interactions, sons) susceptible de donner une vraisemblance documentaire à la fiction. Renforcée par la ressemblance de Darène avec Savorgnan de Brazza, cette hybridité générique entre fiction et documentaire est fondée sur l’enchâssement de deux temporalités : l’histoire rejouée par Poirier sous forme de fiction n’est pas contemporaine de l’espace social dans lequel elle s’incurve, soixante ans plus tard.
Ce mode de fabrication conduit à la formation d’une dystopie qui rejoue, par et pour le film, un épisode de l’exploration française en Afrique tout en actualisant, pratiquement et symboliquement, la relation de domination coloniale : les figurants interprètent, sous la contrainte de l’administration coloniale qui les recrute et se porte garant de la bonne marche du travail de Poirier, une histoire qui les a dépossédés de leur souveraineté. Cette actualisation du passé dans le présent se fait au prix de nombreuses approximations – Poirier n’ayant jamais eu pour ambition, pendant le tournage, d’être fidèle aux faits. Il ne vise pas à atteindre la vérité historique mais à rendre sa fiction crédible en œuvrant, soixante ans après les événements dont il fait le récit, à la constitution d’une mémoire coloniale qu’il souhaite transmettre par le film.
À sa sortie, dans certains articles de presse, le travail de la fiction et l’écart entre la reconstitution et les événements historiques ont pourtant été négligés, au point que l’on peut lire que le film a été tourné « aux mêmes endroits où les faits se sont produits23 ». Rien n’est plus faux, puisque que les rencontres de Savorgnan de Brazza puis Malamine avec Henri Morton Stanley ont été tournées aux alentours de Lambaréné (au Gabon) et non de Brazzaville (en République du Congo), tandis que la signature du traité entre Savorgnan de Brazza et le Makoko Ilo 1er a été rejouée dans un village punu24, près de Mouila (au Gabon), et non à Mbé, lieu emblématique du royaume téké (en République du Congo, au nord-est de Brazzaville).
Carte des lieux de tournage (en bleu) avec indication (en rouge) du site historique de la rencontre entre Savorgnan de Brazza et le Makoko.
Poirier n’a rien fait pour dissiper cette confusion entre fiction et histoire qui, d’une certaine manière, sert ses intentions25. Il a pris soin de mettre en scène cette confusion de plusieurs manières : en tournant une partie de son film au Gabon et en s’appuyant sur la ressemblance entre son acteur principal et la figure historique que ce dernier interprète, mais aussi en convoquant comme témoins deux personnes qui évoquent directement, dans sa fiction, la mémoire de l’explorateur. Ainsi, la psalmodie d’une veille femme africaine scande le film et relate, sous la forme d’une épopée, les différents épisodes de l’exploration de Savorgnan de Brazza, tandis que le film débute et est conclu par des plans du secrétaire particulier de Savorgnan de Brazza à partir de 1883, Charles de Chavannes. Dans le grand âge de sa vie, ce dernier se remémore, aux côtés de Poirier, cette histoire des missions de 1875-1978 et 1880-1882 auxquelles il n’a pas participé. La simple présence de ce vieil homme, qui est l’auteur de l’épitaphe inscrite sur la tombe de Savorgnan de Brazza – « Sa mémoire est pure de sang humain » –, consacre le travail d’imagination de Poirier et lui confère une aura testimoniale.
Commémorations
Les principales vies publiques que ce film a connues lors de sa sortie en salles (1940) puis à l’occasion de ses éditions en DVD (2006 et 2010) mettent en exergue une étrange « histoire de la mémoire26 », d’autant plus intéressante à analyser qu’elle est investie par des intentions contradictoires. L’actualité que ce film a connue est principalement liée à des moments de commémorations du passé, qui vont de la célébration du centenaire de la colonisation du Gabon (1839-1939) à celle du cinquantenaire des indépendances politiques (1960-2010) en passant par l’inauguration, à Brazzaville, du mémorial Savorgnan de Brazza (2006). La figure de Savorgnan de Brazza, dont l’œuvre de Poirier relate de manière hagiographique l’épisode le plus célèbre de sa vie, est bien sûr au centre de ces appropriations mémorielles contradictoires.
« Je pensais que l’écran devait servir de mémoire à ceux qui n’en ont pas27 » : ces propos de Poirier, quelques mois avant le tournage de son film, attestent que le travail de mémoire qu’il entend consacrer par les moyens du cinéma à « l’histoire d’un homme qui se confond avec la France28 » est au cœur de son projet. Décédé le 14 décembre 1905 à Dakar, au terme d’une mission qui lui avait été confiée pour enquêter sur les exactions commises au Congo par l’administration française29, Savorgnan de Brazza est une figure héroïque de la Troisième République. En 1939, le souvenir de celui dont on dit qu’il a conquis « pacifiquement » le Congo français, par contraste avec les méthodes brutales de l’explorateur britannique Stanley, qui agissait au nom du roi des Belges et dont la rencontre légendaire avec le docteur David Livingston a fait l’objet, la même année que le film de Poirier, d’une fiction produite par la Twentieth Century Fox30, est ravivée par les commémorations du « centenaire du Gabon ».
Ces commémorations s’organisent en référence au premier traité d’alliance signé le 9 février 1839 par le lieutenant de vaisseau Édouard Bouët-Willaumez (1808-1871) avec un souverain mpongwe31, Antchuwé Kowè Rapontchombo, dit roi Denis (1780-1876), qui a cédé à la France deux terrains dans l’estuaire du Gabon, en échange de marchandises et d’une alliance offensive et défensive32. Considéré par certains comme « l’acte de naissance de l’Afrique Équatoriale Française33 », par d’autres comme le « mythe fondateur34 » d’une alliance franco-gabonaise, ce traité est le premier d’une longue série qui étend l’influence de la France dans l’estuaire du Gabon et sur les rives de l’Ogooué puis du Congo. Celui signé le 10 septembre 1880 par Savorgnan de Brazza avec le Makoko Ilo 1er, souverain des Batéké, s’inscrit dans la continuité de ce régime d’historicité colonial, qui soumet les populations africaines à l’impérialisme des nations européennes. Il a été ratifié le 18 septembre 1882 par la Chambre des députés et aboutit, quelques semaines plus tard, à la création du protectorat français au Congo.
Photogramme du film Brazza ou l’épopée du Congo.
Poirier a préparé son film dans ce contexte particulier. Il a engagé, par la fiction, un travail de mémoire qui s’adresse à ses compatriotes à un moment, selon lui, « où la notion d’empire apparaît comme la dernière chance de sauvegarde dans le naufrage moral, et par suite national, dont nous sommes menacés35 ». Réalisé pour être présenté au Palais de la France d’Outre-mer lors de l’exposition universelle de New-York, dont le thème était « le monde de demain », Brazza ou l’épopée du Congo a cependant raté, en 1939, son rendez-vous avec ses contemporains. Le tournage retardé n’a pas permis à Poirier de le terminer à temps pour l’exposition universelle36. Quant au « centenaire du Gabon », ses commémorations furent annulées en raison du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale et célébrées après-guerre, à Libreville, du 31 juillet au 2 août 195037. De même, la sortie du film, « dédié à la France et à ceux qui l’aiment38 », fut retardée de quelques mois. Le film fut finalement projeté en salles en février 1940, après une première au cinéma le Marignan organisée le 30 janvier 1940 sous le haut patronage du président de la République et du ministre des Colonies, Georges Mandel. Il a également été projeté le 18 mars 1940 au Majestic, à Alger, où résidait la veuve de Savorgnan de Brazza, et programmé le 16 juillet 1941 à Vichy, en présence du maréchal Pétain, dans le cadre de la « Semaine de la France d’Outre-Mer », avant d’être présenté le 1er juillet 1944 au palais de Chaillot, lors d’une séance du cycle de films-conférences « Arts, Sciences, Voyages ».
Après-guerre, alors que le discours anticolonialiste commence à s’imposer, que les pays africains accèdent peu à peu aux indépendances politiques et que les représentations cinématographiques de l’Afrique se renouvellent enfin, Brazza ou l’épopée du Congo est rapidement tombé dans l’oubli. L’œuvre de Poirier a été condamnée moralement et politiquement par les historiens du cinéma comme par les nouvelles générations de cinéastes, reléguée au purgatoire de l’histoire du cinéma français, de même que l’ensemble du cinéma colonial dont il a été l’un des principaux auteurs. Il fallut attendre soixante ans, en 1999, pour que cette fiction coloniale trouve une seconde vie. Restauré par le Service des archives du CNC dans le cadre du « plan nitrate39 », Brazza ou l’épopée du Congo a été édité une première fois en VHS en 2000, avec l’accord des ayants-droit40, par une société de distribution spécialisée dans les « films de patrimoines », Les Documents cinématographiques, puis en DVD en 2006.
Le contexte politique lui confère dès lors une nouvelle actualité : le 3 octobre 2006, un mémorial dédié à la mémoire de Savorgnan de Brazza est en effet inauguré à Brazzaville par le président de la République du Congo, Denis Sassou-Nguesso, en présence des descendants de l’explorateur et du Makoko. Ce mémorial, qui accueille les cendres de Savorgnan de Brazza, transférées pour l’occasion d’Alger à Brazzaville, a soulevé de vives controverses en France comme en République du Congo : « quand le colonisé célèbre la mémoire de son colonisateur » ironise par exemple le quotidien Libération. Reconfigurant le « complexe franco-congolais41 », la célébration et la patrimonialisation de la rencontre coloniale a fait de la relation à la France, ancien pays colonisateur, un marqueur politique important des dynamiques (néo)postcoloniales.
Des extraits de Brazza ou l’épopée du Congo ont été projetés sur des écrans plats dans l’enceinte du mémorial, selon Nora Greani42, faisant corps avec le monument. Accompagné de compléments de programme qui mettaient à distance le travail de fiction de Poirier43, cette édition en DVD est devenue, dans ce contexte, un ouvroir de mémoire potentielle. Initialement destinée à un public spécialisé dans les « films de patrimoines » et « le domaine de la vente de droits TV et de la vente d’extraits », cette édition a par la suite été braconnée et dupliquée, en 2010, distribuée et vendue dans une économie parallèle du « small media » qui s’est considérablement développée dans les mondes africains durant cette période.
Présentée comme l’« histoire d’un peuple » sous le label « CONGO 50 », cette édition piratée a fait de Brazza ou l’épopée du Congo un film-monument, célébrant de manière contre-intuitive le cinquantenaire de l’indépendance de la République du Congo. C’est à la faveur de cette édition que j’ai découvert ce film. Dans un commerce du quartier Château rouge, à Paris, où je l’ai achetée en 2012, le film m’a été vendu comme l’histoire « vraie » du Congo. La dimension documentaire de cette fiction s’imposait à mes interlocuteurs en raison du noir et blanc, du tournage en décors naturels et de la ressemblance entre la figure historique de Savorgnan de Brazza et l’acteur Darène. Cette troublante confusion entre fiction et documentaire était assurément un argument de vente. Elle traduit les intentions éditoriales et politiques de ceux qui l’ont réédité, mais suppose également une forme d’ignorance des pratiques filmiques de la part du public auquel elle est adressée, qui ne saurait pas distinguer le vrai du faux, le documentaire de la fiction. Aussi, le long générique de début du film (deux à trois minutes) a été sciemment coupé, pour laisser place aux logos du cinquantenaire de l’indépendance. Évinçant de fait des informations essentielles à la contextualisation du film – noms des acteurs et des techniciens par exemple – cette amputation altère la réception qui en est faite et modifie le pacte de lecture engagé avec les spectateurs. La jaquette du DVD est, de plus, très différente de l’édition 2006 : elle substitue à un photogramme du film lui-même, qui met en scène la poignée de main entre les acteurs interprétant Savorgnan de Brazza et le Makoko Ilo Ier, deux photographies des figures historiques de l’explorateur et d’un souverain téké44, accompagnées de cette mention : « avec le souverain téké le roi Makoko ». Tout a donc été fait, sur le plan éditorial, pour que la fiction coloniale de Poirier soit présentée comme un document historique, dans le contexte des célébrations du cinquantenaire de l’indépendance.
Jaquettes des deux éditions en DVD.
Initialement réalisé pour commémorer, à destination d’un public français, l’imaginaire passé de l’exploration coloniale et célébrer la politique impérialiste de la Troisième République, Brazza ou l’épopée du Congo, soixante-dix ans après sa sortie en salle, est donc devenu, dans certains circuits qui lui ont prêté une nouvelle vie, un film honorant l’indépendance de la République du Congo, en faisant de la rencontre coloniale le fondement de la souveraineté postcoloniale d’un État africain. Une telle remédiation de cette fiction coloniale, dont les intentions sont clairement impérialistes, un tel mésusage de la mémoire cinématographique de l’histoire coloniale, une telle confusion des régimes d’historicité posent toute une série de questions. Je ne suis malheureusement pas parvenu à entrer durablement en relation avec celles et ceux qui ont été à l’origine de cette édition DVD piratée, pour mieux comprendre leurs intentions et les réseaux politiques et mémoriels dans lesquels ils se sont inscrits. Une chose est toutefois certaine : la requalification de cette fiction coloniale, produit de son époque, qui met en scène et rejoue un moment important de l’exploration coloniale en Afrique équatoriale, en document historique au service d’une certaine conception de l’indépendance de la République du Congo, a atteint un nouveau point critique, en 2020, lorsqu’elle a été réemployée au sein d’une série documentaire décoloniale et créditée, au générique, comme archive filmée.
Mésusage et réemploi
Décolonisations est une série documentaire réalisée par Marc Ball et Karim Miské avec la complicité de l’historien Pierre Singaravélou et le soutien d’un comité scientifique constitué d’éminents chercheurs et universitaires spécialistes de l’histoire coloniale45. La principale difficulté que les réalisateurs ont dû affronter est le manque d’images susceptibles d’accompagner l’histoire de la colonisation qu’ils veulent raconter « du point de vue des colonisés ».
Faisant suite à la conférence de Berlin de 1884-1885, l’exploration coloniale de l’Afrique devance de quelques années l’invention du cinématographe. Il fallut attendre plusieurs décennies pour qu’émergent des œuvres anticoloniales puis une cinématographie africaine : réalisé en 1950 par René Vautier, Afrique 50, le premier film anticolonialiste français valut à son auteur plusieurs mois de prison ; tandis que le premier long métrage signé par un réalisateur africain, tourné entre Dakar et Antibes, est l’œuvre en 1966 de l’écrivain et cinéaste Ousmane Sembene, La Noire de… Comment, dans ces conditions, raconter en images et en sons une histoire des luttes décoloniales ? Quel type de sources visuelles peut venir en soutien d’une telle proposition, sinon celles, occidentalo-centrées, appartenant à la « cinémathèque coloniale46 » ?
Photogramme extrait du premier épisode de Décolonisations.
N’ignorant pas cette difficulté, les réalisateurs de Décolonisations ont tenté de relever ce défi en s’affranchissant des sources visuelles de l’histoire, mobilisant pêle-mêle tous types de représentations du passé colonial pour illustrer leur propos en l’agrémentant d’animations et d’illustrations originales conçues spécialement pour leur film. Ainsi, le premier épisode s’ouvre avec des extraits d’une fiction Bollywood, qui revisite et met en scène en 2019 la lutte historique de Manikarnika Tambe47 – « la princesse héroïque » – contre les Britanniques au XIXe siècle. Les couleurs chatoyantes et le jeu des interprètes, la contemporanéité de l’image et l’esthétique « pop » ne laissent planer aucun doute sur l’écart entre les ressources visuelles mobilisées et un commentaire qui entend renouveler les perspectives d’écriture de l’histoire coloniale.
Les choses se présentent différemment lorsqu’il est question du traité signé par Savorgnan de Brazza avec le Makoko. Intitulée le « casse du siècle », cette séquence est composée de dessins et de lithographies d’époque, de quelques photographies et extraits de films en noir et blanc qui, assemblés au montage, forment la continuité de cette évocation de l’histoire. Jamais resitués dans leur contexte de production, les extraits de films mobilisés sont écrasés par le commentaire. Écrit pour séduire et convaincre, ce commentaire, dit par l’acteur Reda Kateb, emporte tout. Il s’approprie l’attention du spectateur, son écoute comme son regard, mais jamais il ne questionne le rapport aux images, à l’histoire des représentations ni aux ressources visuelles sur lesquelles est fondé cet énoncé télévisuel d’une contre-histoire de la colonisation.
La fiction coloniale de Poirier est convoquée de manière strictement illustrative48, sans qu’aucun marqueur ne permette aux spectateurs de prendre de la distance vis-à-vis de cette écriture fictionnelle de l’histoire. La rencontre entre Savorgnan de Brazza et le Makoko existe donc, dans cette séquence de Décolonisations, en prenant appui sur le travail d’imagination de Poirier : Darène, l’acteur, se confond avec la figure historique de Savorgnan de Brazza, tandis que le chef punu qui joue, à son corps défendant, le Makoko, souverain des Batéké, est habilement évincé du montage de Décolonisations qui privilégie une autre scène de rencontre filmée par Poirier entre Darène et un chef local. Un spectateur averti, qui n’ignore pas l’histoire des représentations, peut légitimement se sentir manipulé ; la plupart des téléspectateurs retiendront cependant ce qu’ils ont vu et ils auront vu ce qu’ils ont entendu. Les relations entre images d’archives et commentaires sont souvent problématiques dans les documentaires historiques49, mais nous atteignons là un point critique. Pourquoi négliger à ce point le fait que l’histoire coloniale est, aussi, une histoire des représentations visuelles ? Mobiliser sans la citer une fiction coloniale de 1939, n’est-ce pas prendre le risque de renforcer les stéréotypes d’une relation fantasmée à l’histoire coloniale, alors que l’intention des auteurs de cette série est précisément de proposer une écriture alternative de l’histoire ?
Cette réécriture télévisuelle de l’histoire coloniale est contrefactuelle du point de vue des sources filmiques qu’elle mobilise : elle se fait au mépris de l’histoire des images et des représentations du passé colonial, plaçant sur un même plan fictions, documents et archives, évacuant les contextes de production et confondant les vies propres à chacune de ses images. Ce cas de réemploi est d’autant plus problématique que la rencontre entre Savorgnan de Brazza et le Makoko est souvent présentée comme l’événement fondateur de la colonisation française en Afrique équatoriale. La mémoire qui nous en a été transmise est, à proprement parler, une « fiction fondatrice », autrement dit une mise en récit de l’imaginaire national et colonial de la France en Afrique qui s’est élaborée et consolidée à travers la répétition de divers clichés attachés à cet événement historique50.
D’une certaine manière, la fiction de Poirier n’est qu’un avatar cinématographique de cette fiction fondatrice de l’exploration de Savorgnan de Brazza. Dans son film, Poirier revisite un certain nombre de lieux communs, véhiculés par les médias et enseignés dans les manuels scolaires à l’époque : l’incitation à toucher le drapeau français pour rendre libres les esclaves africains – « touche (le drapeau), tu es libre » – ou encore l’opposition du sergent Malamine aux velléités de Stanley – « Ici la France ! ». Quant à l’épisode de la rencontre avec le Makoko, Poirier y ajoute une touche personnelle. Non seulement il la reconstitue en la décontextualisant – cette scène a été tournée dans un village punu (près de Mouila au Gabon) et non dans le village téké de Mbé, où elle s’est déroulée (actuelle République du Congo) –, et il la déforme en commettant des contresens dont il prend la liberté pour faire œuvre de fiction – l’architecture des villages punu et téké, les parures rituelles, les danses ou encore les règles d’hospitalité, etc., ne se valent évidemment pas –, mais il conclut cette rencontre en la tournant en dérision : une boule de rampe d’escalier, volée en France par le quartier-maître Hamon avant le départ, est offerte au Makoko, qui s’en réjouit et la place sur son sceptre. Les réalisateurs de Décolonisations n’ont certes pas mobilisé cette pure invention de Poirier, pas plus d’ailleurs qu’ils n’ont pris le risque de figurer le Makoko autrement que par des lithographies d’époque et des dessins originaux, mais le problème reste entier : réemployés sans être cités dans leur série, les extraits de cette fiction, qui montrent l’arrivée dans un village africain de Savorgnan de Brazza interprété par l’acteur Darène et son accueil par un chef local, deviennent l’un de ces « faux qui font l’histoire51 » à la télévision.
La critique que je viens d’adresser aux réalisateurs de Décolonisations peut paraître excessive, dans la mesure où elle ne tient pas compte de la réalité de leur profession ni du dialogue qu’ils doivent construire avec les producteurs et les chargés de programme pour garantir l’audience de leur film. Après tout, de telles manipulations visuelles de l’histoire heurtent la sensibilité de rares personnes. Elles s’expliquent, bien entendu, par un impératif d’efficacité dicté par l’industrie culturelle de la télévision et par une division du travail entre les réalisateurs et les documentalistes auxquels la recherche d’images d’archives est déléguée. L’économie de la télévision est ainsi faite. Elle comble le manque d’images par un trop-plein d’illustrations. Mais l’élément le plus troublant de ce cas de réemploi d’extraits de Brazza ou l’épopée du Congo demeure la requalification de cette « fiction coloniale » en « archive filmée » dans le générique de fin de Décolonisations. C’est sur ce point que je veux conclure.
Conclusion
Détaché de la réputation de son auteur, pourtant désigné par Georges Sadoul comme le « cinéaste officiel de la Troisième République52 », Brazza ou l’épopée du Congo semble être devenu une archive consensuelle, sans auteur ni intention, mobilisée comme support de discours contradictoires qui répètent et rejouent à des fins patrimoniales ou politiques le récit des origines de l’exploration coloniale, sans que la capacité d’une fiction à faire mémoire soit interrogée.
Au-delà des différents cycles de vie de ce film et des contextes dans lesquels il a été réalisé, oublié, restauré, édité, braconné et réemployé, ce qui est fondamentalement en jeu est le statut de cette « cinémathèque coloniale », élaborée par et pour des Européens, puis rediffusée dans des perspectives différentes dès lors que ces visions du passé, formées et déformés par l’histoire coloniale, deviennent aisément appropriables en version numérique. Disséminé dans différents fonds d’archives et catalogues, jamais véritablement constitué comme cinémathèque en tant que telle, cet ensemble de films coloniaux – c’est-à-dire des films, toutes catégories et genres confondus, dont la principale caractéristique est de ne jamais interroger ni déconstruire les rapports de domination coloniale qui structurent les pratiques et les représentations cinématographiques – est devenu une banque d’images vendues à la découpe pour alimenter une industrie télévisuelle avide de documentaires historiques fondés sur des archives53.
Le changement de statut de Brazza ou l’épopée du Congo – de la fiction coloniale à l’archive filmée – est symptomatique de notre rapport à cette mémoire cinématographique des mondes africains en situation coloniale. Condamnés esthétiquement, politiquement et moralement de longue date, au moment où les luttes anticoloniales ont commencé à s’imposer dans les années 1950, ces films n’ont plus aucune existence (commerciale) en tant qu’œuvres à part entière, mais certains – et certains plus que d’autres, en fonction de leur état matériel, de l’histoire de leur conservation, de leur restauration et leur disponibilité numérique – font retour sporadiquement, au prix de mésusages et de contresens, alors que cette histoire des représentations coloniales est à prendre au sérieux et à mettre en perspective.
Brazza ou l’épopée du Congo ne peut être ni devenir une « archive filmée » de l’événement historique qu’il relate. Il s’agit d’une fiction, d’un travail d’imagination et de reconstitution du passé, d’un moment de l’histoire du cinéma, reflet d’une époque et des intentions d’un auteur controversé, dont la réputation et l’œuvre ont été ruinées en raison de son adhésion à une idéologie coloniale à laquelle il a donné forme cinématographique. Il convient donc de resituer ce film dans le processus de sa production, de sa restauration, de ses rediffusions et de ses réemplois, afin de penser la fabrique visuelle du colonial et de ne plus le faire passer pour ce qu’il n’est pas : ceci est une fiction.
Notes
1
Extrait du résumé sur le site Arte. Décolonisations, Karim Miské et Marc Ball, 3 x 52’, 2019.
2
Makoko Ilo 1er a été de 1880 à 1892 le souverain des Batéké. Sur l’histoire du royaume téké, voir Jan Vansina, The Tio Kingdom of the Middle Congo, 1880-1892, Cambridge, Oxford University Press, 1976.
3
Voir notamment : Sylvie Lindeperg et Ania Szczepanska (dir.), À qui appartiennent les images ?, Paris, Éditions de la MSH, 2017 (en particulier le premier chapitre rédigé par Sylvie Lindeperg, « Le singulier destin des images d’archives », p. 25-42) ; et Julie Maeck et Mathias Steinle (dir.), L’Image d’archives, une image en devenir, Rennes, PUR, 2017.
4
Aucun fonds Poirier n’est actuellement constitué. Je remercie celles et ceux, membres de la famille et ayants-droit, qui, depuis plusieurs années, m’ont permis d’accéder aux archives personnelles de Léon Poirier. Les références aux archives conservées par la famille sont désignées de la manière suivante : Archives privées LP.
5
Catherine Coquery-Vidrovitch, Brazza et la prise de possession du Congo. La Mission de l’Ouest Africain, 1883-1885, Paris, Mouton et Cie, 1969. Et sur les deux premières missions de Savorgnan de Brazza, voir notamment : Henri Brunschwig (dir.), Brazza explorateur : l’Ogooué, 1875-1879, Paris-La Haye, Mouton, 1966 ; et Henri Brunschwig (dir.), Brazza explorateur : les traités Makoko, 1880-1882, Paris-La Haye, Mouton, 1972.
6
Jean Rouch (dir.), Catalogue. Films ethnographiques sur l’Afrique noire, Paris, Unesco, 1967, p. 41.
7
Jean Mani, « Brazza ou l’épopée du Congo », Les Annales coloniales, 20 décembre 1938, p. 1.
8
Poirier revient à la marge sur cet événement dans ses mémoires : « le Maréchal Lyautey et le Gouverneur général Olivier m’ont confié la section cinéma » de « l’exposition coloniale de Vincennes » (Léon Poirier, À la recherche d’autre chose, Paris, Desclée de Brouwer, 1968, p. 281).
9
Je m’appuie principalement ici sur les deux récits autobiographiques que Poirier a publiés : Léon Poirier, 24 images à la seconde. Du studio au désert, journal d’un cinéaste pendant quarante-cinq années de voyages à travers les pays, les événements, les idées (1907-1952), Tours, Mame, 1953, p. 209 ; et Léon Poirier, À la recherche d’autre chose, Paris, Desclée de Brouwer, 1968, p. 231.
10
Lettre du 10 novembre 1938, Léon Poirier au ministre Georges Mandel (Archives privées LP).
11
Lettre du 10 novembre 1938, Léon Poirier au ministre Georges Mandel (Archives privées LP).
12
Lettre du 22 novembre 1938, Léon Poirier au Gouverneur général de l’Afrique équatoriale française, Jean-François Reste de Roca (Archives privées LP).
13
Lettre du 9 février 1939, Léon Poirier à Maclacey, chef de sous-division de Fougamou (Archives privées LP).
14
Une demande de subvention a été introduite au ministère des Colonies mais n’a pas été accordée. Lettre du 9 février 1939, Léon Poirier au ministre Georges Mandel (Archives privées LP).
15
Robert de Vos d’Herlebout (1914-2016), dit Robert Darène, est un acteur et réalisateur français. Ses principaux rôles comme acteur sont ceux qu’il a interprétés pour Poirier : Savorgnan de Brazza et Charles de Foucauld dans La Route inconnue (1949). Il a par la suite réalisé plusieurs films, dont La Cage, fiction tournée au Gabon en 1962.
16
Robert Darène, Ma guerre à cheval et mes travellings, Presses de l’imprimerie du vieux moulin, 2001, p. 21.
17
Les Sara sont une population qui vit principalement à l’extrême sud du Tchad.
18
Il est à noter qu’aucun des interprètes africains n’est crédité au générique du film.
19
Document intitulé « Note sur les séquences africaines » (Archives privées LP).
20
Document intitulé « Note sur les séquences africaines » (Archives privées LP).
21
Léon Poirier, À la recherche d’autre chose, Paris, Desclée de Brouwer, 1968, p. 231.
22
Léon Poirier, 24 images à la seconde. Du studio au désert, journal d’un cinéaste pendant quarante-cinq années de voyages à travers les pays, les événements, les idées (1907-1952), Tours, Mame, 1953, p. 209.
23
Article de presse intitulé « Léon Poirier filme “Brazza” en centre Afrique » (sans référence) versé par Léon Poirier dans un document « Revue de presse » (Archives privées LP).
24
Les Punu sont une population vivant au sud du Gabon ainsi qu’en République du Congo.
25
« La [vraisemblance] du décor […] n’authentifie pas nécessairement l’œuvre qui la respecte. On a tourné “sur les lieux mêmes” les plus fausses histoires. » (Pierre Leprohon, L’Exotisme et le cinéma. Les chasseurs d’image à la conquête du monde, Paris, Éditions Jean Susse, 1945, p. 111).
26
Sur cette « mnémohistoire », distincte du discours historique, voir Jan Assmann, Moïse l’Égyptien. Un essai d’histoire de la mémoire, Paris, Aubier, 2001 [1997].
27
Jean Mani, « Brazza ou l’épopée du Congo », Les Annales coloniales, 20 décembre 1938, p. 1 et 3.
28
Jean Mani, « Brazza ou l’épopée du Congo », Les Annales coloniales, 20 décembre 1938, p. 1.
29
Le Rapport Brazza. Mission d’enquête au Congo : rapports et documents (1905-1907) / Mission Savorgnan de Brazza. Commission Lanessan, préfacé et présenté par Catherine Coquery-Vidrovitch, établi et annoté par Dominique Bellec, Neuvy-en-Champagne, Le passager clandestin, 2014.
30
Stanley and Livingstone, Henry King et Otto Brower, 1939. Il est à noter que le cinéaste belge Henri Storck avait également à la même époque un projet de film sur Henri Morton Stanley : voir Vincent Geens, Bula Matari un rêve d’Henri Storck, Fonds Henri Storck/Yellow now, 2000.
31
Les Mpongwe sont une population qui était à l’époque localisée dans la région de Libreville.
32
Le roi Denis fut fait chevalier de la légion d’honneur. Extrait de la convention : « Vingt pièces d’étoffes assorties ; dix barils de poudre de vingt-cinq livres ; vingt fusils à un coup ; deux sacs de tabac ; un baril d’eau-de-vie ; dix chapeaux blancs » (René Maran, Savorgnan de Brazza, Paris, Dauphin, 2009 [1951], p. 20). Voir également à ce sujet : Elikia M’Bokolo, Noirs et Blancs en Afrique équatoriale. Les sociétés côtières et la pénétration française (vers 1820-1874), Paris-La Haye, École des hautes études en sciences sociales, 1981.
33
René Maran, Savorgnan de Brazza, Paris, Dauphin, 2009 [1951], p. 18.
34
Voir à ce sujet : Florence Bernault, Démocraties ambiguës en Afrique centrale. Congo-Brazzaville, Gabon, 1940-1965, Paris, Karthala, 1996, p. 141-143.
35
Jean Mani, « Brazza ou l’épopée du Congo », Les Annales coloniales, 20 décembre 1938, p. 3.
36
Initialement prévu pour décembre 1938, le tournage a été différé en avril et mai 1939 car la subvention du ministère des Colonies a tardé à être versée.
37
Florence Bernault, Démocraties ambiguës en Afrique centrale. Congo-Brazzaville, Gabon, 1940-1965, Paris, Karthala, 1996, p. 141-143.
38
Extrait du générique de début dans la version originale du film.
39
Lancé en 1991, ce plan a permis de financer pendant quinze ans la sauvegarde et la restauration de 13 000 films, longs et courts métrages de fiction ou documentaires. Brazza ou l’épopée du Congo a été restauré à partir d’un positif intermédiaire combiné déposé par le Laboratoire Éclair en 1975.
40
Robert Darène est devenu en 1996 l’ayant-droit des films de Léon Poirier. Il a créé à cette époque une société, Ekwata productions, pour gérer les droits producteurs de certains films, dont Brazza ou l’épopée du Congo.
41
Florence Bernault, « Quelque chose de pourri dans le post-empire. Le fétiche, le corps et la marchandise dans le Mémorial de Brazza au Congo », Cahier d’études africaines, vol. 50, n° 198-200, 2010, p. 771-798.
42
Nora Greani, « Fragments d’histoire congolaise. Les archives coloniales réactivées du Mémorial Savorgnan de Brazza et de la Fresque de l’Afrique », Gradhiva, n° 24, 2016, p. 82-105.
43
Ces compléments sont constitués d’un entretien avec l’historien Éric Deroo, « Brazza décrypté », et de « Paroles de Batéké » avec Dhavy Gantsou, maître de conférences à l’Université polytechnique des Hauts-de-France, et Alain Onkani, cardiologue.
44
Il ne s’agit pas d’une photographie du Makoko Ilo Ier, mais probablement de l’un de ses successeurs.
45
Ce comité scientifique est composé de Frederick Cooper, Mamadou Diouf, Richard Drayton, Caroline Elkins, Eric Jennings, Philippa Levine, Achille Mbembe, Nguyen Thi Hanh, Valérie Piette et Radhika Singha.
46
J’entends par cinémathèque coloniale, par analogie avec la « bibliothèque coloniale », l’ensemble des regards cinématographiques qui ont été formés par les colonisateurs sur les colonisés. Sur la notion de bibliothèque coloniale, voir : Valentin-Yves Mudimbe, L’Invention de l’Afrique. Gnose, philosophie et ordre de la connaissance, Paris, Présence africaine, 2021 [1988].
47
Manikarnika, the queen of Jhansi, Radha Krishna Jagarlamudi et Kangana Ranaut, 2019.
48
Sur les apories de l’illustration de l’histoire : Laurent Véray, Les Images d’archives face à l’histoire. De la conservation à la création, Paris, SCÉRÉN/CNDP-CRDP, 2011.
49
Voir notamment les débats qu’a suscités la série documentaire Apocalypse : première guerre mondiale parmi les historiens du cinéma (Sylvie Lindeperg, « Le singulier destin des images d’archives », dans Sylvie Lindeperg et Ania Szczepanska (dir.), À qui appartiennent les images ?, Paris, Éditions de la MSH, 2017, p. 25-42).
50
J’emprunte ici ce terme (foundational fiction) à Doris Sommer, qui l’a forgé dans un tout autre contexte, celui de l’Amérique latine de la fin du XIXe siècle, en mettant en relation patriotisme et hétérosexualité. Doris Sommer, Foundational fictions. The National Romances of Latin America, Berkeley, Los Angeles, University of California Press, 1993.
51
Laurent Veray, « Les faux qui font l’histoire », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 63, 1999, p. 147-150. Voir également, pour une réflexion plus générale du même auteur : Laurent Véray, Les Images d’archives face à l’histoire. De la conservation à la création, Paris, SCÉRÉN/CNDP-CRDP, 2011.
52
Cité par Boulanger Pierre, Le Cinéma colonial, Paris, Seghers, 1975, p. 123.
53
Sur ce point, voir Serge Laloux, « Le documentaire historique à la télévision : les clés de la dispute », dans Sylvie Lindeperg et Ania Szczepanska (dir.), À qui appartiennent les images ?, Paris, Éditions de la MSH, 2017, p. 83-98.
Bibliographie
Bibliographie
Jan Assmann, Moïse l’Égyptien. Un essai d'histoire de la mémoire, Paris, Aubier, 2001 [1997].
Florence Bernault, Démocraties ambiguës en Afrique centrale. Congo-Brazzaville, Gabon, 1940-1965, Paris, Karthala, 1996.
Florence Bernault, « Quelque chose de pourri dans le post-empire. Le fétiche, le corps et la marchandise dans le Mémorial de Brazza au Congo », Cahier d’études africaines, n° 198-200, 2010.
Boulanger Pierre, Le Cinéma colonial, Paris, Seghers, 1975.
Henri Brunschwig (dir.), Brazza explorateur : l’Ogooué, 1875-1879, Paris-La Haye, Mouton, 1966.
Henri Brunschwig (dir.), Brazza explorateur : les traités Makoko, 1880-1882, Paris-La Haye, Mouton, 1972.
Catherine Coquery-Vidrovitch, Brazza et la prise de possession du Congo. La Mission de l’Ouest Africain, 1883-1885, Paris, Mouton et Cie, 1969.
Robert Darène, Ma guerre à cheval et mes travellings, Presses de l’imprimerie du vieux moulin, 2001.
Vincent Geens, Bula Matari un rêve d'Henri Storck, Fonds Henri Storck/Yellow now, 2000.
Nora Greani, « Fragments d’histoire congolaise. Les archives coloniales réactivées du Mémorial Savorgnan de Brazza et de la Fresque de l’Afrique », Gradhiva, n° 24, 2016, p. 82-105.
Serge Laloux, « Le documentaire historique à la télévision : les clés de la dispute », dans Sylvie Lindeperg et Ania Szczepanska (dir.), À qui appartiennent les images ?, Paris, Éditions de la MSH, 2017, p. 83-98.
Pierre Leprohon, L’Exotisme et le cinéma. Les chasseurs d’image à la conquête du monde, Paris, Éditions Jean Susse, 1945.
Sylvie Lindeperg et Ania Szczepanska (dir.), À qui appartiennent les images ?, Paris, Éditions de la MSH, 2017.
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Julie Maeck et Mathias Steinle (dir.), L’Image d’archives, une image en devenir, Rennes, PUR, 2017.
René Maran, Savorgnan de Brazza, Paris, Dauphin, 2009 [1951].
Elikia M’Bokolo, Noirs et Blancs en Afrique équatoriale. Les sociétés côtières et la pénétration française (vers 1820-1874), Paris-La Haye, École des hautes études en sciences sociales, 1981.
Valentin-Yves Mudimbe, L’Invention de l’Afrique. Gnose, philosophie et ordre de la connaissance, Paris, Présence africaine, 2021 [1988].
Léon Poirier, 24 images à la seconde. Du studio au désert, journal d’un cinéaste pendant quarante-cinq années de voyages à travers les pays, les événements, les idées (1907-1952), Tours, Mame, 1953.
Léon Poirier, À la recherche d’autre chose, Paris, Desclée de Brouwer, 1968.
Jean Rouch (dir.), Catalogue. Films ethnographiques sur l’Afrique noire, Paris, Unesco, 1967.
Pierre Savorgnan de Brazza, Le Rapport Brazza. Mission d’enquête au Congo : rapports et documents (1905-1907) / Mission Savorgnan de Brazza. Commission Lanessan, préfacé et présenté par Catherine Coquery-Vidrovitch, établi et annoté par Dominique Bellec, Neuvy-en-Champagne, Le passager clandestin, 2014.
Doris Sommer, Foundational fictions. The National Romances of Latin America, Berkeley, Los Angeles, University of California Press, 1993.
Jan Vansina, The Tio Kingdom of the Middle Congo, 1880-1892, Cambridge, Oxford University Press, 1976.
Laurent Veray, « Les faux qui font l’histoire », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 63, 1999, p. 147-150.
Laurent Véray, Les Images d’archives face à l’histoire. De la conservation à la création, Paris, SCÉRÉN/CNDP-CRDP, 2011.
Articles de presse cités
Jean Mani, « Brazza ou l’épopée du Congo », Les Annales coloniales, 20 décembre 1938.
Films cités
La cage, Robert Darène, 1962.
Stanley and Livingstone, Henry King et Otto Brower, 1939.
Manikarnika, the queen of Jhansi, Radha Krishna Jagarlamudi et Kangana Ranaut, 2019.
Décolonisations, Karim Miské et Marc Ball, 2019.
Âmes d’Orient, Léon Poirier, 1919.
Le Coffret de Jade, Léon Poirier, 1921.
Narayana, Léon Poirier, 1922.
Jocelyn, Léon Poirier, 1922.
Geneviève, Léon Poirier, 1923.
La Brière, Léon Poirier, 1924.
L’Affaire du courrier de Lyon, Léon Poirier, 1923.
La croisière noire, Léon Poirier, 1926.
Verdun, visions d’histoire, Léon Poirier, 1927.
L’Appel du silence, Léon Poirier, 1936.
Brazza ou l’épopée du Congo, Léon Poirier, 1939.
La Route inconnue, Léon Poirier, 1949.
La Noire de…, Ousmane Sembene, 1966.
Afrique 50, René Vautier, 1950.