Dans l’ouvrage qu’il consacre à Poutine, l’Ukraine et les statues de Lénine, Dominique Colas, professeur émérite de science politique à Sciences Po, examine le devenir de la statuaire soviétique pour déployer une analyse politique de la guerre en cours entre la Russie et l’Ukraine et la replacer dans une histoire longue de la domination politique en URSS. Sa biographie des statues de Lénine, de leur érection à leur conservation ou à leur déboulonnage, est remarquable par sa portée heuristique. D’un côté, en Russie, depuis la fin de l’Union soviétique, les statues de Lénine sont conservées et restaurées sur les principales places du pays. De l’autre, en Ukraine, c’est le leninopad, la chute des statues de Lénine, qui s’accélère avec les lois de décommunisation adoptées en 2015. Les monuments à la gloire du révolutionnaire sont démontés ostensiblement pour mettre en scène la rupture du lien avec la Russie. Le devenir des statues de Lénine constitue un repère symbolique dans les rapports de force en cours. Dans les zones d’Ukraine occupées par les forces armées russes depuis février 2022, des statues de Lénine sont même à nouveau érigées pour marquer l’emprise du pouvoir de Moscou sur les nouveaux territoires conquis, comme à Henitchevsk, où la statue remontée incarne, selon Dominique Colas, l’« effigie du colonisateur communiste ».
Dominique Colas, Poutine, l’Ukraine et les statues de Lénine, Paris, Presses de SciencesPo, 2022.
Dominique Colas s’intéresse au destin des milliers de statues en pied de Lénine disséminées sur les places publiques des villes de l’ancienne Union soviétique. Dans ce livre richement illustré, il décrit le réalisme et le conformisme de statues moulées sur les mêmes modèles dans tout l’espace soviétique. Les premières statues de Lénine sont sculptées d’après les photographies d’époque, représentant Lénine en costume et pardessus, haranguant les foules ou traçant le chemin du communisme de son bras tendu. Avant même son décès en 1924, il pose pour des sculpteurs et graveurs, contribuant à la construction du culte de sa propre personnalité. Dès les premières sculptures, une exigence stricte de réalisme est imposée aux artistes, sous peine de censure. Le rôle de Lénine dans le développement d’une propagande à son effigie préfigure le culte de la personnalité porté à son acmé par Staline. À l’encontre des thèses qui postulent une rupture entre les deux leaders bolcheviques, l'auteur considère, depuis ses premiers travaux, que « Le léninisme n’est pas mort avec Lénine. Ses écrits et ses instructions sont le code génétique du mouvement communiste » (Le léninisme, PUF, 1982). Tout au long du siècle, 10 000 statues publiques de Lénine sont érigées en URSS jusqu’en 1985, l’une des dernières étant inaugurée par Mikhaïl Gorbatchev lui-même sur la place d’Octobre à Moscou. La Seconde Guerre mondiale est le seul moment de reflux des statues, détruites par l’envahisseur nazi dans les territoires occupés. Après la mort de Staline en 1953, l’iconoclasme autorisé par la déstalinisation touche les statues de Staline mais celles de Lénine demeurent en place, tout comme le mausolée qui abrite son corps sur la place rouge.
À la chute de l’Union soviétique, en 1991, les statues des figures les plus odieuses du régime soviétique, comme celle de Dzerzhinsky sur la place de la Loubianka, devant le KGB, sont déboulonnées mais les statues de Lénine survivent à la disparition de l’URSS. En Ukraine, si des statues de Lénine sont mises à bas dès l’accession à l’indépendance, le mouvement s’accélère brutalement après la révolution du Maïdan en 2014. Dans le cadre des lois de décommunisation adoptées par le parlement ukrainien de 2015-2016, plus d’un millier de statues sont abattues, à l’Ouest comme à l’Est du pays. Le sort qui leur est réservé est un indicateur extraordinaire du changement politique. Leur piédestal est généralement transformé en « autel de la patrie » orné d’un drapeau ukrainien. Ces destructions ne vont cependant pas de soi dans la société ukrainienne, où des controverses surgissent entre partisans et détracteurs du déboulonnage.
À l’aune des statues, surgissent les multiples imaginaires en conflit dont la performativité fait la violence de l’affrontement en cours. « Lénine est-il l’un des symboles de l’impérialisme russe, comme le pensent un grand nombre d’Ukrainiens, ou est-il l’auteur et l’architecte de l’Ukraine comme le pense Poutine ? » (p. 25). La réflexion sur les statues de Lénine est l’occasion, pour Dominique Colas, d’offrir une analyse critique d’un discours de Vladimir Poutine prononcé le 21 février 2022, à quelques jours de l’agression massive de l’Ukraine, dans lequel le chef de l’État russe porte un jugement sévère sur Lénine en lui attribuant le rôle de créateur de l’Ukraine, suggérant ainsi que ce pays est une création politique artificielle, fruit du bolchevisme. Dominique Colas, en parfait connaisseur du léninisme, entreprend de déconstruire cette lecture de l’histoire en se fondant sur une exégèse, au plus près des textes, de la pensée léniniste sur l’Ukraine. Il nous donne ainsi à comprendre les luttes de sens autour des statues de Lénine aujourd’hui.
Si Lénine affirme le droit des nationalités à l’autodétermination dans le contexte de sa lutte contre la domination impériale tsariste, il insiste sur le rôle du parti révolutionnaire unique dès sa prise de pouvoir. Pour Dominique Colas, Lénine a une vision tactique de l’Ukraine, qui aboutit à l’annexion de cette région à l’issue de la guerre civile en 1922. Dans l’esprit de Lénine, l’Ukraine est une colonie, destinée à nourrir le mouvement révolutionnaire concentré dans les métropoles du pays. Sa gestion de la famine qui suit la guerre civile illustre sa vision d’une opération « coloniale », fondée sur le transfert du blé ukrainien vers les grandes régions ouvrières. Lénine justifie le pillage de la périphérie agricole pour nourrir le centre ouvrier et se pose ainsi en précurseur de Staline. On reconnaît bien dans cette lecture la position de Dominique Colas qui souligne la conception autoritaire qui sous-tend le projet révolutionnaire dès ses origines et prépare l’avènement du stalinisme. En contradiction avec le discours poutinien, il réaffirme la filiation Lénine – Staline fondée sur le culte de la personnalité, l’autoritarisme politique, les violences génocidaires (par les famines), le colonialisme du pouvoir bolchevique à l’égard des périphéries. La répression de l’Ukraine soviétique illustre de façon emblématique cette filiation. Dominique Colas prend ainsi position dans le débat sur la nature coloniale de l’URSS, très vif depuis la guerre massive engagée contre l’Ukraine, dont il montre la genèse dès les premières heures du projet révolutionnaire.
L'auteur souligne l’incohérence apparente du discours poutinien qui critique le rôle de Lénine dans la création de l’Ukraine tout en s’accommodant de la présence de ses statues dans l’espace public en Russie. Ces positions, qui peuvent sembler contradictoires, témoignent moins de l’absence de cohérence conceptuelle des autorités russes contemporaines que d’une reconstruction d’un passé imaginaire, dans lequel Lénine occupe une place parmi d’autres dans la longue histoire glorieuse du pays. Au nom du continuum historique qui fonde la grande Russie, Vladimir Poutine n’hésite pas à inaugurer des statues à la gloire des héros impériaux (le grand prince Vladimir, Pierre Le Grand, Alexandre Nevsky ou les autres tsars) qui siègent désormais aux côtés de Lénine sur les places de Russie. Dans cet environnement, la valeur des statues de Lénine décline mais elles s’inscrivent cependant dans la « vaste chaîne mémorielle de mille ans » qui unit les dirigeants de l’empire russe, de l’Union soviétique et de la Russie postsoviétique dans un même récit continuiste. Le fil qui relie cette histoire emprunte souvent aux fondements du christianisme orthodoxe, qui englobe l’ensemble du passé russe. Au prisme du devenir contrasté des statues de Lénine, Dominique Colas montre comment l’Ukraine, par son iconoclasme, tente de se défaire de tout lien avec cet imaginaire messianique. Son ouvrage de taille modeste, mais richement illustré, permet d’aborder les grandes questions qui éclairent les violences du présent. Il illustre l’importance de la statuaire dans l’incarnation des récits nationaux et la lutte farouche de l’Ukraine pour se défaire aujourd’hui de ce passé menaçant.