Justine Lacroix est professeure de théorie politique à l’Université libre de Bruxelles. Élue membre de l’Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique en 2018, elle a été professeure associée ou invitée dans plusieurs universités en France (Sciences Po Paris, Université Paris 2 Panthéon-Assas, notamment) et à l’étranger. Elle est membre du conseil scientifique de l’École Normale Supérieure (Paris) et du comité de rédaction d’Esprit, de Raison publique et de l’European Journal of Political Theory. Directrice du Centre de théorie politique de 2011 à 2016, puis de 2018 à 2020, elle est actuellement vice-doyenne de la Faculté de philosophie et sciences sociales de l’ULB. Elle est l’autrice de plusieurs ouvrages consacrés au débat entre libéralismes et communautarismes (Libéralisme versus Communautarismes. Quel modèle d’intégration politique ?, Éditions de l’ULB, 2004 et Walzer. Le pluralisme et l’universel, Michalon, 2001), à la philosophie politique de l’Europe (L’Europe en Procès. Quel patriotisme au-delà des nationalismes ?, Cerf, 2004), aux débats intellectuels sur la construction européenne (La pensée française à l’épreuve de l’Europe, Grasset, 2018 et, avec Kalypso Nicolaïdis, European Stories. How Intellectuals Debate Europe in their National Contexts, Oxford University Press, 2010). Entre 2010 et 2016, elle a dirigé un projet financé par le Conseil européen de la Recherche (ERC) sur les critiques des droits de l’homme.
Jean-Yves Pranchère est professeur de théorie politique à l’Université libre de Bruxelles. Ancien élève de l’École Normale Supérieure (Paris), il a été directeur du Centre de théorie politique (ULB) de 2016 à 2018 et il est actuellement vice-président du département de science politique de l’ULB. Il est membre du comité de rédaction de la Revue européenne des sciences sociales, d’Esprit et de Germinal. Il est l’auteur de nombreux travaux consacrés aux traditions contre-révolutionnaires et antimoderne (L’Autorité contre les Lumières. La philosophie de Joseph de Maistre, Droz, 2004 ; Louis de Bonald. Réflexions sur l’accord des dogmes de la religion avec la raison, Cerf, 2012 ; contributions au Dictionnaire des anti-Lumières et des antiphilosophes, sous la direction de Didier Masseau, Honoré Champion, 2017) et d’articles consacrés aux questions de la nation, de la laïcité, de la démocratie et du populisme.
Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère ont publié ensemble Le Procès des droits de l’homme. Généalogie du scepticisme démocratique (Seuil, 2016 – traduit en anglais Human Rights on Trial, Cambridge University Press, 2018). En 2019, ils ont également publié un petit ouvrage de défense des droits de l’homme (Les droits de l’homme rendent-ils idiots?, Seuil, coll. « La République des idées », 2019). Depuis 2017, Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère co-dirigent, avec le philosophe Thomas Berns, un projet de recherche consacré au philosophe Claude Lefort (1924-2010), qui a récemment donné lieu à un numéro spécial de la revue Esprit (« Claude Lefort. L’inquiétude démocratique », Esprit, janvier 2019) et de la revue Raison publique (« Le Travail de l’œuvre – Claude Lefort », Raison publique, n° 23, mai 2019).
Ils ont été invités à l’EHESS pour une discussion autour de leur livre, Le procès des droits de l’homme, dans le cadre du Séminaire de Philosophie Politique Normative, rattaché au CESPRA (CNRS-EHESS). Dans cet entretien, Justine Lacroix, Jean-Yves Pranchère et Luc Foisneau abordent différents aspects de la critique des droits de l’homme, depuis la critique d’Edmund Burke, qui est contemporaine de la Révolution française, jusqu’aux débats du XXe siècle autour de la question du « droit d’avoir des droits » ou de la question de savoir si les droits sont, ou ne sont pas, une politique.
Cet entretien a été réalisé par Luc Foisneau (CNRS-CESPRA) dans les locaux du Centre audiovisuel de l’EHESS, 96 boulevard Raspail, à Paris, le 13 juin 2018, et révisé par les auteurs en mai 2021.
Réalisation : Serge Blerald
Luc Foisneau – Merci d’avoir accepté cette invitation à venir parler de votre livre sur le procès des droits de l’homme. Ma première question sera très simple, elle coule en quelque sorte de source, ou plus exactement du titre de votre ouvrage. Y a-t-il actuellement un procès particulier fait aux droits de l’homme ? Et si oui, pourriez-vous le caractériser en quelques mots ?
Justine Lacroix – Quand nous avons ouvert ce chantier de recherche en 2010, la question des critiques adressées aux droits de l’homme pouvait sembler relativement marginale. Nous avions été frappés par la convergence de nombre de griefs adressés aux droits de l’homme dans la pensée politique contemporaine de part et d’autre de l’Atlantique ; nous pensions notamment à l’idée selon laquelle le primat conféré aux droits humains saperait les fondements de la vie collective. Or, depuis que nous avons commencé la rédaction de cet ouvrage, et plus encore depuis que nous l’avons publié en 20161, force est de constater une amplification de ce phénomène, non seulement dans la sphère intellectuelle mais surtout dans l’espace public. Un peu partout, des courants politiques de plus en plus puissants contestent les contraintes, notamment les contraintes internationales, qui résultent de la garantie des droits fondamentaux.
Jean-Yves Pranchère – Un des symptômes de ce changement est le succès rencontré par le syntagme « droits-de-l’hommisme », terme péjoratif dont on ne sait pas bien quelle serait l’antithèse positive : une Realpolitik cynique qui n’est pourtant le plus souvent que le masque de l’impuissance politique, voire de la complicité avec l’horreur comme on l’a vu au Rwanda ? Est accusé de droits-de-l’hommisme, en somme, quiconque pense que la torture n’est pas acceptable et que nous devons autant que possible, en tenant compte de l’état des rapports de force mais dans toute la mesure de nos moyens, travailler sur le plan international à l’avancée de l’État de droit. Devrions-nous donc tirer de la fierté d’avoir laissé le régime syrien de Bachar el-Assad massacrer des centaines de milliers de personnes ? Les non-dits d’une expression comme celle de « droit-de-l’hommisme » ne peuvent qu’inquiéter. Pour autant, sa diffusion suppose une critique des droits de l’homme qui est intellectuellement très charpentée. Tout se passe aujourd’hui comme si un long travail de sape intellectuelle portait ses fruits sous la forme d’une délégitimation des droits de l’homme qui révèle les ambiguïtés et les dangers que portaient des argumentaires mis en place dans la décennie 1980.
Luc Foisneau – Vous insistez dans le livre sur le fait qu’il y a plusieurs moments dans cette histoire de la critique des droits de l’homme. J’aimerais savoir ce que vous pensez du dernier moment, celui des années 1970, qui prépare le terrain des politiques hostiles aux droits de l’homme dont vous venez de parler. Pourriez-vous caractériser cette critique intellectuelle des droits de l’homme, en la comparant, par exemple, aux critiques qui ont suivi, immédiatement, la Révolution Française ou aux critiques qu’on a pu entendre dans les années 1930 ?
Jean-Yves Pranchère – Je dirais justement que c’est son ambiguïté : elle se formule dans des arguments dont le positionnement politique est incertain, souple et flexible. Prenons par exemple la critique élaborée par Marcel Gauchet, qui affirme ne pas viser le principe même des droits de l’homme. Marcel Gauchet a dit très clairement qu’il n’y a que deux principes ultimes de légitimité politique possibles : les droits de Dieu ou les droits de l’homme. En ce sens, nous vivons nécessairement dans des sociétés fondées sur les droits de l’homme. Mais Marcel Gauchet critique leur usage contemporain qui oublierait que « les droits de l’homme ne sont pas une politique2 », selon le titre d’un article paru en 1980 dont l’impact a été considérable. Autrement dit, les droits de l’homme, qui posent en principe que la source de la légitimité politique est humaine, ne seraient pas pour autant en mesure de fonder l’organisation d’un collectif politique en lui donnant une forme, une modalité, une volonté et des buts articulés à la singularité d’une histoire. La difficulté d’une telle position est qu’on voit mal comment la critique de l’usage peut ne pas atteindre le principe : si les droits de l’homme sont un principe politique sans portée politique concrète, ils sont voués dans leur principe même à avoir des effets « impolitiques ». C’est pourquoi ils sont accusés de nuire à la démocratie, de la retourner « contre elle-même » en l’indexant à une utopie individualiste qui rendrait impossible la formation d’une volonté générale. Dès lors que les droits de l’homme sont abusivement confondus avec un individualisme radical, c’est bel et bien leur principe qui est mis en cause : l’usage que l’on en fait découle de l’interprétation de leur principe. D’où une deuxième ambiguïté : on ne sait pas si les droits de l’homme sont critiqués au nom d’une nécessaire articulation de l’autonomie individuelle et de l’autonomie collective, ou au nom d’une opposition entre autonomie individuelle et autonomie collective. Dans son article de 1980, dont le ton était presque autogestionnaire, Marcel Gauchet défendait une idée de l’autonomie sociale que les droits de l’homme ne suffisaient pas à produire. Mais, dans ses textes plus tardifs, l’invocation de « la puissance de se gouverner » perd sa couleur sociale-démocrate et bascule dans la crainte que les sociétés contemporaines ne soient ingouvernables. Ce qui est reproché aux droits de l’homme, ce n’est plus l’abandon de la question sociale, c’est au contraire de contribuer à la mentalité de l’assistanat et à la crise de l’autorité en suscitant des revendications incompatibles avec l’ordre capitaliste.
Justine Lacroix – Il y a un autre élément typique de la période actuelle. C’est la comparaison ou l’opposition qui est faite, de façon implicite ou explicite, entre nos « droits humains » contemporains et les « droits de l’homme » de 1789 ou de 1791. Cette opposition est présente aussi bien chez un auteur américain tel que Michael Sandel que chez Marcel Gauchet. L’idée est que les droits de l’homme étaient, que ce soit dans la Déclaration de 1789 ou dans la Déclaration des droits de 1791 (Bill of Rights), liés à une vie collective qui se concrétisait dans une citoyenneté nationale, alors que nos « droits humains » ne seraient que les droits des individus privés, l’expression de simples revendications à un confort personnel détaché de toute finalité commune. Ils feraient signe vers une forme de dépolitisation et d’illimitation des désirs individuels. Ce qui permet à ces auteurs de dire que leur critique ne vise pas les droits de l’homme en tant que tels, mais uniquement l’usage qui en est fait dans nos sociétés contemporaines.
Luc Foisneau – Pour préciser la nature de cette critique, pourrait-on dire qu’elle s’oppose à la pensée de Claude Lefort pour lequel les droits de l’homme sont le vecteur cardinal d’une politique véritablement démocratique ? La politique des droits de l’homme constitue en effet, selon lui, une politisation des droits subjectifs. Vous semblez dire qu’il faudrait entendre dans la critique de Marcel Gauchet une réaction à une conception positive de la politique des droits de l’homme présente dans de nombreux mouvements sociaux et politique et que ces mouvements auraient pâti de l’idée selon laquelle les droits de l’homme ne seraient pas une politique. Pourriez-vous préciser les termes de la position de Lefort et, notamment, le lien qu’il établit entre politique démocratique et revendication des droits ?
Justine Lacroix – Le moment de remise en cause du primat des droits de l’homme dans la pensée politique française a suivi presque immédiatement celui de la revalorisation de leur signification politique. Claude Lefort est un des auteurs qui, à partir de la fin des années 1970, a le plus contribué à mettre en évidence la dimension proprement politique des droits de l’homme, notamment dans « Droits de l’homme et politique3 ». Dans cet article, il s’opposait tant à la conception marxiste des droits de l’homme qu’à celle promue par lesdits « nouveaux philosophes ». L’une et l’autre de ces perspectives souffraient, selon lui, d’une commune impuissance à concevoir les droits de l’homme autrement que comme les droits des individus, ignorant, ou feignant d’ignorer, qu’ils ouvrent un nouveau rapport à la politique et qu’ils induisent un bouleversement des rapports sociaux. Les droits de l’homme, disait Lefort, ne sont pas un « sanctuaire de morale », mais les principes générateurs de la démocratie. Autrement dit, les luttes pour la conquête de nouveaux droits – qu’ils s’agisse de ceux des femmes, des ouvriers, des homosexuels ou des immigrés – sont un mode de construction d’un espace public libérant la communication entre citoyens. Cette défense « politique » des droits de l’homme fut aussitôt exposée aux réserves soulevées, notamment, par Marcel Gauchet dans son fameux article « Les droits de l’homme ne sont pas une politique » (1980). Pour ce dernier, l’erreur serait, à force de mettre en avant l’individu, ses intérêts et ses droits, d’estomper les repères politiques qui ont donné corps au processus politique moderne. À vrai dire, cette critique ne rend pas vraiment justice aux thèses de Lefort qui n’a cessé de souligner que la conquête de nouveaux droits supposait une reconnaissance publique portée par un débat collectif. La thèse de ce dernier était bien que les droits de l’homme ne sont pas réductibles aux droits de l’individu car ils ont, dès l’origine, un sens social qui lie le sujet à d’autres sujets dans un espace public partagé. Il n’en reste pas moins que la critique de Gauchet n’est pas isolée : d’autres que lui reprennent l’argument selon lequel les luttes de droits nous entraînent dans une sorte de spirale revendicative qui perd de vue le point de vue de la société dans son ensemble au profit d’une multiplicité de points de vue individuels.
Jean-Yves Pranchère – La force de la position de Lefort est de ne pas penser les droits de l’homme comme des « droits subjectifs », une expression et une idée postérieures aux déclarations du XVIIIe siècle, mais comme des droits fondateurs d’un espace social démocratique. Ces droits sont, dit-il encore, une « matrice symbolique des rapports sociaux4 ». Comme le disait Justine à l’instant, ce sont donc des droits de la relation sociale, d’où naissent des droits subjectifs qui sont à la fois leur effet et leur condition. Le cœur de ces derniers n’est pas simplement « individualiste » : s’il l’était, il serait tout simplement incompréhensible qu’ils aient pu, à la façon d’un « appel d’air », inaugurer le processus révolutionnaire et alimenter sa radicalisation démocratique et sociale. Il nous semble que les analyses de Lefort sont celles qui ont le mieux saisi la dynamique démocratique des droits de l’homme, tant sur le plan historique que sur le plan conceptuel. Cette dynamique a toujours débordé les tentatives, portées par des acteurs sociaux conservateurs, d’enferrer les droits de l’homme dans des formulations « propriétaristes » ou étroitement « individualistes » (au sens limité, et très contestable, d’un refus de toute ontologie sociale qui lierait la liberté individuelle à une solidarité collective). Lefort a insisté sur le fait qu’il fallait penser ensemble les droits individuels et le droit social, et qu’il fallait les penser, non à partir des mythes inverses de l’individu qui précèderait la société ou de la société qui absorberait l’individu en se bouclant sur elle-même, mais à la lumière du caractère originaire de la division sociale, dont la lutte des classes est une des expressions. La critique des droits de l’homme comme « dynamique aliénante de l’individualisme » refoule ce qu’a montré Lefort, à savoir que les droits de l’homme ne sont pas l’expression d’une ontologie individualiste, mais des conditions, des formes et des vecteurs des rapports sociaux propres à la démocratie, c’est-à-dire des rapports qui assument la division sociale. C’est ce qui met Lefort en porte-à-faux aussi bien avec une critique socialiste qui maintient le rêve marxiste d’une abolition de la division du travail et de l’institution politique qu’avec une critique conservatrice qui voudrait annuler la lutte de classes dans un ordre stabilisé. Lefort est à la fois un penseur de la « démocratie sauvage » — il souligne que les droits de l’homme sont solidaires du caractère sauvage de la démocratie, de son caractère revendicateur — et un penseur d’une société qui ne saurait se clore sur elle-même dans une auto-organisation ou une « souveraineté sur soi ». L’« indétermination démocratique5 » des droits de l’homme marque la limite de l’autonomie, non pas au sens où ils s’opposeraient à la décision collective ou à la possibilité de la position d’un bien commun, mais au sens où la démocratie est ce régime qui est constamment bousculé par une « expérience de l’autre », une expérience de l’altérité qui est solidaire de la division sociale, donc d’un moment d’hétéronomie irréductible puisque nous expérimentons notre limitation par l’autre, cette dernière pouvant prendre, d’ailleurs, la forme du vivant ou des écosystèmes naturels.
Luc Foisneau – Dans la mesure où votre livre est organisé autour de deux figures principales, celle de Claude Lefort et celle d’Hannah Arendt, je souhaiterais que nous parlions de cette dernière et de la place que vous lui accordez dans vos analyses. Il me semble que, dans la perspective que vous nous proposez, la figure d’Arendt est plus ambiguë que celle de Lefort : la position d’Arendt sur les droits de l’homme a donné lieu à des interprétations qui ont pu finalement conduire à obscurcir les termes du débat. Je pense en particulier à l’interprétation d’un chapitre célèbre du deuxième tome des Origines du totalitarisme6. Est-ce que vous pourriez préciser ce point, et la spécificité de votre lecture d’Hannah Arendt ?
Justine Lacroix – Je ne dirais pas que la position d’Arendt sur les droits de l’homme est plus ambiguë mais qu’elle est moins immédiatement lisible que celle de Lefort. D’une part, il y a une différence de contexte historique. Le principal texte consacré aux droits de l’homme par Arendt, « Le déclin de l’État-nation et la fin des droits de l’homme », est publié en 1951, à la fin du deuxième tome des Origines du totalitarisme, soit au lendemain du deuxième conflit mondial. Arendt, qui étudie le cas des apatrides de l’entre-deux-guerres, veut montrer que les droits de l’homme, ces droits dits « naturels » car supposés indépendants de toute forme d’appartenance collective, se sont révélés impuissants à protéger ceux qui n’étaient plus reconnus comme des membres à part entière d’une communauté politique. Son objet est donc d’analyser une catastrophe politique, celle qui a conduit à ce qu’elle appelle « l’anéantissement de la personne juridique7 », à savoir, à l’abolition des droits légaux de groupes humains entiers. Le texte de Lefort est publié, près de trente ans plus tard, dans un contexte politique marqué tant par les combats pour l’extension des droits au sein des démocraties dites « occidentales » que par les luttes des dissidents d’Europe centrale et orientale. C’est ce qui explique son enthousiasme beaucoup plus marqué pour les potentialités politiques des droits de l’homme. Pour autant, la position d’Arendt sur cette question n’est pas ambivalente. Si on lit Les Origines dans son ensemble, et notamment son analyse de l’affaire Dreyfus, on constate qu’elle salue à plusieurs reprises l’action de ces hommes qui, tels Bernard Lazare ou Georges Clemenceau, ont mobilisé dans leurs combats ces idées « abstraites » que sont les principes proclamés en 1789. Quand elle analyse ce qu’elle appelle « l’effondrement » de la France dans l’entre-deux-guerres, elle l’attribue au fait qu’il n’y avait plus personne pour mobiliser « la vieille passion révolutionnaire pour les droits de l’homme8 ». Surtout, comme l’ont notamment montré les écrits du regretté Étienne Tassin9, le texte d’Arendt sur « Le déclin de l’État-nation et la fin des droits de l’homme » a souvent été mal compris, notamment en France, où l’on a cru que l’insistance d’Arendt sur la nécessité d’appartenir à une communauté politique, ce qu’elle appelle le « droit d’avoir des droits10 », signifiait qu’elle réduisait les droits de l’homme à ceux des nationaux. Alors que, au contraire, son objet est de souligner la contradiction qu’il y a eu à proclamer simultanément des droits universels et l’affirmation d’une souveraineté nationale absolue. Au cœur de son analyse réside bien l’idée que c’est la conquête de l’État par la nation, et donc la réduction des droits de l’homme à ceux des nationaux, qui s’est avérée catastrophique. En réalité, si Arendt refuse le langage des droits « naturels », elle ouvre la voie à une conception que l’on peut dire « politique » des droits de l’homme, qui est proche de celle de Lefort dans la mesure où, dans les deux cas, ce sont les acteurs eux-mêmes qui engendrent leurs libertés en déclarant leurs droits et en se reconnaissant mutuellement comme des égaux. Mais il est vrai que le texte d’Arendt n’est pas simple, sa réflexion présentant une forte dimension aporétique. Lefort lui-même, dans une rare allusion aux écrits d’Arendt sur cette question, lui reproche de ne considérer les droits de l’homme que comme une « fiction11 ». Pourtant, la conception des droits qui se dessine chez Arendt nous semble en résonance directe avec celle de Lefort.
Jean-Yves Pranchère – Lefort disait qu’Arendt était l’autrice dont il se sentait le plus proche. Il y a certainement des ambiguïtés chez Arendt, mais elles ne touchent pas tant à la question des droits de l’homme et de la démocratie qu’à la critique de la modernité qu’elle a héritée, en partie, de Heidegger. Notre conviction est que cette dépendance heideggérienne, qui reste, il faut y insister, partielle, critique et complexe, n’entame pas sa conception des droits de l’homme, sa défense de la démocratie et sa critique de l’État-nation, qui l’opposent frontalement à Heidegger. Je dirais même que les ambiguïtés d’Arendt font partie de ce qui rend sa pensée intéressante et ouverte. Dans notre ouvrage, qui suit les dialectiques des critiques des droits de l’homme à travers des auteurs matriciels du XIXe siècle, les deux derniers chapitres consacrés à Schmitt et Arendt esquissent l’horizon de ces critiques. Pour le dire brutalement, il y a ce qu’on pourrait appeler la zone d’effondrement, qui correspond à la pensée de Carl Schmitt : c’est le débouché autoritaire des critiques radicales qui assument un refus des droits de l’homme sans reste. Et puis il y a ce qu’on pourrait appeler le point de rebroussement, qui correspond à la pensée d’Arendt, qui est très informée de ces critiques et s’en est nourrie, mais qui montre, à travers la formule du « droit d’avoir des droits », qu’il y a une sorte de noyau insécable, de limite au-delà de laquelle les critiques des droits de l’homme ne peuvent pas aller. Il s’agit du point à partir duquel, nous semble-t-il, il est possible, non pas de refaire le trajet en sens inverse, mais de tenter de reconquérir une conception des droits de l’homme qui serait enrichie de ses critiques. Et de ce point de vue-là, Arendt est une ressource, jusque dans ses ambivalences.
Luc Foisneau – Comme nous avons commencé à parler de votre livre à partir de sa fin, je voudrais qu’on revienne sur le projet dans son ensemble. Le sous-titre de l’ouvrage est « Généalogie du scepticisme démocratique ». Je ne vous demanderai pas de commenter cette référence au scepticisme, mais j’aimerais que vous reveniez sur le début de cette histoire de la critique des droits de l’homme, sur la critique de Burke, qui est contemporaine de la Révolution française. Pourquoi cette critique est-elle aussi importante, comme en atteste le fait que les arguments développés par Burke en 1790 furent repris très souvent après lui ? Autrement dit, qu’est-ce qui fait, selon vous, la force de cette première critique ?
Justine Lacroix – C’est une critique dont on ne peut sous-estimer l’importance : c’est la première attaque radicale contre la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, lancée dès 1790, et qui va servir de modèle à la plupart de celles qui proliféreront ensuite. Edmund Burke va énoncer des arguments puissants qui se retrouveront en Allemagne, en France et vont être repris très largement par l’ensemble de la pensée dite contre-révolutionnaire. Cependant, nous avons tenté de montrer dans notre livre que la critique des droits de l’homme n’est pas réductible à une posture conservatrice ou contre-révolutionnaire. C’est la raison pour laquelle nous avons aussi fait une place à la critique « progressiste » des droits de l’homme formulée par cet allié de la Révolution Française que fut Jeremy Bentham. En même temps, il est frappant de constater que, bien qu’elle parte de prémisses politiques en tout point opposées, la critique de Bentham finit par attribuer aux droits de l’homme les mêmes maux que ceux qui avaient été identifiés par Burke, un risque accru d’anarchie, de despotisme et de violence. La critique des droits de l’homme formulée par Marx, en revanche, est clairement aux antipodes de celle de Burke. Ce dernier reproche à la Déclaration de déstabiliser le principe de propriété, alors que Marx y voit une sacralisation de la propriété privée. Il est donc juste de dire que Burke introduit une réelle césure dans l’histoire des idées politiques et que la plupart des critiques ultérieures des droits de l’homme se situeront par rapport à sa critique initiale, fût-ce pour en prendre le contre-pied.
Jean-Yves Pranchère – Ce qui est fascinant chez Burke, outre son écriture flamboyante, c’est qu’il est très proche de la tradition des lumières écossaises. Il est du côté d’Adam Smith et, à bien des égards, sa pensée politique répète simplement Montesquieu. Il retourne donc contre la démocratie tout un courant « libéral » de la modernité. Et il le fait avec une réelle acuité : il voit très bien les contradictions qui travaillent le processus révolutionnaire, en particulier au plan économique, et il en donne une description assez prophétique. Il annonce, dès 1790, que le processus va déboucher sur la terreur et finira par la prise de pouvoir d’un général populaire. On ne peut pas dire que c’était mal vu. Par ailleurs, sa pensée est incroyablement surdéterminée : il produit un argumentaire polyphonique, qui draine des thèmes antimodernes, naturalistes, mais aussi des thèmes libéraux et utilitaristes. C’est ce qui fait que, à bien des égards, on peut voir en Burke une sorte d’ancêtre de la pensée de Friedrich Hayek, par exemple. Hayek n’a d’ailleurs que des éloges à adresser à Burke… On trouve déjà chez ce dernier ce que l’on retrouvera chez le premier, à savoir cette espèce d’alliance entre un conservatisme moral, soucieux de préserver les attachements communautaires, et un libéralisme inégalitaire qui prône une tolérance mesurée et voit dans le marché un mode de sélection des hiérarchies naturelles. Un peu de la même manière que les droits de l’homme sont le creuset de tendances politiques divergentes, puisqu’ils vont nourrir à la fois le libéralisme des droits, le jacobinisme et le proto-socialisme babouviste, on a chez Burke une sorte de creuset bouillonnant d’où vont pouvoir sortir des configurations intellectuelles tout à fait différentes, romantiques aussi bien qu’anti-romantiques.
Luc Foisneau – Je souhaiterais revenir sur la spécificité de la critique utilitariste des droits de l’homme. Ne pourrait-on dire que cette critique appellera une critique en retour dans les années 1960-1970, sous la forme de la Théorie de la justice de Rawls ? Seriez-vous d’accord pour voir dans la Théorie de la justice une critique de la critique utilitariste des droits de l’homme ?
Justine Lacroix – Dans le champ de la pensée politique anglophone, ce n’est effectivement que depuis trois ou quatre décennies que la notion de droits de l’homme est sortie d’une longue période d’indifférence ou de mépris. La publication de la Théorie de la justice par John Rawls en 1971 marque, on le sait, la renaissance de grandes théories politiques qui visent à évaluer les exigences sociales en termes de droits individuels plutôt qu’en fonction de l’utilité sociale. Rawls prend ainsi ses distances avec l’utilitarisme auquel il reproche de ne pas être un individualisme. Même si l’utilitarisme prend l’individu comme l’unité de compte pour calculer l’utilité générale, il ne prend pas au sérieux l’unicité, le caractère singulier de chaque individu, qui ne saurait être sacrifié à des intérêts collectifs. C’est ce qui explique son insistance sur les « libertés de bases égales » pour tous qui forment le premier principe de justice choisi sous voile d’ignorance. Le travail de Rawls a donné, c’est indéniable, le signal à un large renouveau du travail philosophique sur les droits de l’homme.
Jean-Yves Pranchère – J’ajouterai que la renaissance des droits de l’homme est aussi venue à la suite de mouvements politiques et sociaux qui, dans les années 1970, refusaient à la fois le totalitarisme soviétique et les régimes tortionnaires soutenus par les USA en Amérique latine. Si Rawls représente une des élaborations possibles des droits de l’homme, ceux-ci peuvent également faire l’objet d’élaborations plus radicalement sociales, plus « durkheimiennes » si vous voulez, mais aussi d’élaborations moins sociales que celles de Rawls.
Justine Lacroix – Plus libertaires, sans être néolibérales.
Jean-Yves Pranchère – Tout à fait.
Luc Foisneau – Il y a un parallélisme, ou, si l’on préfère, une coïncidence historique quasiment parfaite entre les critiques de l’utilitarisme dans le monde anglo-saxon et les critiques du marxisme de ce côté-ci de l’Atlantique. Ces deux critiques libèrent, l’une comme l’autre, un espace intellectuel au renouveau d’une pensée des droits de l’homme. Que pensez-vous de cette coïncidence ? Constitue-t-elle une forme de convergence ?
Justine Lacroix – Ce double phénomène peut en partie expliquer une revalorisation des droits de l’homme à partir des années 1970 : d’une part, la perte d’influence du marxisme, dont certains courants avaient pu alimenter une forme de mépris pour les libertés bourgeoises et, d’autre part, les objections adressées à l’utilitarisme, qui était la pensée dominante dans le monde anglophone. Pour autant, à ma connaissance, cette deuxième dimension n’a joué aucun rôle en France, où la tradition utilitariste est restée peu connue et peu mobilisée.
Jean-Yves Pranchère – Ce parallélisme est réel, même si on ne doit pas oublier qu’il y a eu des marxistes hétérodoxes qui étaient prêts à faire une place à l’affirmation des droits, comme Ernst Bloch dans Droit naturel et dignité humaine, paru en 1961 et traduit en France en 197612. La place de l’utilitarisme fut occupée en France, en un certain sens, par la tradition sociologique issue de la pensée d’Auguste Comte chez qui il y a une sorte d’utilitarisme social, l’utilité qui sert de principe à la critique des droits de l’homme étant l’utilité de la société en tant qu’organisme, et non pas l’agrégation des utilités individuelles. Avec Durkheim, Duguit et Mauss, cette tradition sociologique s’était transformée jusqu’à intégrer la tradition des droits de l’homme (ou s’intégrer à elle), comme on le voit dans la « déclaration des droits sociaux » de Gurvitch13. Mais alors même que cette tradition puissante a eu des effets considérables en inspirant la construction de l’État social, elle a été rendue invisible par l’hégémonie idéologique exercée sur la gauche par le marxisme, qui réduisait l’État social à un appareil idéologique au service de la reproduction sociale.
Luc Foisneau – En guise de dernière question, j’aimerais savoir quels sont vos projets, si vous avez des projets communs, et des projets de recherche dans le cadre de l’Université Libre de Bruxelles où vous enseignez l’un et l’autre ?
Justine Lacroix – Nous allons continuer à écrire à quatre mains… du moins, si Jean-Yves le souhaite également. Quand on y parvient – ce n’est pas toujours possible – écrire à deux est vraiment très fructueux, la pensée s’élargit, le dialogue avec soi-même et les auteurs qu’on lit se double d’une confrontation à une écriture et une réflexion distinctes qu’il faut à la fois respecter et intégrer sans rien éluder des points de tension éventuels. C’est un exercice passionnant.
Jean-Yves Pranchère – Je vous le confirme. Écrire à deux, c’est écrire à plus que deux : aux deux auteurs s’ajoute ce troisième auteur qu’est le duo lui-même, et ce duo transforme les auteurs initiaux dans le travail d’écriture – ce qui fait au moins cinq auteurs.
Justine Lacroix – S’agissant de nos projets, nous travaillons d’abord à un petit ouvrage qui tente de répondre à certaines critiques avancées aujourd’hui dans l’espace intellectuel français à l’encontre des droits de l’homme14. Il s’inscrit dans une veine plus militante et s’adresse à un public plus large que Le Procès des droits de l’homme, qui visait avant tout la sphère universitaire ; l’enjeu est de clarifier les concepts politiques attachés aux « droits humains ». Au-delà de ce geste « engagé » et immédiat, il nous semble qu’il y a un travail de fond à entreprendre tant dans l’histoire de la pensée politique que dans la théorie normative pour élucider à la fois les insuffisances et les ressources que recèlent les droits humains pour articuler démocratie, question sociale et question écologique. Nous y réfléchissons en ce moment.
Jean-Yves Pranchère – Une première étape de cette réflexion est le projet collectif mené au Centre de Théorie Politique (CTP) avec Thomas Berns, trois doctorant.es et une post-doctorante du Centre de théorie politique de l’Université de Bruxelles, sous le titre « Why Lefort Matters ? Pourquoi Lefort importe-t-il ? » Il s’agit de mettre à l’épreuve des questions contemporaines les ressources offertes par la pensée de Claude Lefort, qui n’a jamais dissocié l’analyse historique et la réflexion normative15.
Notes
1
J. Lacroix et J.-Y. Pranchère, Le procès des droits de l’homme, Paris, Seuil, 2016.
2
Marcel Gauchet, « Les droits de l’homme ne sont pas une politique », Le Débat, juillet-août 1980, n° 3, p. 3-21, repris in Id., La démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2002, p. 1-26.
3
Cl. Lefort, « Droits de l’homme et politique », Libre, n° 7, Payot, 1980, repris in Id., L’invention démocratique, Paris, Fayard, 1981, 2de éd., 1994, p. 45-83. Le texte est daté de « mai 1979 ».
4
Cl. Lefort, préface de 1979 aux Éléments d’une critique de la bureaucratie, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1979, p. 25.
5
On peut résumer par cette expression des analyses données par Claude Lefort dans « Démocratie et avènement d’un “lieu vide” » (1982), et dans « La dissolution des repères et l’enjeu démocratique » (1986), in Cl. Lefort, Le temps présent. Écrits 1945-2005, Paris, Belin, 2007, p. 466 et 560-563.
6
H. Arendt, « Le déclin de l’État-nation et la fin des droits de l’homme », in Id., Les origines du totalitarisme, trad. fr. collective, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2002.
7
H. Arendt, Les origines du totalitarisme, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2002, p. 806.
8
H. Arendt, Les origines du totalitarisme, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2002, p. 358.
9
Voir notamment, É. Tassin, Pourquoi agissons-nous ? Questionner la politique en compagnie d’Hannah Arendt, Lormont, Le Bord de l’Eau, 2018.
10
H. Arendt, Les origines du totalitarisme, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2002, p. 602.
11
Cl. Lefort, « Hannah Arendt et la question du politique », in Id., Essais sur le politique. XIXe-XXe siècle, Paris, Seuil, coll. « Points : essais », 1986, p. 74.
12
E. Bloch, Droit naturel et dignité humaine, trad. fr. J. Lacoste et D. Authier, Paris, Payot, 1976.
13
G. Gurvitch, La Déclaration des droits sociaux, Paris, Dalloz, 2009 (1943).
14
J. Lacroix et J.-Y. Pranchère, Les Droits de l’homme rendent-ils idiot ?, Paris, Seuil, coll. « La république des idées », 2019.
15
Voir les premiers travaux rassemblés dans Esprit, janvier 2019 (Claude Lefort. L’inquiétude démocratique) et Raison publique, n° 23, mai 2019 (Le Travail de l’œuvre – Claude Lefort).