Introduction de l'Atelier Sangs Politiques par Elisabeth Anstett et Gabriel Gatti.
Directrice de recherche

(CNRS - UMR 7268 Anthropologie bio-culturelle, droit, éthique et santé)

Professeur titulaire, Département de Sociologie 2

(Université du Pays Basque)

L’objectif principal de la conférence intitulée Sangres politicas : Ciudadanías y biométrica en Europa y América Latina, qui a été organisée les 8 et 9 décembre 2016 à Montevideo (Uruguay), et dans le prolongement de laquelle furent préparés les textes de cet atelier, était d’engager une discussion pluridisciplinaire sur les effets de la biologie, des sciences médico-légales et de la biométrie sur les différentes façons d’envisager aujourd’hui la citoyenneté et les droits collectifs ou individuels.

Le point de départ de cette conférence était issu du constat que nous faisions sur nos terrains respectifs – qui relèvent pour Gabriel Gatti d’une approche sociologique comparative et critique de la condition de victime en Europe et en Amérique Latine, et pour Elisabeth Anstett d’une anthropologie des usages politiques et sociaux des restes humains dans les contextes de violences de masse et de génocide – de l’irruption dans l’arène sociale d’un acide, l’Acide Désoxyribonucléique plus connu sous son surnom d’ADN.

Nous observions en effet depuis le début des années 2000 que cet acide et ses avatars jouaient un rôle de plus en plus important dans nos sociétés au point de bouleverser totalement les représentations et les discours sur la parenté, la société, l’État, la citoyenneté, et plus généralement toute la cartographie des relations sociales.

Modélisation d'une structure de section d'ADN.

Les exemples que nous offrent nos sujets de recherche ne sont pas les seuls, loin de là. La fin du XXe siècle et ce début de XXIe siècle ont en effet vu croitre et se mondialiser l’usage de diverses technologies biométriques (empreintes papillaires ou oculaires, scanner faciaux, caméra thermiques) dont l’ADN ne représente qu’un exemple, et qui sont désormais totalement omniprésentes. Ces technologies se retrouvent au cœur de l’administration ordinaire et extraordinaire de l’État (pour l’établissement de documents d’identités, pour le contrôle des citoyens aux frontières, pour le contrôle de la circulation des populations étrangères ou encore pour l’administration des populations vulnérables).

Mais ces technologies sont aussi mobilisées dans les politiques de la mémoire et des droits de l’Homme (pour l’identification des migrants décédés aux frontières de l’Union Européenne ou des USA, et comme pour l’identification des disparus pour raisons politiques en Amérique Latine ou en Europe, comme en Afrique ou en Asie). Dans d’autres cas encore, le recours à la biométrie sert à appuyer des revendications émises par des collectifs de différents ordres (populations autochtones ou indigènes visant une reconnaissance de leur existence, ou groupements LGTB militant pour l’accès a la procréation médicalement assistée, par exemple).

Ainsi la connaissance moléculaire du corps humain est d’une part devenue un instrument essentiel du contrôle des citoyens par l’État ; en ce sens, il est tout à fait possible d’analyser les usages politiques de l’ADN dans les perspectives de la gouvernance des corps et de la biopolitique, telles qu’elles furent initiées par Foucault. Mais les avancées de la biologie moléculaire et le développement de la lecture de l’ADN représentent aussi désormais d’autre part un argument essentiel pour les revendications de groupes de citoyens envers l’État ; dans ces cas, la biopolitique s’exerce non plus depuis le sommet de l’État vers la base, mais bien depuis la base vers le sommet, de façon revendicatrice et militante.

Affiche de l'équipe argentine d'anthropologie médico-légale (EAAF)
Affiche de l'équipe argentine d'anthropologie médico-légale (EAAF)

Affiches de l'équipe argentine d'anthropologie médico-légale (EAAF) pour inciter les familles de disparus politiques à participer à l'identification de victimes grâce à des prélèvements sanguins

Cette rencontre éminemment politique et donc polémique entre la biologie et diverses représentations ou pratiques de la citoyenneté, a eu plusieurs conséquences. A un premier niveau, elle a débouché sur la montée en puissance des sciences médico-légales. Nous en voulons pour preuve le rôle presque messianique qu’en est venue à assumer dans des contextes marqués par les violences de masse l’expertise médico-anthropologique qui s’accompagne dans certains cas d’un discours triomphaliste sur les prouesses de la science, au final peu questionné.

Mais la rencontre entre la biologie moléculaire et la sphère politique s’est aussi traduite par la généralisation de l’usage des tests sanguins ou salivaires basés sur la reconnaissance de l’ADN, généralisation qui a débouché sur la constitution de banques d’ADN dans plusieurs pays, notamment en Argentine, pionnière en ce domaine. Les usages politiques de la biométrie ont par ailleurs également eu pour conséquence l’inclusion de données issues de mesures biométriques (empreinte digitales, reconnaissance de l’iris ou scanner facial) au sein des documents d’identités de la plupart des États du monde. De nombreuses recherches ont ainsi mis en lumière la complexité des aspects politiques et sociaux de l’utilisation des technologies biomédicales dans ces différents contextes. Et la mise en place de politiques publiques dans le domaine de la santé comme cela a été le cas des dispositifs à destination des mineurs vulnérables en Uruguay – le sociologue Sebastián Aguiar et l’anthropologue Marcello Rossal l’ont bien montré – s’est dès lors accompagné d’un contrôle accru des populations ciblées par l’État.

Plus grave encore, lors des procédures administratives ou judiciaires visant à identifier des coupables – comme dans les cas étudiés par la sociologue française Joëlle Vailly – ou bien à faire reconnaitre des préjudices – comme dans le cas des descendants de malades de la lèpre étudiés par l’anthropologue brésilienne Claudia Fonseca – la question reste toujours posée des usages ultérieurs ou détournés qui pourraient être faits des bases de données biologiques crées pour les circonstances. Quant aux revendications émanant de populations indigènes – étudiées notamment par l’anthropologue José López Mazz pour le cas des Charruas – ou de minorités sexuelles – étudiées pour leur part par l’anthropologue basque Elixabete Imaz – elles ne sont pas sans créer également des situations inédites qui articulent des espaces normatifs hétérogènes et parfois antagonistes, et participent à de nouvelles définitions de l’hérédité comme le montrent les derniers travaux d’Enric Porqueres, à la mémoire duquel ce dossier est dédié. Dans tous ces cas la question reste toujours posée de la part de violence (qu’elle soit symbolique, physique ou politique), qu’implique le prélèvement de données biologiques ou biométriques, tout autant que leur utilisation à des fins de preuve d’identification et d’assignation identitaire.

Affiche du documentaire "Bienvenue au Réfugistan" d'Anne Poiret

Affiche du documentaire Bienvenue au Réfugistan d'Anne Poiret

Liberticides pour les uns, scientifiques et donc garantes d’une vérité des faits pour les autres, l’usage de la mesure du corps humain pose donc de nombreuses questions : d’ordre politique mais aussi éthique et juridique.

Ces questions sont de façon générale liées au respect de la personne et à l’objectivation du corps humain, mais elles sont également liées au fichage ou au marquage des populations, comme le met en lumière la sociologue argentine Estella Schindel dans son étude du contrôle aux frontières de l’Union Européenne, tout autant qu’à la potentielle sélection ou au tri des personnes dans des contextes où l’État et les institutions s’imposent aux individus.

Au final, ces usages politiques d’un « sang », entendu au sens large, amènent donc à s’interroger sur la légitimité d’une imposition de l’argument biologique sur tous les autres, comme sur les conséquences de ce rapport logique.

Mais le dialogue interdisciplinaire que nous avons engagé en 2016 avait aussi un deuxième objectif. Car, dans ce prolongement d’une première conférence organisée en 2014 et dont les actes sont récemment parus1, notre conférence visait également à dynamiser le dialogue entre les mondes universitaires francophones et hispanophones. Ainsi les débats initiés à Montevideo ont débouché sur deux publications, l’une en Français sur la plateforme en ligne Politika, et l’autre en Espagnol dans le cadre d’un numéro spécial de la revue Athenea Digital.

Nous pensons en effet que des objets aussi complexes que les biotechnologies et leurs usages (qui sont toujours de nature politique) ne peuvent faire l’économie d’une approche multidisciplinaire et internationale tant ils relèvent de logiques et de pratiques largement globalisées. Seule une réflexion empirique engagée de façon transnationale à l’échelle du monde entier, prenant appui sur une approche qualitative, comparative et critique est à même de prendre la pleine mesure des enjeux essentiels qui sous-tendent les différents usages de la biométrie. Ce sont ainsi peut-être au final – comme l’ont montré la curatrice cubano‑mexicaine Ilena Dieguez, et les deux plasticiennes et performatrices uruguayennes Hekaterina Delgado ou Tamara Cubas dans leurs installations – les artistes, les plasticiens et les dramaturges qui sont pour l’instant le mieux parvenus à exprimer toute la complexité et l’urgence qu’il y a à prendre en compte la dimension véritablement politique du sang et de ses usages.

Cantuta, intervention de Ricardo Wiesse dans les collines de Cieneguilla le 27 juin 1995

Cantuta, intervention de Ricardo Wiesse dans les collines de Cieneguilla le 27 juin 1995, en hommage aux victimes de La Cantuta, Lima, Pérou.

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1

José López Mazz, Elisabeth Anstett, Denis Merklen, Despues de la violencia : el presente politico de las dictaturas pasadas, Montevideo, Ediciones de la Banda Oriental, 2017.