Depuis le 8 septembre 2021, une foule colorée se réunit dans la salle des pas perdus du Palais de Justice de l’île de la Cité, pour le procès des attentats du 13 novembre 2015. Cordons de couleurs rouge, verte, noire, orange et bleue définissent le statut et le rôle des acteurs dans ce procès qualifié d’« historique » par les autorités judiciaires car d’une durée exceptionnelle de dix mois et filmé pour être versé aux Archives nationales. Parties civiles, journalistes, avocat·e·s, chercheuses et chercheurs, agents de la Cour d’appel organisant le procès : chacun porte autour du cou la couleur de son rôle au sein du « Procès V13 » comme il est devenu courant de l’appeler dans cet espace d’initiés. On observe même des affichages bigarrés : certaines parties civiles arborent parfois en même temps le rouge du refus de parler à la presse et le vert de son acceptation, tandis que nous avons choisi, de manière informelle, de nous distinguer des journalistes en ajoutant un fil violet au cordon orange qui nous a été assigné – en signe non de fierté d’appartenir à un ESR épuisé, mais d’un effort réfléchi de construction et de publicisation d’une posture collective de chercheurs au Palais (voir l’introduction).
Intérieur de la salle des criées, réservée aux journalistes, avec ces trois principaux écrans de retransmission. L’écran de gauche est une vue permanente sur le box des accusés, l’écran central retransmet le flux enregistré pour les archives et l’écran de droite est une vue permanente sur les bancs des avocats de parties civiles. Le 20 janvier 2022, Palais de Justice de l’île de la Cité.
Si le cordon est un indice à l’adresse de celles et ceux que nous croisons, il est aussi une clef : équipée d’écrans de retransmission spécifiques qui permettent d’observer en même temps la Cour, le parquet, les accusés, leur défense, et les avocats des parties civiles, la salle des Criées n’est ouverte qu’aux cordons orange, monochromes ou doublés de rouge (voir l’entretien avec David Fritz-Goeppinger) voire de violet. À quelques mètres, la première chambre n’est ouverte, quant à elle, qu’aux parties civiles, qu’elles aient opté pour le rouge ou le vert. La salle d’audience, enfin, est accessible à tous les cordons mais les couleurs de chacun impliquent des regroupements en fonction des rôles – la Cour d’appel veillant chaque jour à limiter les débordements et les mélanges. C’est toute une organisation par « statuts » qui s’est construite autour de ces « tours de cou ». Ils sont ce qui permet de naviguer dans cet espace fragmenté, d’y retrouver ses pairs, de se distinguer et de se situer. Ils ouvrent des droits, s’adossent à des professions et imposent des contraintes comportementales et des identités (voir l’entretien avec David Fritz-Goeppinger).
Cordons de couleur précisant la nature de l’accréditation, et permettant un accès spécifiques aux différentes salles. Le 10 mars 2022, Palais de Justice de l’île de la Cité
Comment se fabrique une recherche collective sur cet objet difficile, voire douloureux, qu’est le procès des attentats du 13 novembre 2015 à Paris, dans un espace social différencié, où les relations entre les groupes sont en permanence négociées et renégociées ? C’est à cette question qu’est dédié ce texte collectif de l’équipe ProMeTe, construit sur une collecte d’anecdotes. Derniers admis, sans statut spécifique, dotés de cordons non nominaux et en nombre trop restreint pour l’entièreté du groupe (six badges pour une équipe d’au moins une quinzaine de membres), les chercheurs doivent « trouver leur place ».
Faire de la recherche collective au procès V13
Cette recherche prolonge une enquête, commencée en 2017, sur les procès du contentieux terroriste actuel et historique (voir le projet Jupiter). Il s’agit de faire de ces audiences de jugement non de simples sources d’informations mais des objets d’analyse permettant d’appréhender concrètement les effets judiciaires des violences politiques. Nous ne venons pas au Palais pour parfaire, par exemple, nos connaissances sur les trajectoires dites de « radicalisation » des accusés ; le mot, très débattu dans le prétoire, intéresse certains d’entre nous, mais rapporté à la manière dont il est évoqué en audience par les acteurs judiciaires comme par les accusés eux-mêmes. C’est dans cette perspective qu’une petite partie de l’équipe pose la question bien plus large de la prise en compte de la religion dans le procès pénal (voir l'interview d'Anne Wyvekens). L’étude des pratiques des autorités judiciaires mais aussi des accusés, de leurs avocats ou des victimes permet de donner un sens concret aux mutations du pouvoir confronté aux « épreuves d’État » que constituent les attentats et leurs suites. Cet intérêt partagé pour les interactions entre tous les acteurs présents au tribunal, leurs conflits et leurs collusions, aussi bien que les émotions éprouvées, donne son unité à une équipe de recherche pluridisciplinaire, qui explore des angles variés et mobilise l’ensemble des méthodes des sciences sociales (voir la liste des membres en fin d'introduction).
Intérieur du box des accusés de la salle d’audience du procès V13. Vue depuis les bancs des accusés. Le 6 juillet 2021, Palais de Justice de l’île de la Cité
L’observation qui chemin faisant devient semi-participante 1 est la pratique commune des membres de l’équipe – avec plus ou moins d’assiduité selon les temps de recherche et les questions abordées à l’audience. La scène judiciaire est devenue un terrain d’observation important en sciences sociales, de plus en plus abordée avec les méthodes de l’ethnographie, en particulier pour les séquences chronologiques les plus récentes 2. La présence quotidienne dans la salle du procès est chronophage et nécessite une organisation collective, mais elle permet de dépasser les visions uniquement statistiques ou journalistiques, ce qui dans le contexte actuel de l’expertise antiterroriste n’est pas si commun. Elle offre en effet un matériel de première main inédit quant à la manière dont se fabrique le regard judiciaire mais aussi médiatique et social sur les attentats terroristes. Placé sur les bancs de la salle d’audience, le chercheur, dans une approche interactionniste de la scène du procès, analyse la manière dont les jugements se forment et les rôles se redéfinissent – celui de victime, en particulier.
C’est d’ailleurs cette pratique de l’observation, avec la cohabitation dans les salles du Palais jusqu’à huit ou dix heures par jour, ou de manière ponctuelle comme lors des dernières commémorations des attentats, qui a favorisé la comparaison, l’articulation, voire l’intégration, des différents dispositifs méthodologiques. L’attelage pluridisciplinaire fait place progressivement à une réflexion épistémologique interdisciplinaire. Les positions demeurent différenciées, mais nos questionnements se rencontrent et nos démarches se complètent. L’équipe peut même avoir une dimension spéculaire ; certains d’entre nous sont les observateurs des autres, à l’instar d’une chercheuse qui travaille sur les transformations du métier d’archiviste à l’époque du numérique, assise à côté d’une autre, qui crée en direct pour les Archives nationales les métadonnées du film du procès 3.
Les carnets de notes restituant les verbatim et observations des débats des audiences sont complétés par des échanges avec l’ensemble des acteurs présents (avocats, magistrats, membres du parquet, journalistes, gendarmes, familles de victimes, victimes, familles de prévenus, voire prévenus comparaissant libres). Le fait de devenir des habitués, et parfois des insiders de la scène d’audience, nous a amenés à multiplier ces entretiens « à chaud » dans le but de renforcer notre observation des pratiques, des représentations, voire des émotions, de ces acteurs observés. À la fin des journées ou lors des pauses – grâce à des échanges lors de l’audience par sms –, un retour sur la manière dont les acteurs perçoivent l’audience permet comme l’explique Julie Colemans : « de rendre explicite l’implicite en mettant en avant les savoirs professionnels incorporés, les procédures d’interprétation ordinaires, les connaissances de sens commun. Les entretiens permettent alors d’éclairer les zones restées sombres lors des observations du fait d’un manque de compétences pratiques du sociologue non-membre. Ayant participé à la même audience, le sociologue et le professionnel du droit peuvent confronter leurs perceptions et interprétations des moments forts, des indices corporels, des émotions exprimées »4.
Régies elles aussi par une logique d’immédiateté, au moins en partie, des analyses structurées des dépositions des parties civiles ont permis d’en saisir certains enjeux et dimensions collectives (voir l’article sur AOC), en même temps que de développer une réflexion collective sur la protection des données personnelles, c’est-à-dire toutes ces informations qui permettent d’identifier une personne, devenues un nouvel enjeu pour la recherche scientifique.
À ces entretiens et analyses « à chaud » s’ajoute, pour les parties civiles, un questionnaire en ligne, en s’appuyant sur les associations et les avocats afin qu’ils le diffusent à leurs membres ou clients. Ce dispositif d’enquête permet, grâce à la participation d’un ingénieur de recherche d’un de nos laboratoires, de compléter les méthodes plus qualitatives et de recueillir de façon systématique des informations sociographiques ainsi que des données sur les pratiques des victimes à l’épreuve du procès.
L’observation des premières semaines du procès a convaincu certains d’entre nous de concevoir un outil d’analyse des caractéristiques des très nombreux avocats des parties civiles (quelque 350). Nous avons commencé à alimenter, avec l’appui de deux autres ingénieurs de nos laboratoires de recherche, une base de données biographiques relatives aux spécialités et aux carrières de ces avocats. Il nous est en effet apparu que ces professionnels jouent un rôle important dans le procès que ce soit dans le cadrage des dépositions de leurs clients, ou dans l’organisation en amont des prises de parole – lors des débats contradictoires ou au cours des futures plaidoiries – en raison de leur grand nombre.
Nous avons par ailleurs entrepris une campagne d’entretiens approfondis avec les différents acteurs du procès, en cherchant à diversifier autant que possible le profil des enquêtés. Concernant les parties civiles par exemple, l’échange ne porte pas directement sur leur vécu des attentats eux-mêmes mais plutôt sur les « carrières » de victimes, les manières concrètes à travers lesquelles ces individus sont entrés en contact avec les différentes institutions, leurs relations avec ces dernières, leurs attentes, leurs expériences de témoignage ou encore le regard qu’elles portent sur le procès. Ces données sont rapportées à leurs trajectoires biographiques, approchées dans toute leur complexité (et, par conséquent, sans réduire ces acteurs à leur seule identité de victime). Ainsi, ces entretiens s’ouvrent sur une séquence peu structurée, où le chercheur essaye au maximum de s’effacer, avant de prendre une forme plus semi-directive. Chaque entretien est intégralement retranscrit et transmis à l’ensemble de l’équipe.
Dans le cadre de cet atelier pour Politika, nous avons choisi de privilégier, autant que faire se peut, les entretiens avec des acteurs situés aux frontières entre les différents rôles jouables au sein du tribunal : une victime partie civile devenant auteur aux côtés des journalistes (voir l’entretien avec David Fritz-Goeppinger), une avocate passée de la défense à la représentation des parties civiles, un ancien président de cour d’assises ralliant une équipe de recherche, ou une ancienne spectatrice de procès devenant journaliste temporaire.
Un archivage de la couverture médiatique (articles de presse, Livetweet# et des dessins d’audience) est, par ailleurs, effectué de manière systématique durant le procès grâce à une collaboration avec les Archives nationales, la BNF et l’Ina. L’objectif est de mieux appréhender la fabrication du sens de ce procès « hors norme » dans l’espace public et par la suite dans la mémoire collective. L’équipe intègre en outre un dessinateur judiciaire.
Benoit Peyrucq, dessinateur de la presse judiciaire. Le 20 octobre 2021, Palais de Justice de l’île de la Cité
Un archivage des documents produits par les parties civiles elles-mêmes dans le cadre de leur témoignage ou de leur suivi du procès permettra enfin de constituer un fonds d’archives spécifiques avec l’appui des associations de victimes et de la Ville de Paris. Ce processus d’archivage porte des objectifs scientifiques forts, tant d’un point de vue archivistique que de la recherche en sciences sociales. Il participe par ailleurs à la constitution de la mémoire individuelle et collective sur des attentats qui ont durablement marqué les Français.
« Jeu de cordons » : la distinction du chercheur
Entrer dans un procès, a fortiori particulièrement sécurisé et s’y installer, conduit à devoir solliciter des autorisations. Acteurs non reconnus (qui peinent de surcroît à obtenir de leurs employeurs une carte professionnelle), les chercheuses et chercheurs se voient régulièrement opposer des restrictions, voire des interdits. Nous avons choisi, pour des procès antérieurs devant le tribunal correctionnel ou les cours d’assises, de ne pas solliciter d’accréditation officielle et de demeurer dans la situation du public sans laisser-passer spécial. Cela nous a parfois conduits à suivre l’audience à la porte de la salle ou à attendre de longues heures qu’une place se libère. Or ces choix, qui peuvent paraître anodins sur le moment, participent au positionnement du chercheur. Ainsi, alors que les journalistes ont accès à des places réservées durant ces procès, juste derrière les avocats au premier rang du public, nous avons préféré ne pas prendre place sur ces rangs réservés mais parmi le public, quitte à ne pas bien entendre, et ce afin d’être au plus près des réactions de personnes concernées (familles, amis) ou totalement étrangères à l’affaire (visiteurs, curieux assidus ou non, étudiants). Mais dans les « procès historiques du terrorisme » (procès des attentats de janvier 2015 et du 13 novembre 2015) comme il est convenu de les appeler, il a été obligatoire de formuler pour l’équipe une demande d’accréditation. Il n’est en effet possible de les suivre qu’à la condition de recevoir ce sésame, décroché après de nombreuses discussions.
Illustration de Benoît Peyrucq. Utilisation dans le cadre du projet Jupiter avec l’aimable autorisation de son auteur
Équipés d’un badge « Presse » lors du procès des attentats de janvier 2015 contre le journal Charlie Hebdo, la policière de Montrouge et l’Hyper Cacher, puis d’un badge « Recherche » doté du même cordon orange que les journalistes lors du procès V13, les chercheurs de l’équipe ont désormais un accès privilégié au procès. L’un d’entre nous, à l’époque vacataire pour la Cour d’appel de Paris chargé de l’accueil des avocats, journalistes et parties civiles, se souvient avec amusement des hésitations d’une des nôtres confrontée à sa curiosité sur le média qui l’employait : « J’ai un badge presse mais je ne suis pas tout à fait journaliste, je t’expliquerai plus tard, c’est un peu compliqué ». Il est difficile, en effet, d’expliquer son rôle de chercheur lorsqu’on tente de se fondre dans la masse et d’influencer le moins possible le comportement des personnes que l’on observe.
Nous sommes généralement tenus d’expliquer et de réexpliquer au gré des changements d’équipe des forces de gendarmerie pourquoi nous avons un badge ou un cordon presse mais pas la carte professionnelle qui l’accompagne, et en quoi consiste notre métier. Nous supportons désormais bien plus facilement, parfois même benoîtement, les refus d’accès ou les saillies humoristiques : « Mais vous cherchez quoi ?! De l’or ? » (Policier, octobre 2020), ou encore « Recherche ? C’est le nom de votre journal ? » (Gendarme, octobre 2021). Ce statut encore indéterminé des chercheurs au tribunal impose des règles particulières – et ceux d’entre nous qui ont changé de position (de stagiaire de la Cour d’appel à chercheur, par exemple) ont expérimenté ce revirement.
Au procès V.13, il ne nous est par exemple permis d’entrer dans la salle d’audience qu’à partir de la sonnerie marquant son début et un membre de l’équipe à la fois. Ce jour du mois d’octobre, l’agent en « gilet rose » (une vacataire de la Cour d’appel) qui filtre l’entrée a changé. Son refus est sans appel : « La salle est pleine ». Elle ne l’est pas – les écrans de la salle des journalistes permettent de le vérifier. Nous repartons alors sans trop comprendre ce changement soudain. Nouvelle tentative une heure plus tard. C’est au tour du gendarme de nous dire : « Pas de chercheur dans la salle aujourd’hui ! ». Ces réticences s’effacent pourtant avec les habitudes naissantes. À la troisième tentative en moins d’une heure trente, les gendarmes s’adoucissent et s’interrogent même sur notre badge : « Ça consiste en quoi “ recherche” ? ». Le major dans la salle sera enfin consulté, et le droit d’accès octroyé, pour un puis deux d’entre nous. Depuis ce mois d’octobre, l’entrée nous est systématiquement autorisée.
La sécurisation des salles peut continuer à se tendre lors des jours d’affluence, des changements de compagnies de CRS ou lorsque, durant une semaine, plusieurs incidents sont signalés concernant des enregistrements de l’audience. Les conséquences pour l’équipe de recherche sont quasi immédiates, comme le révèle l’une d’entre nous qui, installée en salle des Criées, voit alors les gendarmes être de plus en plus intrusifs vis-à-vis de son travail et de son ordinateur. Observant avec plus d’acuité les personnes qui sortent leur téléphone, les gendarmes passent derrière chaque journaliste ou chercheur, s’arrêtent, regardent par-dessus les épaules. Lorsque la chercheuse se lève pour expliquer, à la demande de collègues, qui sont les accusés que l’on voit sur l’écran, un jeune gendarme qui vient d’arriver et ne connaît pas les usages de la salle des Criées, l’interpelle d’un ton ferme et la somme de se rasseoir à sa place, contrevenant ainsi aux pratiques courantes de cette salle réservée. Toute contestation ou explication semble néanmoins impossible dans cet espace aux règles parfois des plus arbitraires.
La distinction du chercheur ne se négocie pas qu’avec les représentants de l’institution. Notre cordon orange pèse aussi sur notre capacité à interagir avec d’autres acteurs. Ce fut le cas, notamment, au sein de la salle d’audience où durant les premières semaines, certaines parties civiles, en cordon rouge ou vert, ont à plusieurs reprises demandé aux organisateurs, sur le ton du reproche, pourquoi certains cordons orange n’étaient pas cantonnés sur les bancs des journalistes. Nous avons ainsi eu besoin de nous distinguer en ajoutant pour notre groupe de recherche un fin cordon violet ; notre présence collective quotidienne (aux côtés d’une poignée de journalistes judiciaires, précisons-le) complète cet affichage en précisant notre rôle, nous permettant une place singulière dans la salle, à la fois sur le banc des journalistes et au fond de la salle. Cette recherche de distinction attire parfois les moqueries de ces mêmes journalistes, qui pointent là, non sans justesse, notre proximité sociale :
« Vous ne voulez surtout pas être vus comme des journalistes, hein ? Pourtant on a fait les mêmes études (rire) on est tous de Sciences po (rire) »
(Journaliste de la presse judiciaire, novembre 2021).
Chercheurs et journalistes cohabitent aisément, toutefois. Nous échangeons des informations, précisons un mot mal entendu, voire, on y reviendra, partageons des documents. Parfois ces coopérations se mâtinent de concurrence. Évoquons cette découverte par l’un des nôtres, errant sans but précis dans les couloirs du Palais de Justice, d’une audience du tribunal correctionnel (la « seize une ») qui n’avait pas été médiatisée par le ministère public ni mentionnée par l’AFP (dont le fil est pourtant le plus précis en ce qui concerne le calendrier des audiences). Dans une salle vide, Marion S., jeune femme d’à peine vingt ans, à la posture effacée, est jugée. Seule dans le box, elle est la première « revenante » de Syrie jugée après une période de détention provisoire, cas exceptionnel à cette époque, en raison de la politique pénale du parquet antiterroriste. Ce procès tant attendu d’une femme n’avait donc pas été porté à la connaissance des journalistes qui, pourtant, le guettaient depuis plusieurs semaines. Le chercheur, ce jour-là, fait le choix de ne pas relayer l’information auprès des journalistes pour ne pas perturber ce cadre d’audience singulier.
Salle d’audience du procès V13. Bancs réservés aux journalistes accrédités. Le 6 juillet 2021, Palais de Justice de l’île de la Cité
Choisir son camp, choisir sa salle
Le badge, outre qu’il permet d’accéder au théâtre du procès, inscrit le corps de celui qui le porte dans une constellation d’acteurs hiérarchisés et dans les limites de son rapport à l’autre. Autrement dit, porter le badge, comme l’avocat porte la robe ou le juge l’hermine, c’est afficher une différence entre celui qui appartient ou se rapproche du champ juridique et celui qui s’en éloigne. C’est revendiquer un statut dans cette microsociété qu’abrite le tribunal ; c’est aussi naviguer moins aisément entre les univers ainsi séparés.
L’une des nôtres, observant le procès des attentats de Saint-Étienne-du-Rouvray à l’occasion d’une suspension des audiences du procès V13, y croise deux habitués des cours d’assises, dont un ancien juré à la retraite. Trois mois auparavant, ces deux observateurs assidus l’avaient vue arriver en salle de retransmission publique du procès V13 avec ses cahiers et stylos pour prendre ses premières notes d’observations (les ordinateurs et téléphones sont interdits en salle publique). Devant ce changement d’équipement (badge et ordinateur cette fois-ci), l’avis est sans appel :
« C’est donc ça, vous êtes passée de l’autre côté ! ».
La chercheuse adoubée par le badge-amulette passe, en effet, d’une catégorie à une autre, du statut de citoyenne lambda à celui de chercheuse accréditée, et cette nouvelle identité apparaît à ses anciens compagnons de banc comme un passe-droit. De procès en procès, de salle publique en salle « privilégiée », nous expérimentons une identité hybride, mouvante au gré des aller-retours fréquents entre les salles et les groupes : spectateurs-citoyens, chercheurs ou journalistes. Pour certains, nous sommes proches des professionnels du droit, pour d’autres d’inopportuns inclassables. L’immersion dépassant le cadre des audiences, nos participations à des moments particuliers de vie (suspensions de séances, attendus de verdict parfois tard dans la soirée, ou encore rencontres fortuites dans des cafés autour du Palais de Justice, voire soirées institutionnelles et amicales) nous offrent une matière précieuse. Cette intégration est mise en évidence par la position de certains d’entre nous dans le rituel de l’échange des ordonnances de mise en accusation (OMA dans le langage spécialisé, c’est-à-dire un élément de procédure qui conclut à la mise en examen des personnes qui sont alors renvoyées devant le tribunal). C’est parfois un véritable système de don et de contre-don qui se construit, formalisant pour les personnes pouvant y participer l’appartenance définitive à la scène judiciaire. La surprise est grande pour une personne qui découvre ce rite, lorsque plusieurs minutes avant même le début du procès, les journalistes au premier rang préparent leurs articles avec sur leurs genoux ou directement sur leur table, ce précieux document officiel. La surprise de prolonge lorsqu’on comprend, dans le cas des procès correctionnels et des premiers procès d’assises, que les assesseur·e·s, qui doivent juger avec le ou la présidente, n’ont pas accès à ces pièces selon les règles de la procédure pénale avant son changement récent. Ce rituel d'échanges entre avocats, journalistes, juges et policiers se fait de façon informelle, marquant une frontière entre les habitués des « audiences terro » et les autres. Même si le cadre juridique semble permettre un accès libre à ces documents une fois que la lecture publique en audience a commencé, l’accès aux OMA reste une énigme parmi les plus opaques. Ces « deals » forgent des liens d’obligation et des collusions : « Si tu as l’ordonnance pour cette semaine, je suis preneur ! ». La discrétion s’impose alors que tout le monde est au courant et dispose du document. La question de l’articulation du droit à l’information et du droit au secret de l’instruction se pose avec insistance, et avec une vigueur renouvelée dans le cas du terrorisme.
Observations et enregistrements sonores des médias présents au procès par des membres de l'équipe ProMeTE
Vis-à-vis des acteurs judiciaires, la parole hier libre est parfois entravée par notre habilitation formelle et les changements de statut. Lorsqu’un autre des membres de l’équipe explique à une avocate du procès V13, chez qui il fut stagiaire, qu’il suit l’audience au sein d’une équipe de recherche scientifique, elle réagit, en riant : « Tu as donc basculé de ce côté, il va falloir que je fasse attention à ce que je te dis maintenant alors ! » D’autres avocats s'obstinent, avec suffisance, à lui demander les mêmes renseignements administratifs ou services qu’ils obtenaient de lui lorsqu’il était leur stagiaire.
Ces attitudes marquant la différence des statuts et rôles peuvent avoir pour effet de contribuer à préserver la posture réservée, en raison de la neutralité qui est censée s’imposer au chercheur, dans une salle d’audience où l’on juge des violences de masse. Distanciation nécessaire mais parfois difficile, lorsque durant cinq semaines, ont longuement été exposées à la barre les perceptions des victimes des attentats – les corps empilés et le sol devenu spongieux du fait du sang versé de la salle du Bataclan. Lorsque les victimes et leurs proches ont pendant des semaines décrit leurs souffrances et leurs pertes, l’une de nous, présente en salle d’audience (aux côtés des parties civiles, rappelons-le), s’est un jour sentie happée par un témoignage, gagnée par l’émotion. C’est à ce bout de ficelle orange-violet qui pend sur sa poitrine qu’elle s’est raccrochée alors, pour quitter la salle d’audience et rejoindre le réduit et l’entre-soi des porteurs de badges orange. Dans la salle des Criées, la sonorité rassurante des cliquetis frénétiques des claviers des LiveTweeters et des chercheurs compense le silence qui suivait les dépositions au sein de la salle d’audience. Là, l’écran de retransmission ne montre pas tout : ni les épaules tremblantes du public rouge et vert, ni les bruits de pas de celles et ceux qui flanchent, suivis de psychologues en gilet bleu de Paris Aide aux Victimes. Le badge et l’accès qu’il permet à la salle des Criées peut être un bouclier qui épargne la myriade de petits détails rappelant, sans cesse, qu’une salle d’audience demeure aussi un espace sensible. Le procès V13 est un lieu d’émotions vives : nous nous y attendions, nous l’avons vérifié.
L’engagement affectif des profanes du droit comme de ses savants apparaît patent lors des interactions judiciaires, comme dans les silences ; la cour d’assises même spécialement composée (et donc professionnalisée, les jurés populaires cédant leur place aux magistrats) fait une large place aux émotions dans un procès soucieux des victimes (voir l’article sur AOC).
Tout procès pénal « fabrique de l’intime conviction » pour parvenir à « la manifestation de la vérité » (selon les mots de C. Gissinger-Bosse, 2018). Les chercheurs éprouvent ces émotions – sans ignorer qu’elles sont aussi des conventions sociales – et partagent parfois cette quête de l’intime conviction, tout en continuant à identifier de manière permanente les registres différenciés et codifiés qui s’expriment à la barre : les remords du « bon » accusé, la souffrance de la « bonne » victime. Ces attendus sont omniprésents dans les échanges entre les avocats, journalistes, voire parties civiles lors des suspensions au cours desquels ces acteurs investissent ces espaces sociaux que sont les alentours des machines à café. Les larmes et les regrets exprimés par un accusé sont perçus par l’un comme un « cinéma » et une « manipulation », tandis qu’un autre les compare à l’absence de repentir d’autres accusés ; la preuve émotionnelle ne convainc pas ; le brio des avocats qui utilisent l’émotion de leur client comme levier d’une « stratégie de défense » bien orchestrée est salué. Le tribunal est d’abord un lieu où l’on évalue en permanence les prestations orales des locuteurs.
Arthur Dénouveaux, président de l'association Life for Paris. Illustration de Benoît Peyrucq. Utilisation dans le cadre du projet Jupiter avec l’aimable autorisation de son auteur
Pourtant, ce qui s’éprouve au tribunal se déprend souvent de ces codes des sentiments adéquats. On n’y éprouve pas seulement des émotions de compassion vis-à-vis des victimes, ou de colère vis-à-vis des accusés. Les chercheurs y renouent parfois avec une déférence oubliée vis-à-vis de l’institution judiciaire et policière : on réapprend à se lever quand la Cour entre, à apprécier la courtoisie des gendarmes, voire à sympathiser, furtivement, avec les CRS. Certains jeux de séduction facilitent le déplacement du chercheur. On peut ne pas supporter le regard scrutateur de l’agent de l’institution, ou s’agacer des variations de la consigne sécuritaire au gré des changements d’équipe ou des personnes dans un lieu dédié à la règle et à sa prévisibilité. À la colère parfois suscitée par les forces de l’ordre répond ce dérangement symétrique qu’est la compassion à l’égard des accusés. Une chercheuse membre de notre équipe s’est par exemple surprise à s’identifier à l’un des accusés, qui a le même âge qu’elle. C’est une phrase prononcée par son professeur de français en prison, venu témoigner devant la Cour à la demande des avocats de la défense, qui la touche : « (L’accusé) m’a confié qu’il ne souhaite pas avoir d’enfant car il se dit que ses enfants ne seraient probablement pas ravis d’avoir un père comme lui ». Elle réagit de manière perceptible par ses voisins qui la regardent alors de l’air réprobateur qui s’adresse à la femme crédule qu’elle leur semble être. Les yeux de ses juges scrutent alors son badge : à la naïve désormais perçue comme une chercheuse, dont le comportement est illisible, on pardonne presque cet écart, d’un demi-sourire. D’autres parmi nous se surprendront à admirer le brio intellectuel de certains accusés, et à s’interroger, alors, sur les raisons pour lesquelles ils pouvaient les avoir sous-estimés…
Garder la bonne distance vis-à-vis des accusés est un effort, de même que trouver le ton juste vis-à-vis des victimes : faut-il rire de leurs blagues, ou pas ? Peut-on s’autoriser autre chose que de la compassion ? La froideur analytique peut-elle être sereinement revendiquée ? Dans quelle mesure s’autoriser à qualifier les victimes autrement que comme victimes ? (voir l’entretien avec David Fritz-Goeppinger). Peut-on partager avec elles nos doutes sur la procédure ou les charges retenues ? Ces questions se posent d’autant plus que notre présence constante fait parfois de nous des interlocuteurs habituels, voire des points d’appui. Ces procès, si longs, nous amènent, en mangeant un sandwich par exemple, à partager des moments d’intimité, qui à chaque fois nous replongent dans nos questionnements, scientifiques aussi bien que moraux, sur ce qui peut être dit ou non dans ces échanges entre individus de statuts distincts. L’une de nous garde le souvenir vif d’échanges inattendus avec une partie civile à l’occasion de déjeuners devenus habituels au cours du procès des attentats de janvier 2015. Alors qu’elle lui confie un jour qu’elle en vient à douter de tout, celle-ci acquiesce en s’interrogeant sur ce que les gens « du box droit » ont fait, pour lesquels elle pensait qu’il y aurait plus de faits matériels. Elle pleurera le même jour. Face à une autre victime dont elle sait qu’elle a des positions plus tranchées quant à la culpabilité des accusés, notre collègue s’inquiète de ce que cette dernière peut percevoir de ces discussions critiques sur le déroulement du procès, le fonctionnement de la justice antiterroriste, voire sur la culpabilité de tel ou tel individu. S’ensuit un échange, un peu à l’écart des autres, sur les accusés. Tout en assurant la chercheuse qu’elle ne veut pas les plaindre, elle l’interroge sur la manière dont les accusés, en majorité peu nantis, peuvent faire valoir leurs droits à la défense, s’étonne du dispositif des avocats commis d’office et souligne la chance qu’ont ces individus d’en disposer. Les échanges routiniers réaffirment les écarts ou brouillent les positions.
Ce contre quoi les badges et les cordons ne protègent pas, c’est de la familiarité qui naît de la cohabitation quotidienne, entraînant des aversions ou des amitiés que parfois elle nourrit. Comment rester polie à l’égard du journaliste affichant quotidiennement sa virilité de manière bruyante ? Comment construire un lien personnel avec une partie civile confinée dans son rôle de victime ? Les distances émotionnelles peuvent aussi être des frontières sociales, assez fines dans le cadre d’un procès qui juge des accusés qui étaient pour certains nos voisins géographiques (ou ceux de nos collègues belges), pour des attentats qui ont touché des victimes qui nous ressemblaient beaucoup sur le plan social (lien vers l’article sur AOC).
Ces familiarités mettent en évidence une dimension du procès V13 qui n’est jamais aisément perçue, ni évoquée par les médias. Ce procès, du fait de sa temporalité extraordinaire, devient un lieu de vie ordinaire. On y éprouve de l’ennui, lorsque les trajets de convoyage des terroristes sont reconstitués, de voiture puissante en autre voiture puissante, ou lorsque des numéros de téléphone sont égrenés par des officiers de police judiciaire belges apparaissant sous des identités chiffrées et dont on ne distingue pas le visage, masqué de surcroît, sur l’écran de la visioconférence… Des PowerPoints faits de captures d’écran de tableurs Excel restitués d’un ton monocorde et d’une voix robotisée sont au programme pendant de longues semaines.
On s’y amuse, aussi. Une partie civile est venue déposer, quelques semaines auparavant, avec un bébé calé sur son ventre, qu’elle allaitait au tribunal. Elle l’avait confié à sa mère le temps de sa venue à la barre. Nous l’avions entendu babiller et pleurer. La femme revient, accompagnée encore de son enfant trois mois plus tard lors des interrogatoires des accusés. Le petit a grandi. Il se tient assis dans sa poussette et bouge sur les jambes de sa mère ou de sa grand-mère. Attentif à tout, il regarde avec insistance les deux membres de Paris Aide aux Victimes placées derrière lui. Il leur sourit et échange avec elles des babillements bruyants. Ces échanges de fond de salle semblent des plus surprenants alors qu’au même moment un procès historique aborde les attentats terroristes les plus meurtriers sur le sol français. Un accusé, Ayari, s’explique au même moment sur son voyage en Syrie et son engagement armé, politique et religieux. Même au tribunal la vie continue.
Notes
1
Johanna Siméant la décrit pour l’humanitaire : les chercheurs vivent parmi ses agents, mais sans « faire » les humanitaires et sont ainsi socialisés plus efficacement que ne le permettraient aucun entretien, « Localiser le terrain de l'international », Politix, n° 100, 2012, p. 134-135.
2
Françoise Vanhamme et Kristel Beyens, « La recherche en sentencing : un survol contextualisé », Déviance et Société, n° 31, 2007, p.199-228 ; Élisabeth Claverie, « Mettre en cause la légitimité́ de la violence d’État. La justice pénale internationale comme institution, comme dispositif et comme scène », Quaderni, n°78, 2012, p. 67-83 ; Le Collectif Onze, Au tribunal des couples. Enquête sur des affaires familiales, Paris, Odile Jacob, 2013, p. 309 ; Julie Colemans et Baudoin Dupret (dir.), Ethnographies du raisonnement juridique, LGDJ-Extenso, Issy-les-Moulineaux, 2018 ; Milena Jakšić et Nadège Ragaru, « Le témoignage comme preuve. Itinéraires judiciaires des victimes », Droit et société, n°102, 2019, p. 227-242.
3
La création des métadonnées sur le film de l’audience consiste en la description – synthétique mais exhaustive et « en direct » – de ce qui se passe sur le film (contenu, acteurs, enjeux, débats…). Ce travail s’inscrit dans un objectif de pérennisation des archives audiovisuelles et vise à faciliter le travail des futurs chercheurs.
4
Julie Colemans, « Ce que les émotions font faire aux professionnels du droit : Jalons pour une approche praxéologique des expressions émotionnelles dans la sphère judiciaire », Social Science Information, vol. 54, n°4, 2015, p. 525-542.