Après avoir étudié à l’Institut d’Études Politiques de Bordeaux et à l’université d’Oxford, Cécile Laborde a occupé divers postes à l’université d’Exeter, au King’s College de Londres, et, en théorie politique, à University College London (2003-2017). Elle est, depuis 2017, Professor et Senior Research Fellow au Nuffield College d’Oxford. Outre Critical Republicanism (Oxford, 2008) et un ouvrage collectif, avec J. Maynor, sur le républicanisme, Republicanism and Political Theory (Blackwell, 2008), elle a publié Liberalism’s Religion en 2017 (Harvard University), qui paraît en traduction française en 2023 aux éditions Hermann sous le titre Philosophie Libérale de la Religion. Elle est membre de l’Académie Royale de Belgique et de la British Academy.
Invitée à l’EHESS le 16 juin 2013, elle a présenté une communication intitulée « On egalitarian theories of religious freedom » dans le cadre du séminaire de philosophie politique normative du CESPRA.
Cet entretien a été réalisé à Aubervilliers, le 13 avril 2023, par Luc Foisneau, directeur de recherche au CNRS (CESPRA), dans le Faculty club de la Maison des chercheurs, sur le campus Condorcet.
Réalisation : Serge Blerald
Luc Foisneau – Votre parcours est remarquable à plus d’un titre : vous êtes, depuis 2013, membre de The British Academy et occupez une chaire de théorie politique à Nuffield College, après avoir été professeur de théorie politique à University College London. Je voudrais commencer cet entretien par une question de biographie intellectuelle. Pourquoi avez-vous fait ce choix de partir travailler en Angleterre ? Et quels effets ce changement de contexte, académique et politique, a-t-il produit sur votre travail ?
Cécile Laborde – Je suis venue en Angleterre pour me perfectionner en anglais, dans le cadre d’un Master en économie politique financé par le programme Erasmus (à l’université de Hull, dans le Yorkshire). Je n’étais venue que pour un an, et j’y suis restée … trente ans exactement ! C’est un concours de circonstances qui m’a incitée à rester : la chance d’obtenir un financement doctoral pour étudier à Oxford, l’incroyable autonomie intellectuelle dont bénéficient les jeunes chercheurs dans le système britannique, et l’obtention rapide d’un poste à Exeter, après Oxford. J’avais une formation Sciences Po axée sur le droit public, et me destinais à l’ENA, mais j’avais aussi fait un mémoire de recherche au Sénégal, et la recherche universitaire m’intéressait. Confrontée à un système éducatif et administratif très différent, je me suis d’emblée passionnée par le contraste entre les différentes traditions de pensée sur l’État, en France et en Grande-Bretagne.
La religion : une question de recherche
Luc Foisneau – Toujours dans le registre de la biographie intellectuelle, pourriez-vous caractériser le choix du thème principal de vos recherches, les relations de l’État et de la religion, central dans Liberalism’s Religion, paru aux presses universitaires de Harvard en 2017, et dont la traduction vient de paraître en français1 ? Cette question était-elle déjà une priorité pour vous avant le début de vos études supérieures ?
Cécile Laborde – Mon deuxième livre, basé sur ma thèse à Oxford, s’intitulait Pluralist Thought and the State (Macmillan, 2000). J’y étudiais les critiques pluralistes de l’État (syndicalistes, corporatistes, guild socialists, etc.), qui opposaient à l’État, non l’individu atomisé, mais le groupe constitué. La question de la relation entre la légitimité de l’État et le pluralisme social et moral est donc au cœur de ma réflexion depuis longtemps.
Toutefois, la problématique qui guide Philosophie Libérale de la Religion est une question plus étroite. En quoi le pluralisme religieux pose-t-il un problème spécifique pour la légitimité des institutions démocratiques ? La pensée libérale, de Locke à Rawls, tout comme la pensée républicaine laïque française, fait de la séparation entre politique et religion un postulat. J’ai passé un an à Princeton, dans le cadre du séminaire de Joan Scott, où j’étais exposée aux critical religion studies et à des perspectives très critiques sur le sécularisme et la laïcité. Ce qui m’intéressait, c’était de m’interroger sur les justifications profondes de ce principe fondamental de la pensée politique moderne.
Luc Foisneau – Vous avez commencé vos recherches par un mémoire, à l’Institut d’Études politiques de Bordeaux, sur une confrérie musulmane au Sénégal. Ce premier travail a-t-il joué un rôle dans la manière dont vous avez abordé, par la suite, la question de la religion ? Pour quelle raison n’avez-vous pas souhaité continuer dans la voie de l’ethnographie, et avez-vous choisi la voie de la théorie politique, si du moins c’est la manière dont vous caractérisiez vous-même le champ dans lequel se déploient vos recherches ?
Cécile Laborde – Oui, je considère la théorie politique, au sens large, comme mon domaine de recherche. J’ai découvert la philosophie politique analytique à Oxford, pendant mes années de doctorat, et j’ai été frappée par les similarités entre la pensée libérale post-rawlsienne et la tradition républicaine française : on trouve dans les deux cas une pensée du contrat social et de l’égalité, une tendance à l'abstraction et à l’universalisme, une tendance au normatif. C’est à partir de là que j’ai commencé à réfléchir aux questions que j’aborde dans Critical Republicanism, c’est-à-dire à la manière de mettre en dialogue la pensée libérale et la pensée républicaine, notamment sur les questions du multiculturalisme, de la religion et de la laïcité.
Mon travail « de jeunesse » au Sénégal – ainsi que l’année passée à Princeton – a certainement aiguisé ma sensibilité à la pluralité des expériences vécues du religieux, et nourri en retour un certain scepticisme face aux approches abstraites, non-sociologiques, purement normatives de la philosophie politique, comme celles que j’étudiais à Oxford et en France. À la fois dans Critical Republicanism and dans Liberalism’s Religion, je me suis efforcée de montrer que la théorie politique se fonde sur des hypothèses empiriques et sociologiques sur le phénomène religieux, qui sont parfois fragiles ou infondées.
Le républicanisme critique : une réponse aux apories de la laïcité française
Luc Foisneau – Dans votre livre sur le républicanisme critique, Critical Republicanism (Oxford, 2008), que l’on connaît en français grâce à une version abrégée au titre inspiré de Sade (Français, encore un effort pour être républicains !, Seuil, 2010), vous vous proposez d’éclairer la controverse autour du port du voile à l’école à partir de la théorie normative de Philip Pettit2. Dans quelle mesure une position critique à l’égard de la théorie libérale dans le champ de la philosophie normative de langue anglaise était-elle susceptible de faire bouger les lignes d’un débat politique français à haute teneur idéologique ? N’est-ce pas trop attendre de la philosophie normative ? Qu’attendiez-vous de ce dialogue inédit ?
Cécile Laborde – Cela aurait été présomptueux d’espérer qu’un petit livre de théorie politique puisse faire bouger les lignes du débat français ! Le dialogue m’intéressait, à titre personnel, car la pensée néo-républicaine de la domination – celle de Philip Pettit – me permettait de mettre au jour et d’éclairer des pans entiers de la tradition républicaine française que le débat public avait laissé dans l’ombre. Pettit souligne en effet deux dimensions de la domination : le dominium (la domination interpersonnelle des individus par d’autres individus ou des groupes sociaux) et l’imperium (la domination par l’État). Dans l’affaire du voile, les deux formes de domination sont combinées et croisées de manière complexe. L’État interdit le port de signes religieux qu’il juge emblèmes de dominium au risque, toutefois, d’aggraver l’imperium. L’idéal de non-domination permet de penser ces complexités. En soulignant le paradoxe de l’émancipation par coercition, Pettit rejoint la tradition républicaine française qui, depuis Jules Ferry, met l’accent sur l’éducation plutôt que la contrainte. Il souligne aussi que la non-domination présuppose un statut social, celui de citoyen à qui est assuré une voix. On peut dire, en s’appuyant sur ses analyses, que les femmes musulmanes sont doublement dominées dans le débat français : c’est d’elles dont on parle, mais on ne les entend jamais.
Luc Foisneau – Le décentrement que vous opérez par rapport au débat philosophique français sur la laïcité permet de prendre du recul, un recul théorique, par rapport à un contexte national, celui de la République française. Quinze ans après la parution de Critical Republicanism (abrégé : CR), jugez-vous que le point de vue que vous défendez, celui d’un républicanisme critique – ce qui veut dire, aussi, critique à l’égard de la conception traditionnelle de la laïcité à la française – a réussi à modifier les termes du débat français ?
Cécile Laborde – Sur le plan intellectuel, je note que le débat académique français s’est ouvert à de nouvelles approches, portées par la vitalité et l’ouverture internationale des jeunes générations de chercheurs. Ils retravaillent la tradition intellectuelle républicaine et ses idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité, et se nourrissent en parallèle de la pensée critique sur la race, le genre et la discrimination.
Sur le plan politique, en revanche, s’est imposée une sorte de doxa laïque, qui continue à faire de la régulation des signes religieux le nec plus ultra du combat pour la république. Voir derrière chaque femme voilée se profiler l’assassin de Samuel Paty, c’est à la fois méconnaitre les sources de la radicalisation islamiste et entretenir des amalgames trompeurs entre islam et islamisme. Aujourd’hui, le débat sur la laïcité est entièrement colonisé par les problématiques liées à la lutte, légitime, contre l’islamisme et les polémiques, moins légitimes, sur l’immigration. Il y a très peu de place pour ceux qui s’éloignent d’une laïcité intransigeante, qui est devenue la solution rhétorique à toutes sortes de problèmes qui lui sont étrangers.
Luc Foisneau – Dans quelle mesure la transformation que vous soulignez permet-elle de mesurer la spécificité de la situation française par rapport à celle que vous connaissez au Royaume-Uni, et aussi par rapport à la politique canadienne d’accommodements raisonnables ?
Cécile Laborde – En France, tout comme d’ailleurs au Québec, où une version très conservatrice de la laïcité a aussi pris l’ascendant, le discours public dominant continue à dépeindre tout accommodement des pratiques musulmanes comme essentiellement « déraisonnable », une atteinte à la fois à l’égalité et à la séparation du public et du religieux. C’est une erreur. D’une part, certains accommodements constituent en fait un rétablissement de l’égalité (en situation de domination des religions majoritaires). D’autre part, les acteurs républicains pratiquent en permanence, des accommodements et des négociations avec les groupes religieux. Comme le montrent bien David Koussens, John Bowen et Stéphanie Hennette-Vauchez dans une édition spéciale de la Revue Tocqueville consacrée à la laïcité en France (à paraître à l’automne 2023), la laïcité française est une laïcité d’accommodements raisonnables – c’est ce qu’illustrent le financement public des écoles confessionnelles, la non-application du droit de la discrimination à nombre d’organisations religieuses, l’entretien public des églises et cathédrales construites avant 1905, les régimes d’exception, de l’Alsace-Moselle à l’Outre-Mer, la reconnaissance des cultes juifs et musulmans, la régulation de la production de viande halal et casher, l’aménagement de sépultures musulmanes dans les cimetières, pour ne citer que les principaux « accommodements ». L’écart est donc immense entre le discours public et les pratiques.
On manque, par conséquent, d’outils d’analyse pour faire sens de la présence du religieux dans la sphère publique. Par exemple, les Français se plaisent à dénoncer le « multiculturalisme » et le « communautarisme » britanniques, qui, dit-on, renverraient chacun à son appartenance communautaire et renforceraient la ségrégation religieuse, sociale et territoriale, et, par là, contrediraient directement l’idéal républicain de citoyenneté laïque. Or, au Royaume-Uni, le premier ministre est hindu, le maire de Londres est musulman, ainsi que le nouveau leader des nationalistes écossais – un musulman pratiquant d’origine pakistanaise, qui n’a pris ses fonctions officielles un soir de mars 2023 qu’après la rupture du jeune du Ramadan. Les rengaines habituelles contre le « communautarisme » sont d’évidence inopérantes dans ces différents cas. Des britanniques hindus ou musulmans pratiquants ont toute légitimité à représenter l’électorat dans son ensemble. Bel exemple d’intégration citoyenne « républicaine » … On imagine mal en France un premier ministre ou président musulman – cette possibilité n’est d’ailleurs envisagée que dans les romans de Houellebecq, sur le mode de la satire.
Luc Foisneau – La question du voile, qui a été le point de départ de votre réflexion, fait se rencontrer, non sans heurts, une question qui relève de ce que l’on pourrait appeler un républicanisme français classique (on souhaite interdire le voile au nom de l’autonomie de femmes qui seraient victimes de la domination masculine) et une théorie de la reconnaissance d’une identité culturelle (certaines femmes souhaitent manifester publiquement leur croyance religieuse dans un pays de tradition laïque et catholique). Dans quelle mesure la question de la reconnaissance est-elle pertinente, ou non, pour éclairer les enjeux de cette querelle du voile ?
Cécile Laborde – Je me situe dans un cadre rawlsien et pettitien et me méfie des connotations communautariennes (au sens philosophique du terme) de la notion de reconnaissance, inspirée des travaux de Hegel, Honneth, et Taylor. Certes, on peut dire que pour construire une « communauté de citoyens », pour reprendre la belle expression de Dominique Schnapper, il convient que les citoyens s’accordent une forme de reconnaissance mutuelle ou, du moins, cultivent des attitudes de tolérance et de civilité. Mais il ne n’ensuit pas que l’État ait une obligation de reconnaître de manière positive les identités culturelles et religieuses spécifiques de chacun. L’État doit se borner à ce que Stephen Darwall appelle le recognition respect (le respect dû aux personnes, quels que soient leurs projets particuliers) et non le appraisal respect (le respect dû aux réalisations particulières de chacun). L’État définit et garantit le cadre juste de la poursuite par chacun de ses projets particuliers.
Encore convient-il de préciser ce qu’est un cadre juste. Dans la perspective égalitariste de la philosophie de la non-domination, je mets en avant deux conditions. D’une part, il convient que l’État ne maintienne pas de disparités de reconnaissance entre différents groupes et communautés. De ce point de vue, les accommodements des pratiques religieuses minoritaires, en France, peuvent constituer, dans un contexte implicite de catho-laïcité, un rétablissement de l’égalité. D’autre part, il convient que l’État évite des pratiques de méconnaissance de certaines religions. Il est frappant de constater que les controverses autour du port du foulard islamique ne sont que très peu nourries par les travaux scientifiques sur les transformations de l’islam contemporain, que ce soit dans les banlieues françaises ou ailleurs. La Commission Stasi a ainsi statué sur les femmes voilées sans en avoir interviewé une seule... Le républicanisme de la non-domination est souvent, à mon sens, un combat contre la misrecognition, contre les préjugés et stéréotypes, davantage qu’un combat pour la reconnaissance (recognition).
La religion : une question de théorie politique
Luc Foisneau – Vous insistez sur le fait que la question que vous traitez dans votre livre n’est pas conjoncturelle, qu’elle n’est pas liée aux menaces que le terrorisme islamiste fait peser depuis quelques années sur les démocraties libérales, mais qu’elle concerne le statut de la religion en tant que telle. Vous formulez cette question de la manière suivante : « En quoi les croyances, les pratiques, les identités, les institutions propres aux groupes et individus religieux méritent-elles un traitement politique particulier ? » (Philosophie Libérale de la Religion, op. cit., p. 8). L’usage du terme « traitement politique » ne reconduit-il pas le soupçon que toute religion serait pathologique ? Est-il possible d’échapper à ce soupçon dans le cadre d’une théorie libérale de la religion ?
Cécile Laborde – Je ne pense pas que s’interroger sur le traitement politique du phénomène religieux revient à pathologiser le religieux. L’idée est plutôt de se demander si les croyances, pratiques et institutions religieuses doivent être soumises au droit commun, ou si elles méritent parfois un traitement spécifique, en raison de leur caractère propre. Considérez les questions suivantes. Un club de golf ou de football ne peut exclure les femmes de ses instances dirigeantes. En vertu de quoi l’Église catholique peut-elle réserver la prêtrise aux hommes ? Ici on s’interroge sur les justifications du fait que des organisations religieuses demandent des exemptions à certaines lois antidiscriminatoires. Autre débat saillant. On admet généralement que toutes les opinions sont acceptables comme contributions au débat public (en excluant, toutefois, certains propos racistes ou incitant à la haine). En vertu de quoi les opinions religieuses auraient-elles moins droit de cité ? Il nous faut, ou expliciter cette différence de traitement, ou la déclarer injustifiable. Autre exemple. L’éthique professionnelle des médecins leur proscrit de refuser des soins à qui que ce soit, sauf pour raison d’objection de conscience. Peut-on justifier ces droits accordés à la conscience ? Ne sont-ils pas exorbitants ? Ou bien encore : l’État peut reconnaître et promouvoir toutes sortes de manifestations culturelles, sportives et patrimoniales, mais il ne saurait s’associer, même symboliquement, à une foi ou culture religieuse. Pourquoi ?
C’est de ces questions que traite mon livre. Il est clair qu’elles s’adressent à la religion ordinaire et non à la religion pathologique. La solution que je propose est « égalitaire », au sens où je suggère que la religion ne mérite aucun statut particulier en tant que religion. Le traitement particulier accordé parfois aux pratiques et opinions religieuses s’applique aussi aux opinions et pratiques non-religieuses, quand celles-ci ont le même caractère. L’objection de conscience, par exemple, s’applique aussi à la conscience séculière. L’idéal de raison publique, qui demande que les autorités de l’État n’invoquent que des raisons publiquement justifiables, invalide également des raisons séculières injustifiables dans les termes de la raison publique. Le droit qu’a l’Église catholique de choisir ses prêtres et dirigeants ne s’appuie pas sur un droit exorbitant des Églises, mais, bien plutôt, sur des droits liés à la liberté d’association en général. L’interdiction faite à l’État de promouvoir une identité religieuse commune s’applique également à toutes les identités sociales Source de conflit et de divisions sociales. Ce n’est donc qu’en distinguant les idées générales de « neutralité » et de « séparation » que l’on peut résoudre ces questions.
Luc Foisneau – J’aimerais que vous nous aidiez à mieux comprendre ce qui fait la spécificité de votre approche de la religion dans Philosophie Libérale de la Religion. Vous nous dites que les tenants de la laïcité à la française et, aussi, bon nombre de tenants de ce que l’on appelle en anglais le « sécularisme libéral » font fausse route, parce qu’ils ne font appel qu’à un unique principe, la neutralité de l’État par exemple. En quoi le fait de faire appel à plusieurs principes, vous en invoquez trois, est-il susceptible d’engager la réflexion sur une voie plus ouverte ?
Cécile Laborde – Les idéaux de séparation et de neutralité sont essentiels aux traditions libérale et républicaine, mais ils sont trop vagues et trop généraux pour fournir des principes qui pourraient guider notre réflexion dans les cas de traitement différencié du religieux que je mentionnais plus haut. Ni l’idée de séparation, ni l’idée de neutralité ne nous permettent de trancher les questions relatives à l’étendue de l’autonomie des organisations religieuses, la légitimité de l’objection de conscience, le contenu de la raison publique.
L’idée principale de Philosophie Libérale de la Religion est de réfléchir à des principes normatifs plus fins, qui découlent de l’idéal libéral-démocratique, et qui s’appliquent, non au religieux en général, mais à différentes facettes de ce phénomène complexe qu’est le religieux.
La relation de la religion à la raison publique, par exemple, pose ce que j’appelle un problème épistémique. Certaines idées religieuses sont inaccessibles à ceux qui n’en partagent pas les fondements théologiques. C’est pour cette raison, me semble-t-il, qu’elles ne sauraient justifier l’exercice du pouvoir coercitif de l’État, dont les justifications doivent pouvoir être accessibles à tous les citoyens. On a donc là une première raison, épistémique, pour justifier un mode de séparation entre l’État et la religion, une séparation de l’ordre des raisons.
Mais la religion n’est pas seulement un ensemble de croyances ou d’opinions. Elle se présente aussi, alternativement, comme une identité sociale, qui peut être vulnérable à la discrimination et à l’oppression au même titre que d’autres identités sociales, comme celles de classe, de race ou de genre. C’est cette dimension, plus sociale, de la religion, qui explique, à mon sens, pourquoi l’État ne doit pas s’associer à une religion, fut-elle majoritaire : pour éviter d’exclure, même symboliquement, les membres de minorités non reconnues.
La religion a aussi une dimension axiologique : elle touche à la conception du bien que chacun forme, et à l’aspiration que nous avons tous de vivre une vie d’intégrité : une vie conforme à nos choix éthiques les plus profonds. C’est cette dimension de la religion qui explique que l’État ne doit pas s’immiscer dans les choix les plus intimes (sexualité, famille, vie spirituelle). C’est aussi cette dimension qui explique le respect dû à une certaine catégorie de convictions : celle que j’appelle des engagements protecteurs d’intégrité.
Je n’ignore pas, bien sûr, la principale dimension du religieux contre laquelle se définit la laïcité, le religieux comme tentative théocratique d’emprise englobante sur l’État et la vie sociale. La pensée laïque en France ne peut se comprendre sans référence à la longue histoire du combat contre le cléricalisme, dont Gambetta disait : « Voilà l’ennemi ! ». La république fonde sa légitimité sur la volonté du peuple et non sur celle de Dieu, sur le demos et non le theos. Mais ce principe, aussi valable soit-il, ne nous dit rien des rapports particuliers entre l’État et le religieux non-théocratique et non-clérical. À trop identifier religion et cléricalisme, et, aujourd’hui, islam et islamisme, les penseurs laïques ne se donnent pas les moyens intellectuels de théoriser les rapports multiformes entre État et religion ordinaire. On l’a vu, la laïcité en pratique est nécessairement une laïcité d’accommodements multiples. Mais pour que l’accommodement ne soit pas simplement un pis-aller pragmatique ou une pratique coutumière validée par « la tradition » ou « l’histoire », il nous faut une théorie normative de ce que j’appelle la laïcité minimale, qui contient une théorie de l’accommodement raisonnable du religieux, mais aussi de ses limites. C’est ce que je propose dans mon livre.
Luc Foisneau – La laïcité minimale que vous défendez s’adresse aux « croyants ordinaires », pas à ceux et celles qui instrumentalisent la religion dans leur combat contre les formes libérales et démocratiques de l’État. Pourriez-vous préciser les traits qu’un tel État devrait développer pour être plus accueillant à ces formes ordinaires de la religion ?
Cécile Laborde – L’idée qui sous-tend la laïcité minimale n’est pas en soi un idéal d’« ouverture à la religion » : comme je le suggérais plus haut, il ne me semble pas que l’État ait un devoir de « reconnaître » les identités, qu’elles soient religieuses ou d’une autre nature. Je cherche simplement à tirer les conséquences logiques, en « équilibre réfléchi » dirait Rawls, de certains principes simples.
Ma théorie place d’ailleurs des bornes strictes à l’accommodement religieux quand il menace certains droits d’autrui. L’exercice de droits religieux ne saurait mettre en cause les droits fondamentaux, notamment ceux de l’égalité (entre sexes, ou celle des sexualités) ni les droits des enfants, à l’éducation et à la protection. De ce point de vue, l’absence de contrôle public des écoles religieuses privées hors contrat en France, ainsi que le large financement public de l’éducation religieuse dans les écoles sous contrat (bien plus élevé que dans les autres pays occidentaux), me semblent des atteintes bien plus graves à la laïcité que le simple port de signes religieux par les élèves des écoles publiques. Il y a aussi tout un pan de l’organisation interne des groupes religieux qui entre en conflit avec le droit à la non-discrimination, et qui n’est jamais discuté.
En revanche, quand les pratiques et opinions religieuses ne sont pas en conflit avec les principes de base de la démocratie libérale, il me semble qu’elles peuvent y trouver un appui. En particulier, je montre que, quand les opinions religieuses ne sont pas inaccessibles à un mode de justification en termes de raison publique, elles peuvent être invoquées par les autorités publiques. Quand les identités religieuses ne sont pas des marqueurs de division et de conflit social, les autorités publiques peuvent s’y associer. Et quand les pratiques religieuses n’engagent pas l’intégrité des personnes, l’État peut les protéger ou les réguler, au même titre que n’importe quelle autre pratique sociale.
Mais on ne peut développer une théorie « fine » de la régulation du religieux que si on fait l’effort de « désagréger » le religieux.
Une dernière précision. La laïcité minimale n’est pas une théorie de ce que l’État doit faire, mais de ce qu’il peut faire, pour rester dans le cadre d’une légitimité minimale. Elle autorise donc une large palette de régimes de laïcité. Les politiques de traitement du religieux, de la France à l’Inde, en passant par les États-Unis, le Royaume-Uni ou l’Indonésie, peuvent être débattues dans ses termes, sans qu’aucun pays en particulier ne soit érigé en modèle de laïcité.
Luc Foisneau – Dans quelle mesure la théorie que vous proposez permet-elle d’échapper aux critiques de la théorie critique de la religion qui accusent les théories de la laïcité d’ethnocentrisme ? Pourriez-vous préciser ce qu’il faut entendre par une approche « désagrégative » de la religion, et en quoi une telle approche est susceptible de sortir d’une approche de la religion à partir de la notion de « conception du bien », qui est utilisée par Rawls ?
Cécile Laborde – Le premier chapitre de mon livre présente et critique la « théorie critique de la religion » d’auteurs méconnus en France, tels que Stanley Fish, Talal Asad, Saba Mahmood, William Cavanaugh, Peter Danchin, Elizabeth Shakman-Hurd, et Winnifred Sullivan. Ils font valoir que l’idée de neutralité religieuse de l’État est auto-contradictoire, puisqu’elle repose sur une identification par l’État de ce qui devait être considéré ou non comme religion, autrement dit sur une axiologie religieuse et un ensemble de décisions théologiques. La notion de « religion », de laquelle les penseurs laïques entendent protéger l’État, est elle-même un héritage de l’histoire de la construction politique du religieux par l’État. En particulier, le politique moderne privatise, individualise et « protestantise » le religieux. L’opération de « désagrégation » que je propose tire la leçon de ces travaux, qui ont mis en cause l’universalité de la catégorie même de religion modelée sur le christianisme, et qui n’est applicable au judaïsme et à l’islam qu’au prix de distorsions. Je distingue, au sein de ce qu’on appelle la liberté religieuse et la neutralité de l’État par rapport au religieux, les différentes libertés et les différentes valeurs, de rang inégal, qui ont besoin de protection, ou qui posent au contraire un danger pour la démocratie. Il s’agit donc de pénétrer l’opacité de l’idée, insuffisamment interrogée, de religion, qui recouvre moins un concept clair qu’une formation historique spécifique et complexe, pour s’interroger plus généralement sur la question de savoir à l’égard de quoi – quels domaines d’activités, quelles pratiques, quelles valeurs – l’État a le devoir d’être neutre, et pour quels motifs.
Les chapitres qui suivent discutent les théories égalitaristes de la neutralité, celles de John Rawls, Jonathan Quong, Chris Eisgruber, Lawrence Sager et, dans ce contexte, Charles Taylor et Jocelyn Maclure. Leurs théories prêtent moins le flanc que les théories « laïques » à l’accusation ethnocentrique, car elles généralisent le propos de la neutralité, l’appliquant non aux conceptions religieuses en particulier, mais aux conceptions du bien en général. Cependant j’essaye de montrer que leur approche n’est pas assez fine pour expliquer en quoi certaines conceptions du bien méritent une plus grande considération que d’autres, en particulier, l’objection de conscience, ou en quoi certaines protections dues aux identités religieuses, notamment contre la discrimination, ne sont pas nécessairement liées à leur statut de « conceptions du bien ». La théorie libérale égalitaire de la religion reproduit ainsi certaines des apories dénoncées par les théoriciens critiques. Je m’efforce de les lever dans la théorie égalitariste alternative que je propose.
Luc Foisneau – Quelles sont vos prochaines orientations de recherche ?
Cécile Laborde – J’ai deux projets en ce moment. Le premier interroge les fondements philosophiques du droit antidiscriminatoire. Je m’interroge sur la question de savoir quand les membres de groupes dominants (hommes, blancs, chrétiens) peuvent se plaindre, à juste titre, de discriminations indirectes : c’est-à-dire de désavantages causés par l’application de lois et de règles générales. La question est importante dans un contexte où la rhétorique de l’égalité est de plus en plus mobilisée par des groupes historiquement dominants. Le deuxième projet revient sur la théorie de la domination et s’interroge sur ses fondements psychologiques. Selon les républicains néo-romains étudiés par Pettit et Skinner, l’expérience de la domination est l’expérience d’une anxiété permanente, due à l’incertitude sur le fait de savoir si, et quand, les dominants vont exercer leur pouvoir. Je m’efforce d’actualiser cette réflexion pour tenter de comprendre les expériences de domination critiquées par les mouvements Black Lives Matter et Me Too.
Notes
1
Cécile Laborde, Philosophie Libérale de la Religion, trad. fr. P. Savidan, Paris, Hermann, 2023.
2
Voir Ph. Pettit, Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement, trad. fr. P. Savidan et J.-F. Spitz, Paris, Gallimard, 2004.