(Société psychanalytique de Paris (SPP) - SIRICE - Paris 1)
Andrea Jacchia, Me obligan a aprender este idioma
Les années 1980 me semblaient avoir marqué, en France en tout cas, mais aussi peut être ailleurs, une inflexion particulière dans le champ des réflexions, travaux et publications sur la déportation et l’extermination des victimes du nazisme. Cette inflexion m’avait interrogé quant aux rapports qui peuvent se mettre en place entre réminiscences individuelles, réminiscences collectives, processus de remémoration et de construction-reconstruction. À partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale et de la catastrophe de la Shoah, il me semblait constater que trente ou quarante ans s’étaient écoulés jusqu’à l’apparition foisonnante dans le socius des récits, productions culturelles et traces de cette catastrophe.
En examinant les autres champs de conflits de masse, il semblerait que cet effet retard puisse être observé dans les suites d’autres catastrophes historiques, par exemple en ce qui concerne l’Algérie ou la guerre du Viêtnam. La prévisible disparition des témoins directs y jouerait-elle un rôle ? Je me contenterai aujourd’hui de poser la question.
Une hypothèse de latence du collectif
Dans ce cadre, j’ai évoqué une hypothèse de latence du collectif en 2000 dans la Revue française de psychanalyse en tentant un rapprochement avec la latence infantile qui se met en place à la sortie du complexe d’Œdipe, moment clé de la constitution du surmoi et dont la fin, autre moment essentiel de reconfiguration, survient avec la puberté1.
Cette latence du collectif correspondrait à un temps d’apparence silencieux ou presque, trente, quarante, cinquante ans, où peu d’échos de la catastrophe se font entendre, un temps en apparence vide, à bas bruit ; le sens et le caractère de cette latence n’apparaîtraient qu’à la sortie de ce silence relatif, et du fait même de sa rupture qui en indique la densité. Cette hypothèse de la latence proposerait un sens pour le délai qui s’est écoulé entre la catastrophe de la Shoah et la multiplication des récits, témoignages et productions en tous genres constatée depuis la fin des années 1970 et le début des années 1980, en tout cas en France. Cette production est toujours en augmentation et peut être notre travail s’inscrit-il également dans ce mouvement, ce qui n’enlève rien à son importance, bien au contraire. Si c’est de latence dont il s’agirait, quels mécanismes psychiques seraient impliqués et comment l’intrication de ces mécanismes individuels et collectifs s’y nouerait-elle ?
Il est bien évident que cette notion de latence ne peut être translatée point à point d’un territoire à l’autre, celui de l’infantile à celui du social ; néanmoins, elle peut éclairer la question de la transmission différée, discontinue, et lacunaire des traumas de l’histoire au moyen des témoignages et des créations culturelles multiples post-Shoah.
La notion du silence dans ce contexte, quant à elle, a été abordée par des historiens sous des angles divers et je mentionnerai le livre de François Azouvi, Le Mythe du grand silence. Auschwitz, les Français, la mémoire, dans lequel l’auteur fait une recension systématique et contextuelle de tout ce qui a été écrit, publié ou produit en France sur le génocide des Juifs depuis 1945. Il dénombre les publications des intellectuels, catholiques et protestants, nombreuses et engagées ; il faut saluer cet immense travail très rigoureusement construit. Dans son avant propos, François Azouvi nous prévient :
« Tout se passe comme si le caractère même de l'événement avait produit par anticipation le sentiment de l'oubli dans lequel, on le croyait, il sombrerait inéluctablement. La thèse du grand silence autour du génocide des Juifs était en quelque sorte induite par la nature de l’événement avant qu’il ne soit achevé, avant que les Allemands n’en effacent méticuleusement les traces comme ils en avaient soigneusement préservé le secret et camouflé l’horreur, avant que les rares survivants, moins mutiques qu’on ne l’a longtemps cru, ne se heurtent à la difficulté d’entendre de leur entourage2. »
Annette Wiewiorka, longuement citée et discutée par François Azouvi, écrit au contraire :
« il est simplement étonnant que les historiens français se soient laissés prendre au même mirage que tout un chacun et qu’ils aient érigé l’idée que les déportés n’ont pas voulu ou pas pu parler au rang de vérité historique pour expliquer la faiblesse de la mémoire collective de la déportation jusque dans les décennies 1970, sans que fut même amorcée une élémentaire recherche sur ce point, ni même une réflexion sur chacun des termes de cette proposition. Déportés, quels déportés ? En matière d’histoire, la notion d’indicible apparaît comme une notion paresseuse. Elle a exonéré l’historien de sa tâche qui est précisément … d'interroger cette source majeure de l'histoire de la déportation jusque dans ses silences3. »
Ce n’est donc pas la notion de silence au sens strict que j’aborderai, sur lequel ces importants historiens et d’autres s’affrontent, car il est certain que nombre de textes, de livres, de films ont vu le jour dès les années 1945-1946. Or la latence n’est pas le silence, de même que chez l’enfant, selon la théorie psychanalytique, elle signe une « intensification du refoulement » et un « développement des sublimations ». La latence dans le collectif, qui nous sert, rappelons-le, d’hypothèse « d’étape » recouvrirait plutôt le temps d’une présence-absence, seulement partiellement étanche, qui concerne le socius dans son ensemble, un insidieux brouillard diffus enveloppant les témoignages et la mémoire et qui ne se révèle paradoxalement que dans l’après-coup de sa rupture. Cette rupture laisse émerger, comme je le rappelais d’emblée, à partir de la fin des années 1970, en France, une production « culturelle » quantitativement et qualitativement massive. C’est ainsi le moment de la sortie de l’état de latence qui rendrait celui-ci perceptible, après coup, en raison de la précipitation de traces et d’échos qui accompagne cette rupture. Ce mécanisme peut apparaître paradoxal mais la clinique de l'après-coup convoque cette interprétation paradoxale.
Traces dans la cure
Andrea Jacchia, Déplacement instantané
Un patient, la cinquantaine, non juif, vient me voir pour une problématique « de ne pas avoir envie de vivre, et ne trouver vraiment ni goût ni intérêt à la vie ». Il a déjà consulté plusieurs collègues et suivi plusieurs cures ou thérapies pour ce symptôme qui inhibe sa relation à ses proches et à lui-même. Son père a été déporté durant 18 mois dans un camp de travail en Pologne, et il en est revenu à la fin de la guerre. Ce père a pu reprendre une carrière professionnelle très réussie et une insertion sociale à la fois brillante et stable. Le patient, né au début des années 1960, est le dernier enfant d’une fratrie de quatre. Il est orphelin de ce père depuis l’âge de 6 ans et lie son état de « non goût de la vie » à la mort de ce père. La présentation qu’il me propose, de ces éléments biographiques, sur un mode équivoque, incite à croire que son père serait mort en déportation ou des suites immédiates de celle-ci.
En réalité, son père est mort plusieurs années après son retour des camps d’un arrêt cardiaque survenu alors que le patient, jeune garçon de 6 ans, était à la campagne avec le reste de sa famille. Depuis ce moment, le patient a le sentiment qu’il n’a réussi ni à retenir ni à maintenir en vie ce père et que la fidélité à cet homme passe par ne pas vivre la vie mais seulement survivre. Par ailleurs, il a fait de bonnes études, moins brillantes mais de peu, que celles de son père, a presque autant d’enfants que lui et vit une relation conjugale harmonieuse et satisfaisante. Je ne pourrais entrer plus avant dans les particularités de cette thérapie, en face à face, qui a duré trois ans, pour des raisons à la fois de confidentialité et parce que ce n’est pas ici le lieu d’une discussion à contenu exclusivement clinique.
Je me centrerai sur un élément processuel ; il y a quelques mois, le patient me parle d’un ouvrage qu’il vient de lire, dont il oublié le titre ainsi que le nom de l’auteur mais où il est question de la déportation. Il m’en rapporte le contenu, exprimant qu’il a eu du mal à le lire mais que cela doit être un auteur connu puisqu’il est prix Nobel de littérature. Vous aurez reconnu, comme moi, Imre Kertesz qui a reçu ledit prix en 2002, après quarante années d’écriture et de publications. C’est la première fois que le patient évoque la déportation comme non reliée exclusivement à son père mais ayant également un contenu socialisé, historicisé.
Dans ce récit, dont je ne vous présente qu’un fragment, ce que veux souligner, c’est qu’il avait fallu tout ce temps au patient, celui de plusieurs traitements, plus de vingt ans, pour prendre connaissance, d’une manière contradictoire, conflictuelle même peut-être d’un savoir sur la « déportation », signifiant mis en avant pour le lien au père et la création de sa construction névrotique. Le prix Nobel décerné à Imre Kertersz, consécration qui inscrit son œuvre dans l’universel de la culture, a sans doute favorisé l’accession à un savoir transmis par le collectif, un savoir de l’histoire collective, ce qui est le propre de l’Histoire. Cette recherche de connaissance, subjectivée par le travail dans le transfert, a amené la décondensation du matériel et l’inscription dans un récit qui reste, certes individuel et privé, mais qui a pu aussi s’historiciser en ne refoulant pas l’histoire et le collectif ; « mon père est mort en déportation et c’est pour ça que je… » s’est transformé en « Non, mon père n’est pas mort en déportation, il est mort quand j’avais 6 ans », et ce à partir de l’ouverture psychique qui lui donné la possibilité de s’intéresser à l’histoire de la déportation, celle de son père, mais dans le cadre du collectif et de la réalité historique dans lesquels cela est arrivé.
Dans le travail de la cure, ce mouvement a pu se faire, probablement, par l’identification et les projections sur la personne de l’analyste, témoin actif, ce qui pose d’autres questions…
La question du passage d'une histoire privée à une compréhension partagée de l'histoire collective ?
Comment passe-t-on d’une histoire hautement privatisée, ignorant la grande Histoire que pourtant elle évoque en filigrane, à une compréhension et à une inscription partagées de l’histoire collective ? Je n’aborderai pas les autres trames du processus, comme celle de la fidélité mortifère au père, la disqualification de la mère sans histoire puisque pas déportée, etc. Et comment cette histoire clinique nous paraît-elle se situer en lien avec l’hypothèse de la latence dans le collectif ?
Dans le séminaire sur les traumas collectifs et leurs traces dans les cures, que je dirige à la Société Psychanalytique de Paris, depuis un certain nombre d’années, la clinique des traces de ces traumatismes pose de nombreuses questions, qui reviennent avec force et constance chez les patients survivants et enfants de survivants et que rapportent nombre de nos collègues impliqués dans ces traitements. La plupart de ces mécanismes régulièrement retrouvés sont aussi évoqués dans la littérature clinique internationale sur le sujet.
Généralement, il apparaît que l’emprise sur la réalité psychique des deuils, souvent non accomplis, et des impasses de l’histoire familiale, du fait des branches généalogiques décimées ou amputées par la Shoah, ait contribué à « mortifier » la construction des identités et des identifications subjectives. La Shoah a pu alors prendre le statut d’un événement originel, celui du désastre, effaçant l’histoire antérieure tant personnelle que familiale ou collective. On constate que les souvenirs et fantasmes individuels, arrimés à ce désastre collectif, se jouent alors sur des registres qui mettent en jeu refoulement, retour du refoulé pulsionnel et remémorations, mais aussi des troubles de pensée liés à des mécanismes de clivage du Moi. Les souffrances identitaires et les malaises profonds du moi semblent accrochés aux « trous noirs » des traumatismes narcissiques liés à la destruction, persécution et au génocide qui condensent angoisse, désorganisations psychiques, somatiques et/ou quelquefois psychosomatiques.
Leur actualisation dans la cure ainsi que la narrativité qui s’exprime parallèlement dans le collectif, par l’intermédiaire des productions culturelles, peuvent contribuer à donner d’une manière différente des contours à l’Informe des angoisses d’anéantissement et des troubles identitaires inhibiteurs des capacités de remémoration, de pensée et de symbolisation présentés par ces patients. Ces productions culturelles serviraient de toile de fond comme au théâtre, de grand écran comme au cinéma et joueraient une fonction analogue à celle du Nebenmensch4 pour l’infans, sauf que le support ici n’est pas un « Mensch » directement, mais les productions d’un « Mensch ». Ces écrans intermédiaires permettraient de faire émerger, de lier et de tisser les destins traumatiques individuels avec l’Histoire de la communauté humaine effractée par la destructivité dans son ensemble. Dans ce registre, nous pourrions aussi nous demander si la fonction de l’analyste ne pourrait pas être utilisée par le patient comme jeu vital, nécessaire mais aussi transitoire de fonction de Nebenmensch. Cette fonction reste à élaborer dans l’hypothèse de la pertinence du traitement des traumas collectifs par la cure individuelle.
En effet, quel rôle trouver ou espérer pour la cure psychanalytique chez des patients dont la mémoire individuelle est marquée du sceau d’un cataclysme collectif ? Quelle aide la mémoire collectivement élaborée peut-elle apporter à de tels patients et à leur analyste ?
Lier latence individuelle et latence collective ?
Andrea Jacchia, Aria condizionata
Si l’Homme a créé une culture, ce qui est incontestablement le cas, le but de celle-ci est peut-être seulement que la réalité irréparable enfante spirituellement la réparation, c’est-à-dire la catharsis.
Imre Kertesz, « L’Holocauste comme culture »5.
J’avais également essayé, dans le travail précédemment cité, de lier latence individuelle et latence collective en m’appuyant sur des textes littéraires traités comme des fragments de discours « clinique », celui du collectif.
Dans ce temps de latence auquel succéderait celui du narratif du collectif par la littérature, je mentionnerai le travail d’Isaac Bashevis Singer, prix Nobel de littérature 1978, la même année où est paru le Mémorial des juifs de France, édité par Serge Klarsfeld6. Ce n’est, bien sûr, qu’une coïncidence mais c’est aussi au même moment, à la fin de ces années 1970, que commence à se dessiner une courbe encore ascendante de nos jours, dans la production d’œuvres relatives à la Shoah et, en particulier, de publications psychanalytiques, comme dans celles publiées par l’International Journal of Psychoanalysis7.
Les récits d’Isaac Bashevis Singer nous ont semblé permettre, de par leur narration singulière dépliant essentiellement des affects, ouvrir une possibilité de retissage d’histoires qui pourrait faire office de traitement de la destruction des identités collectives constituant les enveloppes interstitielles de l’individu.
Ses nouvelles et romans nous ont semblé représenter un mode narratif au moyen duquel, au travers des généalogies contées, imaginaires mais plausibles, se tissent de fragiles broderies à usage de rapiéçage sur les bords des trous de la disparition de l’histoire des individus, des cellules familiales ainsi que des groupes d’appartenance détruits.
La narration d’Isaac Bashevis Singer, qui utilise donc principalement les affects, déplie des trames de vie collective qui existaient dans les communautés des Juifs assassinés par les Nazis. Les différents groupes de la Pologne d’avant la Shoah, que ce soient les shtetels avec leurs rabbins miraculeux ou pas, les organisations politiques, communistes, bundistes, sionistes ou autres, voleurs, prostituées, enfants prodigues ou idiots de village, dybbouks, nous sont contés à travers les histoires des individus et de leurs déviances.
Ces personnages assassinés par millions, trouvent un par un des visages et des voix, à travers les romans et nouvelles qui leur redonnent ou leur donnent vie. Le projet nazi d’effacement de la mémoire du monde, corollaire de la destruction physique, s’en trouve modifié rétrospectivement, après coup, et cette littérature prend ainsi sa place dans l’ensemble étendu des productions fictionnelles des années d’après-guerre. Certes, elle est différente du savoir fait de témoignages, d’archives, de documentaires qui rapportent ce qui s’est passé dans les camps et autres enfers manufacturés par les nazis. L’œuvre d’Isaac Bashevis Singer fait un détour temporel, nous parle de la vie quotidienne d’avant la destruction, ainsi que de celle de l’après et de ses séquelles, et la décrit par petites touches et détails, au risque d’être surnaturels.
Isaac Bashevis Singer a quitté la Pologne pour l’Amérique en 1935 ; il n’a jamais écrit directement sur ce qui s’est passé en Europe de l’Est durant l’occupation nazie, et il n’a connu la déportation, les ghettos, les camps et l’extermination qu’à travers les récits des rescapés rencontrés en Amérique. Son œuvre ne fait pas partie de la littérature dite concentrationnaire mais construit une passerelle entre l’avant et l’après Shoah dans sa narrativité esquissée et subjectivée par sa mémoire.
Sa position nous a semblé s’apparenter à celle du témoin de témoin, comme peut l’être le psychanalyste dans la conduite de la cure, qui ne nécessiterait pas d’avoir connu les mêmes expériences que le patient. En effet, comme Isaac Bashevis Singer, le thérapeute peut ne pas avoir connu réellement les expériences singulières dont il est question, mais elles peuvent lui devenir connues, reconnues par la mobilisation des affects, le partage des éprouvés et la reconnaissance de leurs effets. Car la fonction du témoignage nous semble être celle de s’adresser à quelqu’un qui ignore ce dont il est témoigné et qui, du fait d’en prendre connaissance, va s’en trouver modifié avec des intensités variables dans des parties non prévisibles de sa personne. Par ailleurs, transmettre ce que l’on n’a pas connu directement met nécessairement en œuvre un travail de représentation, déformation, identifications, contre-identifications et reconstruction complexe.
Dans l’introduction à l’un de ses principaux romans, Enemies, paru en 1966, Isaac Bashevis Singer écrit :
« Bien que je n’ai pas eu le privilège de traverser la catastrophe de Hitler, j’ai vécu pendant des années à New-York avec des réfugiés de cette épreuve. Je m’empresse d’ajouter que ce roman n’est, en aucune façon, l’histoire du survivant type, ni de sa vie, ni de son combat. Comme l’essentiel de mes fictions, ce livre retrace une histoire exceptionnelle avec des héros particuliers et une combinaison d’événements qui sont uniques. Les personnages ne sont pas seulement des victimes des Nazis mais également des victimes de leur propre personnalité et destins8. »
Dans notre clinique, une interrogation centrale est répétitivement exprimée par nos patients, enfants ou descendants de rescapés : mon père, ma mère, mon grand-père, ma grand-mère, etc. étaient-ils comme ça, avant la Shoah ? Ou bien est-ce l’Histoire traumatique qui les a transformés en ces figures qui convoquent pour moi violence et/ou compassion, rejet et/ou violence ?
Évidemment, cette interrogation reste à traiter dans le registre de l’Œdipe pour la psychanalyse, mais, selon les orientations prises aussi par l’interrogation de l’infantile des parents, les conséquences psychiques du statut de la culpabilité et des contraintes inconscientes qu’elle impose s’en trouvent fondamentalement infléchies. Ce questionnement nécessite, me semble-t-il, de la part de l’analyste, une ouverture importante au collectif dans la singularité de chaque histoire et une attention particulière aux destins de ce questionnement.
On peut faire l’hypothèse que l’impossibilité dans laquelle se sont trouvés de nombreux survivants de penser ce à quoi ils ont été soumis gèle les processus de symbolisation qui ont été disqualifiés et détruits. On peut repérer la transmission des trous dans la filiation liés aux pertes objectales et narcissiques. On peut aussi remarquer que ce qui se transmet est une lacune dans le récit et on peut constater comment la reconnaissance ou le partage par le collectif contribue à un retissage de sens autour de ces lacunes, de ces « trous »9.
Isaac Bashevis Singer le romancier, met en scène des destins où l’aléatoire des rencontres impose ses marques erratiques dans le chaos des bouleversements destructeurs de l’Histoire de ce siècle. La latence évoquée pourrait constituer un espace-temps mixte et hybride, pour reprendre les termes de Nathalie Zaltzman dans La Guérison psychanalytique10, avec laquelle un échange s’était instauré sur ce thème à partir de son intervention, en décembre 2007, au séminaire sur les Traumas Collectifs, de la Société Psychanalytique de Paris.
On retrouve ici la problématique du statut de l’actuel dans l’interprétation des rêves avec la question du passage de la trace de la perception à l’état de trace mnésique. « Ce qui est arrivé », terme non qualifiant, qui n’est pas entièrement recouvert ni par Shoah, ni par Holocauste, ni par trauma, serait mis en latence sans avoir lieu psychique sur le mode de traces sans représentation, de traces qui n’auraient pas trouvé leurs mots et depuis lesquelles un récit audible collectivement peut se déployer sans que la construction de ce récit ni les traces mémorielles ne se constituent une fois pour toutes et de façon résolutive.
Andrea Jacchia, Countryside
Un certain nombre de questions s’ensuivent :
- La latence, espace-temps mixte et hybride, serait le temps de mise en résonance de ce qui a été brisé comme le sentiment d’appartenance à la communauté humaine simultanément par et dans l’expérience traumatisante vécue par le sujet ?
- Le temps de latence ne recouvrirait-il pas le temps où l’expérience, sans trouver encore sens, cesse d’appartenir au pur « non-sens », car le collectif peut reconnaître que ce qui est arrivé au sujet ne lui est pas arrivé comme pure singularité, mais comme relevant de la commune appartenance à l’espèce et son histoire ?
- Le collectif comme l’individu, ne prendrait conscience de ce temps qu’au moment de la sortie du silence qui caractérise cette latence et on peut bien sûr, toujours se demander ce qui permet, à un moment, l’émergence de ces échos, jusque-là indicibles – encore qu’indicible soit toujours une notion suspecte – mais plutôt dans les territoires de l’inaudible ?
Sabina Loriga a traité, dans cette revue, du statut de ces conditions11. Nous pourrions avancer que ce qui devient transmissible, dicible et audible, ce sont les traces psychiques qui pourraient, elles, à l’inverse de l’expérience même, être partagées. Ces traces résulteraient en partie des effets de transformation individuelle liée à l’expérience vécue qui creusent silencieusement l’espace collectif de résonance et qui pourrait durer trente, quarante ou cinquante ans ; ce serait aussi le temps peut-être, d’avoir des petits enfants, enfants de ses enfants qui pourront questionner plus facilement les survivants, par éloignement œdipien certes, mais aussi du fait de la présence actuelle, dans le socius du large matériau mémoriel issu de la sortie de la latence ? Pendant ce temps, ça travaille et ça travaille autrement que sur le registre du refoulement, ce qui nous amène à penser la sortie de la latence autrement qu’exclusivement en termes de levée du refoulement12. Ce temps serait alors celui qui permet à la tragédie collective, incarnée dans l’individu, portée et éventuellement déchiffrable par lui, de connaître un transfert vers le collectif pour devenir un constituant éventuellement héréditaire, éventuellement transmissible à chaque membre de l’espèce.
Notes
1
Eva Weil, « Silence et latence », Revue française de psychanalyse, vol. 64, no 1, 2000, p. 170-179.
2
François Azouvi, Le Mythe du grand silence. Auschwitz, les Français, la mémoire [2012], Paris, Gallimard, 2015, p. 15 (cette édition au format de poche a été revue et augmentée d’une postface inédite de l’auteur).
3
Annette Wiewiorka, Déportation et génocide. Entre la mémoire et l’oubli, Paris, Plon, 1992.
4
Le terme Nebenmensch (par ailleurs employé en philosophie éthique allemande, chez Hermann Cohen par exemple) est traduisible comme l’être secourable qui fait partie de l’environnement proche, un être de proximité à côté du démuni, plus littéralement un humain « juste à côté ». Freud s’en empare dans : « De l’esquisse d’une psychologie scientifique » [1895], La Naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 2003.
5
Imre Kertersz, L’Holocauste comme culture. Discours et essais (1989-2003), Paris, Actes sud, 2009, p. 264 (traduit du hongrois par Charles Zaremba et Natalia Zaremba-Huzsvai).
6
Serge Klarsfeld, Mémorial de la déportation des Juifs de France [1978], Paris, Association des Fils et Filles des Déportés Juifs de France (FFDJF), 2012.
7
Il s’agit de la revue de l’Association Internationale de Psychanalyse (API).
8
Isaac Bashevis Singer, Enemies. A love Story [1972], réd. Farrar, Straus & Giroux Inc, 1997 (l’ouvrage, d’abord publié en feuilleton, Sonim, di Geshichte fun a Liebe, dans le Jewish Daily Forward en 1966, a été traduit du yiddish en anglais par Aliza Shevrin et Elizabeth Shrub).
9
Eva Weil, « Traces psychiques, mémoires cryptées et catastrophes historiques », Revue française de psychanalyse, 2016, vol. 80, no 2, p. 490-500.
10
Nathalie Zaltzman, La Guérison psychanalytique, Paris, PUF, 2006.
11
Voir, dans ce dossier : Sabina Loriga, « Du trauma historique ».
12
François Villa, « Malaise dans la civilisation et désastre totalitaire », L’Annuel de l’Association Psychanalytique de France, Paris, PUF, 2011.