(Université Lumière Lyon 2 - UFR Anthropologie, Sociologie et Science politique )
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Palazzo degli Uffici Finanziari, ing. Eugenio Marelli, 1932-1935. Quatre statues de Dante Parini
Fasizme karsi omuz omuza est un mot d’ordre que l’on pourrait traduire par « tous ensemble contre le fascisme ». C’est aussi devenu l’un des cris de ralliement des différentes contestations au pouvoir turc de ces dernières années. Malgré leur grande diversité, ces mobilisations ont effectivement toutes résonné de slogans similaires : que l’on songe aux bannières de la contestation du parc Gezi (« Ne te soumets pas au fascisme ») ou bien sûr aux manifestations pro-kurdes pour dénoncer la guerre, la répression ou les disparitions (« La colère des mères va étouffer les fascistes »). En Turquie comme en France, ce terme de « fascisme » porte un sens politique fort et se trouve souvent mobilisé par les acteurs dans l’arène politique, notamment récemment pour dénoncer le pouvoir d’Erdoğan. Ce dernier continue pourtant à se présenter comme le dernier rempart de la volonté populaire face aux putschistes, aux kémalistes ou à des forces étrangères qui tous comploteraient contre le pays. Hakimiyet milletindir (« La souveraineté appartient à la nation »), pouvions-nous lire sur les murs de toutes les grandes villes dès le lendemain de la tentative de coup d’État de 2016, alors même qu’une purge sans précédent achevait de placer les derniers mécanismes du pouvoir étatique entre les mains d’Erdoğan, remplissant au passage les prisons de dizaines de milliers de militants, de journalistes, d’universitaires, de fonctionnaires ou de simples citoyens – dont certains attendent toujours de connaitre les motifs de leur détention. Malgré des écarts de plus en plus évidents entre le discours et la réalité, cette phraséologie de défense formelle de la démocratie et de la volonté populaire continue à être mobilisée par un pouvoir par ailleurs marqué par une fuite en avant souvent décrite, hors du pays, en termes de dérive autocratique. C’est au nom du respect de la démocratie et de l’ordre institutionnel que l’on a annulé un scrutin populaire à Istanbul cette année, ou que l’on a nommé des gouverneurs dans les nombreuses villes kurdes ayant exprimé un choix contraire à ceux du pouvoir. Comment expliquer ce paradoxe ?
Une des hypothèses que nous pourrions suggérer, sans toutefois la développer plus amplement ici, est qu’un fossé sémantique se creuse entre une partie du pays et le réel, phénomène encouragé par un pouvoir qui construit en permanence sa propre réalité. Cette hypothèse s’inscrit d’ailleurs dans une discussion plus large autour de la post-modernité politique qui dépasse le cas de la Turquie (voir les débats autour de l’idée de post-vérité), et que l’on retrouve appliquée à d’autres gouvernements décrits comme « illibéraux », « autocratiques » ou « populistes ». Le pouvoir construirait ainsi une réalité parallèle et fantasmée, par exemple lorsqu’il entretient la confusion entre les enjeux d’une élection locale et la survie du pays (beka) lors des derniers scrutins municipaux à Istanbul, ou plus récemment encore lorsqu’il interdit – à la presse comme aux citoyens – d’employer les termes de « guerre » ou d’« invasion » pour qualifier ce que les médias officiels présentent comme une « opération de paix » menée à l’Est de l’Euphrate, en Syrie. Ces fractures sémantiques entre des citoyens qui ont cessé de vivre dans un réel commun semblent renforcées par une polarisation extrême de la vie politique turque et une désintégration du tissu social. Si ces débats autour de l’idée de reconstruction du réel dépassent le cadre turc, ils semblent aussi dépasser le temps du pouvoir de l’AKP (Parti de la Justice et du Développement) en Turquie. C’est ce qui nous a conduit plus loin à envisager un retour jusqu’aux origines de la construction de l’État. De manière plus générale, et au-delà de ces contradictions du discours politique dominant, nous chercherons à caractériser le pouvoir turc actuel, à montrer ses spécificités propres comme ses éventuelles ressemblances avec d’autres pouvoirs à travers le monde.
Ce texte n’a pas pour ambition d’offrir une analyse exhaustive et, pour ainsi dire, académique de ces questions. Il cherche plutôt à offrir au lecteur des éléments de compréhension à travers les regards croisés de deux observateurs attentifs de la société et de la vie politique turque : le journaliste Ruşen Çakır et l’historien et politologue Hamit Bozarslan, avec lesquels nous avons eu le plaisir d’échanger entre août et octobre 2019. Ruşen Çakır suit depuis des décennies les évolutions de la société turque, et s’est notamment intéressé très tôt aux ressorts de l’émergence politique de l’AKP. En 2015, dans un contexte où le journalisme officiel est de plus en plus soumis à l’influence politique et à l’autocensure, il fonde la plateforme d’information en ligne Medyascope.tv, qu’il anime depuis quotidiennement en tentant de faire vivre un autre journalisme, libre et indépendant. Hamit Bozarslan est pour sa part historien et politologue, directeur de recherche à l’EHESS et auteur de nombreux ouvrages de référence sur la Turquie et l’Empire Ottoman. Fin spécialiste de la Turquie contemporaine, il s’intéresse de manière plus générale aux évolutions du Moyen-Orient, ainsi qu’à l’émergence des antidémocraties et des mouvements populistes à travers le monde.
Entretien avec Ruşen Çakır (Medyascope, Istanbul)
Timour Abel – Ruşen Çakır, vous avez fondé en 2015 Medyascope.tv, un organe d’information indépendant que vous dirigez et animez depuis. Vous suivez de l’intérieur les évolutions de la société et du régime turcs depuis des années : comment caractériseriez-vous le système mis en place par Erdoğan ?
Ruşen Çakır – Il faut commencer par se défaire de cette lecture fréquente en Occident qui lie le populisme turc d’Erdoğan à l’Islam. Le débat autour de la compatibilité entre Islam et démocratie est ancien, et l’opinion occidentale y répond souvent par le présupposé que les deux seraient incompatibles. Pourtant, la Turquie, notamment lors des premières années de pouvoir de l’AKP, a pu constituer un modèle démontrant que les deux pouvaient aller de pair. Aujourd’hui, avec les tentatives d’Erdoğan de construire un régime autoritaire, beaucoup sont revenus à ce vieux débat en disant qu’au final, le modèle turc était un mensonge et que l’islamisme et l’Islam seraient incompatibles avec la démocratie.
À mon sens, cette approche n’est pas exacte puisque lorsque l’on parle de la Hongrie, des États-Unis ou de la Russie, on ne fait référence ni au catholicisme, ni au protestantisme ou à l’orthodoxie – en dépit du fait que les leaders de ces pays sont souvent comparés à Erdoğan. On préfère, dans ces cas-là, parler de « populisme » hongrois ou russe. Or d’après ce que je vois, partout où ils sont au pouvoir, de la Russie au Brésil, ces populismes de droite exploitent et utilisent des références culturelles ainsi que des traditions comme bon leur semble. Dès lors, le fait que l’Islam soit mobilisé par le populisme turc n’est pas étonnant. Les différences entre le populisme d’Erdoğan et ceux de Bolsonaro, de Trump ou de Poutine tiennent très largement aux différences entre ces pays. Mais lorsque l’on regarde de plus près, on s’aperçoit qu’ils procèdent de la même veine. Il faut donc arracher cette question politique du débat sur l’Islam pour la replacer dans un débat sur la Turquie. Il est d’autant moins pertinent de ramener le sujet à l’Islam que le mouvement tunisien Ennahdha et les frères musulmans d’Egypte, par exemple, tous deux portés par les printemps arabes, ont noué des rapports à la démocratie très différents. Il en est de même pour Erdoğan. On peut même dire qu’entre leurs premières années de pouvoir et aujourd’hui, Erdoğan et l’AKP ont entretenu des rapports très différents à la démocratie. Ces évolutions ne dépendent en rien de l’Islam, mais de la conjoncture : c’est ainsi qu’il faut les analyser. Tel est, à mon sens, le premier point : analyser le système d’Erdoğan comme un populisme « islamiste » est erroné.
Il est vrai qu’Erdoğan est issu du mouvement islamiste, il est également vrai que l’AKP est le prolongement du mouvement islamique Millî Görüs, mais cela ne rend pas plus sérieux le fait d’analyser ce phénomène en termes religieux ou en lien avec la question de l’islamisme. En fait, nous sommes plutôt confrontés à un Erdoğanisme, de la même manière que l’on évoque le « Poutinisme » ou l’« Orbanisme » pour décrire les populismes dans d’autres pays.
D’ailleurs, lorsque nous avons écrit, avec un ami, notre premier livre sur Erdoğan1, quelques années après la fondation de l’AKP, certains étaient tentés de décrire ce phénomène comme un Erdoğanisme, alors qu’à l’époque il s’agissait d’un mouvement collectif, avec une direction collégiale autour d’Abdullah Gül, Abdüllatif Şener, Bülent Arınç et Tayyip Erdoğan. À ce moment-là, on ne pouvait pas encore parler d’Erdoğanisme : il était le chef, mais il y avait un véritable partage du pouvoir, chaque dirigeant gardait sa liberté de parole et son autonomie en fonction de son influence politique. Son pouvoir personnel, Erdoğan l’a construit en marginalisant peu à peu tous les leaders qui pouvaient avoir une influence et une identité politique propres. Il a mis fin au système de partage pour passer à une forme de distribution du pouvoir par le haut. Aujourd’hui, c’est bien lui qui le distribue.
Dans l’ancien système où chaque dirigeant au sein de l’AKP avait une part du pouvoir, où les droits de chacun d’eux étaient préservés, il y avait besoin d’une régulation qui prenait la forme d’une certaine démocratie interne au parti. Chacun avait des droits à la mesure de ses capacités. Ce droit à la parole et au partage du pouvoir était reconnu à tous les échelons, même les maires ou d’autres élus pouvaient y prétendre en disant : « j’ai réuni tant de suffrages », ou « j’ai réussi ceci ou cela ». Erdoğan a détricoté tout cela petit à petit, notamment après les manifestations de Gezi [mai 2013], les révélations autour des affaires de corruption [décembre 2013] et la tentative de coup d’État [juillet 2016], qui ont constitué de vrais défis. Il a donc peu à peu cumulé le pouvoir entre ses mains et l’a fait de façon très pragmatique. Par exemple, il te renvoie mais prend à ta place un de tes proches. Puis, un an plus tard il le renvoie aussi. Ou par exemple, toi tu as droit à un espace politique vaste, mais comme il recrute ton ami à ta place, et que lui ne le mérite pas, il lui attribue un espace politique moins important. Tout cela concourt progressivement à créer un pouvoir qui ne se partage pas mais qui se distribue de façon autoritaire.
En fait, les fondements de l’autoritarisme en Turquie se sont développés de façon parallèle à ce passage, au sein de l’AKP, d’une direction collégiale à une direction centrée autour d’une seule personne. Avant, il y avait des institutions – la justice, le pouvoir législatif, le cabinet des ministres, etc. – et chacune avait son importance ; les gens connaissaient les ministres, il y avait un Premier Ministre… Aujourd’hui, il n’y a plus de Premier Ministre, personne ne connait le nom des ministres, personne ne sait pourquoi le parlement existe, ni ce qu’il fait, etc. Du coup, le pouvoir se concentre entre les mains d’Erdoğan qui l’utilise comme il l’entend. Un exemple simple : en août 2014, le mandat d’Abdullah Gül se termine, et Erdoğan est élu à la Présidence de la République. Normalement, il était prévu qu’après la passation de pouvoir l’AKP se réunirait en Congrès, qu’Abdullah Gül y présenterait sa candidature et serait élu à la tête du parti. Mais Tayyip Erdoğan a réuni l’AKP en congrès deux jours avant la passation de pouvoir, et a fait élire Davutoğlu – selon la constitution, Gül, encore officiellement président de la République, ne pouvait pas être candidat. Et Davutoğlu l’a accepté : dans son discours il a remercié tout le monde (jusqu’au type qui fait le thé), mais n’a pas mentionné une seule fois Abdullah Gül, qui, le premier, l’avait recruté comme conseiller.
Timour Abel – Il y a un élément que vous avez souvent exprimé sur Medyascope, c’est que Erdoğan n’est plus capable de faire de la politique de façon positive, qu’il n’est plus capable de répondre à une crise qu’en déclenchant une autre crise…
Ruşen Çakır – Ici, on est dans une relation qui ressemble à celle de la poule et de l’œuf. C’est parce qu’il y a une crise qu’il concentre tout le pouvoir entre ses mains, puis c’est parce qu’il monopolise tout le pouvoir qu’il n’est plus capable de produire de politiques. Les deux phénomènes se nourrissent l’un l’autre, la seule réponse qu’il peut apporter aux crises est de monopoliser toujours plus étroitement le pouvoir entre ses mains et autour d’un cercle réduit de très proches. Mais c’est précisément parce qu’il fait cela qu’il ne peut pas résoudre les crises, développer des solutions pour les prévenir ou les résoudre. Il se trouve ainsi dans un cercle vicieux.
Timour Abel – On dit souvent que dans les régimes totalitaires, à côté d’institutions vidées de leur substance, se trouvent des organisations parallèles et largement informelles. En Europe, on discute aussi de ces questions lorsque l’on considère des régimes illibéraux, y compris la Hongrie de Victor Orban où l’on tolère par exemple divers groupes radicaux, etc. Dans quelle mesure peut-on dire la même chose de la situation en Turquie ?
Ruşen Çakır – Oui, chez nous aussi on entend de nombreuses rumeurs de ce type mais à mon sens ce n’est pas à prendre très au sérieux. Erdoğan a plutôt construit son hégémonie de fait sur toutes les institutions, dont la justice. Autrefois, en Turquie, la cour constitutionnelle ou l’armée avaient un certain pouvoir propre et étaient capables de défier le gouvernement. Lors des premières années de pouvoir de l’AKP, il y avait sans cesse des problèmes avec l’armée et la cour constitutionnelle. Avec le temps, parfois avec le soutien des gulénistes [partisans de Fethullah Gülen], il a placé les militaires et la justice sous son contrôle, ou bien les a rendus inopérants. De même, les médias représentaient en Turquie jusqu’à récemment un vrai pouvoir : aujourd’hui, Erdoğan a totalement mis la main dessus. Ce qui est intéressant toutefois, c’est qu’il ne parvient plus à générer du consentement en s’appuyant sur les médias qu’il contrôle. Parce que les médias se sont désertifiés. « Plutôt qu’être contre moi, mieux vaut qu’ils soient pour moi, quitte à être vides et inconsistants ». C’est cette même logique qu’Erdoğan et ses proches essaient aujourd’hui d’appliquer aux écoles et universités d’élite : ils s’en emparent, placent à leurs têtes des gestionnaires incompétents et font chuter la qualité des établissements qui s’opposent à eux. Au lieu de remonter le niveau des autres établissements, ils amorcent ainsi un nivellement par le bas. C’est la méthode qu’ils appliquent face à toute personne ou institution qu’ils perçoivent comme pouvant représenter une concurrence ou une menace. Ils n’ont rien fait du jour au lendemain. Le professeur Şerif Mardin2 parlait de la technique du salami3, tranche après tranche, pas à pas. À chaque pas, on se dit : « il n’y a pas de quoi exagérer »… puis, au bout d’un moment, on se rend compte, par exemple, qu’il n’y a plus d’écoles.
À chacune de ces étapes, Erdoğan a eu besoin de gens à ses côtés : il n’aurait rien pu faire seul. Mais au terme de chaque étape, il a largement liquidé ceux qui avaient été ses alliés. Il avait au tout début le soutien de l’Union Européenne, de différents groupes libéraux en Turquie ; aujourd’hui, on ne les voit plus. Les journalistes qui étaient proches d’Erdoğan à l’époque se sont tous exilés. Puis il y a eu les gulénistes : leur sort désormais est sans appel. À un moment, il s’était rapproché des kurdes, on voit ce qu’il en est. Maintenant, c’est avec le MHP [Parti d’Action Nationaliste, ultranationaliste], mais nul ne peut dire ce qu’il en sera demain. Ce qui est important, c’est de voir le pragmatisme d’Erdoğan, qui change totalement de politique et d’alliés selon la conjoncture et la situation. Ce faisant, il met en avant tantôt la démocratie, tantôt le nationalisme, etc. Prenons un exemple très marquant. Un des principaux slogans du processus de paix était : « Que les mères cessent de pleurer ». Donc à la fois les mères de militaires et des autres. Depuis l’alliance avec le MHP, le slogan est, en gros : « Nous ferons pleurer vos mères ». Ils ne le formulent certes pas comme cela, mais dans la pratique nous sommes bien passés de l’un à l’autre. Son approche de la question kurde est impitoyable. Un des principaux problèmes de la question kurde en Turquie était qu’elle était ignorée et déniée. Erdoğan s’est beaucoup appuyé là-dessus lors du processus de paix, en disant : « nous, nous allons tourner le dos aux politiques de déni ». Mais depuis un certain temps, il dit : « il n’y a plus de question kurde, nous l’avons résolue ». Il est, à son tour, dans le déni.
Timour Abel – Dans ce contexte, est-ce que le pouvoir défend encore une idéologie ?
Ruşen Çakır – Sur le plan symbolique, ils utilisent tantôt l’Islam conservateur, tantôt le nationalisme – et dernièrement plutôt le nationalisme et la cause de l’État. La question de la survie (beka) a ainsi été mise en avant.
Timour Abel – Qu’en est-il du système judiciaire ?
Ruşen Çakır – Erdoğan et ses proches l’ont peu à peu placé sous contrôle. La première étape, ce fut une opération menée avec les gulénistes au moment du fameux référendum [constitutionnel de 2010]. Ils ont modifié la composition du Conseil Supérieur des Juges et Procureurs et l’ont soumis au référendum. C’est d’ailleurs à cette occasion que Fethullah Gülen avait lancé son appel à réveiller les morts pour les faire voter en faveur du référendum. Cette alliance avec les gulénistes a donné à ces derniers un poids très important qui a ensuite été défait, notamment après la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 : beaucoup de juges et de procureurs ont été purgés. Pour combler ce vide, ils ont ensuite fait appel à leur propre base, et ainsi de nombreux militants AKP ont été rapidement promus procureurs ou juges. Aujourd’hui, dans une très large mesure, la justice est sous le contrôle direct du gouvernement. Elle devrait théoriquement être indépendante, ils ont même ajouté à la constitution le principe selon lequel la justice est indépendante et impartiale. Mais elle n’est ni l’une ni l’autre. On observe cependant, dans certaines décisions prises par la cour constitutionnelle, un assouplissement, qui peut s’expliquer par le changement d’atmosphère sensible depuis les dernières élections locales. Ils peuvent avoir senti que le climat politique était en train de changer.
Timour Abel – Peut-on parler de responsabilités européennes et occidentales dans l’évolution autoritaire du pouvoir, et si oui lesquelles ?
Ruşen Çakır – Oui, certainement. Les dirigeants occidentaux ont tout toléré, se sont contentés de condamner à chaque fois, jusqu’à n’avoir plus aucun effet sur les évolutions en cours. Il y a trois ans, les gens pouvaient se demander : qu’est-ce que l’Union Européenne dirait de ceci ou cela ? Personne ne se pose la question. L’UE a ici une très grande responsabilité, ou irresponsabilité. Elle n’a pas été à la hauteur et surtout, elle a laissé la société civile turque et tous les partisans de la démocratie seuls. À ce sujet, il faut bien sûr prendre très au sérieux la question des réfugiés. Comme les Européens comptaient sur la Turquie pour endiguer les réfugiés, ils ont été largement perméables et soumis au chantage de la Turquie. Pour ne pas prendre sur eux le « fléau des réfugiés », ils ont toléré toute une série de choses. À certains moments critiques, Erdoğan a eu un comportement très belliqueux à l’encontre des européens, vis-à-vis des Pays-Bas notamment. La plupart du temps, cela n’a eu aucun effet, il n’y a eu aucune réponse de leur part. Et au final, ici, ils ont laissé le peuple à son sort.
Timour Abel – Existe-t-il encore des institutions qui résistent à Erdoğan en Turquie ?
Ruşen Çakır – Non.
Timour Abel – Aucune ?
Ruşen Çakır – Non. Il y a bien quelques opposants et partis d’opposition, ou des choses au sein de la société, mais non. On en revient à la formule que j’utilise souvent : Erdoğan a perdu depuis longtemps, mais il n’y a personne qui gagne. C’est parce que personne n’arrive à gagner qu’Erdoğan dure. Pour le reste, il n’est plus un politicien capable de définir l’agenda, les débats. Aucune institution ne lui résiste mais, comme on l’a vu aux dernières élections, Erdoğan n’a plus la capacité de se sauver. Lorsqu’il a annulé les élections à Istanbul4, que s’est-on dit ? « Il a forcément un plan ». En réalité, il a été confronté à un fiasco encore plus grand puisque l’écart de voix s’est largement creusé d’une élection à l’autre. Tout cela a montré qu’il n’avait, en fait, aucun plan. Nous avons donc un pouvoir qui est prêté à Erdoğan par l’opposition sans qu’Erdoğan l’ait réellement. Mais comme l’opposition en a peur, il peut continuer son chemin avec force. Lorsque l’on s’intéresse aux mouvements populistes, on se rend d’ailleurs compte que leur force tient souvent au pouvoir qui leur est prêté par leurs adversaires. Et maintenant, les opposants continuent à se demander si Erdoğan va nommer un gouverneur à la tête d’Istanbul, ils continuent de croire au mythe de son invincibilité. Ce phénomène est selon moi un des éléments récurrents dans les pays où se trouvent des dirigeants autoritaires.
Timour Abel – Qui dirige la Turquie en ce moment ?
Ruşen Çakır – Erdoğan.
Timour Abel – N’y a-t-il plus aucun autre acteur ?
Ruşen Çakır – Peut-être qu’il y en a, mais ils n’ont pas beaucoup de pouvoir. Le ministère de la défense a un certain pouvoir, le MIT [Millî İstihbarat Teşkilatı, service de renseignements turc] aussi. Au-delà, je ne pense pas que quiconque ait le moindre pouvoir.
Timour Abel – En fait, c’est comme ça qu’il dirige la Turquie ? En laissant les institutions quasiment inchangées mais en les vidant de leur substance ?
Ruşen Çakır – Nous traversons à l’échelle mondiale une période où ce sont des hommes forts qui ont le vent en poupe (Poutine, Bolsorano, etc.). Nous assistons à la chute d’Erdoğan. Les autres n’en sont pas encore là. Je crois que c’est Daron Acemoğlu5 qui l’a noté : ce que montre l’exemple turc au monde entier à travers les élections du 23 juin, c’est que le populisme peut être défait dans les urnes. À ce titre, la Turquie peut être un cas emblématique. Peut-être que les leaders populistes ne sont pas encore en déclin ailleurs, mais chez nous c’est le cas. Les raisons sont largement à chercher dans la crise économique. En règle générale, on pense que c’est une fatalité et qu’une fois installés il est impossible de les défaire. Cette vision est partagée à l’intérieur et à l’extérieur du pays – en Occident, par exemple, on ne voit plus la Turquie que comme le pays d’Erdoğan. Et d’un coup, ils découvrent qu’un inconnu sorti de nulle part comme Imamoğlu réussit à gagner. Les sociétés sont donc toujours dynamiques, le populisme de droite n’est pas une fatalité.
Recep Tayyip Erdogan
Entretien avec Hamit Bozarslan (Ehess)
Timour Abel – Hamit Bozarslan, je me tourne vers vous qui avez peut-être sur ces questions un regard plus historique, plus régional aussi. Selon vous, la notion de « fascisme » prise dans un sens large peut-elle être mobilisée pour décrire certains traits de l’État turc, tant aujourd’hui que par le passé ?
Hamit Bozarslan – Il y a énormément de débats parmi les spécialistes, et pas seulement entre ceux de la Turquie – le grand historien turc, Fikret Adanır6, a par exemple contribué à un ouvrage sur le fascisme extra-européen des années 1920 et 1930. On peut effectivement imaginer que, dans l’entre-deux-guerres, il y avait des fascismes aussi dans des pays extra-européens, parmi lesquels la Turquie. Sauf que la Turquie n’avait en quelque sorte pas les moyens de devenir un État totalitaire. Beaucoup de spécialistes sont un peu sceptiques en ce qui concerne l’usage du terme de « fascisme » pour la période post-1945. En revanche, quelqu’un comme Michaël Fœssel pense que l’on peut aujourd’hui parler de tendance fasciste ou fascisante. On peut aussi évoquer, avec Umberto Eco7, un Ur-Fascismus (un fascisme originel, qui serait aussi éternel). Je crois que le débat se situe à ce niveau. Il existait dans les années 1960-1970, notamment au sein de la gauche : est-ce qu’on peut parler d’un fascisme déguisé ? Personnellement, j’ai des doutes sur l’usage de la notion de « fascisme » pour la période post-1945. Sans doute faut-il penser à d’autres termes. Pour la Turquie actuelle, on utilise aussi le terme d’« antidémocratie », une antidémocratie qui se considère comme une alternative nationale, radicale et virile à la démocratie libérale. Je pense qu’il ne faut pas tout de suite essayer de sortir de la confusion conceptuelle. Elle a aussi des avantages, laissons donc le débat ouvert.
Timour Abel – Pourrait-on faire le parallèle avec d’autres exemples comme la Hongrie de Victor Orban ou la Russie de Poutine ?
Hamit Bozarslan – Je ne pense pas. Dans la Hongrie de Victor Orban et dans la Pologne du PIS [Parti Droit et justice, au pouvoir], on retrouve effectivement ce culte de la nation, cette idée d’une nation éternelle, incarnée par son chef. Manque en revanche l’idée que la nation a une mission historique qui consiste à dominer le monde. De la même manière, l’avenir de la nation n’est pas considéré comme un temps de préparation d’une revanche sur le passé. Or, c’est quelque chose qu’on peut trouver très clairement en Turquie, mais aussi dans la Russie de Poutine : l’avenir est vraiment pensé en termes d’accomplissement d’une mission historique par une revanche sur l’Histoire.
Timour Abel – Et cette revanche sur l’Histoire… est-ce que vous pensez qu’elle puisse s’expliquer par le fait que ces sociétés ont été humiliées par certains processus historiques, comme le démantèlement de l’empire ottoman ou, plus récemment, le processus d’adhésion et la candidature turque à l’Union Européenne ?
Hamit Bozarslan – Oui, dans les deux cas, pour la Russie et la Turquie – mais on peut aussi penser à l’Iran – , il y a ce sentiment d’humiliation, ainsi qu’une très violente nostalgie d’empire… nostalgie qui n’est partagée que par la nation qui la porte. Cela crée énormément de frustration, et l’envie d’obtenir par la violence ce qu’on ne peut pas obtenir par l’amour. C’est pour cela que, bien que le phénomène antidémocratique soit assez universel dans les années 2010, je dirais quand même que, concernant la Turquie, la Russie et l’Iran, il faudrait sans doute faire une distinction.
Timour Abel – Est-ce que vous diriez que l’autoritarisme d’Erdoğan est un phénomène nouveau ? Ou qu’il a des spécificités nouvelles par rapport à une tendance de fond de la vie politique turque ?
Hamit Bozarslan – Je pense que le terme d’« autoritarisme » n’est plus du tout valable. Les analyses qu’on peut proposer seront plutôt en termes d’« égocratie » – une notion déjà utilisée par Claude Lefort8 –, ou bien d’un sanglant « cartel d’État ». Le système est incarné par un homme, mais il est composé par une coalition assez hétéroclite, ultranationaliste, d’acteurs qui sont impliqués notamment dans le domaine de la coercition et de la guerre.
Timour Abel – Revenons, si vous le voulez bien, sur votre Histoire de la Turquie contemporaine9. J’avais été très marqué par votre conclusion : nous étions alors en 2004, et vous parliez d’une Turquie à la croisée des chemins, ainsi que d’un climat plutôt favorable pour une évolution positive. C’était un sentiment très partagé à l’époque. Mais vous notiez aussi – et c’était assez dramatiquement prémonitoire – , que depuis 1904, à chaque croisée des chemins, la Turquie avait opté pour le scénario du pire, les répressions massives, les radicalismes, etc. Comment expliquez-vous qu’on en soit là aujourd’hui, une fois de plus ?
Hamit Bozarslan – Comment l’expliquer ? Là encore il faut laisser le chantier ouvert, mais je pense que tant que la Turquie ne fera pas face à son Histoire, ne fera pas évoluer pas son Histoire, ne critiquera pas son Histoire, on ne sortira pas de ce cercle vicieux. Cette Histoire, c’est d’abord celle du génocide arménien, que la Turquie à chaque fois a essayé de surmonter en proposant l’idéal d’une société organique, c’est-à-dire totalement homogène (une langue, un empire, un leader, un pays, etc.). Et c’est aussi une sorte de réflexe social-darwiniste, tendant spontanément à considérer les nations comme des espèces en guerre les unes avec les autres, de manière sacralisée qui plus est, soit par l’unionisme ou le kémalisme, soit aujourd’hui, de plus en plus, par l’Islam. La religion est utilisée comme un registre explicatif et justificatif du darwinisme social. Je crois que cette période, celle de la dissolution de l’Empire Ottoman et du génocide des arméniens, constitue un point paroxystique. En deuxième lieu, il faudrait bien sûr réévaluer la période impériale elle-même puisque que l’idée que la nation turque a une mission historique qui consiste à dominer le monde remonte à ces temps-là. Il faut reconstruire totalement cette fausse image de l’Histoire de l’Empire ottoman. Et il faut voir cette histoire à partir d’un regard critique – ce qui est aujourd’hui absolument impossible.
Outre ce rapport avec l’Histoire, il y a un autre point qui tient à ce que ce sentiment d’humiliation peut être très facilement intériorisé par une partie de la population qui est majoritaire, turco-sunnite. À l’époque des Tanzimats déjà, on voyait cela très nettement. Une des tragédies des Tanzimats est que l’idée d’égalité n’ait jamais été acceptée par la communauté musulmane – surtout turco-islamique, mais musulmane d’une manière générale. Se dégage une sorte d’impossibilité de renoncer vraiment à sa supériorité : supériorité d’une croyance sur une autre, d’une nation sur une autre, d’une confession sur une autre, de la masculinité sur la féminité, etc. Et cela engendre énormément de conséquences, qui s’articulent entre elles. Vous avez pratiquement une sorte de continuum entre la domination masculine et la domination nationale, l’État est sacré comme l’est la masculinité.
Timour Abel – Cela pourrait donc dépasser les frontières de la Turquie ? On pense à ce qui se passe au Proche-Orient, aux mouvements islamistes, etc. ?
Hamit Bozarslan – Potentiellement oui, parce que la « mission historique » turque – dans le discours d’Erdoğan cela est très clair – est double : dominer le monde, mais aussi servir de bras armé de l’Islam. Devenir une sorte d’acteur sacrificiel de l’Islam mais qui, en contrepartie, exige la reconnaissance de sa supériorité. Les premiers éléments de cette doctrine se discernent dès les années 1850-1860.
Timour Abel – Dans votre livre, vous montrez aussi comment, par construction, l’État turc a sans cesse eu besoin de désigner, au sein même de la société, des groupes comme « amis » ou « ennemis », dans un processus de requalification permanente. Peut-on interpréter cette construction d’ennemis intérieurs – arméniens, kurdes, alévis, syriens selon les époques – en termes de racisme culturel ? Et comment casser cela ?
Hamit Bozarslan – Cela nous ramène à la question de la culture, qui a toujours été posée. Je pense que pour beaucoup de spécialistes, la culture est un réservoir dans lequel on peut trouver des arguments justifiant à la fois une posture très belliqueuse mais aussi, éventuellement, une posture consensuelle, harmonieuse. Il est évident néanmoins que chaque épisode de guerre, de violences, de coercition, a pour fonction de détruire la culture elle-même. Il y a une sorte de simplification par l’action, et qui n’est pas spécifique à la Turquie. Tel est aussi le cas, par exemple, des idéologies. Prenez par exemple le marxisme de Marx, extrêmement raffiné : dès le moment où vous passez au léninisme vous avez une sur-simplification. Il en va de même dans le cas de l’islamisme : vous avez d’un côté des penseurs islamistes extrêmement raffinés et, de l’autre, quand vous passez à l’islamisme djihadiste armé, il y a une sur-simplification – de l’islamisme, de l’islam et de toute la production que les oulémas ont produit au cours des 1400 dernières années. La base doctrinale d’Al Qaeda ou de l’État Islamique se réduit à une dizaine de versets. C’était très clairement le même phénomène dans l’Allemagne nazie : Victor Klemperer a vu comment la langue allemande a été brutalisée, sur-simplifiée, voire transformée et métamorphosée pour devenir un instrument de guerre10. C’est pour cela que je dirais que lorsqu’on pose la question de la culture, il faut voir aussi les effets destructeurs de certains discours d’État, des pratiques de guerre, de violence, de brutalité. Pour pouvoir vivre, la culture doit être plurielle, conflictuelle, vivante, avec la capacité de produire un regard critique sur la société. Lorsque vous détruisez tout cela, vous détruisez aussi la culture.
Timour Abel – Justement, vous parlez parfois de notre époque comme d’un moment historique où les sociétés se défont elles-mêmes, et où des États, en retour, se fragilisent – en relation avec la mondialisation, les migrations accélérées, les réseaux, les mafias aussi... Dans ce contexte, comment penser des perspectives pour la gauche et le mouvement démocratique, non seulement pour la Turquie mais dans le monde ? Et aussi les perspectives, dans le cas de la Turquie, du mouvement kurde ?
Hamit Bozarslan – Je pense que pour les Kurdes la question se pose un peu différemment parce que la société kurde reste quand même une société extrêmement dynamique et créative. Mais si vous prenez la société turque aujourd’hui, vous avez l’impression que peu de choses se produisent, par rapport à la guerre notamment. Vous êtes face à une société qui est prise en otage, doublement ou triplement. Sur le plan politique déjà : il lui est désormais interdit de se penser dans des termes conflictuels. Juridiquement, en termes d’alliances, en termes vraiment concrets, tout se passe comme dans une partie d’échecs : soit vous êtes l’ami, et dans ce cas-là vous soutenez la guerre, soit vous êtes l’ennemi. On peut établir là aussi un parallèle avec la Russie au moment du conflit ukrainien : vous étiez soit l’ami de l’État, soit l’opposant – et l’opposant peut être tué.
Timour Abel – Est-ce que vous partagez l’idée que ces fuites en avant du pouvoir peuvent s’expliquer par une grande fragilité politique d’Erdoğan et du gouvernement turc actuel ?
Hamit Bozarslan – Définitivement. Ceci dit, je pense que ce n’est pas uniquement une question de fragilité, parce que vous avez aussi la destruction de la raison, y compris de la raison d’État, de la rationalité qui est nécessaire à la survie du régime. Et c’est d’ailleurs pourquoi on ne peut plus qualifier l’Erdoğanisme comme un régime autoritaire. Prenez par exemple le régime de Pinochet : c’est un régime autoritaire – versant pour partie dans sa pratique dans une répression aléatoire pour élargir la marge de manœuvre de l’exécutif –, et en même temps c’est un régime qui a des mécanismes de contrôle et d’équilibre. Beaucoup de régimes autoritaires ont de tels mécanismes internes. Beaucoup essaient d’éviter la mobilisation de leur population parce que l’autoritarisme ne supporte pas, ne peut pas prendre le risque d’une société sur-mobilisée. Dans le cas de la Turquie en revanche, il n’y a plus de mécanismes internes de contrôle et d’équilibre : le pays, le régime est devenu un bateau ivre qui ne peut plus se survivre que par des crises, internes ou externes. C’est devenu une forme de gestion de la société. Cela était déjà le cas dans les années 1990 – j’avais publié en 2001 dans la revue Esprit un article intitulé « La crise comme instrument politique en Turquie »11. Depuis 2013, c’est absolument le cas : le régime ne peut plus se survivre qu’en engendrant des crises. Mais chaque crise le radicalise aussi en retour, on assiste donc à un effet de radicalisation. Chaque moment de cette radicalisation exige ensuite un moment de rééquilibrage, qui ne débouche pas sur le pragmatisme parce qu’il faut une nouvelle phase de sur-radicalisation. Et, bien entendu, on ne se sait pas jusqu’où un tel régime peut aller. Ce qui n’est pas le cas en Russie par exemple, qui a un système infiniment plus maitrisé des crises.
Timour Abel – Cette destruction de la raison se rapproche aussi des observations que faisait Hannah Arendt au sujet des régimes totalitaires, des régimes de mouvement permanent, et finalement de destruction de l’État lui-même.
Hamit Bozarslan – C’est que, de ce point de vue, l’Erdoğanisme partage quelque chose avec les régimes totalitaires – à ceci près que l’Erdoğanisme n’a pas la capacité d’encadrer la société jusque dans sa moindre cellule, comme on disait dans les années 1920-1930.
Timour Abel – Et s’il n’a pas la capacité d’encadrer la société jusque dans sa moindre cellule, est-ce qu’il y a des institutions qui lui résistent, dans l’appareil d’État par exemple ?
Hamit Bozarslan – Non, absolument pas. La diplomatie a été laminée, la justice a été laminée. L’armée est une boîte noire : sans doute y a-t-il des oppositions au sein de l’armée, mais parmi ceux qui ont du pouvoir il n’y a, en apparence, pas de résistance. Non, les institutions ont été détruites – et c’est un autre trait commun entre Erdoğanisme et totalitarisme. Hitler détestait l’État, le totalitarisme déteste l’État : il adore la puissance mais déteste l’État, parce que l’État signifie l’institutionnalité. Or l’institutionnalité fait peur à un régime totalitaire puisqu’on part du principe que la nation est organiquement incarnée par le leader, qu’il y a un lien charnel entre lui et la nation. Dès lors, les institutions ne peuvent que menacer ou fragiliser cette fusion charnelle.
Notes
1
Ruşen Çakır, Fehmi Çalmuk, Recep Tayyip Erdoğan: bir dönüşüm öyküsü, Beyoğlu, İstanbul, Metis Yayınları, 2001.
2
Historien et sociologue turc éminent, Şerif Mardin a produit de nombreux travaux qui ont profondément marqué la recherche en sciences sociales sur la Turquie, notamment sur la fin de l’Empire ottoman et le mouvement Jeunes-Turcs. Il a également travaillé très tôt sur l’imbrication du politique et du religieux, et s’est intéressé à ce titre aux confréries religieuses (notamment les Nurcus), ainsi qu’à l’émergence des mouvements politiques islamiques turcs contemporains.
3
Serif Mardin revient sur la technique du salami dans un entretien avec Rusen Cakir, paru dans le journal Vatan. Voir : Ruşen Çakır, « AKP : Neydiler Ne oldular? », Vatan, 30 sept. 2003.
4
Les élections municipales du 31 mars 2019 ont notamment vu les villes d’Istanbul, Ankara, Adana et Antalya basculer dans l’opposition, un revers électoral majeur pour l’AKP et le président Erdoğan qui s’était personnellement impliqué dans la campagne. Ce dernier a alors demandé l’annulation du scrutin à Istanbul, où de nouvelles élections ont été organisées le 23 juin 2019. Ce nouveau scrutin s’est soldé par une défaite plus importante encore pour l’AKP, l’opposition menée par Ekrem İmamoğlu a encore creusé l’écart par rapport au précédent scrutin, avec près d’un million de voix d’avance sur le candidat du pouvoir, Binali Yıldırım.
5
Daron Acemoğlu, James A. Robinson, « Istanbul Shows How Democracy Is Won », Project Syndicate, 25 juin 2019 [en ligne].
6
Voir notamment : Fikret Adanir, « Kemalist Authoritarianism and Fascist Trends in Turkey during the Inter-War Period », in Stein Ugelvik Larsen (dir.), Fascism Outside Europe. The European Impulse against Domestic in the Diffusion of Global Fascism, Boulder, Social Science Monographs, 2001.
7
Umberto Eco, « Ur-Fascism », New York Review of Books, 22 juin 1995 [en ligne].
8
Claude Lefort, Un homme en trop. Réflexions sur L’Archipel du Goulag [1976], Paris, Belin, 2015, en particulier chap. III (p. 79-109).
9
Hamit Bozarslan, Histoire de la Turquie contemporaine, Paris, La Découverte, 2004.
10
Victor Klemprer, LTI. La Langue du IIIe Reich : carnets d’un philologue [1947], Paris, Albin Michel, 1996.
11
Hamit Bozarslan, « La crise comme instrument politique en Turquie », Esprit, janvier 2001, p. 140-151.