L’environnementalisme russe et la marée rouge de Norilsk : un rebondissement ?

Dans un des premiers articles parus en France sur la catastrophe de Norilsk, un nom attire l’attention, celui d’Olga (patronyme : Vladimirovna) Pliamina (Plyamina). Le 4 juin, elle est citée comme « directrice de l’Institut des problèmes d’écologie » (désormais : IPÉ) par le quotidien Le Monde1. La source de ce dernier est une dépêche de l’agence d’information officielle russe TASS ; Pliamina y relaie l’hypothèse selon laquelle la fonte du pergélisol (ou permafrost), liée au changement climatique, pourrait être la cause principale de l’accident qui a provoqué une fuite massive de carburant dans la rivière Ambarnaïa (Ambarnaya)2. La multinationale Nornickel, propriétaire de l’installation et donc principale responsable du sinistre, a émis cette hypothèse dès le premier jour3. Mais la compétence de Pliamina dans ce domaine est en fait inexistante : l’IPÉ, qu’elle a fondé en 2009, ne produit aucun savoir en sciences de l’environnement, malgré son intitulé d’« institut de recherche scientifique », calqué sur ceux de l’Académie des sciences de Russie (désormais : ASR), et malgré la présence à sa « direction scientifique » d’un honorable académicien, Boris Miasoïedov (Myasoyedov), né en 19304. Sa sphère d’activité, ce sont les services aux entreprises : « consultation, expertise juridique, méthodologie scientifique, analyse informationnelle et réalisation de travaux scientifiques dans le domaine de l’écologie, de la protection de l’environnement, de la sécurité industrielle et écologique »5. Un seul client est mentionné sur son site Internet : Rosatom, fleuron du nucléaire civil, contrôlé par l’État russe. L’IPÉ lui fournit une documentation attestant de sa bonne conduite écologique6.

En d’autres termes, Pliamina est une experte en greenwashing, ou écoblanchiment, cette « opération de relations publiques menée par une organisation, une entreprise, pour masquer ses activités polluantes et tenter de présenter un caractère écoresponsable »7. Le fait qu’elle soit interrogée par TASS sur la « marée rouge » de 2020 soulève plusieurs questions. Comment s’explique cette substitution du greenwashing à une expertise réelle ? Quelle place, et quelle influence a-t-il dans le mouvement environnementaliste russe, et en quoi cette catastrophe modifie-t-elle les rapports entre milieux écologistes et monde des affaires ?

Une socio-histoire de quelques acteurs non gouvernementaux de l’expertise environnementale – des faux instituts académiques et des associations contrôlées par l’État aux ONG transnationales indépendantes du pouvoir politique –, éclaire d’un nouveau jour le mouvement vert en Russie. Elle fait apparaître le caractère mouvant de l’arène publique en formation sur les questions environnementales, ainsi qu’un déplacement à peine perceptible, mais potentiellement majeur, dans l’éco-pouvoir, défini il y a vingt-cinq ans par Pierre Lascoumes comme le « passage de savoirs scientifiques et techniques à la détermination des choix politiques » sur l’environnement8.

Un service de greenwashing pour entreprises adossé à un héritage scientifique prestigieux

L’étude du réseau de Pliamina à travers des sources en ligne montre que celui-ci est relié à des institutions scientifiques réelles, héritières de l’URSS tardive, mais aussi à des structures de façade qui prétendent s’inscrire dans des filiations intellectuelles prestigieuses.

D’après sa page Facebook, Pliamina aurait étudié au Collège radiotechnique de Moscou, rebaptisé en 2014 « Collège des technologies du business », un établissement d’enseignement professionnel. Sans formation supérieure donc, elle n’en est pas moins co-auteure d’un manuel sur la modélisation de l’économie verte (2017), et d’articles de revues sur la sécurité et sur l’efficacité écologique du secteur énergétique (2017) et sur la politique environnementale des entreprises (en anglais, 2018)9. Ces deux derniers articles sont co-signés par un membre du « Conseil civique » (instance au rôle consultatif) de Rosatom, Vladimir Gratchev (Grachev), dont Pliamina était justement l’assistante en 201310. Il l’a ensuite fait travailler en 2015-2016 à une étude en communication environnementale commandée par Nornickel11. Gratchev, né en 1942, formé dans un institut polytechnique de province, c’est-à-dire une université de rang moyen dans l’URSS des années soixante, puis au prestigieux institut de construction de machines électroniques de Moscou, est un auteur très prolifique : rien qu’en 2019, il a signé ou co-signé plus d’une trentaine d’articles scientifiques et de vulgarisation12. Jusqu’à son élection comme membre-correspondant de l’Académie des sciences d’URSS (devenue l’ASR ensuite) en 1991, il a franchi les étapes du cursus honorum scientifique et universitaire dans son domaine, les sciences techniques, qui furent à leur apogée justement dans les trois dernières décennies d’existence de l’Union soviétique.

Akademik Aleksandr Leonidovič Ânšin, Moscou, Nauka, 2005

Akademik Aleksandr Leonidovič Ânšin, Moscou, Nauka, 2005.

Couverture du recueil de documents consacrés à l’activité scientifique et publique de Ianchine.

Il est néanmoins surprenant de le voir présider, depuis 2019, le « Conseil scientifique des problèmes écologiques globaux » (CSPEG), tant son profil contraste avec celui de ses prédécesseurs13. En effet, le CSPEG a succédé au « Conseil scientifique sur les problèmes de la Biosphère » (CSPB), créé en 1973 au sein de l’ASR et dirigé à partir de 1982 par un de ses vice-présidents, le géologue Alexandre Ianchine (Yanshin) (1911-1999), alors au faîte de son influence académique et médiatique. Après avoir travaillé à la prospection des hydrocarbures depuis un institut situé à Novossibirsk, au cœur de la science sibérienne14, Ianchine avait fait du CSPB l’épicentre de l’opposition victorieuse à plusieurs projets d’aménagement de la fin de l’Union soviétique, dont ceux de détournement des fleuves de Sibérie et du Nord vers les mers d’Aral et Caspienne15. Cinq ans après sa disparition, la maison d’éditions Nauka (« Science ») de l’ASR lui a consacré un recueil d’articles de vulgarisation, d’interviews et de témoignages de collègues et de disciples en deux volumes16.

Plusieurs passages ou textes portent sur son action de lobbying environnementaliste, que résume le titre d’un article paru en 2001, archivé dans une base documentaire de la Bibliothèque des sciences naturelles de l’ASR : « Le premier écologiste de Russie était un géologue »17.

Bien différent est le CSPEG sous Gratchev : loin de jouer un rôle de contre-pouvoir face aux ministères productivistes et extractivistes, il célèbre plutôt les partenariats entre l’ASR d’un côté, Gazprom et Rosatom, les deux géants des hydrocarbures et du nucléaire en Russie, de l’autre, mentionnant à peine la question environnementale18. L’expertise écologique critique et engagée que portait le CSPB sous Ianchine paraît avoir laissé place à une coopération servile entre science et industrie, voire à un greenwashing médiatique des grandes entreprises : le tandem Gratchev-Pliamina apparaît régulièrement dans leurs outils de communication à l’occasion d’événements célébrant le verdissement de leurs activités, depuis quelques années. En octobre 2016, le duo avait même été invité pour présenter sur une chaîne publique « l’année de l’écologie » décrétée par Vladimir Poutine pour le pays en 201719.

Ce dernier épisode révèle l’ampleur de la captation d’héritage scientifique : Gratchev et Pliamina avaient fait cette intervention au journal télévisé en tant que dirigeants de la « Fondation écologique Vernadski ». Créée en 1995 à l’initiative de Gazprom, elle a pour but affiché de promouvoir les travaux et les théories de Vladimir Vernadski (1863-1945). L’espace d’expérience auquel renvoie ce nom, au sens où cette notion a été définie par l’historien Reinhart Koselleck, recouvre tout un pan de l’histoire intellectuelle russe depuis la fin du XIXe siècle20. Ce géochimiste mort à la fin de la Seconde Guerre mondiale a fortement influencé l’environnementalisme académique russe, voire mondial, par ses écrits sur la « biosphère » et la « noosphère », régime scientifique idéal où l’humanité pourra gouverner la nature grâce à la science, qui a servi de référence voire d’idéal explicite à tout un courant scientiste critique en URSS, à partir des années 196021. Ianchine, en a été un propagateur convaincu à partir des années 1970, et jusqu’à sa mort. Mais Gratchev est arrivé tard au vernadskisme : probablement en 2013, lors du cent-cinquantième anniversaire de la naissance du géochimiste, à l’occasion d’une table ronde de l’UNESCO à Paris22. Cela ne l’empêche pas de dispenser un cours sur la pensée du grand homme à l’Université d’État de Moscou (MGU), en septembre 2019, dans une salle dédiée à Vernadski, dont un portrait géant est suspendu au mur, dans le cadre du diplôme « Énergie globale et business international » de la faculté des « Processus globaux », sponsorisé d’ailleurs lui aussi par Gazprom23.

Alors que Vernadski avait dirigé les commissions d’État chargées d’inventorier et d’exploiter les ressources naturelles du pays dans les années 1915-1930, servant ainsi plusieurs régimes successifs, Gratchev et Pliamina ont eux aussi tissé un réseau lié au sommet du pouvoir, mais il ne s’agit pas, là non plus, d’expertise scientifico-technique à proprement parler.

Des associations vertes loyales envers le régime, ou un greenwashing politique

Outre leurs activités de conseil, de services aux entreprises, d’enseignement et de représentation, le duumvirat dirige plusieurs ONG proches du pouvoir, semblables à celles que la politiste Laura Henry a désignées comme « organisées par le gouvernement » : GONGOs24. Un utilisateur anonyme du réseau social russe Vkontakte y voit, en septembre 2020, un système de blanchiment organisé25. Quoi qu’il en soit, l’utilité politique de ce réseau ne fait aucun doute : il rend des services précieux aux cercles du pouvoir.

La plus célèbre et la doyenne des GONGOs environnementales est la Société panrusse de protection de la nature (VOOP), créée en 1924, soit quelques années à peine après ses homologues suédoise et britannique, et chargée pendant des décennies, sous Staline et ses successeurs, de contrôler et de neutraliser le mouvement vert en URSS26. Dans les années 2000, des responsables du parti au pouvoir Russie Unie l’ont investie et transformée en outil d’un lucratif « commerce d’écologie », d’après un ancien haut responsable de l’administration poutinienne27. Après un premier mandat de 2002 à 2010, Gratchev l’a dirigée à nouveau après 2017, suite à la condamnation du précédent président pour corruption. Par sa formation en métallurgie, il avait introduit une vraie rupture avec l’ère soviétique, pendant laquelle la totalité des présidents (tous des hommes) de la VOOP avaient été liés professionnellement au secteur appelé en Russie « exploitation de la nature » (prirodopol’zovanie) : ainsi, de 1965 à 1975, un ingénieur en travaux hydrauliques, également vice-ministre des Eaux et de la Bonification, puis, de 1976 à 2002, des spécialistes d’agronomie et d’exploitation forestière. Ce tournant éclaire d’ailleurs la seconde carrière, politique, de Gratchev, qui a joué un rôle essentiel dans la mise au pas des institutions environnementales centrales, au début de l’ère Poutine28. Après avoir été député lors du tournant démocratique des années 1990-1993, chargé des questions de science et d’éducation au Parlement, il entre en 1999 au parti pro-présidentiel « Unité », devenu ensuite « Russie Unie ». Son ascension est alors fulgurante : réélu député à la Douma, Gratchev y dirige le comité à l’Écologie de 2000 à 2007, alors qu’il n’a aucune compétence dans ce domaine29.

Or c’est après cette période cruciale, qui voit entre autres la liquidation du ministère de l’Environnement (issu en 1988 des réformes gorbatchéviennes), que Gratchev élargit son réseau de GONGOs. Ainsi pour Grinlajt (transcription de l’anglais Green light), « organisation écologique publique interrégionale » créée en 2008, qui n’a pas d’activité propre, sinon de relayer celle des autres associations que contrôle Gratchev, notamment le projet-phare de la Fondation Vernadski, en partenariat avec la VOOP : le « Printemps Vert », programme fédéral de nettoyage écologique bénévole du week-end à la mode soviétique (subbotnik, terme qui vient du mot « samedi »), lancé en 201430. Un autre élément de l’héritage néo-vernadskien complète cette panoplie d’activiste environnemental : l’Académie écologique de Russie, association fondée en 1993 entre autres par Ianchine, endormie dans les années 2000, et qui s’est associée en mai 2020 à la Fondation Vernadski (donc à Gazprom) pour organiser un événement grand public à l’orientation climato-sceptique marquée31. Pliamina, quant à elle, occupe des fonctions à l’Académie écologique de Russie, ainsi qu’à la VOOP, dont elle dirige la branche régionale de Penza, et à Grinlajf (Green Life), à ne pas confondre avec Grinlajt, dont elle est également la fondatrice. Cet enchevêtrement témoigne des liens forts qui unissent le duo, Penza étant la ville où Gratchev a étudié, d’où la rumeur qui fait de Pliamina sa fille : le patronyme de cette dernière correspond.

Leur engagement associatif ne semble pas nécessiter une énergie trop importante, vu l’absence de réactivité de la plupart de ces structures au moment de la catastrophe de 2020. À l’exception de la VOOP, aucune de ces ONG n’a émis de communiqué sur l’accident de Norilsk. En revanche, Gratchev et Pliamina ont relayé la communication du Service fédéral de supervision de l'exploitation de la nature (Rosprirodnadzor). Créé en 2004 suite à la perte par le ministère de l’Environnement de la plupart de ses prérogatives de la période antérieure, celui-ci est chargé de prévenir et de contrôler les impacts négatifs de plusieurs sphères d’activité sur l’environnement, voire de les expertiser dans certains cas. Le 5 juin, en pleine crise, la Fondation Vernadski et la VOOP organisent une cérémonie à l’occasion de la journée mondiale de la protection de l’Environnement, dite « journée de l’écologiste » dans les médias d’État et les institutions russes32. Parmi les personnalités annoncées, outre le ministre des Ressources naturelles et de l’Écologie, figure Svetlana Radionova, directrice du Rosprirodnadzor, qui se trouve alors au centre d’une tempête sur les réseaux sociaux, mise en cause pour sa gestion défaillante de la crise, et pour des accusations de corruption portées par l’opposant-blogueur Alexeï Navalny33. La veille, le numéro deux de la VOOP, Elmurod Rasulmukhamedov (physicien nucléaire de formation) a exprimé son soutien aux services de l’État en direct sur la Première chaîne de télévision34. Le 14 juillet, le même remercie publiquement ministère et Rosprirodnadzor pour leur gestion de la crise, lors d’une table ronde organisée à Moscou par la Chambre civique (équivalent du Conseil économique, social et environnemental français), dont il est membre35. Quelques jours auparavant, il a adressé, sur son profil Facebook, un message d’anniversaire au ministre formulé ainsi : « Nous [vous] soutiendrons, nous couvrirons [vos] flancs, nous ne [vous] laisserons pas tomber… »36. Ce dévouement contraste avec les propos critiques du directeur du bureau russe de l’ONG Bellona, Alexandre Nikitine : le 19 août, ce dernier accuse les services de l’État de n’avoir « pratiquement pas rempli leurs fonctions » lors de la catastrophe, et appelle les structures chargées du monitoring de la région à être « honnêtes (čestnye) envers la société »37. Il réactive ici l’image d’un État défaillant et incapable de résoudre une crise écologique majeure, qui s’était déjà répandue sur les blogs et sur les réseaux sociaux à l’occasion des incendies de forêts et de tourbières de l’été 201038.

Ainsi, les ONG transnationales se différencient de la nébuleuse jusqu’ici explorée en suivant le tandem Gratchev-Pliamina. Mais leur position n’est pas pour autant unanime, dans l’arène publique qui s’est créée autour de la catastrophe de 2020 : celle-ci s’avère plutôt mouvante, telle que la sociologie pragmatique nous invite à la considérer pour l’étude des controverses39.

Les ONG transnationales, l’État et l’oligarque : déplacements et rebondissements

Dès l’alerte lancée sur les réseaux sociaux, toutes les associations écologistes filiales de maisons-mères occidentales, à commencer par Greenpeace Russie, la plus présente dans les médias non officiels et sur les réseaux sociaux, prennent leurs distances avec l’explication de Nornickel pointant comme seule cause le changement climatique, tout en critiquant également l’État pour ses insuffisances, dans les médias indépendants, dits « d’opposition », les seuls où elles sont sollicitées (très minoritaires dans le pays)40. Dans le paysage de l’environnementalisme russe, ces grandes ONG transnationales sont, depuis leur arrivée dans les années 1990, des acteurs incontournables d'une société civile soumise à des pressions fortes de la part du pouvoir41. Mais leurs positionnements ne sont pas monolithiques, ni immuables, comme le montre l’exploration de leurs sites Internet. 

Le 5 juin, Greenpeace résume sa position dans un communiqué : elle salue l’intention du président Poutine de modifier la loi russe pour « éviter de tels accidents à l’avenir » (sic) tout en l’enjoignant à renforcer les moyens du monitoring environnemental de la région, demande déjà formulée trois jours auparavant dans un courrier adressé au chef du gouvernement42. Ces adresses ad hominem font apparaître l’ordre des priorités et la vision de l’organisation qui les produit : le pouvoir exécutif est le principal interlocuteur ici. De façon plus laconique, l’Union sociale et écologique de Russie (RSOÈS), seule ONG environnementaliste russe de rang national restée indépendante depuis sa création en 1987 (donc encore du temps de l’URSS), demande à son tour sur son site, le 11 juin, « aux autorités (vlastâm) et au monde des affaires (biznesu) […] de prendre des mesures d’urgence pour s’adapter au changement climatique dans la zone arctique »43. Cette fois, deux interlocuteurs sont visés : l’État et les entreprises.

Mais d’autres ONG ont un positionnement public bien différent. Le 19 juin, le directeur de la branche russe du WWF adresse une lettre ouverte au seul président de Nornickel, le milliardaire et oligarque Vladimir Potanine : il lui demande d’« informer (proinformirovat’) la société » sur les dégâts, de mettre en œuvre un monitoring complet de la région, et de prendre des mesures pour éviter tout accident de ce type à l’avenir44.

Open letter to V. Potanin

Capture d’écran du site de l’ONG WWF Russie,

sur la page de la « Lettre ouverte à Vladimir Potanine, président de Nornickel », 19 juin 2020.

Source : https://wwf.ru/en/resources/news/arctic/otkrytoe-pismo-wwf-rossii-vladimiru-potaninu/

 

Quant à Bellona, dont la maison-mère a son siège à Oslo, elle se distingue par un choix plus explicite encore, celui de faire de Nornickel son seul interlocuteur. Son site Internet russophone publie le 5 juin deux articles qui, à la fois, rappellent l’importance du facteur climatique dans la dégradation écologique en cours dans la région arctique, et le précédent fâcheux de 2016, lorsque la même entreprise avait invoqué les conditions météorologiques pour fuir ses responsabilités après un autre accident écologique45. Mais quelques jours plus tard, c’est à Potanine que s’adresse publiquement l’écologiste norvégien Frederic Hauge, président-fondateur de Bellona, pour lui proposer son aide dans les opérations de dépollution : à aucun moment, il ne fait mention de l’État russe46. Sans citer explicitement Bellona, Nornickel confirme le 16 juin aux médias internationaux la présence de spécialistes français et norvégiens (des groupes Lafarge et Statoil) sur les lieux de la catastrophe47. Une nouvelle étape est franchie avec le texte que signe Nikitine le 19 août, déjà cité. Un rappel du parcours de cet ancien officier de marine soviétique est nécessaire : il est devenu célèbre en 1996 pour avoir signalé le « risque potentiel de pollution radioactive » provenant de la flotte du Nord (navires et sous-marins nucléaires à l’abandon ou en très mauvais état dans la région de Mourmansk), ce qui lui a valu à l’époque une inculpation pour trahison, dix mois d’emprisonnement, et le prix international Goldman qui récompense chaque année des écologistes remarquables dans le monde48. Or, c’est en tant que spécialiste des pollutions dans la zone arctique qu’il a fait opérer par l’ONG, depuis quelques années, un rapprochement avec Nornickel. En février 2011, Nikitine avait co-signé un rapport très critique pointant la mauvaise volonté de l’entreprise, accusée de dissimuler l’ampleur des émissions toxiques de ses usines, en s’abritant derrière la législation russe, favorable à l’industrie : il y voyait alors un signe de la longévité de « l’héritage soviétique » en matière de pollution49.

Mais en 2018, deux ans après le lancement d’un plan de modernisation annoncé de 17 milliards de dollars qui a suivi la reprise en mains du groupe par Potanine en 2012, Nikitine salue « l’ouverture au dialogue » de la multinationale50. Cette déclaration suit la fermeture en 2016 de son usine la plus polluante dans la ville même de Norilsk51. En 2019, un nouveau rapport d’expertise sur les « ambitions écologiques » de l’entreprise note les progrès réalisés, tout en soulignant le caractère insuffisant des budgets alloués à la transformation des processus industriels52.

En août 2020, Nikitine va plus loin encore : il juge « réelles » les « ambitions » de Nornickel pour améliorer son « image de marque écologique », et conclut que l’entreprise saura tirer profit de cette situation de « stress » pour « gagner en force et en succès ». Cette bienveillance à l’égard d’une multinationale extractive, de la part d’un écologiste respecté, peut surprendre, même si elle confirme la réputation de Bellona, parmi les spécialistes de la société civile en Norvège, d’être une ONG cherchant souvent à « coopérer avec les acteurs du marché »53. Elle s’explique par une situation où la puissance publique a perdu l’essentiel de son crédit, et où les grandes entreprises sont jugées comme susceptibles de faire évoluer leurs pratiques. Plutôt qu’un nouvel exemple de greenwashing, ou une preuve de l’habileté d’une multinationale à instrumentaliser une ONG, cet épisode confirme que les controverses « ne sont pas des espaces plans sur lesquels se projetteraient des jeux d’acteurs et d’arguments, mais bien des processus non-linéaires faits de déplacements et de rebondissements »54. Telle est l’hypothèse permise par une approche de socio-histoire environnementale pragmatique, attentive aux espaces d’expérience et aux horizons d’attente des réseaux écologistes russes.

Conclusion : l’amorce possible d’un tournant dans l’éco-pouvoir en Russie

Le rebondissement observé avec Bellona laisse entrevoir un changement limité, mais tangible, dans l’éco-pouvoir. Les multinationales pourraient devenir les principaux interlocuteurs des associations écologistes non contrôlées par l’État, dans une arène publique renouvelée. Dans ces conditions, le système de greenwashing économique et politique mis en place dans les années 2000 pourrait lui aussi évoluer. GONGOs et officines de conseil déguisées en centres de recherche, qui servent les grands groupes extractifs et énergétiques, pourraient perdre de leur utilité si un dialogue direct s’établissait entre mouvement écologiste indépendant et multinationales. Une affaire de corruption survenue l’automne suivant la marée rouge de Norilsk peut servir d’épilogue ici : le 17 septembre 2020, Vladimir Gratchev est inculpé par la justice russe pour avoir reçu des pots-de-vin en échange d’une promesse de lobbying à des entreprises de traitement des ordures ménagères55. Aussitôt, son nom disparaît de la liste des membres du « Conseil civique » de Rosatom, et, quelques mois plus tard, des organigrammes de la VOOP et de la Fondation Vernadski.

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1

Benoît Vitkine, « Dans l’Arctique russe, une grave catastrophe écologique et des craintes sur la fonte du permafrost », Le Monde, 4 juin 2020.

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3

Voir l’article de Katja Doose dans ce dossier.

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7

Benoît Cordelier, « Greenwashing ou écoblanchiment. Cadrer la communication environnementale », Sens-Dessous, 2020, 26/2, p. 21-32 ; p. 22. DOI : 10.3917/sdes.026.0021.

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8

Pierre Lascoumes, L’éco-pouvoir. Environnements et politiques, Paris, La Découverte, 1994, p. 313.

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14

Voir l’article de Marie-Hélène Mandrillon à paraître dans cet atelier.

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16

Akademik Aleksandr Leonidovič Ânšin, Moscou, Nauka, 2005.

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20

Reinhart Koselleck, Le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques [1979], trad. de l’allemand par Jochen Hoock et Marie-Claire Hoock, Paris, École des hautes études en sciences sociales, rééd., 2000.

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21

Marie-Hélène Mandrillon, « Prometej, t. 15, Ivanovic Vernadskij, 1863-1945 », Annales n°44/2, 1989, p. 305‑6 [En ligne].

 

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24

Marc Elie, « Laura A. Henry, Red to Green », Cahiers du monde russe 51/4, 2010, [en ligne].

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26

Douglas Weiner, A little corner of freedom. Russian Nature Protection from Stalin to Gorbachev, University of California Press, 1999 [En ligne].

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28

Mandrillon, Marie-Hélène, « Vladislav Larin, Ruben Mnacakanjan, Igor’ Čestin, Evgenij Švarc, Okhrana prirody Rossii : ot Gorbačeva do Putina (La protection de la nature en Russie : de Gorbatchev à Poutine) », Revue d’études comparatives Est-Ouest, n° 36/1, 2005, p. 213‑16 [En ligne]. 

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33

Voir l’article de Perrine Poupin à paraître dans cet atelier.

Retour vers la note de texte 10077

38

Eva Bertrand, « Anatomie de l’utilisation citoyenne du Net en Russie : le cas des incendies de l’été 2010 », Hérodote 3-4, no 166-167, 2017, p. 179-188. DOI : 10.3917/her.166.0179.

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39

Daniel Cefaï, « Publics, problèmes publics, arènes publiques. Que nous apprend le pragmatisme ? » Questions de communication, no 30, 2016, p. 25‑64 [En ligne]. 

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41

Voir l'article de Françoise Daucé, "La civilité de l'oppression", Politika [en ligne]. 

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45

Charles Digges, « Путин объявил чрезвычайную ситуацию в связи с разливом нефти в Арктике – надо ли винить изменение климата? » Bellona.ru, 2020, 5 juin, [en ligne] et Anna Kireeva, « На восстановление окружающей среды после разлива в Норильске уйдет минимум 10 лет », Bellona.ru, 2020, 5 juin, [en ligne].

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53

Gunnar Grendstad, et al., Unique Environmentalism: A Comparative Perspective, Springer, 2006, p. 125.

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54

Francis Chateauraynaud, « Pragmatique des transformations et sociologie des controverses : Les logiques d’enquête face au temps long des processus », dans Francis Chateauraynaud, Yves Cohen (dir.), Histoires pragmatiques, Paris, Éditions de l’Ehess, 2016, p. 349-385, p. 384. DOI : 10.4000/books.editionsehess.12219.

Akademik Aleksandr Leonidovič Ânšin [L’académicien Alexandre Leonidovitch Ianchine], Moscou, Nauka, 2005

Bertrand, Eva, « Anatomie de l’utilisation citoyenne du Net en Russie : le cas des incendies de l’été 2010 », Hérodote, 2017/3-4 (no 166-167), p. 179-188. DOI : 10.3917/her.166.0179.

Cefaï, Daniel. « Publics, problèmes publics, arènes publiques. Que nous apprend le pragmatisme ? », Questions de communication, no 30, 2016, p. 25‑64. DOI : 10.1051/nss/2018001.

Chateauraynaud, Francis, « Pragmatique des transformations et sociologie des controverses : Les logiques d’enquête face au temps long des processus », dans Francis Chateauraynaud, Yves Cohen (dir.), Histoires pragmatiques, Paris, Éditions de l’Ehess, 2016, p. 349-385. DOI : 10.4000/books.editionsehess.12219.

Cordelier, Benoît, « Greenwashing ou écoblanchiment. Cadrer la communication environnementale », Sens-Dessous, 2020, 26/2, p. 21-32 ; p. 22. DOI : 10.3917/sdes.026.0021.

Grendstad, Gunnar, et al., Unique Environmentalism: A Comparative Perspective, Springer, 2006.

Henry, Laura A., Red to Green: Environmental Activism in Post-Soviet Russia, Ithaca, NY, Cornell University Press, 2010.

Koselleck, Reinhart, Le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, trad. de l’allemand par Jochen Hoock et Marie-Claire Hoock, Paris, École des hautes études en sciences sociales, rééd., 2000 (1979).

Lascoumes, Pierre, L’éco-pouvoir. Environnements et politiques, Paris, La Découverte, 1994.

Mandrillon, Marie-Hélène, « Douglas R. Weiner, A little corner of freedom », Cahiers du monde russe, 43/4, 2002 [en ligne].

Weiner, Douglas, A little corner of freedom. Russian Nature Protection from Stalin to Gorbachev, University of California Press, 1999 [en ligne].