Lieux de mémoire et lieux du dictateur : Europe, 1945-2022
Buste de Staline à Moscou, 2015 © Sergei Ilnitsky

Tombe de Staline, Moscou, 2015.

En 2019, deux faits venaient placer le retour de la mémoire du franquisme au premier plan de l’actualité de la sphère publique espagnole. D’une part, la demande judiciaire émise par l’Avocat général de l’État contre les descendants du général Francisco Franco pour exiger l’intégration au domaine public du « Pazo1 » du général Franco à Meirás (Sada, A Coruña). D’autre part, le transfert de la dépouille du dictateur du Valle de los Caídos2 (Cuelgamuros, Madrid) au panthéon familial qui se trouve dans le cimetière public de Mingorrubio (El Pardo, Madrid). Ces deux événements augurent probablement la fin prochaine de la — supposée — spécificité ibérique concernant le règlement de comptes avec le passé dictatorial, que vient sanctionner, presque trois ans plus tard, la loi de Mémoire Démocratique approuvée par le Congrès des Députés en juillet 2022. Ce processus reste pourtant sujet à d’importants va-et-vient en fonction des changements de majorité parlementaire et de la couleur politique des gouvernements.

Pazo (manoir) de Meiraìs © Xosé M. Núñez Seixas

Manoir du général Franco à Meirás.

L’Espagne diffère sur divers points du modèle européen et occidental de règlement de comptes avec le passé dictatorial qui a suivi la défaite des fascismes en 1945. Cependant, même en oubliant l’idée que supposer l’existence d’un véritable modèle européen de la mémoire des dictatures reste discutable, les différences espagnoles ne sont pas si aigües, si on tient compte de certains facteurs. Tout d’abord, on peut retenir les spécificités de la transition espagnole vers la démocratie : un pacte des élites soumis à la pression sociale de la base, alors que ni le franquisme tardif ni les opposants n’avaient la force suffisante pour s’imposer par eux-mêmes. On retient aussi le décalage temporel avec les démocraties qui succédèrent aux régimes fascistes et para-fascistes en Europe occidentale : la dictature en Espagne s’est terminée trente ans plus tard que dans les autres pays. De plus, on peut considérer le fait qu’en Espagne, la droite démocratique a de profondes racines dans les secteurs réformistes du régime franquiste, et pas dans une démocratie chrétienne ayant un certain pedigree antifasciste, un courant présent mais faible. De ce fait, la consolidation d’un « consensus antifasciste » semblable à celui qui domina dans une bonne partie de l’Europe occidentale entre 1945 y 1990 s’avérait difficile, et encore plus une condamnation radicale du régime franquiste, dont une bonne partie des familles politiques qui ont pris en charge la transition se considéraient comme héritières.

Enfin, les survivances de la dictature, les oublis et les postures accommodantes n’étaient pas exclusives de l’Espagne. Au contraire, les rythmes de mise en pratique des politiques de la mémoire de la part de plusieurs de ces États furent également lents et ces politiques controversées. Dans certains cas, elles ne furent effectives que dans les années 1980. Chaque cas particulier a sa propre intensité de survivance des mémoires et des symboles du régime dictatorial.

On en voit immédiatement le reflet dans la gestion des lieux de mémoire des dictatures, et en particulier dans l’(in)digestion problématique des lieux de (dé)mémoire qui sont liés de façon intime à la biographie et à la sphère privée du dictateur. Il ne s’agit pas d’un phénomène exclusivement espagnol. Dans la plupart des démocraties qui ont succédé à des régimes totalitaires ou autoritaires en Europe occidentale après 1945, auxquelles s’ajoute la « troisième vague » de la démocratisation, qui débute en Europe méridionale en 1974, et se poursuit en Amérique du Sud pour culminer en Europe centrale et orientale, on a constaté de nombreuses incertitudes, et autant de résistances et de dilemmes.3

I.

On utilise ici avec souplesse les concepts de dictature et de dictateur, comme catégorie analytique indépendante des dénominations utilisées par les autocrates eux-mêmes et de l’image d’eux-mêmes qu’ils portaient sous leur régime. Beaucoup d’entre eux se considéraient comme des leaders ou des guides, comme des caudillos ou des généralissimes, ou enfin comme de simples présidents. Au-delà de la manière dont on se souvient de certains de ces dirigeants politiques, on peut sans nul doute établir un dénominateur commun sur ce qu’est un dictateur et une dictature. Si les dictateurs de la Rome antique étaient des magistrats investis de la plus haute autorité pour un temps donné, la dictature est une forme de gouvernement dans laquelle la capacité de décision, et donc le pouvoir absolu, se concentrent dans les mains d’une seule personne, d’un leader, ou tout au moins dans celles d’un petit groupe de personnes, civiles et militaires. Son exercice du pouvoir peut être arbitraire ou ne pas respecter les normes légales en vigueur, bien qu’avec le temps sa propre légitimité s’institutionnalise. Contrairement aux démocraties, il n’y a pas de compétition électorale, le pluralisme politique est inexistant ou limité, ainsi que la mobilisation de la société civile. C’est seulement d’en haut, à travers des partis uniques et des organisations directement dépendantes du pouvoir, que peut se développer une mobilisation de masse pour approuver ou accompagner les orientations émanant du sommet de l’État.

À la différence de la plupart des caudillismes ou bonapartismes du XIXe siècle, les dictatures du XXe siècle se caractérisaient par leur aspiration à rendre uniforme, à moyen terme, l’ensemble de la société, au moyen d’un parti unique plus ou moins articulé, dans une vision du monde prédéfinie et un corpus idéologique qui leur servait d’inspiration. À leur tête, se trouvait un leader légitimé par son charisme. En nous référant à la distinction classique opérée par Juan J. Linz, les dictatures autoritaires accordaient moins de poids à l’idéologie, ne contrôlaient pas complètement les forces armées, l’économie et l’opinion publique, et toléraient en leur sein l’existence d’un pluralisme politique limité. À l’inverse, les régimes totalitaires ne permettaient pas, au moins à moyen terme, la coexistence en leur sein de sphères autonomes du pouvoir, de l’armée aux églises et au pouvoir économique, et ils contrôlaient l’opinion publique d’une main de fer, aspirant à une ingénierie sociale intégrale : une utopie dans laquelle la société était modelée selon un patron idéologique précis.

Le concept de régime dictatorial développé ici englobe par conséquent les dictatures militaires plus ou moins temporaires, avec une suspension partielle des droits constitutionnels et/ou fondamentaux, jusqu’à celles qui sont fondées sur un parti unique et un projet idéologique nouvellement façonné, en passant par les autocraties paternalistes, caractérisées par la prééminence du pouvoir exécutif sur le législatif et le judiciaire, pris en charge par un chef d’État charismatique, et dans lesquelles un système politique formellement démocratique est maintenu. Cependant, une dictature peut souvent évoluer d’une forme à une autre, en commençant par un présidentialisme autoritaire ou paternaliste, instauré par un coup d’État militaire, pour devenir avec le temps un projet de nature totalitaire qui cherche à perdurer en assimilant diverses influences idéologiques ou en s’appuyant sur des modèles étrangers.

Le dictateur est la figure essentielle dans toute dictature. Toujours au masculin : ils étaient tous des hommes4. La personne au sommet n’avait aucune explication à fournir sur son action et ses décisions à aucune instance supérieure, même si quelques-uns (comme Mussolini ou Salazar) ont coexisté avec des figures traditionnelles, qu’il s’agisse du roi ou du président de la République, qui occupaient une fonction représentative. La source de légitimité de l’autorité du dictateur, c’est le charisme. Selon Max Weber, le charisme est une légitimation du pouvoir ni bureaucratique, ni traditionnelle, attribuant à une personne de présupposées qualités surhumaines ou simplement exceptionnelles, non accessibles à tout un chacun. Elles pouvaient s’exprimer à travers ce pouvoir « hypnotique » détenu par un individu déterminé pour générer une adhésion inconditionnelle de ses adeptes, ou bien au moyen de la capacité d’une personne concrète à établir une relation particulière avec les sources de légitimité et d’autorité. Ainsi, le charisme d’un individu peut être lié à la fonction qu’il endosse, ou à sa capacité privilégiée à établir une relation exceptionnelle avec ses fidèles. Néanmoins, pour perdurer, même le gouvernant le plus charismatique a besoin, à un moment ou un autre, d’une routinisation (bureaucratique) et/ou du recours à une légitimation traditionnelle du pouvoir, et finalement d’en appeler à la patrie, à la religion, ou au lien avec le passé.

Que devient le charisme du dictateur après sa mort ? Le corps de la majorité des autocrates n’a pas hérité de la fonction du corps du souverain de l’Ancien Régime : le « double corps du roi », le physique et le symbolique, représentant le droit de gouverner et la souveraineté, dont l’héritage se transmettait à son successeur et garantissait la continuité de la communauté politique. Dans le rituel funéraire de la dynastie des Habsbourg, depuis le XVIIIe siècle, chaque monarque ou prince défunt qui intégrait le panthéon de la crypte des Capucins à Vienne, se distinguait par cette particularité remarquable : c’était seulement lorsque l’assistant annonçait qu’un « humble pécheur » sollicitait son entrée dans la crypte, et non pas l’empereur avec ses titres pompeux, que ce dernier était admis au panthéon. Le passé royal est collectif.

Pourtant, la chute des grands empires prémodernes et la révolution russe de 1917 ont introduit un nouveau modèle de culte funéraire pour les chefs d’État. Le premier fut Vladimir I. Lénine, à sa mort en janvier 1924 ; le second, le docteur Sun Yat-sen, président éphémère de la république chinoise fondée fin 1911, qui mourut un an plus tard. Sun Yat-sen n’était pas un dictateur. Quant au dirigeant bolchévique, il instaura consciemment la dictature du prolétariat durant son mandat, ainsi que divers mécanismes répressifs et totalitaires intensifiés par le régime stalinien qui lui a succédé. Mais les décès de Lénine et de Sun Yat-sen, leurs funérailles publiques massives et le culte funéraire mis en place vis-à-vis de ces figures marquèrent une rupture avec le vieux monde dynastique. Ils disposaient, eux-aussi, de leur propre sépulture, symbole d’une nouvelle légitimité politique. C’est clairement le cas pour la figure de Lénine. La nuit suivant sa mort, le gouvernement soviétique conçut le projet d’embaumer le cadavre pour qu’il perdure. Il créa une commission à cet effet et il chargea également un architecte de renom, le constructiviste Aleksei Shchusev, d’ériger un mausolée qui abriterait la dépouille du fondateur de l’URSS. Shchusev conçut une architecture sobre, de forme cubique et en terrasse, d’un classicisme laïc visant à transmettre l’idée d’éternité. Cinq ans plus tard, le tumulus provisoire en bois fut remplacé par un autre en acier et en béton, recouvert de granit. Le mausolée fut inauguré le 7 novembre 1930, date anniversaire de la révolution. À l’intérieur, le corps embaumé de Lénine était exposé, passant ainsi à la postérité. L’intention était de faire de ce lieu un symbole de l’éternité de la révolution. Le culte de Lénine fut suivi de la codification du terme marxisme-léninisme par son successeur, Staline, afin de le définir comme le marxisme du XXe siècle. Son culte fut élargi en érigeant des statues sur les places centrales de chaque ville soviétique, pour lesquelles on utilisa fréquemment les socles des statues des tsars. Dans les années qui suivirent, le culte de Lénine reprit de nombreuses pratiques traditionnelles qui avaient caractérisé auparavant l’adoration des saints russes et de la figure du tsar. Plusieurs musées furent dédiés à la figure de Lénine, mais c’est seulement pour le centenaire de sa naissance (1970) qu’on en inaugura un dans sa ville natale, Ulianovsk, ainsi qu’un autre à Shushenskoye, ville de Sibérie où il avait été exilé entre 1897 et 1900.

L’exemple du fondateur de l’URSS installa un protocole qui se répéterait dans les décennies suivantes, avec des nuances et des lectures différentes. Que son régime lui survive ou qu’il meure avec lui, le corps de l’autocrate moderne faisait l’objet d’une sacralisation transmise et sécularisée, qui pouvait aller des qualités thaumaturgiques jusqu’à la capacité attribuée à ses images de porter chance au foyer, d’éviter les malheurs ou de réaliser des faits insolites, presque miraculeux. Il s’agissait d’un charisme particulier, oint de pouvoirs extraordinaires, que son ombre continuait d’exercer sur les opinions publiques, sur les mentalités et sur les politiques de la mémoire des démocraties qui lui ont succédé.

Les rois, les présidents et/ou les chefs d’États démocratiques associent leur charisme à la continuité d’une fonction et d’une position institutionnelle. Et les caudillos militaires du XIXe siècle se passaient généralement du charisme, même si quelques-uns d’entre eux, comme Napoléon Bonaparte ou Baldomero Espartero, développèrent une forme de culte de la personnalité5. Néanmoins, les dictateurs sont toujours des personnes uniques et inimitables. Ainsi, la continuité du pouvoir des autocrates dépend avant tout du rayonnement de leurs qualités « hypnotiques ». Mais ces qualités, et par conséquent le charisme, furent également le résultat conscient d’un processus de construction partant d’en haut, d’une attribution de caractéristiques exceptionnelles à la figure du leader, en accord avec le contexte culturel et social dans lequel il exerce sa domination. Un culte moderne de la personnalité, forgé dans et pour une société de masse, dont la source de légitimation est la souveraineté nationale et le contact direct avec le peuple, routinisé à travers la diffusion massive d’images et de slogans, jamais remis en cause grâce au contrôle des médias. L’attribution posthume du charisme au dictateur se voit renforcée ou favorisée par les circonstances de son décès : assassinat, exil, traduction en justice par l’ennemi, etc. Enfin, il peut aussi se voir renforcé par l’association entre charisme et nationalisme : si l’autocrate incarnait la fondation d’un État indépendant ou l’aboutissement d’une revendication nationale, sa figure revêtait l’éclat sacralisé que lui procurait la nation comme religion politique. Il devenait ainsi un père fondateur, ou un restaurateur de la patrie, une catégorie qui, pour les générations à venir, transformerait plus d’un autocrate en un héros de la nation et en un symbole de son rétablissement, ce qui le reliait en partie à la tradition du culte du corps du héros national au XIXe siècle. C’est ce que nous montrent les cas de Kârlis Ulmanis en Lettonie, de Jozef Tiso en Slovaquie, ou d’Ante Pavelić en Croatie.

Le corps du dictateur pouvait laisser, après sa mort, une empreinte dans la mémoire populaire, sous forme de récits, chansons, anecdotes… Mais il se référait toujours plus particulièrement à des endroits précis : son lieu de naissance, les résidences privées où il avait habité, ou la sépulture où reposait sa dépouille, sa tombe ou son mausolée. Parfois, c’était aussi le lieu concret de sa mort, surtout s’il s’agissait d’une mort violente, ce qui ajoutait un caractère plus sacralisé encore à son souvenir : le charisme se coiffait d’héroïsme et d’une figure de martyr.

D’après la définition classique de l’historien Pierre Nora, les lieux de mémoire peuvent être tout type d’entité tangible ou intangible, qu’il s’agisse d’espaces physiques, de concepts — incluant des expressions et des termes —, de pratiques et d’objets qui, de par la volonté d’acteurs concrets et représentatifs d’une communauté, deviennent, avec le temps, un élément symbolique pour ce collectif ou cette dite communauté. De plus, ils servent de pont entre la mémoire, une interprétation partagée du passé qui reste toujours diffuse et changeante, et l’histoire, une reconstruction critique de celui-ci, à un moment donné : la première commémore, la seconde problématise, mais ne canonise pas forcément. On attribue à ces lieux de mémoire des significations qui ne sont pas immuables, et qui peuvent au contraire varier considérablement avec le temps. Elles ne proviennent pas non plus d’une empreinte immanente de la mémoire populaire (ou nationale), mais elles résultent d’une élaboration consciente de la part d’acteurs concrets.

De la même façon, les changements de signification des lieux de mémoire sont déterminés par l’interaction avec leur espace social, ou par son absence. Un monument peut ne rien signifier pour les générations qui suivent ; le regard qu’on y porte change selon les époques. La sociologue Aleida Assmann a ainsi proposé le terme alternatif d’« espaces mémoriels », définis par leur interaction avec les acteurs sociaux et les institutions à travers des rites et des discours. Dans ces « espaces mémoriels », un récit public sur la mémoire collective s’élabore, pour être diffusé par l’État et les institutions. C’est une mémoire culturelle qui ne s’impose pas d’elle-même, mais qui interagit et vit avec une mémoire communicative, transmise par la société civile, tant dans le domaine semi-public que dans l’espace privé et familial.

Parmi ces espaces du souvenir, dans lesquels peuvent se cristalliser la mémoire et l’oubli, les enceintes mémorielles évoquant des passés traumatiques récents revêtent une importance particulière depuis les deux grands conflits mondiaux du XXe siècle. Les conflits et leurs séquelles de morts et de destruction, d’une part, les dictatures et leurs victimes, leurs projets totalitaires ou autoritaires d’ordre social, d’hégémonie nationale et d’expansion vers l’extérieur d’autre part, ont revêtu une importance majeure dans la signification des lieux de mémoire spécifique. Les événements traumatiques comme la Shoah, les guerres civiles et les répressions massives ont sans aucun doute contribué de façon décisive, depuis les années 1960, à définir des lieux et des espaces de commémoration spécifiques, en Europe comme dans d’autres continents. Les espaces auxquels on a préférentiellement attribué un sens furent les ruines et les cimetières de guerre, les prisons, les camps de concentration, les fosses communes et les lieux d’exécution. Dans tous ces cas, ce sont les victimes, les communautés dominées ou massacrées par les dictatures, qu’on commémore.

Néanmoins, la majeure partie des dictatures ont aussi légué à la postérité une autre sorte d’espace dont la gestion est beaucoup plus problématique. Il s’agit d’œuvres mégalomanes, de monuments commémoratifs de leurs héros et de leurs victoires, d’œuvres civiles et d’architectures urbaines, de noms de rues et de places, et même de quartiers, qui évoquent les héros, les martyrs des premiers temps, des faits glorieux d’une dictature qui pouvaient suivre des modèles antérieurs de nécropolitique, en leur conférant de nouvelles significations : par exemple, en resignifiant les monuments aux morts de la Grande Guerre de 1914-1918.

II.

Après la défaite de leur régime, les statues des dictateurs furent retirées de leur socle dans la plupart des pays ; les rues et les places furent rebaptisées, ainsi que des localités. La plupart des symboles de ces périodes de dictature fut retirée des édifices officiels dont la propriété était restée dans le domaine public. Dans certains pays, ce processus s’est déroulé de façon manifestement plus radicale, rapide et systématique que dans d’autres. Les rares statues d’Oliveira Salazar qui avaient été dressées au Portugal furent démolies de façon presque immédiate ; la dernière statue de Francisco Franco, à Melilla, ne fut retirée qu’en février 2021. Le rythme de ce processus pour chaque pays dépend en grande partie du type de transition de la dictature à la démocratie, ainsi que du degré de continuité entre les élites dictatoriales et post-dictatoriales.

Cependant, la maison natale de l’autocrate, tout comme sa tombe ou son mausolée, ses résidences particulières ou son palais d’été, ont constitué souvent une exception à la règle. Ce sont des lieux où on ressentait comme la présence du fantôme du dictateur : la maison natale d’Hitler à Braunau am Inn était souvent dénommée Geisterhaus, maison des esprits. C’est pour cette raison qu’ils constituaient souvent un objectif en suspens pour les politiques de règlement de comptes avec le passé dictatorial. En ces lieux, la rencontre entre deux dimensions essentielles du pouvoir des dictateurs se cristallise. D’une part, on a leur sphère intime, privée et familiale : leur facette d’hommes communs, issus des entrailles de la communauté qu’ils affirment incarner. D’autre part, leur charisme et leur rayonnement public, sacralisé et missionnaire, inhérents au culte de leur personnalité de leur vivant. Un culte, et surtout, un charisme qui ne disparaissent pas après la mort de l’autocrate, étant préservés par ses partisans nostalgiques, et persistant de façon semi-consciente dans la mémoire des générations socialisées et éduquées sous leur régime, et parfois, dans quelques secteurs des générations suivantes, également en démocratie.

Ce serait bien cela, les lieux du dictateur. Des espaces mémoriels dont la gestion s’est transformée en une digestion difficile, ou une indigestion permanente, si ce n’est en un nœud de contradictions pour les démocraties qui ont succédé à ces dictatures. Ils nous offrent également un angle d’observation différent, spécifique, sur les politiques de la mémoire de l’Europe autoritaire et totalitaire après 1945. La question demeure : pourquoi les lieux du dictateur se révèlent-ils si problématiques à gérer dans la plupart des sociétés post-dictatoriales, également lorsqu’il s’agit de démocraties refondées à partir d’une rupture claire avec le régime précédent ? Il y a principalement trois raisons à cela :

Tout d’abord, parce qu’ils sont extrêmement divers. La collection d’objets, de lieux et d’édifices qui pouvaient devenir un espace mémoriel personnalisé d’un dictateur et par la même occasion un pôle d’attraction, de culte et de réunion des partisans et des nostalgiques, est extrêmement large. Ce sont les acteurs sociaux, et en premier lieu les nostalgiques qui soutenaient une dictature, qui en dernière instance, choisissent les lieux qu’ils vénèrent.

Ensuite, du fait d’être liés à la biographie de l’autocrate, ce sont aussi des lieux qui appartiennent souvent à la famille proche ou éloignée du dictateur. Ceci rend difficile l’intervention directe des États démocratiques.

Enfin, parce qu’en ces lieux, la figure de celui qui reste historiquement un tyran ou un despote se transforme en une personne quelconque, accessible à tous. Mais l’ombre de son charisme ne disparaît pas pour autant de ces lieux. Outre les mausolées et les palais, il s’agit souvent de maisons, de tombes et d’endroits courants, où un personnage qui devint exceptionnel est né, a vécu, est allé à l’école, a joué avec ses amis, enfin est mort, ou repose pour toujours. Des lieux où l’exceptionnel devient humain et accessible, et où le presque sacré devient proche et tangible.

III.

Parmi cette variété mentionnée, il existe pourtant un ensemble de lieux de mémoire intimement liés aux dictateurs, qu’on retrouve dans la majeure partie des cas analysés ici. Une typologie sommaire permet de les regrouper sous cinq catégories :

Premièrement, la maison natale ou paternelle de celui qui se convertirait ensuite en chef suprême, ou encore celle où il a passé son enfance et/ou son adolescence. Une maison qui a souvent été rénovée et plus d’une fois réinventée ou reconstruite pour la postérité. Entre autres, on peut prendre pour exemple Hitler, Salazar, Mussolini, Enver Hoxha, Staline, Josip Broz Tito, Miklós Horthy, Nicolae Ceaușescu ou Jozef Tiso.

Deuxièmement, la tombe privée — ou semi-publique — du dictateur. Il s’agit des cas d’Oliveira Salazar, de Staline, d’Hoxha, de Nicolae Ceausescu et d’une certaine façon, de Benito Mussolini. Le lieu de sépulture peut aussi être fictif, ou choisi au hasard, lorsque l’on n’est pas certain de l’emplacement de la dépouille de l’autocrate, comme ce fut le cas pour Jozef Tiso jusqu’à 2007.

Troisièmement, les résidences, enceintes ou espaces où le dictateur a passé une bonne partie de sa vie, généralement liés à son activité politique et publique. On peut citer les exemples du siège du parti nazi (NSDAP) à Munich entre 1925 et 1931 (Schellingstraße 50), tout comme le refuge alpin d’Obersalzberg (Bavière), qui a fonctionné en pratique comme une sorte de résidence secondaire pour le dictateur et sa suite. Dans le cas (post)-soviétique, on peut citer les diverses datchas de Staline.

Quatrièmement, le mausolée construit et imaginé par le dictateur pour sa postérité (cas principalement de Tito et de Franco), où qui fut édifié par leurs fidèles, leur famille ou leurs admirateurs après leur mort, comme la pyramide d’Enver Hoxha à Tirana (1988), aujourd’hui simplement rebaptisée pyramide de Tirana. En certaines occasions, elles furent considérées formellement comme des cryptes privées, comme c’est le cas de la sépulture familiale de Mussolini au cimetière de San Cassiano (Predappio). On pourrait aussi ajouter quelques espaces résidentiels ou mémoriels qui furent consacrés à des prévôts ou des personnalités qui se sont distinguées sous la dictature.

Le 67e anniversaire de la mort de Mussolini, Predappio (2012) © Flavio Blaco

Tombes de la famille Mussolini dans le cimetière de Predappio, 2012.

Cinquièmement, les images et les lieux de culte intégrés à des temples religieux, qui furent (re)convertis après la mort de l’autocrate en un espace doté d’une signification particulière. À ce propos, on peut mentionner l’église de Hohe Wand en Autriche, consacrée à Engelbert Dollfuß, catholique social et autoritaire assassiné par les nazis en juillet 1934 ; la dénommée église du retour sur la Place de la Liberté, place centrale de Budapest, où une statue du régent Miklós Horthy dominait le parvis ; ou bien, dans une moindre mesure, la tombe qui héberge une partie des restes mortuaires de Josef Tiso à la cathédrale de Nitra (Slovaquie).

C’est précisément leur nature variée et variable qui rend les lieux du dictateur très malléables en tant qu’objets de commémoration publique et privée. Tous ces lieux sont susceptibles de devenir des points de rencontre de nostalgiques, ainsi que des emblèmes pour les défenseurs de leur legs politique. L’ensemble inclurait des néofascistes italiens jusqu’aux divers groupes néonazis tout comme les nostalgiques du stalinisme dans la Fédération de Russie et d’autres républiques post-soviétiques. Il peut simplement s’agir de touristes attirés par la morbidité et l’esthétique des dictatures, dont les visites deviennent une source de revenus attrayante. Un tourisme qu’on affuble souvent de l’épithète noir.

Tous ces éléments rendent encore plus complexe la gestion légale et publique de ces lieux et de ces résidences. Une maison-musée dédiée au dictateur dans son lieu de naissance peut devenir un lieu de mémoire pour les nostalgiques de la dictature, si les autorités n’y construisent pas une resignification de l’espace ; et même si elles le font, le risque perdure que les nostalgiques, mêlés aux touristes, aux curieux et aux excursions scolaires, interprètent le lieu à leur manière et que leur présence devienne dominante. Cependant, même lorsque cet espace mémoriel n’existe pas en tant que tel, comme c’est le cas en Allemagne ou en Autriche, des espaces de culte ou de commémoration alternatifs peuvent surgir, dans lesquels le lien avec la mémoire de l’autocrate est indirect ou tout simplement imaginaire. Ce fut le cas, jusqu’en 2012 de la tombe des géniteurs d’Adolf Hitler, Alois et Klara Hitler, à Leonding (Autriche), ou de la sépulture de son acolyte Rudolf Heß à Wunsiedel (Bavière) entre 1988 et 2011.

En définitive, les lieux de mémoire se plient rarement à une typologie prédéfinie. Ce sont des catégories spatiales construites, fruit de l’interprétation des partisans des dictateurs. Pour gérer ces espaces, les démocraties interviennent presque toujours avec hésitation, et à la suite d’événements déclencheurs.

La maison natale de Hitler, Braunau am Inn © Xosé M. Núñez Seixas

Lieu de naissance d'Adolf Hitler à Braunau am Inn.

IV.

Quelles solutions s’offraient à la gestion publique des lieux des dictateurs en Europe ? On peut identifier sept problématiques d’ordre général.

Premièrement, les dictateurs sont les premiers coupables des crimes commis par leur régime. Ils ont tous la plus haute responsabilité dans les violations des droits humains perpétrées sous leur mandat. Le destin des lieux de mémoire liés au corps du bourreau, constitue toujours une question politique et ethnique controversée, qui est abordée plus tardivement que la question des espaces mémoriels relatifs aux victimes. Le corps du dictateur et les lieux où il est né, où il est mort, ou bien où il a résidé, sont non seulement imprégnés de sa responsabilité, mais également d’une sorte d’aura de sacralité. La culpabilité perdure, et son poids se transfère aux alentours ; mais c’est aussi le cas de la fascination et du charisme, qui peuvent obscurcir sa responsabilité : le dictateur serait un homme bon, aux nobles intentions ; ses complices auraient commis des excès.

Deuxièmement, la gestion des espaces physiques associés de manière très personnelle à la biographie des autocrates comporte quelques traits particuliers. Il s’agit d’environnements et d’édifices chargés d’une force symbolique et évocatrice, qui peuvent contribuer, de façon indirecte, à renforcer l’aura passée des dictateurs, et également les idéologies qui se fondaient sur le culte du leader, ce qui représente un danger. Néanmoins, il est presque inévitable que dans ces environnements, la figure redoutée de l’autocrate soit humanisée et montre même un visage de normalité. Les restes du dictateur, aussi tyrannique qu’ait été celui-ci durant son existence, génèrent respect et compassion lorsqu’ils sont déplacés vers une urne ou une sépulture ; sa maison natale, ses objets personnels et la présentation de son environnement familier contribuent implicitement à construire l’image d’un homme comme les autres.

Troisièmement, le débat autour de la resignification des lieux du dictateur ne se centre généralement pas tant sur le discours de la mémoire et les projets concrets qui y sont associés (musées, centres d’interprétation, itinéraires thématiques, « musées virtuels », tous des usages bénéfiques…), mais plutôt sur l’endroit, l’environnement physique où ils devraient prendre place pour éviter que la simple évocation d’une dictature ne dérive inévitablement vers une association du culte de l’autocrate avec son espace de mémoire. Les États démocratiques craignent l’apparition de centres de pèlerinage ou de culte. Les habitants des lieux connus pour être le berceau d’un dictateur partagent rarement une position unanime vis-à-vis de cette commémoration incommodante. Face à ceux qui veulent effacer toute association qui engendrerait une dérive des descendants illustres, il y a ceux qui y voient une opportunité d’apporter des ressources touristiques même si elles proviennent de ce qu’on nomme le tourisme noir, et à prendre position dans le panorama global ; enfin il y a ceux qui considèrent que la « resémantisation » de ces lieux est un devoir civique et démocratique.

Quatrièmement, il existe une différence essentielle entre deux cas : si les lieux du dictateur, en particulier les tombes et les mausolées, ont déjà été créés sous le gouvernement d’un dictateur auquel le régime ne survit pas, ou si ces lieux ont été construits après sa mort par un successeur. Dans le second cas, la gestion est généralement plus simple (Staline, Hoxha), puisque le successeur d’un dictateur ne souhaite pas toujours que le souvenir de son prédécesseur lui fasse de l’ombre. Le destin du lieu du dictateur prend donc moins d’importance dans le cas d’une continuité du régime. Il y a des exceptions, comme la dynastie familiale de dictateurs qui gouvernent la Corée du Nord depuis 1948. Il y a aussi ceux qui furent considérés comme père fondateur de l’indépendance de leur patrie, restaurateur de la stabilité perdue ou créateur d’un régime, dont la mémoire est généralement partagée et non contestée par les générations suivantes, et desquels émane une aura d’une ambivalence légère. Dans le cas où la dictature tombe avec le dictateur, de façon immédiate ou plus tardive, le type de transition à la démocratie est décisif : s’il s’agit d’une transition conclue par un pacte, si une véritable rupture révolutionnaire a eu lieu, ou s’il s’agit plutôt d’une continuité des élites sous une rupture formelle. Même dans le cas d’une faillite radicale de la dictature, provoquée par des causes exogènes (Allemagne, Italie) ou endogènes (Portugal), des interstices de tolérance envers la mémoire privée des dictateurs ont subsisté.

Cinquièmement, on peut établir une chronologie plus ou moins commune pour ces différents cas. Après la fin de la dictature, à une première phase d’oubli, de silence et de tolérance incommodante, succède généralement une deuxième étape, durant laquelle un débat s’ouvre dans l’opinion publique au sujet de la gestion et des usages des lieux du dictateur. Dans un troisième temps, c’est la possibilité de mener à bien une exploitation pragmatique de ces mêmes espaces, orientée vers le tourisme, qui est posé à un moment donné et presque toujours par les autorités locales et/ou régionales. Ce processus passe par une resignification du lieu de mémoire, ainsi que par sa contextualisation, préalable à sa conversion en un lieu public qui pourra être visité par les citoyens en général avec l’objectif d’assurer la transmission de valeurs.

Sixièmement, là où les lieux de mémoire étaient liés à la personnalité publique des dictateurs, et étaient par conséquent des édifices de propriété publique, leur reconversion a été plus simple d’un point de vue juridique. Le consensus des élites politiques suffisait. Un processus similaire se produisait lorsque les autocrates étaient démis, jugés et expropriés de leurs biens par l’État. Le panorama se complique lorsque les résidences mémorielles sont des maisons, des palais ou des sépultures dont la propriété revient à la descendance proche ou éloignée de l’autocrate, ou encore à des propriétaires privés étrangers à son lignage. Toutefois, tôt ou tard, les autorités publiques trouvent des voies légales pour justifier leur intervention, comme le montrent les exemples — avec plus ou moins de succès — de l’Autriche et de l’Espagne.

Septièmement, la signification assignée aux lieux des dictateurs est fortement liée aux circonstances de la mort de ceux qui y sont nés ou qui y reposent. Certains dictateurs sont décédés de mort naturelle alors qu’ils étaient au pouvoir, comme Salazar, Staline, Franco ou Enver Hoxha. Ils n’ont pas rendu de comptes pour leurs crimes, et leur mort les a humanisés dans l’esprit de nombre des gouvernés ; aucune réparation pour leurs victimes ne s’en est suivi, la tâche revenant donc aux démocraties qui leur ont succédé. D’autres autocrates comparurent devant un tribunal avec plus ou moins de garanties, et furent condamnés et exécutés, comme Tiso ou Ceaușescu. Le tyran fut condamné, mais sa figure reste un mythe aux yeux de nombre de ses fidèles. Un troisième groupe est formé par ceux qui furent assassinés ou exécutés après avoir été faits prisonniers par leurs opposants, et dont le corps fut exposé pour les déshonorer, comme dans le cas notoire de Mussolini. Une solution qui ne démythifie pas, et qui crispe souvent les partisans du dictateur, approfondissant ainsi à moyen terme les divisions dans l’opinion publique.

El Museo del Comunismo en Târgoviște © Luiza Iordache

Le Musée du communisme de Târgoviste (sud de la Roumanie), installé dans une ancienne caserne de police où le couple Ceausescu a été exécuté en décembre 1989.

Finalement, nous pouvons retenir que là où la rupture avec la dictature a été explicite et abrupte, et où les règlements de comptes avec le passé récent ont été mis en œuvre immédiatement, les processus de muséification et de resémantisation des espaces mémoriels hérités ont été beaucoup plus profonds que dans les pays pour lesquels la continuité entre les élites dictatoriales et post-dictatoriales s’est avérée plus importante. En effet, dans ces derniers cas, il subsistait encore de larges zones d’ombre concernant la gestion des lieux du dictateur. On peut laisser de côté le cas de l’(des)Allemagne(s) de l’après-guerre, où il n’y avait ni maison de naissance ni tombe d’Adolf Hitler — même s’il y avait une sorte de sarcophage sans corps : les ruines du bunker de la chancellerie de Berlin. Même dans les pays où le régime dictatorial est tombé suite à une défaite militaire, comme en Italie ou en Slovaquie, ou encore ceux où il y a eu — avec des hauts et des bas — une rupture brusque et radicale d’avec la dictature, comme au Portugal après le 25 avril 1974, le destin de la tombe et de la maison natale de Mussolini, de Jozef Tiso ou de Salazar constituait une question fort embarrassante, souvent mise à l’écart des politiques de la mémoire post-dictatoriale.

V.

Ainsi, la gestion des lieux du dictateur constitue un chapitre complexe dans la diversité des politiques de mémoire post-dictatoriale. Il y a autant de solutions mises en œuvre que de cas singuliers. Les zones obscures, les marges de tolérance officieuses, et les différences d’interprétation entre les gouvernements étatiques, régionaux et locaux abondent. Ceci explique l’alternance, dans plusieurs pays, entre la damnatio memoriae et la muséification, les espaces convertis en attraction pour nostalgiques avec exploitation touristique ; dans certains cas, on en arrive à une authentique disneylandisation des lieux du dictateur, en vue d’exploiter ce qu’on appelle le tourisme noir. Les sensibilités des différentes instances du pouvoir varient considérablement en fonction de l’échelle. Les autorités locales, en règle générale, se sont montrées beaucoup plus enclines au pragmatisme, au nom d’une vision « neutre » ou factuelle de l’Histoire, tout en s’efforçant parfois de canaliser des situations préexistantes au moyen d’une intervention de l’histoire officielle. Les instances de l’État, au contraire, ainsi que les experts et les intellectuels restent généralement vivement attachés à des principes normatifs d’ordre plus global.

Cela explique aussi la part décisive que prennent les acteurs locaux dans cette histoire européenne, à la fois locale et globale. D’une part, les autorités municipales : un large ensemble qui réunit Gerhard Skiba et Johannes Waidbacher à Braunau am Inn, Giorgio Frassineti à Predappio, et Leonel Gouveia à Santa Comba Dâo. D’autre part, les historiens et les activistes locaux, d’Andreas Meislinger à Braunau am Inn, aux collectifs de Sada et A Coruña qui se sont mobilisés pour la récupération de la « mémoire historique » et la fin de la spoliation du « Pazo » de Meirás. Finalement, les gestionnaires locaux, partisans d’une vénération ou d’une exploitation des lieux du dictateur. Dans ce groupe, on trouvait des personnages pittoresques comme Emil Bârbulescu, le neveu de Nicolae Ceausescu qui a créé un musée dans la maison natale du dictateur roumain, une maison située dans la ville de Scornicesti, ou comme les gérants d’hôtel de l’Obersalzberg bavarois. Ces personnes ont souvent établi des complicités avec les acteurs politiques et culturels cités plus haut. Il s’agit d’acteurs opérant au niveau local ou régional, mais pas forcément par esprit localiste ou régionaliste, et qui n’agissent pas toujours de façon isolée.

Dans une bonne partie de l’Europe occidentale, les solutions proposées se sont orientées vers une européanisation du souvenir des dictatures, considéré comme une « mémoire négative » et commune d’un passé convulsé, qui servirait d’admonestation permanente, dès à présent et pour l’avenir. Dans ce but, on a mis en avant la dimension transnationale de la resignification des lieux du dictateur, ainsi que la création d’itinéraires et de musées virtuels qui illustrent l’importance de quelques endroits déterminés dans le contexte du XXe siècle au niveau continental, notamment les lieux de naissance des dictateurs. Dans d’autres pays, comme le Portugal, l’Espagne, la Géorgie, la Russie ou l’Albanie, les débats portent sur la sphère locale et étatique/nationale. On a cherché la resignification de ces espaces mémoriels dans le récit dominant de l’histoire nationale du pays et dans sa culture historique particulière. On perçoit ici une relative dichotomie entre ces États qui ont assumé leur condition de berceau de doctrines et de dictature, avec une projection transnationale, et ont de ce fait une certaine conscience de leur responsabilité vis-à-vis du passé récent avec des répercutions au-delà de leurs frontières, et ceux qui restent enfermés dans l’élucidation de leurs débats internes et des démons locaux. L’européanisation des lieux du dictateur, qui fut prônée avec plus ou moins de succès dans différents forums et propositions, reste un projet en suspens.

Sans aucun doute, des risques persistent à l’heure de resignifier les lieux du dictateur. Dans plusieurs cas, ces espaces sont devenus des lieux de culte pour les nostalgiques. La maison natale de Jozef Tiso, dans le village slovaque de Bytča, en est un bon exemple : elle est le théâtre de processions annuelles orchestrées par des groupes de nostalgiques, sous la forme de chemins de croix expiatoires des péchés de la nation. C’est aussi le cas, d’une certaine façon, du château natal de Miklós Horthy à Tenderes, en Hongrie, ou encore du musée érigé autour de la maison natale de Joseph Staline dans la ville géorgienne de Gori. Cependant, en ce temps de tourisme de masse et d’accessibilité massive à l’information à travers les réseaux sociaux, les valeurs accordées à ces lieux liés aux grands ou aux petits dictateurs du XXe siècle restent soumises à une grande volatilité. Néofascistes, néostaliniens et touristes attirés par la morbidité des grands tyrans, par la fascination que les méchants du film irradient toujours, peuvent choisir entre une panoplie d’espaces pour commémorer ou satisfaire leur curiosité au sujet d’un dictateur, convertissant ainsi ces nouveaux lieux — parfois insoupçonnés — en espaces mémoriels.

L’ensemble des lieux putatifs de dictateur vont de la sépulture connue d’un collaborateur ou d’un personnage important de son régime, comme dans le cas de Rudolf Heß — lorsque, après son suicide dans la prison berlinoise de Spandau, il fut enterré dans le village de Wunsiedel, lequel est devenu, entre 1987 et 2011, un lieu de pèlerinage d’activistes néonazis allemands et européens —, à la chambre ou la maison où l’autocrate avait passé une ou plusieurs nuits. Cela s’est produit notamment à Campo Imperatore (Gran Sasso), où Mussolini fut détenu d’août à septembre 1943 ; ou encore à Khoroshego (Russie), une maison rurale où Joseph Staline a dormi du 4 au 5 août 1943, devenue depuis 2015 un petit musée dédié au dictateur soviétique et à ses victoires militaires.

Une fois prise la décision de mettre fin à la damnatio memoriae, dont le risque majeur consistait à voir transformés des lieux abandonnés ou peu entretenus en Mecque pour nostalgiques, curieux et nouveaux partisans de ce qu’avait représenté la dictature, qui pouvaient à leur tour mener à bien une véritable occupation symbolique de l’espace mémoriel, les propositions et les débats sur de l’usage des lieux du dictateur par les démocraties ont tourné autour de trois questions principales.

La première question, souvent la plus importante, est celle de savoir où : la convenance de muséifier ou resignifier des espaces lourdement chargés de contenu symbolique, où le fantôme du dictateur semble présent, et où son charisme se convertit en morbidité, face à l’enjeu de garantir les objectifs de ces musées et de ces centres d’interprétation en en faisant des lieux d’accès simple et massif, dépourvus des ombres du passé.

La deuxième question concerne le récit à exposer dans le musée ou le centre d’interprétation : la biographie contextualisée du dictateur, dans son ensemble ? Quel est son lien avec le lieu en question, que ce soit son mausolée, sa résidence habituelle, son palais d’été, sa localité ou sa maison natale ? Ou bien les caractéristiques de sa dictature, ses crimes et ses victimes, dans une perspective critique, qui rappelle ce que l’autocrate a fait de son vivant ?

La troisième question, c’est comment resignifier. Doit-on opter pour un musée traditionnel, physique, doté de sections de documentation et de recherche — un centre d’interprétation — avec une volonté didactique explicite ? Ou bien est-il préférable de faire un musée délocalisé, qui accorde peu d’importance aux objets et aux photos, mais plus de place aux contenus virtuels et interactifs ? Ou, finalement, un « musée diffus », qui s’insère dans un réseau d’espaces de mémoire régionaux, nationaux et européens pour pouvoir contextualiser convenablement le lieu du dictateur dans un panorama plus large, réduisant ainsi son caractère exceptionnel ? Dans ce dernier modèle, de nouveaux dilemmes se posent. Combien de monuments, et quel environnement inclure ? Récit national, ou dimension transnationale de la mémoire européenne, qui connecte entre eux divers espaces mémoriels de plusieurs pays ?

 Ces questions font souvent l’objet d’interminables débats. C’est le cas pour l’Italie (Predappio), le Portugal (Santa Comba Dâo) et l’Autriche (Braunau am Inn), entre autres. C’est aussi ce qui arrive en Galice depuis 2020, où une polémique publique a émergé autour des usages à conférer à l’espace nommé « las Torres » ou « Pazo » de Meirás : ce lieu, pour certains, devrait se référer à sa signification pré-franquiste, et être dédié à l’œuvre et à la mémoire de la romancière galicienne qui écrivait en castillan, Emilia Pardo Bazán, alors que pour d’autres, on devrait, de préférence, mettre l’accent sur sa condition de lieu du dictateur. Dans ce cas-ci, il faut sans aucun doute avancer le rôle de l’Histoire avec une majuscule et sa vocation interdisciplinaire. Une connaissance du passé, basée sur des preuves documentaires, l’usage de cadres théoriques réfléchis et la précision méthodologique, mais qui doit se mettre au service de la société avec une pratique raisonnée et fondée de l’histoire publique.

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1

N.d.t : Maison de campagne galicienne.

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2

N.d.t. : Vallée de ceux qui sont tombés.

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3

Ce texte est basé sur les conclusions de notre livre Sites of the Dictators. Memories of Authoritarian Europe, 1945-2020 (Londres, Routledge, 2021), auquel nous nous référons pour les références bibliographiques, et pour un apport d'informations sur les cas nationaux particuliers. Quelques idées complémentaires ont aussi été développées dans X. M. Núñez Seixas, « Da Predappio a Meirás. I luoghi dei dittatori in Europa (1945-2021) », Passato e Presente, vol. 113, 2021, p. 17-31 ; et « Les corps du dictateur et leur mémoire martyrielle : Europe, 1945-2022 », in Pierre-Marie Delpu (ed.), Mutations et usages du martyre politique (Europe méridionale, XIXe-XXIe siècle), Madrid, Casa de Velázquez, 2023 (à paraître).

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4

Il existe seulement un cas dans lequel l'épouse du dictateur a joué un rôle public important: Elena Ceaușescu, qui était souvent présente aux côtés de son mari dans les représentations du pouvoir, faisant l’objet d’un culte de la personnalité. Cependant, c'était bien lui, Nicolae, qui détenait les charges officielles et demeurait toujours le premier dans la hiérarchie. Dans d'autres cas, comme celui de Nexhmije Hoxha (épouse puis veuve d'Enver Hoxha), Jian Qing (quatrième épouse et veuve de Mao Zedong) ou Rachele Guidi (épouse et veuve de Benito Mussolini), leur rôle politique ou symbolique est devenu plus important suite à la mort de leur mari, et elles ont parfois pris la tête de factions de nostalgiques qui s'opposaient aux changements politiques initiés par les successeurs ou par des régimes démocratiques.

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5

Cf. David A. Bell, Men on Horseback. The Power of Charisma in the Age of Revolution, New York, Farrar, Straus and Giroux, 2020.