L’universel depuis le pluriel du monde
Souleymane Bachir Diagne © Aurélie Salvaing

Souleymane Bachir Diagne.

Souleymane Bachir Diagne est professeur de philosophie à l’université Columbia, dont il dirige l’Institut d’études africaines. Il est né en 1955 à Saint-Louis, au Sénégal, où il a vécu jusqu’à l’obtention de son baccalauréat. Il a ensuite étudié en France, en classes préparatoires au lycée Louis-le-Grand, puis à l’École normale supérieure de Paris où il s’est orienté vers l’enseignement de la philosophie, passant l’agrégation en 1978.

Il a mené ses premières recherches dans le domaine de la logique sur l’œuvre de George Boole, d’abord à l’université Paris I, puis à Dakar, où il est revenu en 1982 pour enseigner à l’université Cheikh Anta Diop pendant vingt ans. Vice-doyen de la Faculté des lettres et sciences humaines de l’université de 1992 à 1996, il a aussi été conseiller pour l’éducation et la culture du président de la République, Abdou Diouf, de 1993 à 1999.

C’est au Sénégal qu’il a commencé de s’inscrire pleinement dans les champs de la philosophie africaine et de la philosophie islamique, s’intéressant en particulier aux œuvres de Léopold Sédar Senghor et de Mohammed Iqbal. Au début des années 2000, il poursuit ses recherches aux États-Unis, d’abord à l’université Northwestern puis, en 2008, à l’université Columbia. L’une des unités de son œuvre tient à la conciliation qu’elle exprime entre l’universalité de l’humanité et de l’esprit, d’une part, et, d’autre part, la diversité de leurs histoires et de leurs situations. C’est dans cet horizon qu’il a récemment publié De langue à langue. L’hospitalité de la traduction (Albin Michel, 2022).

Cet entretien a eu lieu le 18 janvier 2024 à Sciences Po Paris.

Michel Effimbra – Souleymane Bachir Diagne, vous êtes professeur de philosophie à l’université Columbia aux États-Unis. Vos recherches portent sur la logique, la philosophie islamique, ainsi que sur les philosophies africaines. Un axe très important en ressort : l’universalité des sociétés malgré leurs différences. Ma première question portera sur la définition de cet universel. Dans votre article « On the Postcolonial and the Universal? » paru en 20131, vous explorez la relation complexe entre postcolonialisme et universel, en examinant comment les héritages de la colonisation influencent les discours sur l’universalité. Comment aujourd’hui peut-on concrètement penser un universel de plus en plus latéral, mais toujours marqué par un héritage colonial qui a façonné les modes de pensée et de connaissance actuels ?

 

Souleymane Bachir Diagne – Merci infiniment pour cette question qui est effectivement au cœur du travail que j’essaye de mener. Si je voulais résumer tout cela en une formule, je dirais : l’universel oui, mais depuis le pluriel du monde. Autrement dit, il s’agit, dans le monde où nous vivons, de véritablement considérer qu’il est un monde décentré. Il n’est plus un monde organisé par l’Europe, qui lui imprimerait sa propre direction. Je considère d’ailleurs que c’est la signification d’un événement historique qui a lieu en 1955 et qui est la conférence de Bandung. La conférence de Bandung, de manière symbolique, peut véritablement marquer cette décolonisation du monde, qui signifie également une irruption, sur la scène universelle de l’histoire, des cultures différentes du monde, des langues différentes du monde. Donc le monde est pluriel et il faut partir de là. Pour utiliser le terme consacré depuis que Dipesh Chakrabarty l’a utilisé2, il y a aujourd’hui une provincialisation de l’Europe. Ça veut dire que l’Europe n’occupe plus le centre qui organise le reste du monde. Mais, dans une situation comme celle-ci, postcoloniale de ce point de vue-là, est-ce qu’on va renoncer à l’idée d’universalité ? Non. C’est la raison pour laquelle j’insiste toujours sur le fait que le pluriel ne signifie pas que l’universel n’existe plus : il signifie surtout que l’universel n’est plus le même. Vous avez utilisé un terme que j’emploie beaucoup dans mon travail : celui de latéralité de l’universel. L’universel ne peut plus être un universel de surplomb dicté au reste du monde par une province de ce monde, il ne peut être que l’universel des rencontres : rencontres de cultures, de langues qui sont situées sur un même plan d’immanence. Aucune d’entre elles n’occuperait par nature une position de transcendance à partir de laquelle elle dicterait à l’humanité la direction à prendre, d’où la métaphore de la latéralité ou de l’horizontalité. Ça veut dire que ce sont des cultures qui sont toutes situées sur le même plan. Ça veut dire donc aussi que ces cultures ont vocation à créer l’universel, à inventer un universel, à se donner une orientation vers un horizon d’universel. Alors pourquoi ? Pourquoi est-ce qu’on a besoin d’avoir cette orientation ? Parce que le monde dans lequel nous vivons l’exige. Il faut bien que nous prenions toute la mesure du fait que les défis qui sont les nôtres aujourd’hui, les défis les plus importants demandent précisément une orientation commune vers un horizon d’universalité. Je prends le défi de la pandémie. Les leçons qu’elle doit nous enseigner sont encore devant nous. Ce sont des leçons que nous devons comprendre. Nous devons comprendre la solidarité naturelle qui est la nôtre. Le virus nous enseigne que nous sommes un monde fini. Il faut que nous nous comportions en conséquence.

Le défi encore plus important, le défi durable, celui qui doit mobiliser toutes nos énergies et toutes nos intelligences, c’est le défi de l’environnement. Nous nous rendons bien compte que l’idée que la terre est finie et que nous sommes une seule et même humanité se traduit parfaitement dans la crise environnementale, parce que nous devons y répondre comme une seule et même espèce. Nous sommes dans une situation en tant qu’espèce humaine, une situation où nous sommes devenus une force de destruction de notre propre planète, et il faut que nous soyons une force de conservation et que nous le soyons tous ensemble. Voilà simplement deux exemples qui montrent, en effet, le besoin d’une politique qui soit une politique commune, une politique de l’espèce humaine, ce que le philosophe, mon ami Étienne Balibar, a appelé une « cosmopolitique3 ». Cette cosmopolitique commande que nous nous orientions vers un horizon d’universalité. Pour résumer tout cela, il faut de l’universel. Il faut de l’universel depuis le pluriel du monde, qui ne soit pas la négation de la diversité du monde, mais qui, au contraire, prenne appui sur ces diversités ; et de cet universel, il est évident que nous ne pouvons pas avoir une représentation verticale, mais seulement une représentation horizontale.

Michel Effimbra – Comment est-ce qu’on peut former un universel de l’humanité quand on a toute une épistémè coloniale qui aujourd’hui marque les savoirs ? Vous avez dit, ce matin4, que cela passe par la traduction5. Mais quand le problème de la tradition écrite se pose en Afrique, est-ce qu’on peut arriver à une véritable équivalence entre les langues dites coloniales et les langues dites précoloniales ?

 

Souleymane Bachir Diagne – Oui, c’est possible et c’est la responsabilité qui est la nôtre aujourd’hui, c’est-à-dire qu’il dépend de nous, en Afrique par exemple, mais dans d’autres régions du monde également, que les langues que nous parlons deviennent ou redeviennent des langues de création et des langues de science. C’est la responsabilité d’un peu tout le monde. Ce n’est pas une chose que nous devons attendre soit des États, soit des institutions qui décideraient à notre place. C’est la raison pour laquelle, pour donner un simple exemple, j’ai pris l’initiative avec un certain nombre d’amis et de collègues de faire une traduction d’un certain nombre de textes liés au langage et à la logique, et de textes qui sont tirés du Dictionnaire des intraduisibles6 de Barbara Cassin, pour les faire exister en langue wolof. Cela veut dire que la production de connaissances, la production d’œuvres d’imagination dans nos langues dépend de chacun d’entre nous ; c’est un appel auquel nous devons tous individuellement répondre parce que cet appel nous concerne tous individuellement. Il n’y a rien à attendre de quoi que ce soit, ni de qui que ce soit pour entrer dans une productivité comme celle-là. Je vous donne un exemple qui parlera certainement à beaucoup de gens de votre génération : c’est l’Internet. Quelles sont les langues qui sont aujourd’hui sur Internet ? C’est pour l’essentiel l’anglo-américain, et à quoi ça tient ? Il y a beaucoup de textes qui sont traduits en anglo-américain. Le wolof, pour prendre l’exemple de la langue la plus parlée au Sénégal, existera pour autant que les locuteurs du wolof produiront de la littérature intéressante dans cette langue-là. Voilà un exemple précis qui montre ce que signifie de prendre ses propres responsabilités dans la promotion des langues et des cultures du monde comme langues et cultures créatrices, créatives, innovatrices et de connaissance.

Michel Effimbra – Pour poser une dernière question, je reviens au titre même du colloque, « Actualité de la philosophie africaine ». Dans un entretien pour Politika réalisé il y a quatre ans avec Salim Abdelmadjid7, vous citez Husserl qui affirme que les points de départ pour philosopher doivent être les problèmes eux-mêmes et les exigences qui sont coextensives de ces problèmes-là. Donc, au lieu de définir la philosophie africaine, vous préférez répondre aux problèmes qui se posent aux Africains, directement en Afrique. Je voudrais quand même vous demander comment philosopher en Afrique, pour répondre à des besoins spécifiquement africains, correspondant eux-mêmes à des réalités africaines, quand l’épistémè est déjà intrinsèquement marquée par un universel européen dont l’exemple parfait est la langue utilisée pour philosopher. Comment philosopher concrètement en tant qu’Africain ?

 

Souleymane Bachir Diagne – Justement, prenons un problème précis et un exemple précis. L’exemple précis, ce sont les arts africains. Pour le problème précis, je prends la formulation que ce problème a trouvé chez Picasso. Picasso visite le musée du Trocadéro au début du XXe siècle et il se demande ce que signifient ces objets qu’il a vus, qu’il ne comprend pas très bien ; et il se demande : pourquoi est-ce qu’ils sculptent comme cela ? C’est-à-dire : que signifie le geste des créateurs africains de ces objets d’art qu’il a trouvés dans le musée du Trocadéro – leur geste qui consiste à tourner le dos à la représentation de la réalité telle qu’elle est ? Ceux qui ont quelques notions en art savent que, par exemple, la tête doit occuper, je crois, un huitième de l’ensemble, etc. Voici des artistes qui tournent complètement le dos à ce genre de proportions, parce que, semble-t-il, ce qui les intéresse, ce n’est pas la reproduction de la réalité et de la belle apparence, mais quelque chose d’autre. Il appartient aux Africains, aux philosophes de l’art africain de trouver une réponse à ces questions-là. C’est la direction dans laquelle s’est engagé Senghor par exemple. Senghor est pour l’essentiel un philosophe des arts africains. Quand il construit les notions philosophiques de force vitale, de rythme et d’attitude rythmique pour expliquer les arts africains, c’est une démarche exemplaire de ce que j’appelle la vraie philosophie africaine. La question n’est pas de savoir comment trouver quelque chose de typiquement, d’authentiquement africain : vous rencontrez un problème et vous construisez les concepts qui vous permettent, déjà, de le formuler, d’aller dans la bonne direction pour le résoudre. C’est cela qui est caractéristique de la philosophie africaine.

Parmi d’autres exemples, qui font précisément appel à des concepts que l’on trouve dans les langues africaines, l’Afrique du Sud de Mandela construit la notion d’ubuntu comme ayant la signification de réaliser notre humanité ensemble et de la réaliser dans la réciprocité – l’idée que je suis pleinement ce que j’ai à être, c’est-à-dire un humain accompli, si les autres aussi accomplissent leur propre humanité. Dans cette relation de réciprocité, il y a l’idée que l’humanité, ça se construit, c’est une tâche, c’est une responsabilité, ce n’est pas un état. Eh bien, ce concept a été construit pour répondre à un autre problème, qui était le problème de l’Afrique du Sud post-apartheid : comment va-t-on vivre ensemble alors que nous sortons d’une situation absolument terrible d’oppression et de suprémacisme blanc ? Il faut ou bien avoir un cycle de violence et de vengeance sans fin, ou bien alors faire humanité ensemble, créer une humanité ensemble. En résolvant ce problème de l’Afrique du Sud par l’appel à un concept qui se trouvait dans les langues bantoues, à une sagesse dont ce concept était porteur, on a, là encore, l’exemple de ce que signifie une démarche philosophique depuis une perspective africaine. L’idée d’humanisme, c’est une idée universelle, ce n’est pas simplement une idée européenne, ce n’est pas une idée africaine. Là, nous avons l’exemple précis d’un humanisme africain qui est authentiquement philosophie africaine parce que c’est un humanisme formulé à l’occasion d’un problème qui s’est posé sur le continent, mais qui est totalement universalisable ; c’est-à-dire que la notion d’ubuntu n’est plus seulement liée au cas sud-africain, elle est devenue – et vous êtes étudiants de sciences politiques donc vous savez ces choses-là8 – un concept universel de justice transitionnelle. Chaque fois qu’on se trouve dans une situation de justice qui consiste à réparer ce qui est arrivé dans une société, il faut qu’on connaisse la vérité, pas pour punir mais pour essayer d’ouvrir un avenir commun. Qu’est-ce que vous avez fait après une tragédie comme le génocide du Rwanda ? Si vous essayez de punir, ça veut dire que les voisins vont continuer à se battre avec les voisins. Ce que vous faites, c’est précisément mettre en place une justice transitionnelle. Il y a des meneurs, des génocidaires qu’il faut bien entendu punir, mais vous n’allez pas punir toute une population. Donc il faut cette idée d’une justice qui consiste à être en transition vers un avenir à bâtir ensemble. Voilà une leçon qui est une leçon universelle pour toute notre humanité aujourd’hui. Cet humanisme-là ne s’arrête pas simplement au cas sud-africain qui l’a vu naître, il devient un humanisme universel. Voilà, à partir de deux exemples, ce que j’entends par le fait de partir des problèmes eux-mêmes. Il s’agit de définir la philosophie africaine à partir des problèmes et des perspectives africaines, avec des concepts qui ont été construits par les Africains pour formuler ces problèmes et essayer de leur trouver une solution.

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1

Souleymane Bachir Diagne, « On the Postcolonial and the Universal? », Rue Descartes, vol. 78, no. 2, 2013, p. 7-18.

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2

Dipesh Chakrabarty, Provincialiser l’Europe. La pensée postcoloniale et la différence historique, Paris, Éd. Amsterdam, 2009 [2000].

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3

Étienne Balibar, Cosmopolitique. Des frontières à l’espèce humaine. Écrits III, Paris, La Découverte, 2022.

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4

Souleymane Bachir Diagne est intervenu dans le colloque « Actualité de la philosophie africaine » le 18 janvier 2024, sous le titre « Pour la philosophie africaine ».

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5

Souleymane Bachir Diagne, De langue à langue. L’hospitalité de la traduction, Paris, Albin Michel, 2022.

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6

Barbara Cassin (dir.), Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles, Paris, Seuil, 2004 ; Barbara Cassin (dir.), Philosopher en langues. Les intraduisibles en traduction, Paris, Éd. Rue d’Ulm, 2014.

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7

Salim Abdelmadjid, « Entretien avec Souleymane Bachir Diagne. La philosophie et l’universel », Politika, mis en ligne le 23/10/2019 ; URL : https://www.politika.io/fr/entretien/philosophie-luniversel

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8

L’entretien a été réalisé en présence d’étudiant⸱es.