« Maman, je suis rentré »

Le point de vue d’un historien du fait guerrier, de la Première Guerre mondiale et du génocide des Tutsis au Rwanda

« Maman, je suis rentré ». Sans beaucoup d’hésitation, ce sont ces quatre mots écrits sur un télégramme envoyé par Viacheslav Kuprienko à sa mère au moment de son retour en Union soviétique que j’ai choisis de prendre pour thème. Ces quatre mots seront aussi le titre d’une de ses nouvelles écrite ultérieurement. Certes, son auteur m’y invitait avec force : « le plus important était dit ». Mais la vraie raison est ailleurs : cette courte phrase consone avec d’autres expériences combattantes dont je suis familier, avec celles des soldats de la Grande Guerre plus particulièrement.

En 1914-1918, lorsque les attaquants avaient été blessés sur le no man’s land lors d’un assaut et ne pouvaient être secourus dans l’espace de mort situé entre leurs propres lignes et celles de l’ennemi – au cours du premier conflit mondial, on tire sur les sauveteurs, y compris les brancardiers portant le brassard de la Croix-Rouge –, les combattants étendus sur le sol, transpercés par la douleur, éperdus de désorientation, terrorisés par la perspective de mourir seuls (« comme des chiens », disaient-ils parfois) sur le champ de bataille dévasté par l’artillerie, ces combattants, disais-je, appelaient leur mère. Et c’est le cri : « Maman ! » qu’alors ils hurlaient vers le vide. Ce cri, c’était surtout le propre des soldats les plus jeunes, le propre de ces jeunes gens de 20 ans ou moins encore (on pouvait s’engager dès 17 ans sous le couvert d’une autorisation parentale), c’était le cri des soldats très proches encore de leur propre enfance. Il bouleversait les soldats plus âgés, ainsi renvoyés à leur propre impuissance et à leur propre terreur d’hommes mûrs.

Elles sont décidément très présentes, les mères, dans ce texte de Viacheslav Kuprienko. Avec une surprise, ici : les mères des autres y figurent également ; celle, en particulier, du porte-drapeau du régiment, Liocha Sergachiov, institutrice et épouse d’un vétéran de la Grande Guerre patriotique, venue jusqu’en Ukraine depuis la Transcarpatie afin d’être pour accueillir son fils. En ce moment du retour, devant ce dernier et ses camarades, on apprend qu’elle a fait un « discours bouleversant », un discours qui, dit Viacheslav à deux reprises, lui a « donné la chair de poule ». Devant les camarades encore, cette mère qui a songé à apporter des petits pains à leur intention, a couvert son enfant « de caresses et de baisers ». Aucune honte apparente de la part de ce fils, présent en Afghanistan dès 1980, d’être traité avec tant de tendresse devant ses camarades. L’auteur de l’interview l’a même débarrassé du drapeau régimentaire afin que la mère puisse l’étreindre tout à loisir. Dans le récit tout au moins, cette mère à qui l’on a donné la parole devant la troupe rassemblée, semble parfaitement à sa place.

Dans ce moment clé du passage de la frontière et du retour en URSS, les mères sont, avec les épouses, désignées comme formant le groupe de celles qui attendent, et qui attendent depuis longtemps : « Mais pendant deux semaines, on n’a eu aucun contact avec nos femmes et nos mamans. » Même si le vétéran inclut son père parmi ceux qui se souciaient de lui en Afghanistan – « qui vous attendait et qui s’en faisait pour vous ? – Ma femme, mes deux enfants, papa et maman » –, les pères, décidément, restent un peu à l’arrière-plan.

En évoquant, en toute fin d’interview, les groupes d’anciens d’Afghanistan et ses propres compositions musicales, Viacheslav Kuprienko a cette phrase un peu confuse mais dont le sens semble clair sur la nécessité de conserver tout de même quelque chose de tout cela : « En même temps, je comprends en quoi elles sont importantes et nécessaires. D’autant plus qu’elles ont été créées justement parce que l’appareil d’État méprisait ses soldats, c’était une sorte de protestation. Aider les défunts, les mères, les invalides, conserver ces chansons… » Les mères – encore elles – sont seules à se hisser au niveau des camarades perdus et des grands blessés.

Mais parmi toutes ces mères, il y a celle qui compte tellement pour Viacheslav : la sienne. Répondant aux premières questions posées, c’est par elle qu’il commence. À cinq reprises, sa figure revient dès l’entame du long récit de son fils.

Le basculement de la mère à la maman constitue évidemment un tournant sémantique décisif. Après la scène de « la maman [du] porte de drapeau », accourue de si loin et, devant tous, couvrant son fils de marques d’affection, vient le récit déterminant des télégrammes envoyés aux proches. Les soldats ouzbeks s’en sont chargé pour leurs camarades : « Ils sont venus voir chacun d’entre nous pour prendre nos adresses et envoyer des télégrammes. On ne pouvait pas le faire nous-mêmes. On est retourné dans la garnison, les troupes ont été dispersées et ils ont pris nos adresses. J’ai aussi dicté mon adresse et mes parents ont reçu un télégramme pour dire à ma mère que j’étais rentré en Union soviétique. C’est tout. » Ce télégramme porta les quatre mots de la filiation maintenue, alors qu’elle eût pu se rompre dans la mort à la guerre : « Maman, je suis rentré ». Avec ces quatre mots – comment ne pas donner raison à Viacheslav, ici ? – « le plus important était dit ». Mais pas tout cependant : l’importance de l’information transmise était telle qu’elle lui inspira, dans la foulée, un court texte : « J’ai écrit une nouvelle ensuite ».

En historien de la Grande Guerre, on aimerait poser d’autres questions auxquelles, hélas, l’interview de Viacheslav Kuprienko, n’apportera aucune réponse. Comme tant d’autres l’on fait entre 1914 et 1918 à travers toute l’Europe, Russie comprise, cette mère aimée a-t-elle confié à son fils, lors de son départ en Afghanistan, quelque objet propitiatoire destiné à éviter le retour de son corps dans l’un de ces fameux « cercueils de zinc » ? A-t-elle prié pour lui ? La question est d’importance, tant il est vrai que négliger le religieux en temps de guerre, c’est risquer de négliger la guerre elle-même. Le fils et la mère, sans doute, ont dû beaucoup correspondre : en temps de guerre, de guerre prolongée surtout, le lien épistolaire entre un « arrière » (la société soviétique des années 1980, ici) et un « avant » (les combattants d’Afghanistan), a l’importance d’une veine jugulaire. Viacheslav écrivait-il à sa mère tous les jours ou presque, comme le firent tant de combattants du premier conflit mondial rédigeant en moyenne, en période calme, une lettre par jour à l’intention de leurs proches ? Et cette mère aimée, cette mère enseignante et sachant donc écrire avec aisance, a-t-elle de son côté envoyé une lettre par jour à son fils ? Nous savons en tout cas qu’après le départ de Kaboul, « les lettres revenaient à l’envoyeur pour cause d’absence de destinataire ». « Le destinataire n’a pu être atteint » : telle était aussi la formule qui, pendant le premier conflit mondial, était portée sur les lettres revenues à l’envoyeur, suggérant que le soldat était prisonnier, blessé, ou tué. La situation ne paraît pas très différente en Afghanistan début 1989 : « Vous imaginez ? Cette femme qui voit ses lettres revenir, “absence de destinataire” et on n’est toujours pas rentré […] Le vide. » Nous ne saurons rien de plus sur l’expérience maternelle de cette si longue absence, de cette attente interminable d’un retour aléatoire, de cette angoisse inimaginable de la mort d’un fils, si souvent éprouvée par tant d’autres lors des immenses conflits de notre monde contemporain.

Mais d’ores et déjà, nous avons compris que si les Afgantsi soviétiques sont bien au centre du récit de Viacheslav Kuprienko, il n’est pas tout à fait certain qu’ils soient les personnages les plus importants de son témoignage. Car à l’arrière-plan affleurent les mères ; elles seules, peut-être, comptèrent vraiment1.

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Ce travail a été réalisé dans le cadre du laboratoire d’excellence Tepsis, portant la référence ANR-11-LABX-0067 et a bénéficié d’une aide au titre du Programme Investissements d’Avenir.

Stéphane Audoin-Rouzeau, 14-18. Les combattants des tranchées, Paris, Armand Colin, 1986.

Stéphane Audoin-Rouzeau, Cinq deuils de guerre (1914-1918), Paris, Tallandier, 2013.

Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker, 14-18. Retrouver la guerre, Paris, Gallimard, 2000.

 

Clémentine Vidal-Naquet, Couples dans la Grande Guerre. Le tragique et l’ordinaire du lien conjugal, Paris, Belles Lettres, 2014.