(Université de Saint-Jacques-de-Compostelle)
Le Valle de los caídos [Vallée de ceux qui sont tombés].
Dans la société d’aujourd’hui, la Mémoire comme concept qui se substitue à l’Histoire est l’un des usages du passé qui a pris le plus d’importance, d’une part pour expliquer plus directement le rôle joué par le passé dans la société et son instrumentalisation politique et symbolique, d’autre part pour justifier des mesures civiles et institutionnelles qui ont été envisagées pour la gestion de ce passé. Ce concept est mis en pratique non seulement à travers des politiques de la mémoire arbitrées par les pouvoirs publics, mais aussi sous forme de débats concernant un passé récent de nature traumatique, dans lesquels on voit confluer une opération historique, des mobilisations sociales et des décisions politiques.
Le débat sur les usages du passé existe dans de nombreux pays, tout au moins pour la période de l’après-Seconde Guerre mondiale1, mais s’agissant du cas espagnol, ce conflit a été et reste encore aujourd’hui davantage une question politique et culturelle qu’un simple désaccord entre historiens. En effet, ce qui est en jeu, ce n’est pas tant l’avenir, mais la condition morale de la dictature qui a débuté à la fin des années 1930 et l’ampleur de ses politiques répressives envers de vastes secteurs de la population. Ainsi, en nous penchant sur quelques débats récents, nous pourrons évaluer la gestion mise en œuvre par le régime démocratique pour dépasser ces traumatismes et construire des espaces symboliques qui permettent de surmonter la douleur causée par la dictature. C’est l’objet des articles réunis dans ce dossier, ces quelques mots d’introduction ont donc pour objectif de contextualiser les politiques de la mémoire réalisées par la démocratie espagnole.
Malgré quelques similitudes, on observe des différences évidentes entre l’Espagne et le cône sud latino-américain, également analysé par plusieurs articles de ce dossier. Dans cette présentation, nous nous occuperons des travaux qui se réfèrent exclusivement au cas espagnol, dans lequel on peut distinguer deux problématiques : a) comment résoudre la présence publique du dictateur Francisco Franco sous la période démocratique, notamment marquée par les difficultés rencontrées dans la recherche de nouvelles significations attribuées à ses deux « lieux de mémoire » les plus emblématiques : le mausolée du Valle de los caídos2 et sa résidence d’été, le Pazo de Meirás et b) quelles politiques ont été entreprises par la démocratie par rapport à la guerre civile et à la répression politique qui s’en est suivie. En Espagne, ces politiques se sont appuyées sur deux lois, la première fut la « Loi de reconnaissance et d’extension des droits en faveur des Victimes durant la guerre civile et la Dictature » [Ley de Reconocimiento y Extensión de los derechos a las Víctimas de la Guerra Civil y de la Dictadura], plus connue sous le nom de « Loi de Mémoire Historique » [Ley de Memoria Histórica] (2007) et la seconde, la « Loi de Mémoire Démocratique » [Ley de Memoria Democrática] (2022). À la différence du Portugal, dans le cas espagnol on s’est davantage centré sur le combat contre les valeurs symboliques de la dictature que sur une récompense pour ceux qui ont lutté pour la démocratie3.
Certains héritages de la dictature franquiste ont été combattus au moyen des mesures prises durant la transition vers la démocratie (Loi d’amnistie de 1977, dérogation de la Loi de 1941 sur les Responsabilités politiques), mais aussi grâce à la reconnaissance des victimes de la guerre civile et de la dictature, mise en œuvre à partir de 1978. Ces mesures réparatrices ont concerné plus de 600 000 personnes et ont représenté un montant financier (en pensions et indemnisations) de plus de 21 milliards d’euros, une somme qui a atteint, à certains moments, le quart des dépenses publiques versées au titre de pensions. Cette mesure se justifiait, selon les mots du ministre de l’Économie du gouvernement d’Adolfo Suárez, par le besoin d’obtenir « la guérison des blessures de la guerre civile4 ». Mais plus de deux décennies après la mort de Franco et l’approbation de la Constitution de 1978, le débat sur le passé concernant la guerre civile et la dictature franquiste est réapparu avec force, tant au niveau universitaire que sur le plan politique, avec une controverse qui présentait des analogies avec le Historikerstreit allemand survenu vingt ans plus tôt.
C’est à Paloma Aguilar, autrice de Memoria y olvido de la guerra civil española [Mémoire et oubli de la guerre civile espagnole] (1996) que nous devons les premières et les plus solides réflexions académiques sur ce problème. À cet ouvrage succèderont plusieurs textes, les siens et ceux d’autres auteurs, animés par le besoin de débattre de ce qu’on a commencé à intituler « le pacte du silence » ou le dénommé « mythe » de la transition5. Parallèlement, avec l’arrivée au gouvernement espagnol du Parti Populaire (PP) de José Maria Aznar au printemps 1996, on encourageait des politiques révisionnistes centrées en grande partie sur les programmes de l’enseignement secondaire et sur le rôle « éducatif » des sciences humaines – et de l’Histoire de l’Espagne en particulier – pour préserver l’identité nationale espagnole. Cependant, comme le remarquait dès lors Pedro Ruiz Torres, « le problème n’[était] pas celui de la mémoire historique, mais de l’Histoire, c’est-à-dire, des interprétations au sujet du passé6 ». La controverse était politique plutôt qu’historiographique, et c’est ainsi qu’elle fut pleinement intégrée à l’agenda politique espagnol.
En effet, le rôle de la déesse Clio commençait à décliner face aux chants de sirène de la déesse Mnémosyne, par un processus de substitution de la première par la seconde : on a commencé, en effet, à parler de mémoire quand on aurait peut-être voulu dire histoire, comme l’a dénoncé Juan José Carreras dans un article pionnier7. Malgré ses alertes, dès lors la mémoire (qu’elle soit ou non désignée comme historique) n’a pas cessé de croître, que ce soit à travers de la fondation d’associations « pour la récupération de la mémoire historique », d’origine généralement locale (la première fut fondée en 2001) ou bien à travers des actes institutionnels comme la création, dans plusieurs universités, de centres, de chaires ou de groupes de recherche qui se spécialisaient sur la mémoire historique. À Barcelone, le gouvernement catalan a promu la fondation d’un « Mémorial Démocratique », impulsé par des initiatives préalables au sein de l’Université Autonome de Barcelone. D’après Paul Preston, il s’agissait d’une façon d’« établir une politique publique de la mémoire démocratique sur le même mode que ce qui s’est fait et se fait encore dans les pays qui ont souffert du fascisme, de l’occupation ou de dictatures de différentes natures8 ». Un autre exemple considéré fut celui de la « Chaire de Mémoire Historique » de l’Université Complutense de Madrid, dirigée par Julio Aróstegui9. Avec un peu de retard, l’Espagne intégrait alors la « marée mémorialiste », dans laquelle des faits traumatiques d’une étiologie très diverse se trouvent à l’origine de « créations mémorielles » qui prolifèrent aujourd’hui dans le monde entier, depuis l’Europe ou l’Amérique jusqu’au sud-est asiatique ou à l’Afrique du Sud10.
Avec l’arrivée au pouvoir, en 2004 de José L. Rodriguez Zapatero, du PSOE, le débat au sujet de la mémoire historique a continué à s’amplifier, au point d’aboutir à une mesure globale prise par un gouvernement démocratique sur cette question : la loi de Mémoire Historique (2007), mentionnée précédemment, et destinée à réparer et à reconnaître « ceux qui ont souffert de persécution ou de violence durant la guerre civile et la dictature ». Les usages publics du passé, réduits au départ au champ éducatif, sont alors entrés dans le débat général, politique et idéologique, transformant ainsi l’histoire, à travers la mémoire, en une arme de combat dans l’arène politique. Les mesures de ce gouvernement ont provoqué une explosion mémorialiste qui a touché pleinement l’historiographie espagnole sur la guerre civile, le franquisme et la transition. Celle-ci a entrepris avec conviction de déployer de nombreux programmes de recherche, dont beaucoup avaient un caractère local ou autonome, au sujet des problèmes que les décisions des premiers gouvernements n’avaient pas prises en compte, et qui en revanche se sont révélées très mobilisatrices, à tel point qu’un historien peu adepte de cette éclosion mémorialiste a reconnu en 2010 que « la cote de la mémoire repart à la hausse11 ».
Et à quel point repartait-elle à la hausse ! Il s’agissait de mesures, comme la loi de Mémoire Historique qui touchaient les sentiments et réparaient des oublis, notamment avec l’exhumation de cadavres enterrés dans des fosses communes, ce qui commençait à peine à être mis en œuvre. Même si ces exhumations peuvent être considérées comme une « sentimentalisation du passé », c’est en réalité « le contraire des jugements de Nuremberg »12. Il est vrai que ces politiques de la mémoire permettaient de résoudre une question qui, pour des raisons complexes, était restée en suspens depuis la transition démocratique13. Or, cette loi non seulement proposait la suppression ou la substitution de symboles (statues, onomastique urbaine…) qui évoquaient la mémoire franquiste, mais elle proposait aussi de résoudre des contentieux, comme la restitution du patrimoine documentaire à ses anciens titulaires (comme dans le cas des dénommés « papiers de Catalogne », qui se trouvaient aux Archives de la Guerre Civile de Salamanque) ou encore de reconnaître des droits aux enfants et petits-enfants des exilés, ce qui fut l’un de ses apports les plus inespérés.
La politique mémorielle du gouvernement de Rodriguez Zapatero inversait la tendance suivie par les gouvernements démocratiques précédents, d’Adolfo Suárez à Felipe González, qui ne s’étaient presque pas occupés de promouvoir ni l’élimination des symboles franquistes, ni, ce qui semble plus décisif, de concevoir des politiques alternatives de création d’un répertoire symbolique de valeurs civiques et « républicaines », qui puisse servir de fondement moral à la démocratie naissante. La IIème République avait estompé rapidement la mémoire du régime monarchique et le franquisme fit de même avec l’héritage républicain. La timidité de la démocratie concernant le champ symbolique n’en fut que plus évidente.
Les effets pratiques de cette loi, qui venaient s’ajouter aux mesures réparatrices mises en œuvre en Espagne dès la période de la transition, furent relativement en-dessous de ce qui était escompté. Ils restèrent bien entendu très éloignés tant des craintes exprimées par les partis de droite que des aspirations de la gauche « maximaliste », si bien qu’elles furent considérées comme « le dernier maillon de l’esprit qui avait régné à la sortie de la dictature », qui aurait été celui de la « réconciliation », c’est-à-dire l’axe de la majorité de l’opposition antifranquiste14. Si l’objectif de cette loi était la « réconciliation et la concorde », en réalité il n’en fut rien, du fait du climat de crispation qui régna au Parlement durant le gouvernement de Rodriguez Zapatero. Cette loi a néanmoins favorisé le déploiement progressif d’une législation au niveau régional, ce qui permet d’affirmer que « les politiques publiques de la mémoire n’avaient jamais été autant réglementées », comme le remarque Antonio Míguez. Après cette expérience de Rodriguez Zapatero, un nouveau gouvernement de gauche présidé par le socialiste Pedro Sánchez, qui comptait sur des soutiens parlementaires à géométrie variable, a entrepris d’avancer plus fermement, sans plus de consensus que la loi de Mémoire Historique. En plus de lui concéder un rang institutionnel élevé, avec la création d’une Direction Générale en 2018, promue ensuite au rang de Secrétariat d’État, on a entrepris la rédaction d’une nouvelle loi, approuvée en automne 2022, dont les effets légaux se firent sentir dès sa publication au Journal Officiel (BOE, 20.10.2022). Dans cette loi, on distingue certaines nouveautés importantes, auxquelles nous ferons référence plus loin.
D’une façon générale, on peut considérer que les gouvernements démocratiques d’Espagne, dans leurs politiques de la mémoire, ont privilégié la concession de réparations matérielles au détriment des questions symboliques, lesquelles, bien que moins onéreuses, sont particulièrement significatives. Ceci explique qu’on ait tardé à apporter une solution aux deux points cruciaux de la mémoire de la dictature franquiste : le premier étant de concevoir un nouveau destin pour le mausolée de la Valle de los caídos, où Franco était inhumé avec des milliers de combattants de la guerre civile (y compris des morts du camp républicain). Le second, de récupérer le Pazo de Meirás, une résidence où le dictateur exerçait des fonctions politiques, restée en possession de sa famille durant plus de quarante ans après sa mort. C’est sur ces deux questions que se penchent, totalement ou partiellement, trois contributions de ce dossier, alors qu’une quatrième contribution analyse le second pas effectué par le gouvernement dirigé par le socialiste Pedro Sánchez depuis 2018 : la loi de Mémoire Démocratique. Comme cela s’est produit pour la loi précédente, l’un de ses effets attendus s’est déjà manifesté dans « l’afflux de sollicitations de nationalité espagnole » déposées dans les consulats et ambassades d’Espagne par des « milliers de descendants » d’émigrants, tant et si bien qu’on la connaît en Argentine comme « loi des petits-enfants15 ».
La permanence des symboles franquistes (onomastique, statues publiques…) a été partiellement résolue depuis 2007, mais la récupération pour un usage public des lieux du dictateur (Valle de los caídos et Pazo de Meirás) a été retardée de plus d’une dizaine d’années et le problème n’est pas encore tout à fait résolu. Le texte de X.M. Núñez Seixas part de cet exemple pour souligner les différences entre le cas espagnol et des cas analogues au niveau européen, étudiés auparavant par l’auteur16. Ces différences s’expliquent sans aucun doute par la longue durée de la dictature franquiste et un plus faible « consensus antifasciste » en Espagne, contrairement à celui qui s’est forgé dans la résistance aux fascismes européens durant la Seconde Guerre mondiale. Mais ce qui est évident, c’est la variété des solutions qui caractérisent la gestion de ces lieux de mémoire, et le décalage temporel avec lequel ces processus sont menés à bien. Après une analyse en perspective comparée des lieux ou des demeures des dictateurs (y compris les cas de Lénine et de Sun-Yat-Sen), Núñez Seixas distingue les problèmes de gestion de ces monuments qui se trouvent généralement aux mains des pouvoirs locaux. C’est notamment le cas de Predappio et de Santa Comba de Dâo, respectivement les lieux de naissance de Benito Mussolini et d’Oliveira Salazar, sous la direction de gouvernements de gauche dans les deux cas.
Les solutions apportées pour doter ces lieux de nouvelles significations sont très variées. En effet, ils peuvent être transformés en centres de « nécropolitique », des sanctuaires pour leurs adeptes ou en lieux de tourisme et de « disneylandisation » de leurs contenus. Sur ce point, Núñez Seixas constate que la gestion des lieux des dictateurs recouvre une grande diversité de politiques de mémoires post-dictatoriales. Ceci lui permet de conclure en revenant sur le cas de Meirás et sur les deux voies encore ouvertes pour convertir cette résidence du dictateur en un espace avec des contenus différents, soit en un centre de réinterprétation de la lutte contre la dictature dans lequel on peut « sentir le franquisme17 », soit en un espace dédié à la mémoire de la précédente propriétaire du lieu, l’écrivaine Emilia Pardo Bazán.
C’est cette seconde éventualité, complémentaire de la première, qui est l’objet d’étude d’Isabel Burdiel et de Jesús Sánchez dans l’entretien qu’ils ont apporté à ce dossier. Ils rappellent que la nouvelle dénomination de ce domaine, passée de « Torres » à « Pazo », provient d’une tentative de gommer l’héritage de l’écrivaine. Ils expliquent qu’il s’agit ici d’un exemple de « double mémoire » ou de « mémoire superposée » dans laquelle on ne pourrait pas oublier l’importance de l’écrivaine Pardo Bazán, surtout si l’on tient compte du fait qu’il s’agit de l’« un des cas les plus exceptionnels » en Europe d’une maison familiale considérée comme un « site » littéraire par sa propriétaire : selon elle, sa maison était « une prolongation » de son œuvre littéraire. En somme, bien que les usages à venir soient encore en débat, l’avenir de ce patrimoine devrait servir à combiner cette double mémoire portée par Meirás durant plus d’un siècle et à montrer une « histoire croisée » avec la perspective d’une mémoire démocratique.
Le cas du Valle de los caídos est de nature assez différente, puisqu’il s’agit du mausolée du dictateur et de sa sépulture. Ce sujet est traité par Carme Molinero dans un texte qui plaide explicitement pour la « resignification » du lieu. Après quelques considérations générales sur les politiques mémorielles du franquisme, beaucoup plus décidées et abouties que celles qui furent développées par l’Espagne démocratique, elle prend de front la question centrale de la transformation de ce « monument franquiste le plus lourd de signification ». Le premier pas fut, sans conteste, de pouvoir déplacer les cendres du dictateur vers son panthéon familial au cimetière de Mingorrubio (El Pardo, à quelques kilomètres de Madrid), ce qui a finalement été fait à l’automne 2019. À brève échéance, d’autres déplacements pourront suivre, comme celui de José Antonio Primo de Rivera, fondateur de la Phalange, qui y fut enterré en 1959. Leur long séjour au Valle de los caídos est l’exemple le plus clair de la faiblesse des politiques mémorielles de la démocratie. En plus de l’« exhumation » de Franco, le lieu commence à reprendre sa toponymie traditionnelle de « Vallée de Cuelgamuros ». D’autres pas, déjà entrepris grâce à la loi de Mémoire Historique de 2007, furent poursuivis avec la seconde loi concernant ces questions, sans pouvoir affirmer que les propositions des commissions d’experts aient été mises en pratique. L’autrice, qui a fait partie de quelques-unes de ces commissions18, soutient l’idée que ce lieu cesse d’être un mausolée pour se convertir en Centre d’interprétation du processus de construction de ce monument, partiellement construit par des prisonniers républicains, pour qu’il devienne un lieu d’affirmation des valeurs démocratiques de « vérité, justice et réparation », en considérant ainsi les victimes comme l’objectif central.
Comme nous l’avons fait observer précédemment, la loi de Mémoire Démocratique, qu’on commença à concevoir en 2018 et qui ne fut adoptée qu’en septembre 2022, est une pierre de touche essentielle pour comprendre où en est la pulsion mémorielle dans l’Espagne actuelle. Le texte écrit par Antonio Míguez Macho traite de la gestation de cette loi et des idées qui la fondent. Il s’agit d’une loi plus étendue et même plus casuistique que celle de 2007, avec un objectif très clair. En effet, en plus de récupérer la mémoire d’un passé traumatique, elle vise à atteindre une fonction civique et éducative, en « développant la connaissance des étapes démocratiques » de l’histoire de l’Espagne, de la Constitution de Cadiz (1812) à celle de 1978. De plus, elle assigne un rôle actif aux pouvoirs publics avec une « cartographie » et l’excavation des fosses communes, ainsi qu’avec la création d’une banque d’ADN des victimes et l’institution d’un Conseil de la Mémoire Démocratique, dans lequel le large « mouvement mémoriel » qui a fleuri en Espagne durant ces vingt dernières années trouvera sa place. C’est pour ces raisons que cette loi se dénomme « démocratique » et non pas « historique », c’est plus qu’un simple changement formel.
Cette loi est également un corolaire des politiques suivies depuis 2007 par la majeure partie des Communautés Autonomes d’Espagne. Nombre d’entre elles ont approuvé les lois de mémoire qui ont fait émerger des centres ou des politiques spécifiques pour commencer à identifier les fosses communes et les lieux spécialement signalés comme lieu de la répression ayant eu cours pendant la Guerre civile et durant les longues années de l’après-guerre. Comme le constate l’auteur, « jamais les politiques publiques de la mémoire n’avaient été autant réglementées », et il ajoute que cependant, elles ne furent jamais approuvées « avec si peu de consensus politique ». La loi de 2022 place les victimes au centre des politiques mémorielles, tout en introduisant des « tutelles asymétriques » pour les victimes des deux camps qui s’affrontaient dans la guerre civile (« l’éléphant dans la chambre »). Elle laisse, d’une part, les actions répressives antérieures à 1936, du colonialisme à l’esclavage ou aux minorités ethniques, hors de sa portée et laisse d’autre part les bourreaux ou les coupables dans une nébuleuse. L’approbation de cette loi est trop récente pour permettre d’évaluer ses conséquences à moyen terme ni d’affirmer sa durabilité, étant données les positions que maintiennent les groupes d’opposition face au gouvernement actuel.
En résumé, on peut affirmer qu’à près de cinq décennies de la disparition du dictateur Francisco Franco et près de neuf décennies du début de la guerre civile, le retard des gouvernements d’Espagne à aborder les solutions pour gérer la mémoire du passé est évident, surtout sur le plan des symboles et de la création de valeurs spécifiques qui puissent renforcer le système démocratique. Le débat mémoriel est devenu une arme politique, ce qui conduit non seulement à des mémoires qui s’affrontent, mais aussi à une légitimation de l’absence de mémoire – ou de l’oubli – comme stratégie politique et idéologique. Un courant d’opinion défendu par la droite soutient qu’il s’agit d’une question résolue pendant la transition vers la démocratie puisque, comme l’avait soutenu celui qui était alors leader de l’opposition, Mariano Rajoy, à propos de la loi de 2007, « quel besoin avons-nous, nous, dirigeants politiques, de créer des tensions, des problèmes et des divisions » entre les gens, si c’est un problème résolu par la politique de réconciliation et une Constitution approuvée en 1978 « pour tous les Espagnols ». Cependant, un autre courant d’opinion soutenu par la social-démocratie et des secteurs qui se situent à sa gauche défend l’idée que durant la transition, il y eut un « pacte de silence » sur le passé. Un pacte dont les conséquences concrètes furent tout d’abord, que de nombreux agents de la répression et collaborateurs de la dictature ne furent pas épurés, ni les sentences de condamnation de nombreuses victimes annulées, en temps voulu. De plus, les pouvoirs politiques se sont davantage occupés des questions matérielles que de garantir le soutien administratif et judiciaire pour la gestion des fosses communes et l’élimination des symboles franquistes.
Entre l’immobilisme et l’inquiétude, il est difficile de trouver une voie inclusive pour une mémoire partagée ou, du moins, soutenue par une large base sociale et politique. Mais il faut aussi nous rappeler, comme le fait Paloma Aguilar dans un récent article sur le cas de l’histoire locale de la province de Badajoz, que les initiatives des mouvements mémorialistes pendant la période de transition « coûtaient très cher et pour cette raison, restaient improbables », du fait de leur coût social et politique élevé et des risques judiciaires qu’ils pouvaient entraîner19. Il fut nécessaire d’attendre une démocratisation plus profonde de la politique, ce qui advint à partir de 2004. Dans ce cadre, comme les textes réunis dans ce dossier le mettent en lumière, des avancées concrètes furent possibles, y compris des décisions qui seront difficilement réversibles à l’avenir. Si on considère la force symbolique que représentait pour le franquisme le mausolée du Valle de los caídos ou le Pazo de Meirás, on observe que leur titularité publique a été acquise, même si les usages auxquels ils seront destinés ne sont pas encore clairs. Aussi bien le « pacte de silence » de la transition démocratique que la fragilité de la culture civique attribuée à la démocratie espagnole sont des questions qui devraient être revues à la lumière de ces mesures mémorielles. Cependant, il ne suffit pas de rendre compte du chemin parcouru, il faut également prévoir quelques difficultés à venir. Parmi elles, il ne faut pas oublier d’une part le très faible consensus politique et partisan avec lequel ces actions ont été menées et approuvées, d’autre part l’orientation révisionniste du passé qui a conduit la politique mémorielle.
Cette constatation nous mène à deux conclusions complémentaires. La première, à nous demander si on peut s’attendre à une continuité concernant des lois qui ont fait l’objet d’un combat partisan au Parlement et dans les médias. Leur durabilité ne sera possible qu’avec un changement de position des acteurs politiques, dans le sens d’un consensus analogue à celui qui s’est produit dans l’immédiate seconde après-guerre européenne : un changement avec lequel la droite condamnerait symboliquement le régime franquiste et la gauche réviserait le maximalisme doctrinaire qui l’a menée à idéaliser la IIème République. Convertir la mémoire historique en un récit alternatif à celui qui fut créé durant la transition, peut agir comme une « sorte de placebo des politiques de gauche20 ». Dans le cadre de cette polarisation de la mémoire et de la politique, il est probable que des solutions radicales soient tout aussi difficiles à consolider que les mesures qu’on avait timidement introduites au cours de la transition démocratique.
Mais ce qui pourrait être mis en place, c’est une politique plus proactive qui viserait des objectifs différents de ceux de la mémoire comme simple invocation du passé. Peut-on « légiférer sur la mémoire » ? D’autre part, est-il acceptable qu’après tant d’années de recherche sur ce dont « on sait quasiment tout », il n’y ait pas « une politique publique de la mémoire » ?21 Voilà des questions auxquelles il est difficile de répondre, mais qui nous obligent à repenser tout autant la politique mémorialiste que la différence de statut théorique entre Mémoire et Histoire, afin d’éviter la confusion qui se produit si fréquemment. En fait, il s’agirait de revenir aux armes de l’Histoire pour expliquer et contextualiser la façon dont ce passé est advenu, au lieu de se contenter de réponses manichéennes et moralisantes sur celui-ci. Il est aussi probable qu’une couche de réalisme soit nécessaire face à la permanence de mémoires qui s’affrontent, en reconnaissant, comme le suggère Keith Lowe, qu’il est préférable d’être conscient que nous sommes « prisonniers de l’histoire » plutôt que de renoncer à construire une altérité entre le passé et le présent. Si les échos du passé (statues, lieux…) nous interpellent, c’est qu’ils « sont l’expression d’une histoire qui est encore vivante et qui gouverne encore nos vies22. » C’est une autre façon d’exprimer ce que Koselleck affirmait, il y a quelques dizaines d’années, à propos des monuments aux morts : leur construction reflétait surtout le besoin de fonder une identité « au profit des survivants23 ».
Notes
1
Un parcours à travers les mémoires adverses ou alternatives en Europe centrale et de l’Est, in Xosé M. Núñez Seixas, Volver a Stalingrado. El frente del este en la memoria europea, 1945-2021, Barcelone, Galaxia Gutenberg, 2022.
2
N.d.t : Le Valle de los caídos [Vallée de ceux qui sont tombés] était la résidence d’été de Francisco Franco, où se tenaient parfois des réunions avec ses ministres.
3
Filipa Raimundo, Ditadura e democracia. Legados da memória, Lisboa, Fundaçâo Francisco Manuel dos Santos, 2018.
4
José Alvarez Junco, Qué hacer con un pasado sucio, Barcelone, Galaxia Gutenberg, 2022, p. 197.
5
Ferrán Gallego, El mito de la Transición. La crisis del franquismo y los orígenes de la democracia (1973-1977), Barcelone, RBA, 2008.
6
Cf. Pedro Ruiz Torres, « La historia en el debate político sobre la enseñanza de las humanidades », Ayer, vol. 30, 1998, p. 80.
7
Juan José Carreras, « ¿Porqué hablamos de memoria cuando queremos decir historia? », in Juan José Carreras, Lecciones sobre Historia, Zaragoza, Instituto Fernando el Católico, 2014 [2005], p. 321-334.
8
Paul Preston, « Un Memorial Democrático en Cataluña », El País, 24 février 2005.
9
Julio Aróstegui, « Memorias de batallas y batallas de memorias. Reabrir el pasado », in Juan Andrés Blanco (dir.), A los 70 años de la Guerra civil española, Zamora, UNED, 2010, p. 211-228.
10
Coro Rubio, « Rostros de la memoria y memorialismo en el mundo actual », Historia y Política, vol. 35, 2016 ; et, dans un sens différent, Keith Lowe, Prisoners of History. What Monuments to the Second World War Tells Us About Our History and Ourselves, Londres, Harper Collins, 2020.
11
Santos Juliá, Elogio de la Historia en tiempos de Memoria, Madrid, Marcial Pons, 2011.
12
Guillem Martinez, « La historia de España está llena de bromas pesadas », in Sebastiaan Faber, Franco desenterrado. La segunda transición española, Barcelone, Pasado & Presente, 2022 [2021], p. 70.
13
Abondent dans leur sens, dans une perspective réaliste, Paloma Aguilar et Guillermo León, dans leur article « Los orígenes de la Memoria Histórica en España : los costes del emprendimiento memorialista en la transición », Historia y Política, vol. 47, 2020, p. 317-353.
14
Julio Aróstegui, « Memorias de batallas y batallas de memorias. Reabrir el pasado », in Juan Andrés Blanco (dir.), A los 70 años de la Guerra civil española, Zamora, UNED, 2010, p. 226.
15
España Exterior, 13 octobre 2022.
16
Xosé M. Núñez Seixas, Guaridas del lobo. Memorias de la Europa autoritaria, 1945-2020, Barcelona, Crítica, 2021 et Volver a Stalingrado. El frente del este en la memoria europea, 1945-2021, Barcelone, Galaxia Gutenberg, 2022.
17
Emilio Grandío, « Sentir el franquismo. El Pazo de Meirás », in Julio Ponce et M.A. Ruiz Carnicer (dir.), El pasado siempre vuelve. Historia y políticas de memoria pública, Zaragoza, Prensas de la Universidad de Zaragoza, 2021, p. 181-210.
18
Informe de la Comisión de Expertos para el futuro del Valle de los Caídos, entregado al Ministro de la Presidencia, 29 de noviembre de 2011 [Rapport de la Commission d’Experts pour l’avenir de la Valle de los caídos, remis au Ministre de la Présidence, le 29 novembre 2011].
19
Paloma Aguilar et Guillermo León, « Los orígenes de la Memoria Histórica en España : los costes del emprendimiento memorialista en la transición », Historia y Política, vol. 47, 2020, p. 317-353.
20
Ignacio Echeverría et Emilio Silva, entre autres, in Sebastiaan Faber, Franco desenterrado. La segunda transición española, Barcelone, Pasado & Presente, 2022 [2021].
21
Questions que pose l’historien Ricard Vinyes, in Sebastiaan Faber, Franco desenterrado. La segunda transición española, Barcelone, Pasado & Presente, 2022 [2021], p. 176.
22
Keith Lowe, Prisoners of History. What Monuments to the Second World War Tells Us About Our History and Ourselves, Londres, Harper Collins, 2020, p. XVIII.
23
Reinhardt Koselleck, « Les monuments aux morts, lieux de fondation de l’identité des survivants », in L’Expérience de l’Histoire, Paris, École de Hautes Études/Editions Gallimard/Éditions du Seuil, 1997 [1979], p. 135-160.