Une opportunité politique pour les opposants nationalistes russes ?

« Pendant le coronavirus, on passe au salut romain ! »

source : Vkontakte

En avril 2019, lors d’un entretien à Moscou, Mikhail Ochkine, dirigeant du Mouvement national-conservateur, comparait le nationalisme à une réaction de défense face aux « virus » qui menacent le pays : « Le nationalisme, c’est l’immunité de la nation. […] Les formes extrêmes du nationalisme (radicalisme, xénophobie, chauvinisme) sont comme la fièvre pour l’organisme. La fièvre tue les virus dans l’organisme. […] Je vois surtout un virus qui est la tolérance. La Russie est malade de cette tolérance. ».

Un an plus tard, les caractéristiques de l’épidémie de coronavirus répondent aux discours anti-asiatiques et anti-mondialisation des nationalistes russes. On pourrait donc supposer qu’ils sont bien armés idéologiquement pour faire avancer leurs idées à la faveur de cette épidémie qui constitue pour eux une opportunité politique inespérée. L’analyse de leurs prises de position, que nous proposons dans ce texte, met cependant en lumière la diversité des groupes se revendiquant du nationalisme à Moscou et la variété de leurs arguments face à la crise. Cette pluralité pose la question de leurs devenirs à l’issue de l’épidémie.

Dans l’ensemble, les nationalistes russes d’opposition1 ont mis un certain temps à réagir à l’épidémie de coronavirus. Pour la plupart d’entre eux, le COVID-19 n’est devenu un sujet de discussion qu’à partir de la mise en place du confinement en Russie, fin mars. Auparavant, certains ont même minimisé les risques sanitaires. Ainsi, Andreï Savelev, leader du parti Grande Russie, dénonce « l’hystérie » autour du coronavirus dans une vidéo du 24 mars et conseille simplement de se laver les mains. Selon lui, toute autre mesure est inutile : les masques ne serviraient à rien et, vu la fréquentation du métro à Moscou, tout le monde serait déjà infecté. De son côté, le parti Praviy Blok (Bloc droit), estime que le coronavirus est un « mensonge mondial » (le virus ne serait pas nouveau et moins mortel que la grippe), et se moque de la panique occasionnée en filmant des rayons de magasin vides. Dans une vidéo intitulée « Les Moscovites contre la panique du coronavirus », ses leaders interrogent des passants qui déclarent ne pas être inquiets. Enfin, le Mouvement impérial russe (monarchiste et orthodoxe radical) dénonce aussi « l’hystérie mondiale » autour du virus. Très hostile à la fermeture des églises, il estime que celles « des villes et des gouvernements sous le prétexte du coronavirus sont bien plus nuisibles que le coronavirus ».

Seule exception à cette minimisation de l’épidémie, le Comité Nation et Liberté appelle pour sa part à la fermeture des frontières avec la Chine dès le 29 janvier et crée un groupe dénommé « Les Russes contre la menace chinoise » sur le réseau social VK. Cette réactivité tient à ce que le Comité Nation et Liberté dénonce depuis longtemps la « menace » chinoise. De fait, il s’oppose tant à « l’expansion chinoise » en Sibérie qu’à la « dictature » chinoise, notamment sur internet, dont pourrait s’inspirer le gouvernement russe2. Un des mots d’ordre de la Marche russe (principale manifestation annuelle des nationalistes russes que coorganise le Comité) de novembre 2019 était : « Contre le transfert des terres russes, des forêts et des ressources naturelles à la Chine ! ». Cette préoccupation à l’égard de « l’expansion » et de l’immigration chinoises est largement partagée au sein du milieu nationaliste russe. Certains ne manquent d’ailleurs pas de tenir le puissant voisin pour responsable de la situation sanitaire actuelle. Selon Andreï Savelev (leader du parti Grande Russie), la pandémie est « une initiative stratégique et un coup calculé de la part de la Chine » à des fins de « contrôle intérieur et d’influence extérieure ».

Une fois la phase de minimisation passée, les opposants nationalistes cherchent le coupable. À qui profite le coronavirus ? Ce sont surtout leurs ennemis habituels qui sont pointés du doigt. Certains vont au-delà de la dénonciation de la Chine et proposent d’y voir une conspiration mondiale. Selon le Mouvement impérial russe, la crise a été élaborée par la Chine et l’Occident afin de prévenir une « surchauffe » de l’économie :

« Le fait est que les économies chinoise et occidentale sont en surchauffe. Elles produisent tellement de biens que cent fêtes de Nouvel An ne suffiraient pas à les vendre. […] Que faire dans ce contexte d’économies surchargées ? Si le processus n’est pas arrêté, la bulle va exploser. […] Une solution a été trouvée, c’est la diminution progressive de la bulle. […] Alors des cerveaux intelligents ont eu l’idée d’utiliser un petit malentendu provenant de la ville peu connue de Wuhan comme excuse. […] Et dans quel but ? L’économie est au-dessus de tout, ou plus simplement, l’argent gouverne le monde.3 »

Mikhail Ochkine, leader du Mouvement national-conservateur, qualifie quant à lui le virus « d’arme géopolitique ». Il déclare :

« Ce n’est pas important de savoir si c’est un virus artificiel. […] La question principale, c’est qui peut utiliser cette situation ? […] C’est-à-dire, à qui est-ce profitable ? On peut voir qu’avant ça, ce sont certains clans internationaux qui prenaient part à la création de virus […] comme Rockfeller et d’autres. C’est le fait d’un certain capital international. »

De manière plus indirecte, les migrants peuvent à leur tour se trouver accusés. Le Mouvement impérial russe s’inquiète ainsi d’une montée de la criminalité causée par les immigrés :

« À Moscou, tous les secteurs où travaillaient des centaines de milliers de travailleurs immigrés se sont arrêtés. Ils sont maintenant sans moyen de subsistance. Ils peuvent patienter deux ou trois semaines sans argent mais après ils se mettront à VOLER. »

D’autres nationalistes s’inquiètent du risque infectieux que représentent les immigrés. Par exemple, l’organisation nationaliste de défense des droits ROD, créée à l’origine pour lutter contre la criminalité « ethnique », partage des articles concernant la situation des migrants dans ce contexte épidémique comme celui intitulé : « Malgré la quarantaine, les migrants continuent de se masser devant le centre pour l’immigration à Saint-Pétersbourg ».

Enfin, les opposants nationalistes prennent les autorités russes pour cible. Selon eux, le gouvernement profite de la crise pour renforcer son emprise. Ainsi notamment de la quarantaine avec suivi électronique mise en place à Moscou : le Comité Nation et Liberté appelle au boycott du code QR utilisé.

« Vous êtes des millions, si 5 % d’entre vous seulement n’utilisent pas le code QR, le régime de Poutine n’aura pas assez de prisons, de fourgons, de policiers, de juges pour vous arrêter et vous imposer ses règles. »

De son côté, le Mouvement impérial russe dénonce un « totalitarisme numérique » sur le modèle chinois :

« Voilà ce que veulent les représentants du “pouvoir” et de “l’opposition” quand ils soutiennent la fermeture de Moscou, le contrôle total et légal sur les déplacements des citoyens, et autres “mesures fortes” contre l’infection et autres abus. »

Ces inquiétudes autour des libertés numériques sont partagées par une grande partie des opposants et des défenseurs des droits (voir le texte d’Andrey Plotniskiy à paraître dans l’atelier). En revanche, le Mouvement national conservateur, fidèle à sa position « d’opposant constructif », soutient les mesures du gouvernement. Valentina Bobrova, sa dirigeante, reconnaît l’existence du COVID-19 et appelle les internautes à respecter la quarantaine et à prier chez soi. « Toutes les mesures prises par le gouvernement sont absolument correctes », affirme-t-elle. Cependant, elle critique l’attitude des milieux d’affaires qui ne donnent pas d’argent pour combattre l’épidémie et alerte sur les possibilités de corruption autour des aides publiques aux entreprises pendant la crise.

En somme, la crise du coronavirus se prête aisément à de multiples cadrages ajustés aux préoccupations des divers groupes nationalistes. L’origine chinoise du virus justifie des discours de xénophobie et de repli. Sa dimension mondiale conforte les discours anti-globalisation et peut laisser planer l’ombre d’une « conspiration internationale ». Des mesures prises par les gouvernements, telles la fermeture des frontières ou le rôle accru de l’État, font écho aux positions défendues par les nationalistes, quelle que soit leur nationalité. D’autres mesures vont néanmoins à l’encontre de leur discours : de nombreux gouvernements, y compris en Russie, ont légalisé, pour le temps de la crise, la situation des étrangers sur leur territoire, et l’épidémie appelle à une plus grande coopération internationale, notamment pour faire face à la crise économique. Ainsi, alors que certains nationalistes russes se demandent « à qui profite le coronavirus ? », on peut se demander en retour si le coronavirus profite, ou profitera, aux nationalistes.

La crise peut assurément offrir des opportunités politiques aux nationalistes. Certains y voient la possibilité d’un véritable changement de « système ». La question de savoir si elle peut leur permettre l’accès au pouvoir revient constamment. Les plus sceptiques face au coronavirus rejettent cette possibilité. Dans une vidéo, une militante du Mouvement impérial russe demande au leader, Stanislav Borobiov si « le coronavirus nous permettra d’accéder au pouvoir ». Il ne semble pas prendre la question au sérieux et répond par une pirouette rhétorique : « il faut demander au coronavirus ». Dans une autre vidéo, à un internaute l’interrogeant sur l’éventuelle explosion de la « société de consommation » et l’ouverture d’une autre époque, Andrey Savelev (parti Grande Russie) rétorque :

« Nous avons besoin d’une nouvelle époque, de la renaissance russe. Mais qui s’est préparé à changer d’époque ? […] Moi je suis prêt, mais vous, êtes-vous prêts ? Si vous ne nous avez pas déjà rejoints c’est que vous n’êtes pas prêts. »

À un autre moment, il déclare : « Rien ne changera, on ne remplacera pas Poutine ». Ceux qui se montrent sceptiques à l’égard du coronavirus n’ont donc pas de stratégie pour tirer profit de la crise.

​Valentina Bobrova et Mikhail Ochkine

Valentina Bobrova et Mikhail Ochkine (en cravate jaune) du Mouvement national conservateur

(source : Vkontakte)

À l’inverse, les nationalistes qui ont pris l’épidémie au sérieux ont une vision du monde de l’après-coronavirus. Le Comité Nation et Liberté, dans une publication intitulée « Comment le coronavirus a montré que les nationalistes idéalistes avaient raison et pourquoi il faut nous écouter », énumère ses prises de position afin de proposer ses solutions à la crise actuelle : fermeture des frontières, désignation de la Chine communiste comme menace, mise en place d’un État social fort, défense des libertés numériques. Du côté du Mouvement national-conservateur, Valentina Bobrova estime que le « capitalisme sauvage » est responsable de la situation actuelle et que « seul le socialisme russe peut nous sauver ». Dans la même vidéo, Mikhail Ochkine entrevoit dans cette crise « le moment du nationalisme » :

« Après le coronavirus, il y aura un nouvel ordre mondial. […] On voit que les pays avec un système autoritaire... Le monde autoritaire a triomphé de cette situation. Aux États-Unis, on voit que la situation est mauvaise. En Italie aussi, où il y a la démocratie. […] Le coronavirus montre que le modèle qui était le multiculturalisme… En Europe où ils disaient “on doit accueillir, ouvrez les frontières”, et voilà, on voit le résultat ! ».

Ces positions contradictoires reflètent la diversité des mouvements nationalistes particulièrement perceptibles en Russie où des monarchistes comme des démocrates peuvent se dire nationalistes. Ce décalage se remarque aussi au niveau mondial : Donald Trump semble dépassé par la situation après l’avoir minimisée, tandis que Viktor Orban a su en profiter pour obtenir les pleins pouvoirs. Le « moment nationaliste » permis par le coronavirus semble donc incertain. La crise met toutefois à disposition des éléments de discours (fermeture des frontières, besoin de protection d’un État fort...) qui pourront être utilisés à l’avenir.

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1

L’opposition nationaliste russe rassemble des mouvements divers qui s’opposent parfois entre eux (comme les nationalistes démocrates contre les monarchistes). Ces mouvements émettent des critiques similaires à l’encontre de Vladimir Poutine : « laxisme » de la politique migratoire, mise en minorité des Russes ethniques, revendications d’une politique économique plus sociale...

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2

Le 15 avril 2019, Vladimir Basmanov, leader du Comité Nation et Liberté, lance un appel à « l’union entre les ennemis de la Chine » afin de défendre l'Internet libre : « si Poutine s’allie avec la Chine pour lutter contre l’Internet libre, alors nous devons nous allier avec les ennemis de la Chine pour défendre la Russie libre » [en ligne].