Philosophie politique normative, histoire de la philosophie et comment combiner les deux
Professeur de politique et de philosophie

(Université de Warwick - Interdisciplinary Ethics Research Group)

Tom Sorell est professeur de politique et de philosophie et directeur du groupe de recherche interdisciplinaire en éthique à l’Université de Warwick (Interdisciplinary Ethics Research Group). Il a été professeur invité Tang Chun-I à l’Université chinoise de Hong Kong en 2013. Auparavant, il fut professeur d’éthique et directeur du Centre d’étude en éthique mondiale de l’Université de Birmingham. Il avait été auparavant co-directeur du Centre des droits de l’homme de l’Université d’Essex. En 1996-1997, il fut fellow en éthique à Harvard. Il a publié de nombreux ouvrages de philosophie morale et politique, dont quatre livres et des dizaines d’articles de journaux. Ses travaux les plus récents portent sur (i) les questions morales et politiques soulevées par les situations d’urgence, notamment en matière de terrorisme ; (ii) la microfinance et les droits de l’homme ; (iii) la justice préventive ; l’éthique et l’intelligence artificielle ; (iv) le digilantisme1; et (v) la collecte de masse des données personnelles.

Il a été invité à l’EHESS pour présenter un article intitulé « Deepfakes and Political Misinformation » dans le cadre du Séminaire de philosophie politique normative du Cespra.

Cet entretien a été réalisé par Luc Foisneau dans le Faculty club du Campus Condorcet, à Aubervilliers, le 12 avril 2022.

Réalisation : Serge Blerald

Luc Foisneau – Qu’est-ce qui vous a poussé à devenir un philosophe normatif ?

 

Tom Sorell – C’est un peu par accident. Après un doctorat à Oxford, j’ai été engagé à l’Open University, au Royaume-Uni, et j’ai eu ainsi l’occasion, au milieu des années 1980, de concevoir un cours en éthique appliquée. Je n’avais pas étudié la philosophie morale et politique de manière systématique, mais j’avais enseigné la philosophie morale à des étudiants de premier cycle pendant mes études à Oxford, et j’avais commencé à échanger sur des thèmes d’éthique appliquée, notamment avec mon ami John Harris, un éminent philosophe utilitariste anglais de la médecine. J’avais également commencé à étudier l’éthique appliquée en lisant Onora O’Neill, que j’avais rencontrée au début de ma carrière. Thomas Nagel est un autre auteur qui m’a influencé lorsque je me suis tourné vers l’éthique appliquée. Son recueil d’essais, Questions mortelles2, m’avait fait une grande impression quand il est paru en 1991. À l’époque, j’étais un grand admirateur de Bernard Williams pour sa critique de l’utilitarisme dans le débat qui l’avait opposé à J.J.C. Smart3. Plus tard, lorsque j’ai publié Moral Theory and Anomaly (Blackwell, 2000), j’en suis venu à adopter une position très critique à l’égard de Williams, refusant son scepticisme en théorie morale. Je pense que la théorie morale est précieuse, dans la plupart de ses grandes versions, bien qu’il y ait des conflits qui opposent ces dernières. Avec Dereck Parfit, je crois que ces grandes théories peuvent être réconciliées.

Pour un cours à l’Open University, j’ai dû écrire sur la peine de mort comme exemple de ce que peut être une application de la théorie morale. C’est l’origine de mon livre, Moral Theory and Capital Punishment (Blackwell, 1987). J’ai toujours pensé que le rétributivisme4 était une théorie plus défendable qu’on ne le croit généralement, et j’ai écrit, dans cet esprit, quelques articles sur Kant et le châtiment, ainsi que sur la possibilité d’associer les intuitions de Kant et de Mill dans le cadre d’une théorie de la peine capitale. Je n’approuve pas la peine de mort dans la pratique en raison d’un risque très élevé d’erreurs judiciaires irréparables, mais, dans les cas où les faits ne sont pas contestés, je pense que la mort – bien sûr, pas la mort douloureuse – peut être la punition qui convient à un meurtre particulièrement horrible, par exemple, dans le cas des meurtres qui eurent lieu dans la région des Moors au Royaume-Uni, dans les années 1960, où des enfants avaient été torturés et tués par sadisme, certains des crimes ayant été enregistrés par leurs auteurs.

Avant le livre sur la peine capitale, j’avais écrit un livre sur Hobbes (Hobbes, Routledge, 1986), qui comportait une partie sur sa philosophie morale et politique, mais je n’avais pas considéré cet ouvrage comme une contribution à la philosophie normative. Depuis, j’ai beaucoup publié en éthique appliquée, de l’éthique des affaires à l’éthique médicale, en passant par l’éthique de la santé publique, la surveillance et l’éthique de la technologie, avec des travaux sur la délinquance sur Internet.

Histoire de la philosophie : Pourquoi Descartes et Hobbes nous importent-ils (encore) ?

Luc Foisneau – Vous avez beaucoup écrit sur Descartes et Hobbes. Nous nous sommes d'ailleurs rencontrés à plusieurs reprises et avons eu de nombreuses discussions sur ces philosophes5. Comment voyez-vous la relation entre ces deux auteurs ?

 

Tom Sorell – J’ai une grande admiration pour la métaphysique de Descartes et peu d’admiration pour celle de Hobbes. En revanche, j’ai une grande admiration pour la philosophie politique de Hobbes, à laquelle rien, ou très peu de chose, correspond dans le système de Descartes. Le fait que Descartes et Hobbes aient été contemporains, que Hobbes ait fait partie du cercle de Mersenne et vécu en exil à Paris pendant une dizaine d’années (1640-1651), rend l’histoire de leur relation beaucoup plus complexe. Ils se retrouvent dans leur hostilité commune à l’égard de la scolastique et de la physique d’Aristote. Il existe aussi certaines correspondances entre leurs théories optiques, peut-être dues à la lecture par Hobbes de la première édition du Discours de la Méthode et des essais que ce texte introduit.

Permettez-moi de souligner ce que j’admire chez les deux philosophes, en commençant par Descartes. Tout d’abord, les Méditations sont une merveille stylistique. Pendant des siècles, ce livre a fait passer des idées difficiles auprès de lecteurs sans formation philosophique. Il est court ; il plonge le lecteur dans d’étranges expériences de pensée ; il crée une illusion d’orthodoxie religieuse, en imitant des livres destinés à accompagner les méditations religieuses, et, entre les lignes, il démolit l’ontologie des qualités, des espèces, des genres et des formes. Sa théorie des esprits, des corps, de l’union de l’âme et du corps, des formes, des nombres et des vitesses forme un tout très cohérent.  Il va de soi que son contenu n’est pas accessible en totalité aux débutants. Mais les Méditations sont l’un des rares livres dont on peut se nourrir pendant toute une vie de philosophe, et dont la profondeur se dévoile au fur et à mesure que l’on découvre son sous-texte, qui concerne la relation entre la métaphysique et la physique.

Descartes est un philosophe normatif, mais en un sens inhabituel. Dans les Méditations et dans d’autres écrits, il formule des normes de recherche, par exemple, le fait qu’il faille diviser des problèmes complexes en parties, et des normes en matière d’hygiène intellectuelle que l’on applique une fois dans sa vie, comme de vider son esprit de l’influence des sens, ainsi que le recommande la Première méditation. Descartes propose également des règles éthiques, lorsqu’il indique comment contrôler ses émotions, adopter une certaine attitude à l’égard des conséquences de nos choix, une fois l’action entreprise, et, aussi, lorsqu’il nous dit quelles attitudes adopter à l’égard de la communauté politique à laquelle nous appartenons. Mais ces points de vue ne dépassent pas, la plupart du temps, le stade de l’esquisse.

Tant dans le monde anglophone qu’en France et en Allemagne, Descartes est une sorte d’anti-héros philosophique – la source de grandes idées, certes, mais de grandes idées erronées. Dans Descartes ReInvented (Cambridge, 2005), j’ai entrepris de montrer que Descartes était une source d’idées qui ont profondément marqué sa postérité philosophique, y compris quand cette postérité se souciait de le critiquer. Parmi ces idées, il y a le réalisme – la thèse selon laquelle la vérité transcende l’évidence ; le respect du scepticisme ; le rationalisme, y compris l’opinion selon laquelle nous faisons nôtres nos croyances en leur cherchant des raisons ; l’idée qu’il existe d’autres vérités que celles de la science naturelle ; enfin, l’idée que l’esprit est indissociable de la première personne. Beaucoup de ces idées méritent non seulement qu’on les défende, mais sont encore largement acceptées, du moins dans la philosophie anglo-américaine. Elles constituent selon moi un précieux antidote à la version dogmatique du naturalisme dominante dans la philosophie anglo-américaine. J’ai proposé une critique de ce type de naturalisme dans mon livre Scientism : Philosophy and the Infatuation with Science (Routledge, 1991).

Comme je suppose que nous parlerons davantage de Hobbes que de Descartes, j’attire votre attention sur un point admirable dans la philosophie politique de Hobbes, qui est ce qu’il réussit à faire, en matière de théorie politique, de deux idées normatives dont il donne par ailleurs dans ses écrits des définitions techniques : la paix et la sécurité publique. Le premier postulat de la philosophie morale de Hobbes est que les gens cherchent à survivre, et, dans le cas où ils vivent ensemble, ils recherchent la paix avec leur voisinage. Cela signifie qu’ils doivent transférer leur droit à se gouverner à quelqu’un qui accepte de se consacrer à la survie et à la prospérité de tous : le souverain. Le premier devoir des souverains est d’assurer la sécurité du peuple. La première loi de nature et le premier devoir des souverains sont les clés de la philosophie politique de Hobbes.

Luc Foisneau – Comment Hobbes conçoit-il le lien entre la philosophie normative, si l’on accepte d’utiliser ce terme en ce qui le concerne, et la philosophie civile ?

 

Tom Sorell – Hobbes décrit la philosophie morale de différentes manières, peut-être contradictoires. Parfois, il l’associe à la connaissance des effets des passions, elles-mêmes comprises comme des « mouvements de la physiologie humaine ». À d’autres moments, la philosophie morale est un ensemble de préceptes, les « lois de nature », déduits les uns des autres de manière ordonnée. Lorsqu’il met en relation la philosophie morale et les mouvements de l’esprit, ce qu’il entend par philosophie morale, c’est la manière dont la guerre s’enracine dans les passions et les « mœurs » (manners) des êtres humains. Lorsqu’il identifie la philosophie morale aux lois de nature, il entend par ce type de philosophie les préceptes pour sortir de l’état de nature, c’est-à-dire les règles permettant à chacun d’éviter la guerre générale qui s’annonce lorsque chacun décide pour lui-même ce qui sera le mieux pour lui. Les lois de nature sont au cœur de la philosophie normative de Hobbes.

Ces deux approches de la philosophie morale – par les passions ou par les lois de nature – ont une incidence sur sa politique et sa philosophie civile. Les passions, par exemple les désirs des choses qui ne sauraient être partagées, conduisent à des conflits pour la nourriture, le logement et bien d’autres choses. Ces passions sont très courantes. D’autres passions peuvent pousser une minorité vaniteuse et agressive à déclencher une guerre générale. Les lois de nature nous disent pourquoi et comment nous devrions quitter l’état de violence. Il existe deux lois fondamentales de la nature : rechercher la paix dans la mesure où les autres sont disposés à le faire et rechercher la paix en renonçant à des droits. En particulier, à l’occasion du célèbre contrat social qui établit un État, chaque personne transfère son droit de nature à une tierce personne qui accepte de gouverner toutes les autres en matière de paix.

Le droit de nature est le droit de chacun d’être le juge de ce qui est nécessaire à sa survie et à son bien-être. Pour former un État, la majorité d’une population doit transférer ce droit à un tiers qui devient alors souverain et décide pour tous au moyen des lois qu’il édicte ce qui est susceptible de les garder en vie et de leur permettre d’être raisonnablement prospères. Le transfert du droit de nature supprime les conditions de la guerre en réduisant radicalement, entre autres, le nombre de volontés chargées de la survie du plus grand nombre. La politique de Hobbes parle des droits illimités du souverain une fois que le reste de l’État s’est soumis ; mais il faut aussi parler des devoirs des souverains, notamment du devoir de préserver les citoyens des conquêtes, de ne pas les entraver par des lois inutiles, d’être traités équitablement par les tribunaux et de subir des châtiments équilibrés. Les lois de nature s’accordent très bien avec ces devoirs. Pour bien comprendre la politique de Hobbes, il est plus utile de recourir à la philosophie morale conçue comme le système des lois de nature qu’à la philosophie morale du point de vue des « mouvements de l’esprit ».

Adapter les positions historiques aux problèmes modernes : Quelle variété de libéralisme est le hobbesianisme ?

Luc Foisneau – Quand vous faites de l’histoire de la philosophie, vous aimez rapporter vos analyses à des problèmes contemporains. Dans le cas de Hobbes, vous faites la différence entre deux interprétations, l’une que vous appelez un « hobbesianisme non reconstruit », l’autre un « hobbesianisme sobre ». Pourriez-vous nous dire quelle est la différence entre ces deux versions de Hobbes, et comment la seconde peut être d’une quelconque utilité pour traiter des problèmes normatifs contemporains ?

 

Tom Sorell – Dans Descartes Reinvented (Cambridge, 2005) et Emergencies and Politics (Cambridge, 2013), je procède à une lecture actualisante des théories que j’emprunte à l’histoire de la philosophie en les appliquant à des problèmes contemporains. Aucun de ces deux livres n’est à proprement parler un ouvrage d’histoire de la philosophie. Chacun est une adaptation de théories fournies par l’histoire de la philosophie. Le « cartésianisme innocent » n’est pas une théorie de Descartes mais la manière dont j’utilise Descartes pour faire apparaître les tendances cartésiennes de l’épistémologie et de la philosophie de l’esprit contemporaines. De manière plus ou moins analogue, le « hobbesianisme sobre » n’est pas de Hobbes, mais mon adaptation de Hobbes à une théorie de l’urgence.

Le « hobbesianisme sobre » est une révision qui élimine ce que je considère comme certaines exagérations de Hobbes – c’est pourquoi je l’appelle « sobre ». Par exemple, il est exagéré de dire que les tendances guerrières – les tendances à mettre la vie en danger – sous-tendent la vie politique ordinaire, et toute vie sociale en général. Il est également exagéré de dire que la souveraineté, lorsqu’elle est exercée par une assemblée, serait plus près de basculer dans la guerre que la souveraineté monarchique. Le « hobbesianisme sobre » exclut ces exagérations. Il répond aussi en partie à un manque dans l’idée hobbesienne de la souveraineté. Tout d’abord, Hobbes ne précise pas les conditions que quelqu’un doit remplir pour se voir transférer le droit de nature de la multitude. D’autre part, il faut que la personne souveraine soit capable de s’identifier fortement au peuple qu’elle représente – c’est là une norme de l’exercice de la souveraineté. Comme peut-on obtenir le détachement requis pour oublier ses intérêts propres et s’identifier aux intérêts d’un peuple ? Hobbes ne le dit pas. Mais sa théorie des devoirs des souverains s’adresse bien à tous les souverains réels, et, puisque les capacités de ces derniers varient, leur capacité de détachement ne saurait être si rare d’après la théorie. Cela soulève la question de savoir si les humains en général peuvent avoir cette capacité, même si elle est difficile à mettre en œuvre. Si la réponse est « non », alors tout le monde n’est pas susceptible d’être bénéficiaire du transfert du droit de nature [qui fait le souverain], et une grande question se pose aux gens qui quittent l’état de nature, à savoir, « à qui dois-je transférer mon droit de nature ? », la difficulté de lui répondre rendant la transition de la guerre à la paix très contingente et un peu mystérieuse. Par ailleurs, le chapitre 30 du Léviathan pourvoit à tout ce dont aurait besoin non seulement un souverain réel, mais encore toute personne à qui l’on demanderait de faire des lois comme les ferait un être humain capable de détachement. Si le détachement à l’égard de ses propres intérêts et l’identification à l’intérêt d’un peuple sont en général à la portée des êtres humains, ou à la portée de cet échantillon d’êtres humains que forment les souverains réels, alors beaucoup de gens sont capables de détachement. Si tel est le cas, on devrait pouvoir concevoir une démocratie composée de législateurs détachés, et pas seulement un souverain unique avec le bon type de détachement pour faire les lois.

Les trois exigences les plus importantes en matière de rationalité pratique du point de vue du « hobbesianisme sobre » sont (1) la capacité de se détacher de ses appétits et de se demander s’il existe des raisons de les satisfaire indépendamment de la force de l’appétit ou de l’aversion elle-même ; (2) la capacité de voir ses propres appétits et aversions comme n’étant que des appétits et des aversions parmi d’autres, parmi ceux des personnes avec lesquelles on vit ou près desquelles on vit ; et (3) la capacité de considérer que la satisfaction immédiate de ses appétits n’est pas nécessairement préférable à leur satisfaction plus tardive. Ces capacités permettent de critiquer, voire de réduire l’attirance des appétits associés, et donc de prendre des décisions sans être à la merci de ses désirs. Elles peuvent également permettre d’affaiblir l’incidence des appétits qui entrent en conflit avec le respect de la loi, et de réduire l’aversion à faire ce que la loi demande. En bref, les capacités critiques de chaque personne peuvent permettre de penser la loi avec l’impartialité que Hobbes associe à la souveraineté.

La possibilité d’une démocratie des détachés est l’une des idées qui permet de passer de la théorie hobbesienne originelle à une position néo-hobbesienne. Une idée allant dans le même sens est la distinction entre rechercher, pour un souverain, la paix de ses sujets et la sécurité publique. La sécurité publique associe à l’objectif de paix la promotion d’une « liberté inoffensive » grâce à l’activité économique. Cela suggère une version quasi-libérale d’un État hobbesien dans lequel un souverain permet l’autonomie sous la forme d’une activité industrieuse ou productive. Ces considérations, ainsi que d’autres révisions du Hobbes historique décrites dans Emergencies and Politics, nous amènent à ce que nous entendons par « hobbesianisme sobre ».

Le « hobbesianisme sobre » est une variété de libéralisme, qui promeut l’autonomie des personnes poursuivant de manière critique différents types de biens, tant que ces biens ne mettent pas la vie en danger. Il suppose que les citoyens ont des capacités de réflexion et qu'ils ne sont pas à la merci de leurs désirs et aversions les plus forts. Il suppose que les gens peuvent être motivés par ce qui est dans l’intérêt de chacun, et pas seulement par ce qui est bon pour eux-mêmes. Mais ce libéralisme accorde également un grand poids à la protection de la vie et à la liberté de se protéger des violences, réclamant des institutions conçues pour garantir ces deux finalités. En d’autres termes, il valorise la sécurité. Si le « hobbesianisme sobre » rappelle le Hobbes original, ce n’est pas tant parce qu’il fait de la sécurité la valeur organisatrice de la vie communautaire que parce qu’il en fait une contrainte essentielle pour la valeur organisatrice, à savoir, pour l’exercice par quiconque de son autonomie dès lors que cette dernière entend aller au-delà de la liberté inoffensive orientée vers la création de richesses par une activité industrieuse. Cette façon de penser permet à la politique de prendre au sérieux les situations d’urgence – la guerre en est le prototype –, mais sans supprimer toutes les libertés et sans réduire l’intelligence qui guide l’État à une intelligence unique.

Qu'est-ce que l’éthique appliquée et à quoi sert-elle ?

Luc Foisneau – Vous avez fait beaucoup de recherches en éthique appliquée au fil des ans, notamment, sur l’éthique des situations d’urgence, comme on vient de le voir. Avant de nous attacher plus particulièrement à trois d’entre elles, pourriez-vous nous en dire plus sur la manière dont vous vous êtes engagé dans cette voie, et sur ce que l’on peut attendre de la philosophie ainsi comprise ?

 

Tom Sorell – Pour moi, l’éthique appliquée est, avant tout, l’application d’une théorie morale standard pour répondre à une question de politique publique ou de pratique personnelle. Par « théorie morale standard », j’entends une théorie qui propose simultanément des principes uniformes de haut niveau pour expliquer la justesse des actions que nous reconnaissons comme bonnes ou mauvaises, avant et après nous être engagés dans leur analyse théorique. Pour donner une illustration trop simple, l’utilitarisme propose le principe selon lequel ce qui est juste est ce qui maximise le bien-être, et considère le fait de dire la vérité, de ne pas voler et de tenir ses promesses comme des cas de maximisation du bien-être. D’un autre point de vue, les principes généraux pourraient être les deux principes rawlsiens, et l’on pourrait traiter l’imposition progressive, ou l’embauche préférentielle, ou les admissions préférentielles à l’université pour les minorités victimes de discrimination, comme des cas de politiques étatiques justes au sens du « juste » selon Rawls. Et ainsi de suite. Mais Emergencies and Politics se démarque de ce schéma en ce que la théorie qui y est appliquée n’est pas une théorie standard, mais une théorie dérivée de la philosophie de Hobbes. L’idée d’une éthique appliquée hobbesienne n’a pas fait l’objet de beaucoup d’études, il n’existe à ma connaissance qu’un seul recueil d’articles, édité par Shane Courtland, qui plus est très récent, qui s’y consacre intégralement6.

Comme je l’ai expliqué précédemment, mes premières incursions en éthique appliquée sont venues de la conception d’un cours à l’Open University à la fin des années 1980. Les livres que nous avons écrits pour ce cours, qui se sont très bien vendus, ont été reconnus comme des ouvrages de référence en philosophie. Au début des années 1990, j’ai continué à travailler sur les questions d’éthique appliquée à la peine capitale et j’ai aussi écrit un livre sur l’éthique des affaires (Butterworth Heinemann, 1994), un sujet que j’avais déjà abordé dans des articles de journaux et des chapitres de livres. En 1996, j’ai eu la chance insigne d’être nommé membre de faculté à Harvard dans le programme d’éthique de la Kennedy School of Government. Là, sous l’excellente gouverne de Dennis Thompson, nous suivions des séminaires hebdomadaires sur différents sujets d’éthique appliquée. Pendant mon séjour à Harvard, j’ai également suivi le séminaire de philosophie morale du département de philosophie, et j’ai eu la chance de rencontrer et de discuter avec toute une série de philosophes moraux de premier plan, de Tim Scanlon à Amartya Sen, en passant par Derek Parfit et Chris Korsgaard.

C’est à Harvard que j'ai écrit Moral Theory and Anomaly (Blackwell, 2000), un livre défendant l’applicabilité des théories morales, qui avait été critiquée par des philosophes comme Bernard Williams. Le livre aborde diverses pratiques – le commerce, l’exercice de la fonction publique, l’écologie profonde et le féminisme radical – qui, à certains égards, échappent à la théorie ou la défient en raison des paradoxes qu’elles soulèvent. Par exemple, le problème des mains sales dans l’exercice des fonctions politiques – comment il peut être obligatoire de faire le mal pour obtenir un plus grand bien. J’ai soutenu que très peu de choses dans ces pratiques étaient hors de portée de la théorie.

Dans les quinze dernières années, plus ou moins, j’ai commencé à mener des projets de recherche financée7 en tant que spécialiste d’éthique appliquée auprès de praticiens – policiers, agents de renseignement, banquiers et financiers, développeurs de différentes technologies – qui sont confrontés à des problèmes moraux, pas toujours très évidents. Certains de ces projets ont porté sur la légitimité de tactiques antiterroristes ou sur la licéité des cyberattaques offensives. D’autres ont concerné des pratiques financières – de celles qui ont conduit à la grande crise bancaire de 2008 –, ainsi que des pratiques de lutte contre la pauvreté comme la microfinance. Pour les mener à bien, j’ai formé un groupe de recherche qui a réussi à obtenir des subventions pour environ 8 millions de livres sterling sur 14 ans. Ce groupe est à l’origine de nombreuses publications, mais aussi de conseils et d’une activité de consultance. Je trouve que conseiller en matière d’éthique ceux qui agissent, et en particulier en matière d’éthique de la technologie, présente un intérêt exceptionnel, et je pense que ce travail a eu des effets, même s’ils sont modestes, en termes de politiques publiques. Je siège actuellement dans un comité d’éthique du ministère de l’Intérieur britannique (Home Office), et j’ai participé à un sous-groupe d’un groupe consultatif du cabinet de ce ministère pendant la pandémie de Covid.

Luc Foisneau – Comment le libéralisme dans le cadre du « hobbesianisme sobre » s’oppose-t-il aux approches non étatiques de la « sécurité humaine » dont l’influence progresse aujourd’hui ? Votre approche signifie-t-elle que nous pouvons aborder les questions de sécurité publique en utilisant la moralité conventionnelle et la théorie morale ?

 

Tom Sorell – L’approche en termes de « sécurité humaine », qui remonte à un rapport de Sen et Ogata datant de 20038, considère les violations des droits sociaux et économiques comme des menaces pour la sécurité, même en l’absence de menace directe pour la vie biologique des personnes concernées. Cela vient de l’utilisation dans ce rapport d’un concept de « noyau vital de la vie » qui est interprété de manière dynamique dans un sens qui exige la réalisation de droits économiques et sociaux, eux-mêmes en transformation. Par conséquent, la sécurité humaine pleine et entière y est comprise, de manière controversée et hautement révisée, comme impliquant l’élimination des handicaps ou des inégalités. C’est du moins la lecture que je soutiens dans Emergencies and Politics. Par comparaison, l’insécurité, au sens que Hobbes lui donne, d’une menace pesant sur la vie, a un sens clair et ne donne pas lieu à des controverses.

Luc Foisneau – Vous avez abordé la question de la surveillance dans plusieurs articles où vous semblez être très critique à l’égard de la vidéosurveillance à Londres (et dans d'autres villes). Pouvez-vous nous en dire plus sur votre position sur ces questions sensibles ? 

 

Tom Sorell – La surveillance appelle des objections légitimes, lorsqu’il existe une valeur significative à ne pas être observé. Bien qu’il existe une grande variété d’agents de surveillance et de sujets de surveillance, les cas les plus fréquemment étudiés sont ceux où l’agent de surveillance est une organisation agissant pour le compte de l’État, le sujet de la surveillance est un citoyen individuel ou un groupe de citoyens, et où le comportement à prévoir relève soit de l’activisme politique (dans les États violant les droits de l’homme), soit de l’extrémisme politique violent (dans les démocraties libérales). Dans ce type de cas, la valeur qu’il y a pour des sujets à ne pas être surveillés est liée à la valeur qu’il y a à exprimer des opinions politiques et à mettre en pratique différentes opinions politiques. Plus un espace politique est dominé par une seule orthodoxie politique, et plus la surveillance est au service du maintien de cette orthodoxie, moins il est facile de débattre ou d’expérimenter sans crainte ni gêne des opinions politiques concurrentes et des modes de vie qui leur correspondent. À moins qu’il ne soit possible d’agir politiquement de manière anonyme, dans des conditions où les opinions politiques et les modes de vie peuvent être expérimentés derrière un voile qui met les agents à l’abri des autorités, comme le permettent Internet et les réseaux sociaux numériques, l’activisme politique exige de ne pas être soumis à une observation par les organes de l’État. Il a besoin d’espaces, tels que les universités, les théâtres, les clubs politiques et les partis politiques, certains endroits sur Internet, où l’on n’impose pas d’orthodoxie et où celui qui pense différemment est protégé, voire même encouragé, idéalement, par une coutume respectée par les autorités de considérer ces espaces comme extérieurs à toute interférence. C’est le type d’espace et le type de coutume que l’on rencontre généralement dans les démocraties libérales.

L’accent mis sur le lien entre le droit à la vie privée et l’activisme a du sens dans les États autoritaires comme la Chine, par exemple, ou la Corée du Nord, ou l’ancienne Birmanie. Mais est-ce pertinent dans les démocraties libérales où les formes de vie dominantes sont presque toujours apolitiques et où les partis politiques, qu’ils soient majoritaires ou marginaux, ont bien de la peine à recruter des militants ? Dans ces pays, on pourrait penser que le droit à la vie privée doit être considéré avant tout comme un droit de se défendre contre des acteurs non étatiques intrusifs, y compris les harceleurs et les journalistes. J’ai écrit sur les dommages causés par le harcèlement criminel en le comparant à la surveillance d’État, et j’ai soutenu qu’il constituait la source d’un plus grand préjudice pour ses victimes que ne l’est la surveillance d’État. L’idée que le droit à la vie privée soit une protection pour les activistes pourrait néanmoins avoir un sens si certains États apparemment démocratiques et libéraux étaient en fait des États autoritaires en devenir ou des États autoritaires dissimulés. Il est clair qu’il y a plus d’autoritarisme aujourd’hui dans des démocraties comme la Hongrie, le Brésil et les États-Unis qu’il n’y en avait auparavant.

En ce qui concerne les caméras de surveillance publiques dans des pays comme le Royaume-Uni, ce qui semble être vrai c’est que, dans certains endroits visités par un grand nombre de personnes, les images de cette foule sont enregistrées par des caméras de vidéosurveillance et stockées dans les banques de données dans des bureaux de sécurité reliés à ces caméras de vidéosurveillance. Une fois de plus, le fait que les images soient enregistrées ne signifie pas que quelqu’un y prête attention ; au contraire, l’un des faits qui a motivé le développement en Europe de la technologie de reconnaissance automatique d’images est qu’après un court laps de temps les opérateurs humains de vidéosurveillance remarquent très peu d’activités suspectes sur leurs écrans, même lorsque des chercheurs placent devant les caméras des acteurs portant des armes factices et simulant d’autres comportements illégaux.  L’une des grandes différences entre les « techniques d’investigation spéciales » – comme l’infiltration – et l’utilisation courante de la vidéosurveillance est que, dans le premier cas, la surveillance est ciblée plutôt qu’indiscriminée et effectuée par des personnes qui font très attention.

Luc Foisneau – Vous écrivez également sur les questions éthiques en matière d’Intelligence Artificielle (IA), récemment sur les deepfakes, ces trucages numériques perfectionnés. Pouvez-vous nous dire ce qui fait, ou ne fait pas, la spécificité des questions relatives à l’IA du point de vue de l’éthique appliquée ?

 

Tom Sorell – L’article 22 du GDPR (General Data Protection Regulation), le règlement européen sur la protection des données, interdit la prise de décision automatique, c’est-à-dire les décisions prises à l’aide d’algorithmes, pour les personnes concernées. C’est une illustration de l’éthique appliquée à l’intelligence artificielle. Dans les démocraties, les décisions qui affectent, positivement ou négativement, des citoyens doivent être compréhensibles par ces citoyens, mais aussi « nécessaires et proportionnées » aux circonstances. Néanmoins, dans certaines instances juridictionnelles, les algorithmes affectent le bien-être des citoyens sans que les personnes concernées ne le sachent ou ne le comprennent. Aux États-Unis, par exemple, des algorithmes sont utilisés dans des décisions concernant la sécurité des enfants, et peuvent conduire à des ordonnances retirant des enfants à la garde de leurs parents. Les algorithmes de reconnaissance faciale peuvent faire correspondre votre visage à une liste de visages de suspects et conduire à un refus d’entrée à une frontière ou à une arrestation lors d’un match de football. Les modèles développés par l’apprentissage automatique (deep learning) peuvent produire des profils de membres potentiels de bandes criminelles ou de personnes susceptibles d’être impliquées dans des crimes de sang. Dans ces cas, le fait que les gens ordinaires ne comprennent pas le fondement des décisions prises à leur encontre, parce qu’ils ne comprennent pas les algorithmes ou parce que les algorithmes sont secrets et hors-commerce, est source d’une injustice d’ordre administratif au sein de juridictions libérales.

Dans d’autres cas, l’obscurité des algorithmes est encore plus grande. Le problème dit de la « boîte noire » en IA concerne des types d’apprentissage automatique, par exemple, à l’aide de réseaux neuronaux, qui font apparaître des modèles dans des données si complexes que l’homme ordinaire est incapable de comprendre comment sont reliées les données d’entrée et de sortie. Dans le cadre d’un projet sur lequel je travaille actuellement, l’IA est utilisée pour distinguer les tissus cancéreux des tissus non cancéreux à partir de motifs présents dans des diapositives donnant une image entière des tissus. Comment des médecins, qui n’ont aucune connaissance en IA, peuvent-ils comprendre les diagnostics produits par ces machines, et les valider pour leurs patients ? Et que se passe-t-il si, dans un cas rare, le diagnostic de la machine est erroné ? Qui est responsable : le développeur de l’algorithme ? L’hôpital qui utilise l’algorithme ? Et une erreur rarissime implique-t-elle que l’on revienne aux diagnostics à l’ancienne, alors que l’on connaît une grave pénurie d’anatomo-pathologistes et que le temps est un facteur-clé dans le traitement du cancer ? Des questions analogues en matière de responsabilité se posent pour les accidents avec des voiture automatisées.

Deux autres problèmes liés à l’IA peuvent être mentionnés : d’une part, la soif excessive de données, la nécessité pour les modélisateurs d’utiliser des ensembles de données de plus en plus grands et de plus en plus représentatifs pour améliorer la précision, et, d’autre part, les besoins énergétiques des énormes calculateurs nécessaires pour développer et tester les algorithmes.

Pourquoi la moralité privée n’est pas supérieure à la moralité publique

Luc Foisneau – Pourquoi ne pensez-vous pas que la moralité privée l’emporte sur la moralité publique ni que la moralité forme un tout ? Pourquoi devrions-nous écarter ces points de vue ?

 

Tom Sorell – Je soutiens qu’être bon ne signifie pas nécessairement être bon dans la vie privée principalement. Si quelqu’un est capable de leadership ou capable de remplir des rôles publics utiles, il peut parfois avoir l’obligation morale de le faire – malgré les contraintes que cela crée dans sa vie privée. Il n’est pas toujours parfaitement admissible de se retirer de la vie publique, même si, après s’en être retiré, on est toujours moralement en règle avec ses amis et sa famille. La vie publique expose les gens à la nécessité de se salir les mains d’une manière qui serait impensable dans la vie privée (du moins dans sa variante bourgeoise), et ce n’est peut-être pas une option morale pour toute personne privée de se retirer de la vie publique et d’échapper ainsi aux risques moraux qu’elle nous fait courir. L’article classique de Michael Walzer sur les mains sales9 laisse entendre qu’une personne bonne qui déciderait d’éviter complètement la vie publique, pour éviter de commettre des malversations dans l’exercice de ses fonctions, serait moralement irréprochable. Pour moi, les personnes qui décident d’éviter ainsi la vie publique et qui ont une vie privée admirable ne sont peut-être pas si admirables que cela sur le plan moral. Il me semble en effet que la volonté d’un petit nombre de personnes de se lancer dans la vie publique et de se salir les mains peut permettre au plus grand nombre de répondre aux exigences souvent bien moins élevées de la vie privée. Pour ceux qui ont un rôle public et une vie privée, ils sont très chanceux si les deux forment, en s’ajoutant, un tout profondément cohérent et moralement admirable. La morale publique et la morale privée ne sont pas, au fond, complémentaires. Elles ne constituent pas un ensemble cohérent.

 

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1

Punition sur internet, au moyen de trolls, d’un agent pour la violation supposée d’une norme de comportement considérée comme telle par celui qui inflige la punition.

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2

Th. Nagel, Questions mortelles, trad. fr. P. Engel et Cl. Engel-Tiercelin, Paris, Presses universitaires de France, 1983.

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3

B. Williams et J. J. C. Smart, Utilitarianism For & Against, Cambridge, Cambridge University Press, 1973.

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4

La conception rétributiviste de la justice considère que ceux qui ont commis des crimes doivent subir une punition proportionnelle au mal qu’ils ont fait subir à leurs victimes.

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5

Voir, en particulier, T. Sorell et L. Foisneau (dir.), Leviathan After 350 Years, Oxford, Clarendon Press, « Mind association occasional series », 2004.

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6

Voir Hobbesian Applied Ethics and Public Policy, ed. Shane D. Courtland, New York, Routledge, 2018.

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8

Human Security Now. Commission on human security, New York, 2003. Document consulté le 10 octobre 2022 –

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9

Michael Walzer, « Political Action : The Problem of Dirty Hands », Philosophy & Public Affairs, vol. 2, n° 2, 1973, p. 160-180.