(Université Saint-Clément-d'Ohrid de Sofia, Bulgarie - Département de Sociologie)
Introduction
Les protestations civiques qui ont eu lieu en Bulgarie en 2013 s’inscrivent dans la « famille » des nouveaux mouvements protestataires, qui comprend le printemps arabe, Los Indignados, Occupy Wall Street ou encore les rassemblements de Gezi Park1. Pour clarifier leur spécificité, il faudrait distinguer plusieurs plans d’analyse. D’abord, sur le plan étroitement politique, ces protestations étaient dirigées contre deux gouvernements successifs, accusés d’être socialement irresponsables et de manifester un cynisme et une arrogance impardonnables à l’égard des citoyens2. Ensuite, sur le plan structurel, elles ont exprimé une contestation plus radicale qui consistait à mettre en cause le caractère non démocratique du système politique bulgare. Dans cette contestation, on voit s’articuler, d’une part, l’idée que la classe politique est aliénée, qu’elle ne représente plus les citoyens, avec, d’autre part, l’idée que la « politique » elle-même – avec toutes ses procédures, ses règles, ses outils – est devenue un instrument au service, non plus des citoyens, mais plutôt d’intérêts privés. Enfin, ce qui nous intéresse particulièrement ici, ces protestations ont posé la question sociologique de la communauté politique formée par l’ensemble des citoyens. Une telle communauté existe-t-elle ? Comment la définir ? Quelle est sa composition ? Les protestations civiques bulgares ont posé le problème de la crise de la démocratie représentative comme problème ayant trait à la fois au système politique du pays et à son corps social. L’enjeu était donc non seulement d’exercer une pression sur les dirigeants politiques pour les contraindre à faire de la politique autrement, mais aussi de reconstituer le démos par-delà les clivages établis – politiques, sociaux et culturels.
Pour analyser ces protestations, il vaudrait mieux ne pas se concentrer d’abord sur leur côté stratégique et étroitement politique, mais commencer plutôt par explorer les valeurs auxquelles se référaient les protestataires et leurs modes d’expression3. Les protestataires ne voulaient pas s’emparer du pouvoir politique ni même se repositionner dans le système politique existant : il s’agissait plutôt de transformer celui-ci selon certains idéaux démocratiques4. Dans cette perspective, l’interprétation des protestations bulgares doit suivre cette lignée interprétative qui fait la différence entre les mouvements sociaux (classiques et nouveaux), centrés qu’ils sont sur des intérêts, des idéologies ou des identités, et les mouvements protestataires de ces dernières années rassemblant, autour de valeurs comme la dignité, la justice ou la liberté, une communauté de citoyens qui réussissent à se reconnaître dans des causes communes malgré tout ce qui les séparent5.
L’analyse des protestations bulgares de 2013 exige de présenter d’abord brièvement leur histoire pour faire connaître le contexte, les acteurs principaux et les circonstances concrètes qui les ont provoquées, de même que pour introduire la distinction entre « protestations de l’hiver », dites « sociales », et « protestations de l’été », dites « morales ». Pour mieux comprendre ces protestations, il faudrait aussi les situer dans le contexte plus large des autres mouvements protestataires, comme ceux qui ont eu lieu en Turquie ou en Roumanie, afin d’établir des rapprochements significatifs. La partie principale de l’exposé se propose de clarifier la dimension déterminante des protestations – leur dimension moralo-esthétique – par la reconstruction de la « guerre des métaphores » qui marqué les débats publics sur la signification et l’importance des protestations, qui souvent articulaient références à des valeurs et langage poétique. La dernière partie de l’exposé mettra entre parenthèses les divisions idéologiques de la société bulgare, héritées des années 1990 et qui continuent de sous-tendre les débats publics, pour rendre compte de la tentative par certains protestataires de libérer un horizon de valeurs commun, dans lequel tous les citoyens pourraient en principe se reconnaître et constituer une nouvelle communauté politique.
Brève histoire des protestations civiques de l’hiver et de l’été 2013 en Bulgarie
Rassemblement à Sofia à l'été 2013.
© Dnevnik.bg.
L’année 2013 constitue la troisième année pivot dans le dernier quart de siècle, après 1989 et 1997, où la société bulgare a manifesté sa volonté d’un changement politique profond. En 1989, les protestations civiques ont contribué au changement du régime politique et du cadre constitutionnel (la nouvelle Constitution a été adoptée en 1991), mais la Bulgarie restait encore « entre deux mondes ». En 1997, les protestations de masse des Bulgares, provoquées par une crise financière sans précédent, ont contribué à pousser le pays à s’engager sur la voie de réformes économiques et institutionnelles qui pouvaient seules, à l’époque, le faire sortir de l’impasse et lui garantir un avenir, notamment l’adhésion à l’Union européenne. En 2013, les enjeux des protestations civiques ont eu trait à l’état de la société bulgare (pensé en termes d’inégalités sociales, de justice sociale) et aux rapports entre classe politique et citoyens (pensés en termes de manque de responsabilité, de morale, de représentativité de la classe politique). Vers le début de 2013, il y avait déjà une structure de précompréhension communément partagée par les citoyens, qui s’était lentement formée et stabilisée pendant les vingt-quatre années précédentes sans avoir encore trouvé une expression importante6, et suivant laquelle la classe politique dans sa quasi totalité est corrompue, dépendante des cercles du business et responsable des malaises de la société bulgare. Cette structure de précompréhension, et l’énorme potentiel d’indignation qui l’accompagnait, ne cherchaient que des occasions propices pour se manifester dans toute leur ampleur et sous des formes variées7.
Les protestations de 2013 ont commencé en février et se sont poursuivies pendant quelques semaines jusqu’à la démission du gouvernement centre-droit de Boyko Borissov (parti politique Citoyens pour le Développement Européen de la Bulgarie (ГЕРБ)), le 20 février. La cause concrète des protestations était le mécontentement des citoyens face aux charges très élevées pour l'électricité, mais l’indignation a vite débordé ce prétexte et les protestations se sont rapidement radicalisées en voulant non seulement la démission du gouvernement, mais en mettant en cause toute la période de la transition, tout le système politique et toute la classe politique du pays, celle-ci étant accusée d’être rapace et criminelle8. Après la démission du gouvernement Borissov, la situation s'est apaisée pour à peine trois mois, jusqu'aux élections parlementaires anticipées, le 12 mai, et à l’élection par le nouveau parlement d'un nouveau gouvernement (une coalition entre le Parti Socialiste Bulgare (БСП) et le Mouvement pour les Droits et Libertés (ДПС), soutenue au parlement bulgare par le parti nationaliste Attaque (Атака)), le 29 mai 2013.
La deuxième vague de protestations a commencé à peine vingt jours après la nomination du cabinet du premier ministre Plamen Orecharski. Le 14 juin quelques milliers de citoyens se sont rassemblés sur la place de l’Indépendance à Sofia, devant le bâtiment du Conseil des ministres, et ont déclenché un processus de contestation quotidienne qui s’est poursuivi avec une intensité spectaculaire pendant trois mois, tous les soirs à la même heure et au même endroit, avant de perdre son énergie et de décliner en automne 20139. La cause concrète du mécontentement des citoyens était la nomination de Delyan Peevski, un homme d’affaire de 33 ans, député du parti MDL, au poste de chef de l’Agence d’État « Sécurité Nationale ». Cette nomination est apparue « répugnante »10 aux yeux de beaucoup de Bulgares qui se sont révoltés contre ce que la personne de Peevski symbolisait, à savoir la synthèse entre business, politique et services secrets. C’est par cette synthèse que des cercles très restreints de la société bulgare ont essayé, et avec succès, de conjuguer et d’instrumentaliser différents pouvoirs (législatif, juridique, économique, médiatique) pour favoriser des intérêts privés (individuels ou de clan) au détriment du pouvoir de décision et de participation politique, de la liberté économique et de la justice sociale que la grande majorité de la population bulgare revendiquait. La nomination de Peevski a donc suscité une indignation focalisée d’abord sur la coalition gouvernementale et sur les partis politiques représentés au parlement de l’époque, mais elle a suscité aussi une indignation plus générale qui a eu tendance à s’élargir pour s’étendre à la classe politique dans son ensemble et à mettre en question les principes constitutifs de la politique bulgare des vingt-quatre années précédentes.
Les protestations « de l’hiver » et celles « de l’été », comme les Bulgares se sont habitués à les appeler, ont eu un dénominateur commun : c’étaient des protestations contre la classe politique identifiée à l’oligarchie et à la mafia. Mais les différentes interprétations de ces deux séries de protestations dans l’espace public ne sont pas parvenues à dégager clairement leur origine commune. Les premières étaient considérées comme « sociales » et les secondes comme « morales », les premières étant attribuées aux démunis – à ceux qui ne sont pas en mesure de payer leurs charges –, et les secondes à la classe moyenne – à ceux qui se débrouillent bien dans la vie mais sont indignés par l’immoralisme et le cynisme des politiciens –. Cette opposition recréait des divisions politiques et idéologiques de la société bulgare renvoyant aux premières années postcommunistes et encore plus en arrière -aux années de l’instauration du régime communiste après la seconde guerre mondiale –. La force encore agissante de ces divisions a contribué à dissimuler une continuité entre les deux protestations quant à leurs racines – l'indignation commune contre la classe politique sans égard pour les affiliations partisanes –, et quant à leurs participants – il y a eu des protestataires qui ont pris part aux deux protestations, comme il y a eu sans doute des sympathies réciproques entre les deux camps. Passant à côté de ces continuités, les débats autour des protestations ont engendré un « conflit des interprétations » qui opposait « deux cultures » ou « deux mondes » – correspondant respectivement à l'une et à l'autre des protestations – qui ne se reconnaissaient pas, ne communiquaient pas et entre lesquels, apparemment, on pouvait difficilement imaginer des médiations.
Les deux protestations de 2013 ont contribué ensemble à manifester (peut-être ont-elles aussi contribué à les creuser) les divisions au sein de la société bulgare. D'une part, une division évidente – entre une classe politique de plus en plus aliénée et détestée et une population de plus en plus désabusée, ayant perdu confiance en la représentation démocratique. D'autre part, une division plus problématique, faisant partie de la construction discursive de nouvelles oppositions, entre ceux que seule la lutte pour la survie peut faire sortir dans la rue et ceux qui sont prêts à se révolter au nom de principes moraux.
Dans l’étude que nous proposons ici, l’accent sera mis sur les protestations de l’été et non pas sur celles de l’hiver, et ce pour deux raisons principales. Premièrement, ce sont les protestations de l’été qui s’inscrivent beaucoup plus dans la lignée des nouveaux mouvements protestataires du type « occupy » – mouvements qui se déploient dans l’espace public : les rues, les places, les jardins publics des grandes villes – et essaient d’en transformer la vision et l’esprit par des moyens artistiques, festifs, carnavalesques. Deuxièmement, ce sont notamment les protestations de l’été qui ont déclenché, dans l’espace public, des polémiques acharnées sur l’importance et la signification des protestations civiques, y compris des polémiques sur le rapport (de complémentarité ou d’opposition) entre ces protestations et celles de l’hiver.
Les protestations bulgares dans le contexte d’autres mouvements protestataires
L’étude des nouveaux mouvements protestataires gagnerait à ce que l’on cherche à saisir non pas ce qui, dans chaque mouvement, est unique et exceptionnel, mais ce qui leur est commun. Les répétitions et les convergences s’avèrent plus significatives, plus importantes que les originalités et les divergences. C’est ainsi – en pratiquant et en insistant sur les superpositions et les emboîtements – qu’on réussit à distinguer les tendances et les caractéristiques plus stables de ce qui, dans ces événements, reste éphémère et fortuit.
Dans cette perspective, si on calque l’étude des protestations bulgares de l’été 2013 sur les études d’autres mouvements protestataires, par exemple ceux qui ont eu lieu en Turquie et en Roumanie, on s’aperçoit vite de traits communs.
Les protestations bulgares n’étaient pas partisanes dans la mesure où, même si elles étaient dirigées contre la coalition gouvernementale, elles ne se réclamaient ouvertement d’aucun autre parti politique. Même si une partie des protestataires sympathisaient avec certains partis politiques d’opposition – notamment les partis qui par la suite ont formé le Bloc réformateur qui après les élections d’octobre 2014 est entré dans la nouvelle coalition gouvernementale –, ces sympathies restaient, pour ainsi dire, privées et ne déterminaient pas l’esprit général des protestations.
Sur le plan idéologique, les protestations n’étaient pas de droite : les déclarations, les slogans, les commentaires lors des rassemblements, dans la presse ou sur les sites internet, ne contenaient pas de propos nationalistes, xénophobes, racistes, antisémites. Au tout début des protestations, il y avait quelques slogans à propos de la coalition gouvernementale dont le contenu visait personnellement les leaders des partis au pouvoir, mais ces slogans étaient plutôt rares et, qui plus est, ils ont disparu après les tout premiers jours.
Mais les protestations n’étaient pas non plus de gauche : des expressions comme « inégalité sociale », « injustice sociale » étaient totalement absentes du vocabulaire des slogans et des discours ; on ne faisait pas de références critiques au FMI, à la Banque mondiale, à la Commission européenne ; on ne se référait pas positivement aux grands forums sociaux des années précédentes ; on n’entendait pas de demandes syndicales, on ne contestait pas la privatisation d’entreprises ou le niveau du salaire minimal, etc.11.
Les protestations bulgares de l’été 2013 ont commencé de manière très similaire aux mouvements protestataires de Roumanie (en 2012 et 2013) et de Turquie (en 2013). Dans les trois cas, le déclencheur des protestations a correspondu à un événement bien ciblé : en Turquie, le plan urbain de développement qui prévoyait la suppression du parc Gezi en vue de la construction d’un centre commercial ; en Roumanie, la demande par le Président roumain de la démission d’un sous-secrétaire d’État au Ministère de la santé (janvier 2012) et le projet de loi concernant l’exploitation des mines d’or dans la région de Rosia Montana (septembre 2013)12 ; en Bulgarie, la nomination de Delyan Peevski au poste de chef de l’Agence d’État « Sécurité Nationale » (juin 2013). Dans les trois cas, de plus, les protestations ont vite dépassé leur prétexte initial pour mettre en cause le gouvernement en fonction, pour dénoncer l’arrogance ou la corruption des élites politiques, pour insister sur les déficits démocratiques du système politique.
Les enjeux et les moyens des protestations bulgares étaient très semblables à ceux, par exemple, des protestations de Gezi Park qui avaient commencé quelques semaines plus tôt et se déroulaient presque au même moment. Une particularité majeure des protestations était le profil des protestataires : plutôt jeunes, appartenant aux classes moyennes, se réclamant de valeurs comme la justice, la liberté, le respect et la dignité des citoyens13. C’est notamment ce profil des protestataires et leurs revendications qui sont devenus la cible du gouvernement et des médias qui lui étaient proches, qui voulaient présenter les protestations comme une manifestation de classe défendant les intérêts d’un segment très étroit de la population bulgare. Dans les débats publics, le conflit des interprétations gravitait autour d’une question théorique fondamentale et controversée : est-ce qu’une minorité de protestataires est capable et, surtout, a le droit de parler au nom de l’intérêt général et du bien de la grande majorité des citoyens ? De plus, comme certains critiques de gauche des protestations l’ont suggéré : est-ce que la référence à des valeurs – définies par ces critiques comme abstraites, vagues, floues – n’est pas qu’un langage idéologique dissimulateur qui tend à détourner l’attention des véritables problèmes de la société bulgare qui sont de nature économique et sociale ?
Les protestations comportaient deux aspects complémentaires. D’un côté, elles présentaient l’aspect d’un mouvement social classique : rassemblement de milliers de protestataires qui exprimaient leur mécontentement par des marches, des meetings, des manifestations et revendiquaient la démission du gouvernement. D’un autre côté, elles présentaient l’aspect très marqué d’un nouveau mouvement protestataire : une organisation horizontale sans leaders déclarés, le rôle déterminant des réseaux sociaux, le recours à des éléments artistiques comme des scènes théâtrales, des concerts, des sketchs, des caricatures, etc.
Mais cette composante artistique des protestations ne se limitait pas à leur seule dimension visuelle, elle a pénétré aussi le langage par lequel leurs porte-parole et leurs défenseurs essayaient de les interpréter – définir leur visée, argumenter leur importance – dans l’espace public. Les protestations ont transformé le langage politique en le transférant dans un registre moralo-esthétique qui permettait de parler de la société et de la politique autrement.
La guerre des métaphores
La visée politique des protestations bulgares peut être exprimée par deux mots emblématiques qu’on entendait tous les jours : « oligarchie » et « mafia ». Par ces mots on désignait la symbiose entre la classe politique, la coalition gouvernementale en particulier, et de puissants intérêts privés. Voici comment un politiste bulgare, Evguenyi Daynov, exprime le problème politique au fondement des protestations :
Après que, pendant des années, tout ce qu’on a fait en politique on l’a fait sur le mode d’ententes personnelles, les hommes politiques ont perdu de vue l’acteur politique principal – le peuple souverain14.
Selon Daynov, le slogan qui rend le mieux compte de l’essence des protestations en 2013 (celles de l’hiver comme celles de l’été), c’est : « Nous sommes l’État ».
Ce message veut dire plus concrètement :
Nous ne sommes pas de misérables suppliants criant dans la direction du gouvernement pour qu’il leur donne quelque chose. Nous sommes l’État et nous, nous ne supplions pas, c’est nous qui donnons des ordres au gouvernement15.
Donc le gouvernement, qui a pu oublier l’existence des citoyens et ne les représente plus, doit se rappeler qui, en réalité, est le souverain.
C’est dans la même veine que se situe le commentaire du metteur en scène Yavor Gardev :
Le pouvoir pense qu’il est une donnée par elle-même et qu’il existe pour exister alors que les autres n’existent que pour le servir. Le pouvoir ne pense pas qu’il sert quelqu’un. Pourtant, il y a des processus historiques qui adviennent de temps en temps pour inculquer à l’administration et au pouvoir qu’ils sont des serviteurs16.
Pour comprendre ce que les mots « oligarchie » et « mafia » signifiaient pour les protestataires bulgares, il faudrait les affranchir de toute référence systémique – au capitalisme, au néolibéralisme – et les rapporter au contexte politique et culturel bulgare. En fait, ces mots renvoient à l’héritage du régime communiste. L’oligarchie et la mafia sont considérées comme des produits et des descendants directs des structures du Parti communiste bulgare et des services secrets du régime communiste. L’origine des clans oligarchiques et des réseaux clientélistes est à chercher notamment dans ces structures. Ce renvoi au régime communiste était présent dans le slogan « fumiers rouges » que beaucoup de protestataires scandaient lors des manifestations dans les rues du centre de Sofia comme pour rappeler les protestations anti-communistes du début des années 1990. Il était présent aussi dans la manière dont les protestataires, surtout certains intellectuels parmi eux, comprenaient les ressorts des protestations.
Par exemple le metteur en scène théâtral Stoyan Radev affirme :
L’éradication de la corruption communiste peut seulement être comparée au processus de dénazification17.
Ce renvoi direct des protestations au régime communiste apparaît aussi, même si c’est sous une autre lumière, dans les propos du philosophe Tsotcho Boyadjiev. En considérant les protestations comme une sorte d’éducation civique, il déclare :
… je préfère l’éducation dans un esprit de liberté, l’éducation dans un esprit artistique, l’éducation dans un esprit de jovialité, à cette uniformisation de caserne qui caractérisait l’époque communiste18.
Mais si les protestations étaient dirigées contre l’oligarchie et la mafia, quelle était alors leur finalité et quels étaient leurs moyens ? Presque tous les porte-parole informels des protestations (des intellectuels qui étaient au fondement de la compréhension de soi des protestataires) insistaient sur le caractère pacifique des protestations, qui excluait toute violence. Le mot clé qui se répétait dans plusieurs commentaires et interviews était le mot « normalité ».
En faisant la distinction entre les protestations de 1989 et celles de 2013, Yavor Gardev souligne :
Il s’agit ici […] d’une révolte rassurante, pour ainsi dire, une révolte d’une normalité consciente d’elle-même qui n’a pas besoin d’exaltation. Elle ressent plutôt que l’exaltation peut nous conduire à des choses dont on a eu une mauvaise expérience dans les années passées […] Comportez-vous normalement pour vous distinguer des exaltés, parce que nous sommes le critère du sens commun19.
Le mot « normalité » apparaît aussi dans les propos du philosophe Tsotcho Boyadjiev qui s’exclame :
… en tant qu’homme je rêve du jour où la normalité reviendra dans notre pays20.
Pour sa part, le journaliste Samouïl Petkanov a écrit un petit article en commençant chaque phrase par les mots « Ce n’est pas normal »21 où il dénonce la corruption de la classe politique, la puissance arrogante des clans oligarchiques, la faiblesse des citoyens, les manipulations du vote électoral, etc. Mais cette normalité tant rêvée par les intellectuels doit être atteinte non pas par la violence, parce qu’elle est le contraire de toute violence qui nous exalte et qui nous emporte au-delà de nous-mêmes. La normalité exclut la révolution parce qu’elle ne veut pas faire basculer la classe politique, radicaliser la démocratie ou détruire le capitalisme. Ce que « normalité » veut dire dans le contexte bulgare, c’est : affranchir la démocratie libérale de toutes les corruptions des mœurs, de toutes les dégradations culturelles qui l’empêchent de bien fonctionner. « Normalité » veut dire : une politique qui se fait en plein jour, dans la lumière de l’espace public et non pas dans les coulisses ; des hommes politiques compétents, responsables et honnêtes ; un système politique « crédible » et constamment sous le contrôle des citoyens.
Bref, dans le contexte bulgare, le mot « normalité » renvoie à l’effort constamment renouvelé du pays pour s’émanciper des effets destructifs et corruptifs de l’héritage du régime communiste. Sous cet aspect, sa signification ne saurait être associée à la signification foucaldienne de la notion de normalisation. S’opposant aux répressions et à l’arbitraire du pouvoir, aux privilèges et aux hiérarchies sociales fondées sur un principe politique, à l’absence de droits civiques, la « normalité » ne se rapporte pas à la discipline mais bien plus à la liberté institutionnellement garantie, c’est-à-dire à l’État de droit, à des normes et des règles du jeu communément approuvées et respectées par tout le monde.
Une caractéristique majeure des protestations bulgares de l’été 2013 était leur définition comme protestations morales ou esthético-morales. Une telle compréhension de soi revient très souvent dans les discours des protestataires. Le professeur de sciences de la culture Alexander Kiossev souligne à ce propos :
Selon moi, ce qui réunit tout le monde c’est l’indignation morale. Et dans ce sens, la protestation ne peut pas être définie socialement. Ce n’est pas la protestation d’un groupe, d’une couche, d’une certaine classe – de la classe moyenne, des beaux et des riches ou des jeunes et des instruits. C’est la protestation de tous ceux qui se sentent moralement répugnés de ce qui se passe [dans le pays]22.
Pour sa part, le professeur de culture médiévale bulgare Kalin Yanakiev s’inspire, dans un de ses articles, de cette image devenue célèbre pendant les protestations où, sous les figures des chefs des partis politiques de la coalition gouvernementale, on lisait l’inscription « Les répugnants » :
Ce parlement est répugnant, cette configuration est insupportable, ces physionomies, on ne peut pas les supporter même une seule semaine de plus - voilà ce qu’ont déclaré les gens qui sont sortis sur les places23.
et il ajoute :
En ce sens, la protestation (à la différence de celle à laquelle on la compare tout le temps – de la fin de l’hiver) n’est même pas morale […] elle est existentialo-esthétique, elle est la réaction puissante d’un sentiment basique de probité qui a été profondément atteint, elle est une répugnance24.
Le metteur en scène Yavor Gardev va jusqu’à attribuer une dimension presque métaphysique aux protestations : il les appelle « une révolte à la recherche du sens » dont l’objectif est d’identifier et d’opposer le bien et le mal. Selon les mots de Gardev, l’enjeu des protestations est « de remettre le monde fermement à sa place et de comprendre : le bien est ici, le mal est là, c’est ici ce que je veux, c’est là ce que je ne veux pas »25.
On peut se demander pourquoi les protestations bulgares se sont définies comme morales et esthétiques. En dehors d’un élément significatif mais qui n’est pas de prime importance – ce sont en fait des professeurs et des artistes qui parlent de « morale » et d’« esthétique » –, cette compréhension de soi des protestations a des raisons plus profondes. Face à une classe politique qui tourne le dos aux citoyens et les traite avec mépris, face à un système politique opaque et impénétrable, les citoyens n’avaient d’autres moyens de riposter que de défier le pouvoir sur le registre de la supériorité morale et esthétique. Cet ensemble moralo-esthétique était une manière pour les protestataires de se démarquer clairement d’une classe politique avec laquelle le dialogue était rompu, voire était devenu impossible, mais il était aussi une manière d’admettre l’insuffisance ou l’épuisement de leurs moyens d’influencer la politique. Dans cette perspective, il faudrait être plus prudent et ne pas surestimer les protestations en y reconnaissant un peu hâtivement l’avènement d’un citoyen autonome, créateur et artiste par excès de forces et d’imagination, qui triomphe de la classe politique. Il s’agit plutôt d’un citoyen qui se fait artiste par contrainte, parce que c’est sa seule manière de défier la posture d’indifférence arrogante du pouvoir politique. Le langage artistique des protestations ne peut pas être considéré incontestablement supérieur aux formes plus classiques d’activité civique, on pourrait plutôt le considérer comme un langage de substitution qui prend la place et marque en creux l’échec et l’épuisement d’un certain langage politique.
Les protestations bulgares avaient une dimension esthétique, comme d’ailleurs Occupy Wall Street, les protestations de la place Tahrir et de Gezi Park. Cette dimension esthétique se manifestait dans tous les événements artistiques qui ont accompagné les protestations, de leur commencement à leur fin. Par exemple, les étudiants de l’Académie nationale d’art filmique et théâtral ont écrit le mot « démission » avec leurs corps dans la rue, devant l’Académie ; un groupe d’artistes a mis en scène le tableau « La Liberté guidant le peuple » de Delacroix ; on a installé un piano blanc dans l’espace entre le parlement bulgare et la cathédrale « Alexandre Nevski » et on jouait des morceaux de musique classique jusqu’à tard le soir, etc.
Des comédiens rejouant le tableau d'Eugène Delacroix, "La Liberté guidant le peuple" dans les rues de Sofia, lors d'une manifestation.
Et pourtant la dimension esthétique des protestations a trouvé son expression la plus éloquente dans les discours et les commentaires qui interprétaient les protestations en essayant de leur conférer un sens. Ces interprétations ont déclenché une guerre des métaphores qui a marqué une double scission : d’abord, une scission entre les protestataires et la classe politique ; ensuite, une scission entre les protestations de l’été dites « morales » et les protestations de l’hiver dites « sociales ». La guerre des métaphores a été déclenchée par un petit texte de l’écrivain Guéorgui Gospodinov, L’homme qui proteste est beau, qui a fait couler beaucoup d’encre.
Gospodinov commence son texte par les propos suivants :
Il y a quelque temps j’ai écrit que l’homme qui lit est beau. Parce qu’il accomplit un travail invisible du goût, et un homme qui a du goût devient plus difficilement un lâche. Pour cette même raison l’homme qui proteste est beau, lui aussi. Les deux sont liés de manière particulière. Le protestataire qui lit se fait toujours remarquer et il rend la protestation plus lumineuse et plus sensée26.
Dans le texte de Gospodinov, la première glorification esthétique du protestataire est étroitement liée à une distinction esthétique entre les différents types de protestations et les différents types de protestataires. Les protestations de l’été, celles des protestataires qui lisent et qui sont beaux, sont à distinguer des protestations de l’hiver, celles des protestataires qui ne peuvent pas payer leurs factures d’électricité.
Voici l’image que donne Gospodinov des protestataires de l’été :
… ils ont leur travail. Ils paient leurs factures d’électricité et de chauffage. Ils sont très divers : des parents, des professeurs, des écrivains, des vélocipédistes, des gens de théâtre, des ingénieurs, des étudiants, des liseurs… Ils ne sont pas des révolutionnaires professionnels et ne font pas partie des supporteurs de foot. Pour les faire sortir dans la rue, il faut les offenser cruellement 27.
Cette phrase est très significative parce qu’elle établit de manière oblique une hiérarchie entre les protestations de l’été et celles de l’hiver ainsi qu’entre les raisons mêmes de protester.
D’un côté, il y a les protestations de l’hiver, celles des gens qui protestent pour des raisons économiques et sociales, et qui sont facilement manipulables par des provocateurs, des révolutionnaires professionnels, des supporteurs de clubs de foot. D’un autre côté, il y a les protestations de l’été, celles des gens qui se débrouillent bien dans la vie, qui ont un emploi, qui sont éduqués et autonomes, qui ne sont pas manipulables. Ceux-ci protestent pour des raisons morales ou esthétiques qui, Gospodinov le suggère sans le dire directement, sont supérieures aux raisons purement économiques et sociales. Pourquoi faire une pareille distinction ou discrimination esthétique, pourquoi introduire une pareille hiérarchie des protestations ? Les raisons en sont contextuelles, historiques et culturelles : pour beaucoup de Bulgares, les protestations économiques et sociales sont associées au prolétariat, à la révolution et à la violence prolétaires, à l’établissement du régime communiste et la suppression des droits et des libertés des citoyens. Cette association était renforcée et justifiée parce que, pendant les protestations de l’hiver, il y avait des protestataires qui appelaient à la suppression des partis politiques et à leur substitution par des comités de citoyens élus directement par les citoyens eux-mêmes. Les protestations de l’été, par contre, ne visaient pas la violence et la révolution, c’étaient des protestations non pas contre mais en défense de la démocratie libérale.
Cette distinction, pour ne pas dire cette opposition, des deux protestations est présente aussi dans les propos de Kalin Yanakiev pour qui « cette protestation [de l’été] est une protestation de la colère, du sentiment offensé de la tolérance sociale-esthétique, ce n’est pas simplement une protestation des demandes »28. Yanakiev ajoute à la distinction des protestations la distinction des sujets protestataires. Il oppose le peuple (prolétaire ou national) en tant que sujet collectif – une masse humaine indifférenciée – aux citoyens en tant que sujets individuels qui agissent ensemble. Les protestataires de l’été : « Ce n’est pas le peuple. Ce n’est pas du tout un sujet collectif ni de type urbain-paupérisé, ni de type national-romantique. C’est une multitude de sujets. Et surtout […] ils ne veulent rien de vous [du gouvernement], parce qu’ils ne veulent pas de vous »29.
L’esthétisation des protestations de la part de Gospodinov, dont l’effet était leur différenciation, a reçu comme réponse, de la part de la journaliste Vélislava Dareva, une esthétisation en sens inverse. En paraphrasant un classique de la littérature bulgare de l’entre-deux-guerres, Guéo Milev, elle décrit pathétiquement les protestataires de l’hiver comme :
… les désespérés, les fâchés, les emportés, les furibonds, les mauvais, les affamés, les pauvres, les maussades, les abandonnés, les pillés, les humiliés, les réprimés, les écrasés, les sans-voix, les sans-pouvoir, les miséreux…30.
D’un autre côté, elle décrit avec mépris les protestataires de juin comme ceux qui « se fichent des factures de chauffage, des allocations familiales, des retraites. Ils ont leurs emplois magnifiques et leurs salaires européens, ils sont sûrs et assurés, paraissent avec éclat, brillants, ont de remarquables CV… »31. Dans les propos de Dareva, les significations des deux protestations sont profondément transformées. Si, chez Gospodinov, les beaux protestataires de l’été expriment l’autonomie morale, sociale et culturelle ; chez Dareva, au contraire, ils sont la figure de la suffisance, de l’égoïsme de classe, du conformisme social, de la médiocrité morale. Chez Gospodinov, les protestations de l’hiver sont synonymes de dépendance, d’impuissance, d’une existence restreinte, enfermée dans l’immédiateté des besoins primaires de la vie quotidienne ; chez Dareva, à travers le médium de la littérature classique, la masse informe des miséreux, des souffrants, des humiliés est transsubstantiée en énorme puissance morale. Pour Dareva, les protestations de l’hiver et celles de l’été se voient de même différenciées et hiérarchisées, mais la hiérarchie est renversée : ce sont les protestations de l’hiver qui sont porteuses d’une force historique et d’un sens universel, alors que les protestations de l’été sont rabattues sur l’étroitesse d’un éthos de classe.
La guerre des métaphores, qui en 2013 était au cœur des débats publics sur les protestations en Bulgarie, a révélé aussi bien les sources que les limitations de l’imagination protestataire : dans cette guerre des métaphores retentissait en fait la « guerre des dieux »32 du début des années 1990 dominé par l’alternative communisme ou démocratie. En 2013, cette opposition est réapparue sous de nouvelles figures, notamment comme opposition entre « moral » et « social ». Pour une grande partie de ceux qui ont participé aux protestations de l’été, le « social » renvoyait au régime communiste et, après sa chute, au Parti socialiste bulgare, à ses réseaux clientélistes et aux cercles des anciens membres des services secrets accusés d’avoir pillé le pays dans les années 1990. En revanche, pour une partie de ceux qui se reconnaissaient dans les protestations de l’hiver, « moral » était un mot trop vague et abstrait qui était supposé dissimuler les seuls intérêts de la classe minoritaire des résidents riches et éduqués de Sofia. Cette dernière interprétation a été renforcée par des politiciens et des médias proches de la coalition gouvernementale qui suggéraient au sujet des protestations de l’été qu’il s’agissait en fait d’une manifestation de la « lutte des classes »33. Il y avait même des accusations selon lesquelles ces protestations auraient été organisées et financées par des membres bulgares du réseau du milliardaire George Soros et de l’Institut « Open Society », qui auraient voulu imposer les valeurs du « capitalisme radical »34. Ce conflit des interprétations met bien en évidence que les traumatismes et les controverses des années 1990 sont encore loin d’être surmontés, et que leurs significations imaginaires continuent à fournir les schémas interprétatifs des événements actuels en produisant des clivages et des oppositions. C’est ainsi que le clivage moral-social a divisé l’énergie protestataire des Bulgares en ne leur permettant pas de voir les liens et les médiations entre les deux termes, car rien n’empêche que les causes « morales » puissent avoir des justifications sociales ni que les causes « sociales » puissent se fonder sur des principes moraux.
Conclusion : succès ou échec des protestations ?
La question du succès ou de l’échec des protestations s’est posée dans toutes les sociétés où il y a eu des protestations comparables. Les réponses qu’on y a apportées ont souvent été pareillement insatisfaisantes. Par exemple, en prenant le cas bulgare, si on dit que les protestations ont réussi, on se voit presque dans l’impossibilité d’en fournir des preuves. Mais si on dit qu’elles ont échoué, ce qui semble plus facile à prouver, on garde l’impression de sous-estimer leur importance et de ne pas saisir leur signification. En quoi donc ces protestations ont-elles réussi et en quoi ont-elles échoué ?
Si on évalue les protestations bulgares à la lumière de leurs objectifs proclamés, on constate qu’elles ont très peu réussi. Certes elles ont réussi à annuler la nomination de Delyan Peevski comme directeur de l’Agence d’État « Sécurité Nationale », mais elles n’ont pas obtenu la démission du gouvernement. En provoquant un tremblement de terre dans la vie politique bulgare, les protestations de l’été 2013 ont peut-être contribué à cette démission, qui est venue un an plus tard, en juillet 2014, mais elles n’en étaient pas pour autant la cause directe. Quant à l’objectif plus fondamental – transformer le modèle politique bulgare en dissolvant les liens obscurs entre clans oligarchiques et classe politique –, il est également difficile de parler de réussite.
Si on évalue les protestations non pas au regard de leurs objectifs concrets, mais dans la seule perspective des nouveaux moyens de protester qu’ils ont mobilisés, notamment l’impressionnant répertoire artistique qu’elles ont déployé, on peut parler de réussite et certains chercheurs parlent même d’une réussite totale. Par exemple, dans son interprétation des protestations, la politiste bulgare Anna Krasteva évalue positivement leur esthétisation et met en avant « la créativité, l’expérimentation comme expression et outil pour la formation d’acteurs sociaux définis dans la perspective de l’authenticité, de l’innovation, de la contestation »35. On pourrait néanmoins objecter que, si on isole l’aspect esthétique des protestations de toute finalité, si on coupe les acteurs sociaux de toute affiliation et de toute normativité, on risque de créer l’illusion que les acteurs sociaux se créent eux-mêmes comme citoyens, que ce sont eux qui inventent et choisissent librement les formes de citoyenneté qu’ils incarnent36. Ne serait-ce pas une prétention démesurée ? Les protestataires peuvent être artistes et musiciens, mais : est-ce qu’ils s’en trouvent profondément transformés ? Ils peuvent épater leurs concitoyens, mais : à quel point les touchent-ils et les gagnent-ils pour leur cause ? Tout en reconnaissant l’importance et l’originalité de la dimension esthétique des protestations, il me semble que fonder leur interprétation exclusivement sur leur aspect artistique, carnavalesque, créateur, risquerait de produire des surinterprétations.
La signification des protestations et leur finalité – une finalité au deuxième degré – peuvent être clarifiées en référence au mot « communauté » qui revient dans plusieurs commentaires et analyses. De quelle communauté s’agit-il ? Il s'agit d’une communauté qui n'a pas d'idéologie commune, qui ne se réfère pas à un parti politique, qui ne renvoie pas à un groupe socio-professionnel en particulier, qui ne repose pas non plus sur des structures préexistantes. Il s’agit donc d’une communauté qui, à proprement parler, n'a pas d'identité collective, et qu’on ne peut ni reproduire, ni mobiliser telle quelle une deuxième fois, ni même définir avec précision. Le mot « communauté » est-il donc convenable pour désigner les protestataires ou ce que les protestations ont engendré ? Certains analystes, eux-mêmes protestataires, l’utilisent dans l’intention de surmonter, d’une manière ou d’une autre, l’opposition interprétative des protestations de l’hiver et des protestations de l’été, et les divisons de classe qu’elle implique.
Ainsi, le journaliste Toni Nikolov, tout en adoptant à son tour une stylistique poétique, essaie de réunir les images antagonistes des protestataires qu’en donnent Gospodinov et Dareva dans une image unifiée où les clivages, sociaux ou culturels, sont dépassés :
Ils sont nombreux, mais ils sont aussi très divers : jeunes et vieux, ceux qui ont réussi et ceux que la vie n’a pas épargnés, de la droite et de la gauche, des « verts », des agnostiques et des chrétiens, même des prêtres, des vélocipédistes, des patineurs et des piétons endurcis, des enfants dans des landaus ; personne ne sait en fait combien ils sont et qui ils sont…37.
La communauté des protestataires, qui ne se laisse pas définir par les catégories habituelles de la description empirique, se fonde selon l’auteur sur un « sentiment de justice blessé ».
Pareillement à Nikolov, le politiste Deyan Kyuranov considère lui aussi que l’opposition des deux protestations doit être surmontée pour rétablir la communauté des citoyens. Mais pour lui, c’est une tâche qui reste à accomplir :
Coûte que coûte, rétablissons la communauté des gens en Bulgarie […] Les protestataires de février doivent comprendre que le cas « Peevski » concerne tout le monde chez nous. Et les protestataires de juin doivent comprendre que chez nous un homme sur quatre vit dans la pauvreté absolue, ce qui est encore plus indécent que le cas « Peevski »38.
Ces deux dernières interprétations, malgré des différences, ouvrent une perspective plus productive sur les protestations bulgares de 2013 : la véritable finalité de ces protestations réside non pas dans leurs effets immédiats, mais dans leur contribution à établir ou à rétablir la communauté des citoyens. Celle-ci est conçue, non pas comme une communauté substantielle, fondée sur des principes exclusifs comme l’ethnie ou la classe sociale, mais comme une communauté politique, fondée sur des principes inclusifs comme la justice et la liberté inscrits dans les sentiments moraux des citoyens. Une telle communauté est inclusive au sens où elle inclut en principe tous les citoyens, sans discrimination, par-delà leurs différences sociales, politiques et culturelles. En ce sens, elle ne se constitue comme communauté que vis-à-vis du pouvoir politique et elle est prête à se mobiliser à chaque fois que celui-ci blesse ses sentiments moraux. C’est notamment la constitution d’une telle communauté à travers des protestations civiques qui est censée surmonter les pathologies de la démocratie bulgare et restituer le pouvoir politique dans son rôle légitime de serviteur des citoyens.
Les protestations civiques bulgares de 2013 n’ont pas réussi à constituer durablement une telle communauté et il n’est pas du tout certain qu’elles soient à elles seules en mesure de la constituer. Il n’est pas non plus certain que, même constituée, une telle communauté politique – « minimale » et éphémère si elle n’émerge qu’aux temps de protestations – soit à elle seule suffisante pour garantir une démocratie vivante. Enfin, on pourrait demander, comme y insistent les adversaires des protestations de l’été, si une telle communauté est « politique », à savoir centrée sur des valeurs et des principes capables de soutenir des projets politiques, ou seulement « esthétique », et consistant en un rassemblement d’individus pour lesquels la politique est une autre source de divertissements, partagés mais passagers39. Tous ces doutes étant pris en compte, il n’en reste pas moins que c’est l’idée d’une telle communauté des citoyens qui permet le mieux de rendre compte du sens des protestations bulgares et de les inscrire dans une perspective historique ouverte sur l’avenir40.
"Je voudrais remercier la rédaction du journal Dnevnik et plus particulièrement Mme Maria Velkovska, rédactrice en chef adjointe du journal, de m'avoir offert les photos pour cette publication."
Boyan Znepolski.
Notes
1
Ce travail a été réalisé dans le cadre du laboratoire d’excellence Tepsis, portant la référence ANR-11-LABX-0067 et a bénéficié d’une aide au titre du Programme Investissements d’Avenir.
2
Il s’agit des gouvernements du premier ministre Boyko Borissov (2009-2013), qui a démissionné sous la pression des protestations de l’hiver (février) 2013, et du premier ministre Plamen Orecharski (2013-2014) qui a été contesté par les protestations de l’été (juin-septembre) 2013.
3
Dans les différentes sciences sociales, les débats sur la force explicative des principes moraux font longue date. Selon certains chercheurs, pour autant que les principes moraux auxquels les acteurs se réfèrent explicitement ne correspondent que très rarement à leurs raisons d’agir effectives, il n’est pas prioritaire de les prendre en compte pour comprendre leurs actions. Selon d’autres, que nous soutenons ici, même si une telle correspondance ne saurait être postulée, les idéaux et les principes moraux des acteurs doivent toujours être pris en compte lors de l’élucidation de leurs actions. Cf. Quentin Skinner, Visions of Politics, vol. I : Regarding Method, Cambridge, Cambridge University Press, 2002.
4
Dans une analyse consacrée aux différents types de mouvements sociaux, « Après les nouveaux mouvements sociaux », Michel Wieviorka distingue deux approches principales. Selon la première, rapportée aux noms de Charles Tilly et d’Anthony Obershall, le concept de mouvement social désigne : « les conduites rationnelles d’acteurs collectifs tentant de s’installer au niveau d’un système politique, de s’y maintenir et d’étendre leur influence en mobilisant toutes sortes de ressources, incluant le cas échéant la violence. » Selon la deuxième, rapportée au nom d’Alain Touraine, le concept désigne : « l’action d’un acteur dominé et contestataire s’opposant à un adversaire social pour tenter de s’approprier le contrôle de ce qu’Alain Touraine appelle l’historicité, c’est-à-dire des principales orientations de la vie collective. » (Michel Wieviorka, Neuf leçons de sociologie, Paris, Fayard/Pluriel, 2010, p. 114.) Si on prend en considération la distinction introduite par Wieviorka, les nouveaux mouvements protestataires devraient s’inscrite dans le cadre de la seconde approche, celle de Touraine, plutôt que dans celle de Tilly et d’Obershall. Il reste quand même à clarifier les rapports entre les mouvements sociaux (classiques et nouveaux) et les nouveaux mouvements protestataires. À ce sujet, voir aussi Charles Tilly, Sidney Tarrow, Politique(s) du conflit. De la grève à la révolution, Paris, Presses de sciences Po, 2008.
5
Nilüfer Göle souligne à la fois la différence entre les « mouvements de la société civile » et les « nouveaux mouvements protestataires » et leur compatibilité de principe. D’un côté, les deux types de mouvements sont irréductibles l’un à l’autre : « The participants converge around claims for pluralism, dignity and justice. These new protest movements are different from the organized political movements of the past and they lack a core ideology. They are also different from the identity movements of the 1980s, such as feminism or Islamism, yet they generate a sense of cohesion, a collective force that enables them to mobilize civic resistance ». D’un autre côté, leur compatibilité apparaît : « The protesters attending the new protest movements might be members of such civil society movements – such as the feminist, green, gay, religious, leftist or trade-union movements – but they are present in the public square, park or street as individuals, as people, not as representatives of their particular movement(s) » (Nilüfer Göle, « Public space democracy », Eurozine, le 29 juillet 2013).
6
Jusqu’à 2007 la problématique sociale – inégalités sociales, injustice sociale, manque de reconnaissance – était quasiment absente des débats dans la sphère publique. À ce sujet je me permets de faire référence à mon article : Boyan Znepolski, « La critique sociale en Bulgarie aujourd’hui : typologie des genres critiques », Dossier : « Quelle critique sociale aujourd’hui ? » in Divinatio, Spring-Summer, vol. 32, 2011, p. 57-72.
7
Ici je me réfère aux analyses d’Albert Hirschman dans Shifting Involvements : Private Interest and Public Action. Dans son livre, Hirschman souligne que tout tournant historique important devrait toujours être compris par la combinaison de facteurs « fondamentaux » et « contingents » ou ce qu’il appelle « volition de second ordre » et « événement déclenchant effectif » (Albert O. Hirschman, Shifting Involvements : Private Interest and Public Action. Princeton, NJ, Princeton University Press, 1982). Dans le cas des protestations civiques de 2013 en Bulgarie, les volitions de second ordre consistaient dans l’hostilité générale à l’égard de la classe politique, tandis que les événements catalyseurs consistaient, comme nous allons voir, dans la hausse des charges des domiciles et dans une nomination politique scandaleuse.
8
À l’époque une énorme énergie s’est investie dans la production de toutes sortes de pétitions, déclarations, propositions de réformes politiques, qui prévoyaient la suppression du système électoral proportionnel et sa substitution par un système à cent pour cent majoritaire, l’élimination des partis politiques comme sujets politiques et leur substitution par des comités constitués par des citoyens, etc.
9
Les protestations ont duré plus de 400 jours, sans relâche mais avec une moindre intensité après l'automne 2013, jusqu'à la démission du gouvernement « Orecharski », le 23 juillet 2014.
10
Je reprends ici un terme d’une des pancartes les plus populaires des protestations de juin. Au-dessus, il y avait des dessins des figures de Plamen Oresharski (Premier Ministre), de Sergueï Stanichev (Chef du Parti socialiste bulgare, membre de la coalition gouvernementale), de Lyutvi Mestan (Chef du Mouvement pour les droits et libertés, membre de la coalition gouvernementale), de Volen Sidérov (Chef du parti nationaliste Attaque) et de Dimitar Tsatsarov (procureur général) ; juste au-dessous, en grosses lettres capitales, il y avait l’inscription « LES RÉPUGNANTS ». Son interprétation requerrait une recherche à soi seule, la question étant de savoir pourquoi les protestataires ont exprimé leur colère de manière moralo-esthétique. Les gouvernants, et la classe politique en général, étaient considérés à ce point immoraux (corrompus, cyniques) qu’ils ne pouvaient plus être traités sur un pied d’égalité avec les citoyens, leur immoralité ayant porté atteinte à leur qualité d’êtres humains. C’est pourquoi ils n’étaient pas simplement accusés, injuriés, mais rejetés avec répugnance comme étant moralement inférieurs aux citoyens ordinaires. On pourrait se demander si une telle attitude ne trahissait pas cependant, en arrière-fond, un sentiment d’impuissance : si on ne peut rien faire contre les élites politiques jugées immorales, on peut au moins les mépriser.
11
Sous cet aspect, les protestations de Sofia témoignent d’une proximité avec les protestations de Roumanie et d’une certaine différence avec celles d’Istanbul. Le mouvement de Gezi Park articulait la contestation de l’autoritarisme du régime d’Erdogan avec la mise en cause du néocapitalisme. Le mouvement se considérait en continuité avec les protestations contre le FMI et la Banque mondiale qui avaient eu lieu à Seattle, à Prague, à Gênes, et avec les forums européens sociaux de Florence et d’Athènes. Les protestataires se référaient aux œuvres d’auteurs comme Naomie Klein, Chris Harman, Christophe Agiton, Tony Cliff, Toni Negri et Michael Hardt. Toutes ces références « sociales » et tout ce fond théorique étaient absents des protestations à Sofia. Elles étaient absentes même des protestations de l’hiver 2013 dites « sociales ». Sur les aspects anti/alter-globalisation du mouvement de Gezi Park, voir Selin B. Gümrükçü, « Diffusion of Protests : Anti/Alter-Globalization Movement and Gezi Park Protests in Turkey », in P. Gueorguieva, A. Krasteva, La rue et l’e-rue. Nouvelles contestations citoyennes, Paris, L’Harmattan, 2015, p. 175-189.
12
Sur les protestations civiques en Roumanie, en 2012 et en 2013, voir Alexandra Iancu, « Expliquer l’échec. Nouvelles formes de protestations et réveil des citoyens absents dans le cas roumain », in P. Gueorguieva, A. Krasteva, La rue et l’e-rue. Nouvelles contestations citoyennes, Paris, L’Harmattan, 2015, p. 107-130.
13
Sur le profil social des protestataires de Gezi park et sur les valeurs auxquelles ils se référaient, voir Nilüfer Göle, « Public space democracy », sur le site Eurozine (le 29 juillet 2013).
14
Evguenyi Daynov, « What just happened ? », in D. Smilov, L. Vayssova, Protestut. Analisi i positzii v bulgarskata pressa : liato 2013 (La protestation. Analyses et positions dans la presse bulgare : été 2013), Sofia, Iztok/Zapad, 2014, p. 46.
15
Evguenyi Daynov, « What just happened ? », in D. Smilov, L. Vayssova, Protestut. Analisi i positzii v bulgarskata pressa : liato 2013 (La protestation. Analyses et positions dans la presse bulgare : été 2013), Sofia, Iztok/Zapad, 2014, p. 46.
16
Yavor Gardev, « Bount za samouvajenie » (« La révolte de l’estime de soi »), in D. Smilov, L. Vayssova, Protestut. Analisi i positzii v bulgarskata pressa : liato 2013 (La protestation. Analyses et positions dans la presse bulgare : été 2013), Sofia, Iztok/Zapad, 2014, p. 116.
17
Stoyan Radev, « Na protest kato na protest » (« À la protestation comme à la protestation »), in D. Smilov, L. Vayssova, Protestut. Analisi i positzii v bulgarskata pressa : liato 2013 (La protestation. Analyses et positions dans la presse bulgare : été 2013), Sofia, Iztok/Zapad, 2014, p. 119.
18
Tsotcho Boyadjiev, « Photographia i protest » (« Photographie et protestation »), in D. Smilov, L. Vayssova, Protestut. Analisi i positzii v bulgarskata pressa : liato 2013 (La protestation. Analyses et positions dans la presse bulgare : été 2013), Sofia, Iztok/Zapad, 2014, p. 125-126.
19
Yavor Gardev, « Bount za samouvajenie » (« La révolte de l’estime de soi »), in D. Smilov, L. Vayssova, Protestut. Analisi i positzii v bulgarskata pressa : liato 2013 (La protestation. Analyses et positions dans la presse bulgare : été 2013), Sofia, Iztok/Zapad, 2014, p. 115.
20
Tsotcho Boyadjiev, « Photographia i protest » (« Photographie et protestation »), in D. Smilov, L. Vayssova, Protestut. Analisi i positzii v bulgarskata pressa : liato 2013 (La protestation. Analyses et positions dans la presse bulgare : été 2013), Sofia, Iztok/Zapad, 2014, p.128.
21
Samouïl Petkanov, « Ne e normalno » (« Ce n’est pas normal »), in D. Smilov, L. Vayssova, Protestut. Analisi i positzii v bulgarskata pressa : liato 2013 (La protestation. Analyses et positions dans la presse bulgare : été 2013), Sofia, Iztok/Zapad, 2014, p. 74.
22
Alexander Kiossev, « Tova e protestut na moralnoto vuzmuchtenie » (« C’est la protestation de l’indignation morale »), in D. Smilov, L. Vayssova, Protestut. Analisi i positzii v bulgarskata pressa : liato 2013 (La protestation. Analyses et positions dans la presse bulgare : été 2013), Sofia, Iztok/Zapad, 2014, p. 155.
23
Kalin Yanakiev, « Otvratitelnite » (« Les répugnants »), in D. Smilov, L. Vayssova, Protestut. Analisi i positzii v bulgarskata pressa : liato 2013 (La protestation. Analyses et positions dans la presse bulgare : été 2013), Sofia, Iztok/Zapad, 2014, p. 59.
24
Kalin Yanakiev, « Otvratitelnite » (« Les répugnants »), in D. Smilov, L. Vayssova, Protestut. Analisi i positzii v bulgarskata pressa : liato 2013 (La protestation. Analyses et positions dans la presse bulgare : été 2013), Sofia, Iztok/Zapad, 2014, p. 60.
25
Yavor Gardev, « Bount za samouvajenie » (« La révolte de l’estime de soi »), in D. Smilov, L.Vayssova, Protestut. Analisi i positif v bulgarskata pressa : liato 2013 (La protestation. Analyses et positions dans la presse bulgare : été 2013), Sofia, Iztok/Apad, 2013, p. 112.
26
Gueorgui Gospodinov, « Protestirachtiat tchovek e krassiv » (« L’homme qui proteste est beau »), in D. Smilov, L. Vayssova, Protestut. Analisi i positzii v bulgarskata pressa: liato 2013 (La protestation. Analyses et positions dans la presse bulgare : été 2013), Sofia, Iztok/Zapad, 2014, p. 159.
27
Gueorgui Gospodinov, « Protestirachtiat tchovek e krassiv » (« L’homme qui proteste est beau »), in D. Smilov, L. Vayssova, Protestut. Analisi i positzii v bulgarskata pressa: liato 2013 (La protestation. Analyses et positions dans la presse bulgare : été 2013), Sofia, Iztok/Zapad, 2014, p. 159-60.
28
Kalin Yanakiev, « Otvratitelnite » («Les répugnants»), in D. Smilov, L. Vayssova, Protestut. Analisi i positzii v bulgarskata pressa : liato 2013 (La protestation. Analyses et positions dans la presse bulgare : été 2013), Sofia, Iztok/Zapad, 2014, p. 61.
29
Kalin Yanakiev, « Otvratitelnite » (« Les répugnants »), in D. Smilov, L. Vayssova, Protestut. Analisi i positzii v bulgarskata pressa : liato 2013 (La protestation. Analyses et positions dans la presse bulgare : été 2013), Sofia, Iztok/Zapad, 2014, p. 61.
30
Velislava Dareva, « Bountut na sitite » (« La protestation des repus »), in D. Smilov, L. Vayssova, Protestut. Analisi i positzii v bulgarskata pressa : liato 2013 (La protestation. Analyses et positions dans la presse bulgare : été 2013), Sofia, Iztok/Zapad, 2014, p. 169.
31
Velislava Dareva, « Bountut na sitite » (« La protestation des repus »), in D. Smilov, L. Vayssova, Protestut. Analisi i positzii v bulgarskata pressa : liato 2013 (La protestation. Analyses et positions dans la presse bulgare : été 2013), Sofia, Iztok/Zapad, 2014, p. 169.
32
Je fais référence ici à l’expression célèbre de Max Weber, qu’il utilise, dans sa conférence « Le métier et la vocation de savant » (Wissenschaft als Beruf), en 1917, pour souligner le caractère irréconciliable du conflit des valeurs dans le monde moderne.
33
À ce propos, l’article La lutte des classes n’est pas révolue – il y a toujours des intérêts qui combattent d’autres intérêts d’Anton Koutev, à cette époque député du Parti socialiste bulgare, est tout à fait exemplaire (Anton Koutev, « Klassovata borba ne e otjivelitsa – ima si interessi srechtu interessi » (« La lutte des classes n’est pas révolue – il y a toujours des intérêts qui combattent d’autres intérêts »), 24 tchassa (numéro du 29 juin 2013), p. 11.
34
Un très bon exemple de cette propagande est le texte du journaliste Todor Korouev : Todor Korouev, « Sorossoïdi », Douma (numéro du 21 août 2013), [Consulté le 22 février 2016].
35
Anna Krasteva, « Devenir citoyen par l’e-rue. L’émergence de l’e-citoyenneté contestataire », in P. Gueorguieva, A. Krasteva, La rue et l’e-rue. Nouvelles contestations citoyennes, Paris, L’Harmattan, 2015, p. 38.
36
On pourrait trouver l’indice d’une telle vision démiurgique des protestataires dans les mots suivants d’Anna Krasteva : « Le discours joue un rôle central dans l’univers contestataire d’où sa fonction performative – non pas de représentation, mais de création de la réalité. La performativité du discours contestataire – faire le monde avec les mots – est élevée sur un piédestal ». Cf. Anna Krasteva, « Devenir citoyen par l’e-rue. L’émergence de l’e-citoyenneté contestataire », in P. Gueorguieva, A. Krasteva, La rue et l’e-rue. Nouvelles contestations citoyennes, Paris, L’Harmattan, 2015, p. 39.
37
Toni Nikolov, « 3000 », in D. Smilov, L. Vayssova, Protestut. Analisi i positzii v bulgarskata pressa : liato 2013 (La protestation. Analyses et positions dans la presse bulgare : été 2013), Sofia, Iztok/Zapad, 2014, p. 185.
38
Deyan Kyuranov, “Da Vuzstanovim obshtnostta” (Rétablissons la communauté), in D. Smilov, L. Vayssova, Protestut. Analisi i positzii v bulgarskata pressa : liato 2013 (La protestation. Analyses et positions dans la presse bulgare : été 2013), Sofia, Iztok/Zapad, 2014, p. 207-208.
39
Je reprends la notion de « communauté esthétique » à Zygmunt Bauman qui l’oppose à la « communauté éthique ». Selon lui, la « communauté esthétique » se définit par le caractère superficiel, éphémère et artificiel des liens entre les individus qui y prennent part. Elle n’implique ni l’idée d’appartenance ni celle de responsabilités éthiques ou d’obligations durables. Organisées autour de divers idoles ou événements, les communautés « esthétiques » ou « carnavalesques » se font et se défont au gré des individus et elles ne menacent en rien leur autonomie individuelle. Il s’ensuit aussi que de telles communautés ne peuvent rien produire de significatif et de durable. Voir Zygmunt Bauman, Community. Seeking Safety in an Insecure World, Cambridge, Polity Press, 2001.
40
On pourrait penser la communauté à laquelle aspirent ces protestations civiques à la lumière de la définition par Axel Honneth de la communauté en politique : « En politique, le concept de communauté sert le plus souvent aujourd’hui à mettre en relief ces formes de participation communautaires qui doivent s’inscrire dans les conditions nécessaires d’une démocratie vivante. On considère que les chances d’une telle participation sont d’autant plus grandes que les sujets peuvent se savoir activement liés à un objectif commun. Ici, le concept de « communauté » est donc utilisé pour montrer, dans l’esprit du pragmatisme américain, que plus l’attachement commun aux valeurs est fort, plus la participation est active. » Cf. Axel Honneth, « Communauté », in M. Canto-Sperber, Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, PUF/Quadrige, 2004, p. 343.
Bibliographie
Zygmunt Bauman, Community. Seeking Safety in an Insecure World, Cambridge, Polity Press, 2001.
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