Les références historiques dans le discours public hongrois sur la guerre en Ukraine
Associate Professor

(Université Eötvös Loránd (ELTE) - Institut d’études historiques)

Dans le contexte de l’agression russe contre l’Ukraine, deux parallèles historiques hongrois apparaissent d’une manière prépondérante dans le discours public hongrois et international. Le plus souvent, c’est la référence à l’écrasement de la révolution de 1956 par l’armée soviétique et un peu plus rarement, la référence à la guerre d’indépendance de 1848-1849, lorsque la cour de Vienne, en dernier recours, demanda l’intervention du tsar. L’armée russe mit alors rapidement fin au soulèvement hongrois1.

Dans cet article, j’aimerais donner un bref aperçu de la manière dont ces références historiques apparaissent dans le discours sur l’Ukraine en Hongrie. Pour ce faire, je me suis appuyé sur les sites internet hongrois que j’ai examinés entre le 24 février et le 10 octobre 2022. Cette méthode restitue le contexte dans lequel l’internaute hongrois a pu trouver ces références historiques en rapport avec la guerre en Ukraine. Cela inclut les opinions étrangères, telles qu’elles ont été rapportées dans la presse hongroise en ligne. Cet article prend en compte 27 articles et reportages. Bien entendu, ce chiffre ne correspond pas au nombre de textes utilisant des références historiques relatives à la guerre d’Ukraine et publiés au cours de la période étudiée. Outre le risque d’erreur inhérent à la méthode d’analyse appliquée, cela est principalement dû au fait que de nombreuses opinions, déclarations des politiciens, etc. ont été publiées simultanément par plusieurs sites sous une forme ou une autre. En ce qui concerne les médias hongrois actuels, il convient de signaler qu’ils peuvent être divisés en deux groupes : d’une part, les organes de presse contrôlés par le parti au pouvoir depuis 2010 et qui promeuvent l’opinion et la propagande gouvernementale, d’autre part, ce que nous pourrions appeler la presse libre indépendante, qui comprend bien sûr des organes de droite, conservateurs, de gauche et d’opinion libérale. Ces références historiques sont utilisées par un très large éventail d’acteurs sociaux. Dans ce qui suit, je citerai d’abord des discours de politiciens, ensuite des artistes, des journalistes et des historiens, puis j’essaierai de tirer quelques conclusions.

Le parallèle entre la révolution hongroise de 1956 et l’agression russe contre l’Ukraine est apparu presque immédiatement dans le discours public. Le 25 février le président de la République hongroise a fait la déclaration suivante : « L'agression russe contre l’Ukraine est l’une des plus grandes actions militaires observées en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale, mais la Hongrie a dû subir un sort similaire en 1956. » Le président János Áder a également déclaré que la Hongrie soutenait les positions de l’UE et de l’OTAN, qu’elle condamnait fermement l’attaque russe, qu’elle contribuait aux sanctions contre la Russie et qu’elle les appliquerait fermement. La Hongrie, selon lui, considérait l’agression russe comme une grave violation du droit international et une trahison des engagements internationaux pris précédemment par Moscou. János Áder a aussi déclaré que cette agression avait été décidée par le régime de Poutine et non provoquée par le gouvernement de Kiev. À la lumière de la politique ultérieure du gouvernement hongrois, cette prise position antipoutiniste et pro-ukraine peut sembler surprenante. Sans m’étendre sur une explication possible, je me contente de souligner qu’en Hongrie, le président de la République n’a pas d’influence directe et substantielle sur la politique du gouvernement et que, de plus, Áder était à la fin de son mandat présidentiel2.

Tout en condamnant alors fermement l’agression russe, le président a également précisé que « les Hongrois vivaient tout ce qui vient d’arriver à l’Ukraine dans le cadre de la journée hongroise de commémoration des victimes du communisme3 ». En effet, comme l’a décidé le Parlement hongrois en 2011, cette commémoration tombe exactement le 25 février. Par cette allusion, le président rappelait non seulement l’invasion militaire soviétique, mais il plaçait aussi la révolution de 1956 dans une sorte de cadre interprétatif, en se référant à son aspect anticommuniste.

Ensuite, je n’ai plus trouvé de références à la révolution de 1956 ni à celle de 1848 dans le discours des politiciens du parti au pouvoir, à l’exception d’un interview de Viktor Orbán à la télévision allemande où il disait que les Hongrois savaient bien ce qu’est une agression car en 1956, la Hongrie avait subi le sort de la ville ukrainienne Boutcha mais que « notre Zelenszkij (allusion à Imre Nagy) a été pendu après la révolution4 ».

Il y a en revanche beaucoup plus de références historiques du côté des politiciens de l’opposition. À l’approche des élections législatives d’avril5 par exemple, le candidat de l’opposition au poste de Premier ministre a déclaré : « l’Ukraine mène aujourd'hui notre guerre ». Il a rappelé que les Hongrois, y compris les jeunes, ont défendu leurs droits et leur liberté en 1848 et en 1956, mais qu’à chaque fois ils ont été vaincus dans leur lutte pour la liberté, avec l’intervention des troupes russes. C’est pourquoi, a-t-il poursuivi, « nous avons le devoir moral de sympathiser avec toutes les nations dont la liberté est écrasée par les chars et les missiles d’un tyran ». Il a également souligné que les Hongrois attendaient l’aide de l’Occident de la même manière que l’Ukraine aujourd’hui, et qu’ils se souviennent encore qu’à l’époque ils avaient été laissés seuls. Ils devaient donc faire preuve de solidarité avec les Ukrainiens6.

Du côté du gouvernement, en revanche, l’explication avancée fut qu’il s’agissait essentiellement d’une guerre russo-américaine en Ukraine – comme le déclara, au mois de mai, un secrétaire d’État devant le parlement. La presse d’opposition ne tarda pas à réagir en affirmant que ces propos ressemblaient beaucoup à la propagande russe, à savoir que l’Ukraine n’était pas indépendante, mais qu’elle était sous influence occidentale et surtout américaine, et qu’elle était dirigée par des nazis. Ce récit – rappelons-le – est essentiellement le même que l’explication russe de la révolution de 1956, selon laquelle les services secrets américains et les fascistes hongrois étaient en réalité derrière les événements. Cette interprétation qui dénigre les révolutionnaires hongrois reste d’actualité et le journaliste cite à l’appui plusieurs programmes de la télévision russe pro-Poutine à l’occasion du 50e et 60e anniversaires de la révolution7.

Des références à 1956 sont également apparues sur la scène internationale. Dans un discours prononcé à Varsovie, Joe Biden a déclaré :

« Cela vient après la Hongrie en 1956, la Pologne en 1956 puis en 1981, la Tchécoslovaquie en 1968. Les chars soviétiques ont réprimé les soulèvements démocratiques, mais la résistance s’est poursuivie jusqu’à ce que, finalement, en 1989, le mur de Berlin tombe, les murs de la domination soviétique tombent, le peuple a gagné8. »

Cette comparaison eut un écho ambigu en Hongrie. La presse indépendante l’a largement reprise en imprimant quasi unanimement sur ses couvertures que, selon Biden, l’Ukraine se battait comme la Hongrie en 1956. En revanche, la plupart des journaux pro-gouvernementaux n’en ont tout simplement pas parlé, un grand site d’information a même publié un article remettant en question la légitimité de cette analogie. En s’adressant au président américain, l’auteur dresse une longue liste des raisons pour lesquelles la révolution de 1956 ne peut être comparée à la guerre en Ukraine. Ainsi, selon lui, par exemple, il n’y avait pas de minorité russe significative en Hongrie ; la Hongrie n’avait pas d’histoire commune séculaire avec la Russie ni de langue similaire à celle des Russes ; la Hongrie n’avait pas (ou n’a pas) de ressources minérales significatives ; en 1956, Imre Nagy (le Premier ministre, leader de la révolution) n’a pas envoyé les Hongrois à une mort insensée face à un adversaire à la supériorité évidente, évitant ainsi la destruction du pays. En 1956, la Hongrie n’a reçu aucune aide de l’Occident, ni millions de dollars, ni soutien politique intensif et aucune sanction n’a été imposée à l’Union soviétique. Il conclut :

« La Hongrie n’a jamais été l’avant-poste d’une superpuissance lointaine. Le peuple hongrois – comme il l’a toujours fait à travers l’histoire – s’est battu exclusivement pour la liberté et l’indépendance de la nation hongroise, mais il a souvent défendu des pays plus fortunés et plus riches dans sa lutte. Nous n’avons jamais été remerciés pour cela, mais nous ne l’attendions pas. Et aujourd’hui, il n’est guère juste de demander à une nation qui a été (également) abandonnée en 1956 d’être entraînée dans une guerre moralement inacceptable mais quand même fondée sur des intérêts difficiles à déchiffrer9. »

Parmi les commentaires étrangers, un tweet du grand comédien anglais John Cleese, à la veille des élections législatives hongroises, eut un grand écho :

« Question for Hungarian voters: The brutal invasion of Hungary in 1956 was carried out by

A: The Ukrainians

B: The Russians.

Answers on your voting card, please10. »

L’historienne Mária Schmidt, figure clé de la politique mémorielle du gouvernement actuel, a immédiatement répondu à l’acteur britannique : « L’invasion a été menée par les troupes soviétiques, mais aussi avec des soldats ukrainiens. Les Soviétiques ont envahi la Hongrie sur décision de l’ukrainien Khrouchtchev. » Peu de temps après, cependant, une journaliste a informé Mária Schmidt du fait que Khrouchtchev n’était pas d’origine ukrainienne, mais cette dernière a également corrigé John Cleese en soulignant que sa question n’était pas correcte historiquement11.

Les Ukrainiens tentent d’utiliser les références historiques hongroises pour mobiliser l’opinion publique et critiquer la politique du gouvernement Victor Orbán. À la veille du 15 mars, jour de fête nationale commémorant la révolution de 1848, le ministre ukrainien des affaires étrangères a publié sur Facebook un message qui a été largement diffusé dans la presse en ligne :

« En lisant les déclarations de mon collègue Péter Szijjártó (ministre des Affaires étrangères du gouvernement Orbán), je commence à douter qu’il se souvienne de la révolution de 1848-1849 lorsque l’armée russe a écrasé la lutte hongroise, ou de 1956, lorsque les chars soviétiques ont écrasé leur liberté dans les rues de Budapest et que les Hongrois ont demandé en vain l’aide de l’Occident [...] Lajos Kossuth, le leader de la révolution de 1848, disait que la liberté appartient à tout le monde. Je crois qu’aujourd’hui, il se tiendrait fermement aux côtés de l’Ukraine12. »

« Debout, Hongrois ! » La proclamation de Sandor Petöfi le 15 Mars 1848. Laszlo Bellony, fin du XIXe siècle.  Wikimedia Commons

« Debout, Hongrois ! » La proclamation de Sandor Petöfi le 15 Mars 1848. Laszlo Bellony, fin du XIXe siècle.

Les critiques à l’encontre du gouvernement hongrois sont également apparues lors des manifestations de solidarité en faveur de l’Ukraine, et les références historiques n’ont pas manqué. Je cite l’un des intervenants, qui est d’ailleurs un homme de théâtre très populaire :

« À l’époque soviétique, il était d’usage que les politiciens embrassent leurs camarades. Maintenant, nous avons la poignée de main. Dites alors au ministre hongrois des Affaires étrangères qu’il n’est pas obligatoire de faire du lèche-cul. »

Le metteur en scène a rappelé qu’en 1848 et en 1956, « notre slogan était “Vive la liberté hongroise, vive la patrie”. Mais souvenons-nous aussi de 1968, lorsque nous, alliés de l’Union soviétique, avons contribué à écraser le Printemps de Prague. Souvenons-nous, et ne tombons plus jamais dans le péché de la lâcheté. Vive la liberté ukrainienne, Russes, rentrez chez vous13. » Ce dernier, « Russes, rentrez chez vous » était l’un des slogans les plus répétés des manifestations de 1956, et il est profondément gravé dans la mémoire collective.

L’ambassadrice ukrainienne à Budapest a fait une déclaration similaire sur les politiciens du gouvernement Orbán :

« L’anniversaire de la révolution de 1848 approche et ils parlent de réduire les charges des ménages ? N’ont-ils pas honte ? La vie humaine n’est-elle pas plus importante ? Ont-ils le droit de célébrer le 15 mars, ceux qui font passer la réduction des factures d’électricité avant la liberté ?14 »

Ces déclarations ont provoqué une forte réaction dans le camp du parti au pouvoir. L’ambassadrice a reçu une lettre ouverte d’un journaliste très écouté de la presse pro-gouvernementale. Selon le journaliste, si l’ambassadrice connaissait l’histoire hongroise elle n’aurait pas fait une telle déclaration.

« Je voudrais vous dire que l’histoire de la Hongrie, qui a plus de mille ans, est l’histoire de nos luttes pour la liberté. Pendant des siècles, les Hongrois ont non seulement défendu leur patrie contre les Allemands, les Tatars, les Turcs, les Habsbourg et les Russes, mais aussi les frontières occidentales de l’Europe. Pourquoi devrions-nous avoir honte de nous ? Est-ce parce que nous nous sommes toujours battus pour notre souveraineté ? »

L’auteur évoque ensuite l’invasion du pays par les nazis en 1944 et par les Soviétiques après 1945, qui ont ensuite réprimé la révolution de 1956. Il mentionne, lui aussi, qu’il y avait des Ukrainiens parmi les soldats soviétiques. Il conclut sa lettre ouverte en disant que la Hongrie est un pays ami de l’Ukraine qui accueille des dizaines de milliers de réfugiés. Dans le même temps, il rappelle à l’ambassadrice les menaces auxquelles la minorité hongroise a été confrontée les dernières années en Ukraine, dans la région de Transcarpatie et que la Hongrie a également des intérêts nationaux, tels que la défense de sa souveraineté et de ses approvisionnements énergétiques15.

L’organe central du parti au pouvoir a publié début mai un article intitulé « L’exemple historique de Volodymyr Zelensky et d’Imre Nagy », qui, comme la lettre ouverte, vise également à donner une leçon d’histoire. Selon l’auteur, si les États-Unis ont condamné l’agression soviétique en 1956, le président américain de l’époque a donné feu vert à Khrouchtchev pour l’invasion de la Hongrie.

« Soixante-six ans ont passé. Les États-Unis déversent des armes et de l’argent dans la lutte d’autodéfense de l’Ukraine. Le citoyen hongrois naïf se demande : ce Zelensky est-il si intelligent ? Se pourrait-il que notre martyr Imre Nagy n’ait pas été aussi doué ? Imre Nagy n’était pas un politicien irréprochable, mais il a partagé le sort des Hongrois intrépides : il n’a pas demandé grâce devant le tribunal communiste qui l’a condamné à mort. En fait, Imre Nagy ne ressemblait pas à Zelensky. Il ne s’habillait pas en sous-vêtements militaires et ne blâmait pas les pays occidentaux pour n’avoir pas immédiatement envoyé des troupes et des armes. Sa personne n’était pas non plus appréciée et les chefs de gouvernement occidentaux ne se sont pas pressés d’accéder à ses demandes. Pourquoi ? Est-ce parce qu’il n’avait pas accédé au pouvoir grâce au soutien américain ? Est-ce parce qu’il ne représentait pas l’Occident et ne déclarait pas ce que celui-ci avait mis dans sa bouche ? Qu’il n’était pas corrompu et ne possédait pas de comptes bancaires secrets ? ».

Un peu plus loin, l’auteur évoque également la guerre d’indépendance de 1848-1849, et plus précisément le commandant en chef de l’armée hongroise qui, en 1849, avait déposé les armes devant le commandant de l’armée russe, non par lâcheté, mais parce qu’il s’est rendu compte – comme l’explique l’auteur de cet article – qu’il ne servait à rien de mener une bataille sans espoir contre une force plusieurs fois supérieure à la sienne.

Bien sûr, écrit l’auteur, « la guerre d’indépendance de 1848-1849 ne peut être comparée à la guerre qui a lieu dans notre voisinage. L’armée ukrainienne peut actuellement déployer une force importante contre les Russes, mais rien ne permet de dire ce que l’avenir apportera. Le président Zelensky est un bon acteur. Il joue maintenant le patriote dur. Vraisemblablement, il ne ressent pas le besoin d’étudier l’histoire hongroise et n’en tire donc aucune leçon pour lui-même. Tout ce que nous pouvons faire, c’est aider les réfugiés et prier : Dieu sauve la paix du monde16. »

Enfin, voyons les historiens qui se sont prononcés publiquement. Quelques jours après l’éclatement de la guerre, l’un des meilleurs historiens de la révolution de 1956, János M. Rainer a été interrogé par un journal indépendant sur les similitudes et les différences entre la révolution hongroise et la guerre ukrainienne. L’historien a donné un aperçu très nuancé, analysant en détail les différences entre les deux événements et situations historiques. En conclusion, il a toutefois souligné quelques similitudes fondamentales dont je ne cite que deux.

Tout d’abord, a-t-il déclaré, « les enjeux en Hongrie en 1956 étaient les mêmes qu’en Ukraine aujourd’hui : le choix entre l’Est et l’Ouest, ou du moins la possibilité du choix. La Hongrie se rebellait contre le régime soviétique, elle voulait l’indépendance dont la force gravitationnelle était clairement l’Occident, tout comme dans le cas de l’Ukraine aujourd’hui. »

Deuxièmement, selon l’historien : « Aux deux époques, dans les deux histoires, l’autodétermination et la patrie signifient presque la même chose. Il est également similaire que dans ces deux histoires la taille ne détermine pas qui est grand et qui est petit. Et dans les deux cas, il est clair de quel côté se trouve la justice morale. Même Viktor Orbán a dû s’incliner face à cette évidence17. »

Cette analyse d’historien a été reprise par plusieurs journaux indépendants. Dans les médias pro-gouvernementaux, cependant, j’ai trouvé une autre analyse historique comparant les deux événements. Pour la montrer les différences d’interprétation je citerai le passage suivant :

« La lutte hongroise pour la liberté était fondamentalement liée au fait que les Hongrois ne voulaient appartenir à la sphère d’influence d’aucune des grandes puissances, et la neutralité était l’objectif. Il n’y avait pas de laboratoires biologiques américains en Hongrie en 1956. Et surtout, il n’y a pas eu de flux d’armes de l’Occident vers les combattants de la liberté. »

Il ne s’agit donc pas ici d’un choix entre l’Est et l’Ouest, ni de l’attirance envers l’Occident, ni d’ailleurs du fait de savoir quel camp peut revendiquer la justice morale. Dans le même article, l’auteur évoque également le discours communiste selon lequel la révolution était une collaboration de criminels et de fascistes. Il s’agissait d’un élément clé de la politique mémorielle officielle du régime post-1956 de János Kádár. L’auteur souligne que – de façon similaire – Moscou parle de « dénazification » de l’Ukraine et que, par « dénazification », les Russes entendent l’adoption de la politique impériale soviétique et l’intégration de l’Ukraine dans une nouvelle « petite Union soviétique ». Mais d’autre part, il rappelle qu’un discours public radical et chauvin, une déshumanisation de l’adversaire, peuvent aussi être observés en Ukraine et que l’infâme division Azov n’est qu’un exemple d’une idéologie nazie manifeste, et enfin qu’il existe un certain nombre d’autres corps de volontaires ukrainiens similaires18.

Les soldats hongrois de Transcarpatie combattant en Ukraine commémorent la révolution de 1956

Les soldats hongrois de Transcarpatie combattant en Ukraine commémorent la révolution de 1956. Inscription: « Russes, rentrez chez vous » (slogan devenu populaire pendant la révolution).

Source : « Megemlékeztek 56-ról az Ukrajnában harcoló kárpátaljai magyar katonák », Maszol, 23 octobre 2022.

À la fin de ce tour d’horizon, je voudrais citer encore l’article d’un historien publié dans la perspective de la prochaine commémoration de la révolution de 1956 (la révolution a éclaté le 23 octobre, qui est désormais un jour férié officiel).

« Je me demande ce que le Premier ministre va dire aux descendants des gamins de Pest. [C’est á dire des jeunes ouvriers et étudiants de Budapest prenant l’arme contre les chars soviétiques et qui sont devenu le symbole de la résistance armée. GC.] Il est certain que le modèle de Viktor Orbán ne peut être un gamin de Pest qui a sacrifié sa vie pour son pays. Il sera remplacé par János Kádár, le secrétaire général du parti qui est revenu au pouvoir sur les baïonnettes de Moscou et qui, après avoir exécuté 300 personnes, a mis en œuvre le modèle typiquement hongrois qu’il prétendait être le meilleur pour le peuple. Le Premier ministre suit une tradition hongroise fatale en prenant le parti des vaincus moralement et politiquement, comme ce pays l’a fait en 1914, 1941 et 194419. »

Pour conclure, et sur la base de ces textes, je pourrais souligner les points suivants. Tout d’abord, il est presque caricatural de voir à quel point les références historiques sont subordonnées aux convictions politiques. Les différences dans l’usage des événements historiques hongrois reflètent le partage profond de l’opinion publique hongroise et, de fait, l’interprétation de la guerre en Ukraine et la mobilisation des références historiques dépendent largement de la prise de position vis-à vis du gouvernement Orbán.

Ensuite, dans l’invocation d’exemples historiques, on peut facilement identifier des motifs typiques de la mémoire collective traditionnelle et de l’historiographie hongroise remontant au moins au XIXe siècle. Il s’agit notamment du martyre des Hongrois, laissés seuls dans leur lutte pour les autres peuples européens. La Hongrie est défenseure du christianisme et de l’Occident, elle en est le dernier bastion. Un autre motif est de considérer l’histoire des Hongrois comme une série continue de luttes pour la liberté. C’est l’un des fondements de l’une des tendances dominantes de l’historiographie hongroise du XIXe siècle, la vision d’histoire nationaliste romantique. Cette tradition historiographique indépendantiste a été d’ailleurs récupérée par la politique mémorielle communiste dans les années 1950, dans le but de présenter la prise de pouvoir communiste comme l’accomplissement historique de ces luttes pour la liberté du pays. En fait, il s’agissait principalement des mouvements contre la domination des Habsbourg20.

En ce qui concerne plus particulièrement l’interprétation de la révolution de 1956, il faut rappeler que la participation en masse des ouvriers, des gens de gauche et des communistes était justement le plus grand problème du régime de János Kádár pour créer un récit historique crédible de ce qu’il appelait une contre-révolution. Or, cela semble être aussi un souci pour le pouvoir actuel et pour sa classe politique, mais en sens inverse. Ils mettent en avant l’anticommunisme, alors qu’il n’était qu’un aspect de la révolution parmi d’autres. N’oublions pas que Imre Nagy, qui est devenu son dirigeant, était un communiste convaincu. En fait, la révolution était très diverse et le véritable dénominateur commun de ces multiples revendications était l’abolition de la dictature et la fin de l’occupation soviétique.

Enfin, je voudrais souligner que l’interprétation de la révolution et de la guerre d’indépendance de 1848-1849 n’était pas simplement une question historique et scientifique, mais aussi une question politique dans la seconde moitié du XIXe siècle. Ceci est encore plus vrai de la perception de la révolution de 1956 dans la seconde moitié du XXe siècle. Mais, comme le souligne en 1996 l’éminent historien János M. Rainer déjà cité, l’interprétation de la révolution n’a pas perdu son caractère politique du fait du changement de régime en 198921. Il semble que ce soit encore le cas aujourd’hui et pour plusieurs raisons. Cela s’explique avant tout, dit-il, par l’absence de véritable examen critique et de confrontation collective avec le passé. Mais, comme le remarque l’historien :

« Il n’y a pourtant rien d’anormal à ce sujet, puisque 1956 est au moins le quatrième ou cinquième grand tournant historique que la mémoire nationale hongroise n’a pas su traiter, après le démantèlement du royaume de Hongrie à Trianon, l’Holocauste, la défaite lors de la Seconde Guerre mondiale, le communisme hongrois…22 ».

La liste est longue.

Annexe. Photos de Viktor Scsadej

Photos publiées sur Facebook par l’Ukrainien Viktor Scsadej, auparavant politicien, candidat pour la mairie de la ville multiethnique d’Uzhhorod (en hongrois Ungvár) dans la région de Transcarpatie et reprises largement dans les médias hongrois.

© Viktor Scsadej

Scsadej se bat actuellement avec, entre autres, Sándor Fegyir (au milieu), un professeur hongrois de l’université d’Uzhhorod.

Fegyir s’est fait connaître en donnant des cours universitaires depuis les tranchées, cours qu’il a publiés sur Facebook. En tant que volontaire, il lutte contre l’agression russe, fait campagne pour l’amitié ukraino-hongroise et tente de sensibiliser le public hongrois au fait que de nombreux Hongrois d’Ukraine se battent contre les Russes pour défendre leur patrie ukrainienne.

Inscriptions sur les missiles :  « Pour Erika Szeles » (martyre de la révolution de 1956, fusillée par les soviétiques à l’âge de 15 ans) ; « pour Budapest et pour 1956 » ; « pour la Hongrie et pour 1956 ».  © Viktor Scsadej

Inscriptions sur les missiles :  « Pour Erika Szeles » (martyre de la révolution de 1956, fusillée par les soviétiques à l’âge de 15 ans) ; « pour Budapest et pour 1956 » ; « pour la Hongrie et pour 1956 ».

Source : « Budapestért, Magyarországért, 1956-ért – magyarul üzennek rakétáikon az ukrán katonák az oroszoknak », rtl.hu, 20 août 2022 (consulté en mars 2023).

Commentant ces photos, Viktor Scsadej a également envoyé un message en hongrois à l’occasion du 20 août :

« Félicitations à nos amis hongrois à l’occasion de la célébration de la fondation de l’État (le jour de Saint-Étienne [Saint Étienne, premier roi de la Hongrie, sa fête, le 20 août, est la fête nationale hongroise. N.d.A.]). Nous nous souvenons de tous ceux qui ont péri par les mains de la Russie. L’exemple de Hitler nous a appris que les dictateurs ne s’arrêtent pas à un seul État. C’est pourquoi nous défendons aujourd’hui la liberté de l’Ukraine et de l’Europe. Pour notre liberté et pour la vôtre ! »

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1

La révolution de 1956 a commencé par une manifestation initialement pacifique à Budapest le 23 octobre, à l’initiative d’étudiants qui voulaient exprimer leur demande de changement de l’ordre politique dictatorial existant, ainsi que leur solidarité et leur sympathie avec des manifestations similaires en Pologne. Le 24 octobre, les unités de l’armée soviétique qui occupaient la Hongrie ont commencé à marcher sur Budapest, où les rebelles les ont combattues et où une guérilla urbaine a éclaté. Le 30 octobre, le gouvernement soviétique publie une déclaration dans laquelle il se dit prêt à discuter de la situation des troupes soviétiques en Hongrie et commence à retirer ses unités de Budapest. Le lendemain, cependant, les dirigeants soviétiques décident d’écraser le soulèvement, rejetant la possibilité d’une neutralité et d’une finlandisation de la Hongrie. Le 4 novembre au matin, l’armée soviétique lance une nouvelle offensive et, en quelques jours, la résistance armée des insurgés est écrasée dans tout le pays. Au printemps 1848, profitant de l’impact des événements européens et de la révolution qui éclate dans la ville de Pest le 15 mars 1848, les dirigeants politiques hongrois parviennent à faire accepter par la cour de Vienne le programme de transformation du royaume de Hongrie en régime parlementaire moderne et son indépendance accrue au sein de l’empire des Habsbourg. Toutefois, à l’automne 1848, le compromis politique est rompu et la lutte armée éclate entre le gouvernement hongrois et l’armée impériale. Les succès remportés par l’armée révolutionnaire hongroise au printemps 1849 amènent le nouveau souverain, François-Joseph, à demander l’aide du tsar. L’armée hongroise ne peut plus faire face à l’écrasante force russe. Le commandant en chef hongrois se rendit aux troupes russes le 13 août, c’est-à-dire qu’il ne se rendit pas à l’armée impériale. Pour une synthèse de l’histoire hongroise cf : László Kontler, A History of Hungary, Budapest, Atlantisz, 2009 et aussi Catherine Horel, Histoire de la nation hongroise. Des premiers Magyars à Viktor Orbán, Paris, Tallandier, 2021.

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2

Áder fut président de la Hongrie entre le 10 mai 2012 et le 9 mai 2022. Il a été élu deux fois par le parlement hongrois avec le soutien de Fidesz, le parti de Viktor Orbán.

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3

Csatári Flóra Dóra, « Áder 1956-hoz hasonlította Ukrajna megtámadását », Telex, 25 février 2022 (consulté en mars 2023).

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4

« Orbán: „A mi Zelenszkíjünket felakasztották az 56-os forradalom után” », HVG.hu, 11 octobre 2022 (consulté en mars 2023). Viktor Orbán était l’invité du journal Berliner Zeitung le 10 octobre 2022.

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5

Les élections parlemantaires hongroises ont eu lieu le 3 avril 2022. Le parti Fidesz, dirigé par Viktor Orbán, a remporté 67,8 % des sièges parlementaires.

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6

« Márki-Zay Péter: Legfontosabb küldetésünk, hogy hozzuk el a szeretetországot », Infostart, 30 mars 2022. Cf. aussi : Aradi Hanga Zsófia, « Márki-Zay Péter Pécsen : Ukrajna most a mi háborúnkat vívja », Telex, 31 mars 2022 (consultés en mars 2023).

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7

Ács Dániel, « Elvenni az ukránok igazságát », !!444!!!, 18 mai 2022 (consulté en mars 2023).

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11

Diószegi-Horváth Nóra, « Schmidt Mária rosszul tudja: Hruscsov nem volt ukrán », Lakmusz, 11 avril 2022 (consulté en mars 2023).

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15

Stefka István, « Levél Ljubov Nepovnak, Ukrjna budapesti nagykövetének », PestiSrácok, 7 mars 2022 (consulté en mars 2023).

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16

Bánó Attila, « Volodimir Zelenszkij és Nagy imre történelmi példázata », Magyar Nemzet, 2 mai 2022 (consulté en mars 2023).

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17

Windisch Judit, « Rainer M. János ’56-ról és az ukrán háborúról », HVG, 3 mars 2022 (consulté en mars 2023).

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19

Ungváry Krisztián, « Ukrajna és Orbán Viktor történelemmagyarázata », Qubit, 5 octobre 2022 (consulté en mars 2023).

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20

Sur l’historiographie hongroise cf. : Romsics Ignác, Clio bűvöletében. Magyar történetírás a 19-20. században–nemzetközi kitekintéssel, Budapest, Osiris, 2011.

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21

Rainer M. János,« 1956 fő kérdései és problémái – negyven év múltán ». Rubicon, vol. 7, n° 8-9, 1996, p. 14-19.

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22

R.M. János, ibid., p. 15.