Face à un public de spécialistes de la Russie et de l’Europe centrale, l’intervention d’une outsider semblera pour le moins inattendue, voire décalée. Faire retour sur l’une des actions de l’École des hautes études en sciences sociales à l’égard des pays de l’Europe centrale après 1989 signifie à la fois rappeler un engagement collectif et questionner les impensés sur lesquels il était fondé. En évoquant successivement les conditions scientifiques et politiques de création des ateliers de formation en sciences sociales en Europe centrale, puis en réfléchissant aux présupposés qui ont guidé cette expérience, on avancera ensuite quelques pistes pour poursuivre le dialogue entre l’Europe centrale et l’EHESS.
Un choix difficile : privilégier les étudiants
L’École n’est pas à l’origine de la reprise puis de l’élargissement des relations avec les pays de l’Est. C’est le département des sciences sociales et d’archéologie du ministère des Affaires étrangères (MAE) qui en a pris l’initiative, en demandant, en mars 1990, à Marc Augé, Président de l’EHESS, d’organiser une mission pour dresser un état des lieux en sciences sociales, et, après un bilan, de proposer des actions. Lors de la première quinzaine de juillet 1990, j’ai donc fait une première mission exploratoire en Roumanie, puis en Hongrie, en Pologne, en Bulgarie, et en République tchèque. J’ai arpenté ces pays, qui m’étaient pour la plupart inconnus, en tenant un journal de terrain dans lequel je consignais mes visites aux recteurs d’université et présidents des académies des sciences, aux responsables des instituts et des départements de recherche, ainsi qu’aux ambassadeurs de France et aux conseillers culturels, tout en restant attentive aux signes de l’atmosphère anomique des villes1.
À mesure de mes missions, il m’est rapidement apparu que la désorientation des sciences sociales, qui oscillaient entre héritage du socialisme scientifique et volonté de rompre avec cet héritage, s’expliquait par plusieurs éléments convergents. La rapidité de la chute du pouvoir politique communiste s’est traduite par la démission ou le renvoi de certains dirigeants d’institutions académiques, quand d’autres ont conservé leur poste, ou se sont empressés de créer de nouvelles structures en moins de deux mois. Cette séquence d’incertitude a suscité la circulation d’une sorte de liste noire de professeurs et de chercheurs qualifiés de traîtres, d’opportunistes, ou de médiocres parmi lesquels n’étaient respectés que les dissidents de la première ou de la dernière heure. En l’absence de lois de lustration, l’espace académique à l’Est s’était érigé en tribunal d’épuration scientifique. Il fallait donc ouvrir un espace où la recherche et l’enseignement pourraient inventer d’autres normes et d’autres logiques que celles qui les avaient conduites à leur perte.
En outre, comme dans toute enquête de terrain, les attitudes et réponses de mes interlocuteurs étaient orientées par la position qu’ils m’assignaient. En tant que déléguée de l’EHESS, je suis devenue un enjeu de luttes et de concurrences entre institutions qui, en ces moments de bouleversement, ne voyaient leur salut qu’au moyen de signatures d’accord universitaires pour accéder à ce qu’ils nommaient « la science occidentale ». De même, ambassadeurs et conseillers culturels entendaient qu’on leur rédige un projet, séance tenante, soucieux d’être les premiers à répondre aux sollicitations du MAE. Comme dans toute enquête de terrain, il était donc urgent de prendre de la distance, et de chercher le meilleur échelon où l’intervention de l’École serait la plus efficace à moyen terme.
Choisir fut un dilemme, puisqu’cela supposait de procéder par éliminations. Écarter la demande des professeurs et des chercheurs qui se disaient « génération sacrifiée » et entendaient être les seuls bénéficiaires des relations avec l’École ne fut pas une mince affaire. Accéder à leur demande m’a semblé comporter le risque d’entrer dans le jeu de concurrences et d’anathèmes dont il fallait se garder. En revanche, la jeunesse étudiante, segment en devenir, apparaissait la mieux à même d’être réceptive à de nouvelles ouvertures intellectuelles. Pour « refonder les sciences sociales à l’Est », rien de tel que de tabler sur les étudiants en formation, classe d’âge censée prendre la relève de la précédente génération, pour accéder ensuite aux responsabilités dans le champ académique.
Ainsi est née l’idée d’atelier, référence à l’Atelier de l’histoire de Marc Bloch et de l’Atelier du roman de Milan Kundera. À la faveur de séminaires mensuels sur une thématique définie en commun, ce dispositif à l’adresse des étudiants avait l’avantage d’associer et de faire dialoguer des enseignants de ces pays et des collègues de l’École. Chaque année, trois ou quatre étudiants dans chacun des pays ont ainsi pu se porter candidats à des bourses du gouvernement français pour venir faire leur DEA à l’École, puis un doctorat en cotutelle. Plusieurs d’entre eux, désormais directeur·ices d’instituts ou de départements, étaient d’ailleurs présents dans le public, preuve que le pari sur la relève institutionnelle et scientifique était judicieux.
Ce défi tenu est le résultat de la convergence entre, d’une part des intérêts de nature différente, et, d’autre part, les béances ouvertes par une crise scientifique et politique mises à profit par les protagonistes. La rapidité et la visée modeste de la mission de l’EHESS ont été des atouts, dans la mesure où cette mission intervient avant que ne se déploient les grandes opérations à l’égard de l’Europe centrale, sous couvert de plan Marshall pour les sciences sociales. La générosité intellectuelle et civique de nos collègues de l’École et leur intérêt à observer par eux-mêmes les scories des régimes communistes ont été les principaux ressorts de leur participation aux ateliers. Durant les premières années, envoyer en mission les collègues les plus internationalement consacrés fut l’une des stratégies de l’École : Pierre Vidal-Naquet, Jacques Le Goff, Jacques Derrida, Maurice Godelier, Oswald Ducrot, Jean-Claude Passeron, Serge Moscovici, Vincent Descombes, pour ne citer qu’eux, ont attesté le respect et le degré d’investissement que l’École entendait réserver à la recomposition des sciences sociales en Europe centrale. Il s’agissait d’ancrer l’esprit critique, et la réflexivité dans le champ scientifique, afin que nul étudiant ne s’affilie désormais à une pensée sans la soumettre à la question, principe tant scientifique que démocratique. Par sa seule volonté d’action collective et sans manifeste tonitruant, l’École a contribué ainsi à construire une petite parcelle de l’Europe scientifique.
Toutefois, au vu de la carte dessinée par les ateliers, de quelle Europe centrale s’agit-il ? Pour les spécialistes présents, la carte des ateliers ne correspond à aucun découpage et frontières légitimes. La carte des ateliers avait un centre : non pas l’EHESS, mais la revue des Annales, car juste après 1989, ce sont les Annales qui ouvraient les portes des universités et des académies. L’aura dont était dotée cette revue rejaillissait sur son lieu de fabrication, de sorte que l’EHESS se confondait avec l’École des Annales. Si la carte des ateliers avait un centre, elle s’est déployée ensuite selon des lignes qui ne doivent rien au hasard.
En premier lieu, cette carte est l’héritière des relations internationales antérieures mises en place à l’EHESS, fondées sur la partition, jamais explicitée mais admise par tous, entre le Centre russe et les pays de l’Europe centrale. En pleine Guerre froide, Fernand Braudel crée dans les années 1960, le Centre d’études sur la Russie, l’Europe orientale et le domaine turc, dirigé par Alexandre Bennigsen. Ce clivage fut confirmé avec la création, en 1991, par Marek Halter et Andrei Sakharov, des deux collèges universitaires français de Moscou et Saint-Pétersbourg, auxquels ont participé de nombreux collègues de l’École, d’où l’impression que cet espace était bien doté en relations scientifiques.
Avant 1989, des relations bilatérales existaient avec la Hongrie et la Pologne. En 1958, un accord de coopération fut signé avec l’Académie polonaise des sciences, puis en 1975, avec l’Académie des sciences de Hongrie, des tentatives homologues avec la Roumanie et la Tchécoslovaquie sont restées lettres mortes. Un programme de boursiers polonais et hongrois financé par les Académie des sciences, ajouté à des invitations financées par l’Open society Fondation de Georges Soros ont été au principe d’une double stratégie de l’École, officielle et clandestine, qui donnait la priorité aux professeurs ou chercheurs dissidents. Deuxièmement, dès 1981, les ateliers doivent beaucoup à la solidarité en faveur des intellectuels dissidents au sein de l’École. Pour soutenir les collègues tchèques signataires de la Charte 77, Jacques Derrida et Jean-Pierre Vernant ont créé l’association Jan Hus pour assurer des séminaires clandestins à Prague. Avec la proclamation de l’état de guerre en Pologne, l’École a organisé une forte mobilisation en faveur de nos collègues polonais, marquée par un moment particulièrement symbolique lors de la conférence Marc Bloch de 1986. Elle devait être prononcée par Bronislaw Geremek, assigné en résidence surveillée, et elle le fut par J. Le Goff parlant à côté d’une chaise vide dont la vacuité attestait glorieusement une présence politique et scientifique.
Les ateliers de Varsovie, de Budapest, et de Prague se sont greffés sur ces réseaux, alors que l’atelier de Bucarest et celui de Sofia ne pouvaient se réclamer d’un quelconque héritage. L‘émotion suscitée par la conjoncture politique en Roumanie avec notamment la falsification faite autour des tombes de Timisoara, la mise en scène du procès et de la mort du couple Ceausescu, les « minériades » à l’université de Bucarest en juin 1990, ont été le déclencheur d’une priorité donnée à la Roumanie, saluée de surcroît pour sa francophonie.
C’est par contagion géographique et scientifique que l’atelier de Sofia a été créé, en mettant l’accent sur l’aire balkanique qui se tissait avec celle des études sur l’empire ottoman. En revanche, l’exclusion des pays de la Yougoslavie ne peut se comprendre que par un présupposé, depuis largement démenti, consistant à penser que ces pays moins assignés à la férule communiste étaient dotés de ressources pour participer à la circulation européenne des sciences sociales. La carte des ateliers est donc le résultat d’héritages de relations scientifiques antérieures, de sursaut de mobilisation face à l’intolérable et à la répression des « dissidents », et d’opportunités conjoncturelles.
Mais nous avons hérité aussi de présupposés concernant l’état des sciences sociales dans les pays d’Europe centrale et orientale. Le MAE posait un diagnostic sans ambages : les sciences sociales étaient sinistrées, diagnostic que je n’étais pas loin de partager. Or, à mesure des enseignements du terrain, je me suis aperçue que le socialisme dit scientifique était loin d’être monolithique, et que des traditions scientifiques avaient perduré. Que l’on songe aux travaux archéologiques du Village déserté, recherche effectuée sous la direction de Jacques Le Goff et de Witold Hensel en 1970, ou à l’école sociologique de Dimitri Gusti à Bucarest, ou encore à la veine de la sociographie littéraire et à la vitalité des Annales en Hongrie que l’on doit notamment à notre regretté collègue, Gyula Benda. Faute d’avoir pris en compte ces traditions scientifiques, les ateliers ont exercé une violence symbolique sur le champ des sciences sociales à l’Est, véhiculée par l’assurance de détenir « la bonne » manière de faire des sciences sociales. Nulle protestation contre cette violence symbolique, hormis le livre de Vintila Mihaïlescu, anthropologue roumain, dans lequel il souligne les effets de la déprise de ses savoirs face au « pieux silence » de collègues « occidentaux » lors de ses conférences. Nous n’avons pas été attentifs aux effets déstabilisateurs et humiliants de cette mise en déséquilibre des sciences sociales antérieures, ce qui invite à réfléchir sur l’ethnocentrisme ou l’occidentalocentrisme que comportait à l’époque la circulation Ouest/Est des sciences sociales. On peut se poser une question laissée pendante : et si, à l’instar de la « thérapie de choc » en économie comme l’on disait alors, nous avions participé à une thérapie de choc dans les sciences sociales, au vu de toutes les institutions et opérations qui se sont ruées sur l’Europe de l’Est sans se préoccuper des effets délétères sur nos collègues est-européens ? La question, plus générale, porte sur les formes de pouvoir que véhicule la circulation des savoirs, sur lesquelles il convient de réfléchir collectivement.
Défendre ensemble les sciences sociales
Pour répondre aux questions posées auparavant, il s’agit à présent de dresser des bilans, de conforter des acquis pour contrecarrer les attaques contre les sciences sociales que l’on voit s’accentuer.
Tout d’abord, je propose que l’on procède à un bilan quantitatif et qualitatif de tous les ateliers, pour chiffrer, depuis 1990, le nombre d’étudiant·es formé·es dans ces ateliers et à l’école doctorale de Bucarest, le nombre de diplômé.es et celles et ceux qui ont accédé à des postes universitaires et de recherche. Par des entretiens avec ces ancien·nes étudiant·es devenu·es enseignant·es-chercheur·es, il s’agirait d’appréhender les réceptions de ces formations, tout en reconstruisant les trajectoires académiques de certain.es d’entre eux. Avant qu’il n’y ait préemption par l’âge, il devient pressant de faire des entretiens avec les collègues de l’École ayant enseigné au sein des ateliers, mais également avec ceux des pays de l’Est européen pour estimer les effets de l’inégalité des savoirs sur leur estime de soi. Un tel bilan permettrait de savoir si nous avons fait galoper les sciences sociales, pour reprendre le beau titre de l’ouvrage de Karol Modzelewski : Nous avons fait galoper l’histoire2.
À ma croyance naïve des années 1990, assignant aux sciences sociales d’être l’une des planches de salut pour les pays de l’Est, succède à présent la conviction que nous devons faire des sciences sociales une cause européenne à défendre, pour donner une suite européenne au colloque tenu à l’École sur les sciences sociales en danger3. En Pologne et en Hongrie, des instituts sont fermés et des thématiques sont interdites. En Ukraine, des enseignants chercheurs sont contraints à l’exil ; en Russie, ils sont interdits d’enseignement et emprisonnés. En France, les études de genre et le recours à l’intersectionnalité sont référés à l’islamo-gauchisme par le pouvoir politique. Face à ces mises en cause et répressions, je propose que, l’an prochain, tous les ateliers travaillent sur un même programme, quelque chose comme « les sciences sociales en temps de crise ou même en temps de guerre, et en retour ce que cette crise fait aux sciences sociales ». Cette unité thématique permettrait d’organiser ensuite un colloque européen sur ce sujet, en s’interrogeant sur les positions éthiques, scientifiques et politiques que ne manquera pas de soulever un tel programme.
Je ne crois pas avoir porté un regard depuis la frontière européenne, comme le veut cet atelier, parce que le regard des sciences sociales est un regard sans frontières qui destitue les frontières disciplinaires, nationales et mentales. Mais comment les ignorer quand l’Ukraine se bat pour son indépendance ? En revanche, il me semble urgent de privilégier un regard à partir des pays de l’Europe centrale, pour mieux révoquer le clivage Ouest/Est encore agissant. Le défi devant nous est immense : construire et écrire ensemble une Europe des sciences sociales, dans laquelle une visibilité toute particulière serait donnée aux recherches en sciences sociales en Ukraine, et à celles de nos collègues russes interdits de publications et d’enseignement, indice que les dissidences sont toujours d’actualité.
Notes
1
Rose-Marie Lagrave, Voyage aux pays d’une utopie déchue. Plaidoyer pour l’Europe centrale, Paris, PUF, 1998.
2
Karol Modzelewski, Nous avons fait galoper l’histoire. Confessions d’un cavalier usé ; Préface de Bernard Guetta, Paris, Éditions de la MSH, 2018.
3
Les sciences sociales en danger ? Pratiques et savoirs de l’émancipation, les 23 et 24 juin 2022.