Objectifs et motivations du contractualisme moral
Le contractualisme du philosophe américain Thomas Scanlon est une théorie non conséquentialiste de la moralité interpersonnelle. Depuis qu’il a été pour la première fois esquissé, dans l’article séminal « Contractualism and Utilitarianism » de 19821, il vise à répondre à deux objectifs. Le premier est de préciser la nature de l’objet sur lequel portent nos jugements moraux afin d’identifier les standards de raisonnement qu’il nous faut respecter pour nous assurer que ces jugements puissent être vrais – de la même manière que la théorie algébrique définit les règles de calcul à l’aide desquelles nous pouvons formuler des jugements adéquats sur le domaine des nombres2. Le domaine moral qui intéresse le contractualiste – circonscrit par la formule « ce que nous nous devons les uns aux autres »3, qui a donné son titre à l’ouvrage majeur de Scanlon – correspond à cette sous-section de la moralité au sein de laquelle nous nous adressons les uns aux autres des demandes légitimes en notre propre nom : la théorie contractualiste de cette sphère étroite de la moralité interpersonnelle n’a donc pas pour objet de produire une évaluation morale de nos relations à la nature et aux animaux, ou encore à l’art et à la sexualité, bien qu’il soit tout à fait sensé de porter des jugements moraux sur le rapport que nous entretenons avec ces valeurs, comme lorsque l’on dit que torturer un animal pour le plaisir est immoral4. Cette restriction du champ d’application du contractualisme témoigne de la modestie théorique de ce projet, qui n’ambitionne pas de proposer une théorie de l’objectivité de l’ensemble des jugements pouvant être qualifiés de « moraux » : il se donne plutôt pour tâche de nous offrir des outils conceptuels à l’aune desquels il nous serait possible d’éprouver la validité morale des exigences que nous faisons valoir les uns contre les autres.
Le second objectif auquel la théorie morale scanlonienne entend répondre est de parvenir à rendre compte de l’importance pratique (practical significance) des jugements moraux qui sont relatifs à ce que nous nous devons les uns aux autres : ceux-ci sont en effet censés guider nos actions de manière conclusive en ceci que mon devoir moral envers autrui ne saurait être mis en balance avec un désir égoïste de satisfaire un intérêt privé, ni même avec ce qu’exige la reconnaissance d’autres valeurs, telles que l’amitié ou la préservation de la faune sauvage, si toutefois un conflit entre ces valeurs et mes devoirs moraux devait survenir – par exemple, il ne nous est pas permis de favoriser les intérêts de nos amis au détriment de ce que nous devons à autrui. Si nos obligations morales envers les uns et les autres jouissent d’une telle priorité par rapport à toute autre considération pratique, mieux vaut en donner une caractérisation qui nous en fasse apprécier l’importance. Ainsi, la théorie de la justification que nous offrons en réponse au premier objectif – c’est-à-dire les standards de raisonnement que nous identifions comme devant être respectés pour nous assurer de l’objectivité et de la validité de nos jugements sur ce que nous devons à autrui et sur ce que nous pouvons exiger de lui – se doit d’être telle que nous puissions voir que nous avons de bonnes raisons de nous soucier d’interagir avec autrui comme le prescrivent ou l’autorisent les principes moraux que la théorie tient pour valides. Une théorie qui justifierait des principes moraux en faisant appel à des considérations qui nous laisseraient froids échouerait au regard de ce second défi, puisque nous ne verrions alors pas bien pourquoi nous devrions prendre les exigences de la moralité interpersonnelle au sérieux5.
Couverture de What We Owe to Each Other de Thomas M. Scanlon.
Les conséquentialistes considèrent que, pour savoir comment agir, il suffit de regarder quelles conséquences peuvent avoir nos actions. Puisqu’ils établissent une stricte équivalence entre notre devoir moral et l’injonction de maximiser le bien (ou de minimiser le mauvais), ils identifient une valeur – le bien-être, l’égalité, etc. – que nos actions doivent contribuer à promouvoir, en faisant advenir des états de choses (states of affairs) dans lesquels cette valeur serait maximisée. Ainsi, par exemple, l’analyse utilitariste de nos actions se concentre sur la seule mesure du bien-être agrégé, et nous demande de nous soucier de considérations – telles que la valeur attachée à la maximisation du bonheur du plus grand nombre – qui, d’après Scanlon, sont très éloignées de ce qui motive réellement notre sensibilité morale, à savoir, nous allons le voir, le souci que nous portons aux intérêts d’autrui et à la qualité d’une relation interpersonnelle régie par l’idéal de la justifiabilité mutuelle. Lorsque je suis mû par la promotion du bien-être agrégé, je me soucie plus de la qualité d’un état de choses – par définition impersonnelle, puisqu’aucun individu ne jouit lui-même de la somme des bénéfices produits – que de la manière dont mon action affecte autrui : cela ne semble pas en mesure de rendre compte adéquatement de l’importance que nous attachons à la morale, puisqu’il n’est en rien évident que nous devions nous soucier de la qualité impersonnelle des états de choses6 plutôt que, par exemple, des demandes qu’autrui peut m’adresser en son nom propre.
Outre cette inaptitude des théories conséquentialistes à motiver notre souci pour la morale – en raison de leur insistance, nous venons de le voir, sur des considérations impersonnelles –, c’est l’échec de l’utilitarisme – celle des théories conséquentialistes qui accorde de la valeur à la production d’un état de choses dans lequel le plus grand bien du plus grand nombre d’individus serait réalisé – à justifier des principes moraux valides qui a conduit à l’élaboration de la théorie contractualiste. Parler ici d’échec plutôt que d’incapacité de principe est significatif. En effet, le contractualisme adopte le même point de départ que le projet utilitariste, à savoir l’idée que ce qui importe du point de vue moral, c’est la satisfaction des besoins d’autrui et la manière dont mon action affecte ses intérêts, lui nuit ou lui procure un bien (de ce point de vue, le contractualisme a bien plus en commun avec l’utilitarisme qu’avec l’égoïsme éthique ou le libertarianisme). L’utilitariste, cependant, s’écarte de cette voie dès l’instant où il se mue en conséquentialiste : ce n’est dès lors plus la satisfaction des besoins de l’individu qui importe, mais l’état de choses dans lequel l’utilité agrégée est la plus grande7. La visée de mon action, c’est la production du meilleur état de choses possible, tel que mesuré par le degré de promotion de la valeur attachée à l’utilité agrégée. Les standards de raisonnement que les utilitaristes nous recommandent alors de respecter afin de classer entre eux différents états de choses et d’élire le meilleur nous conduisent à défendre des conclusions contre-intuitives et à justifier des principes moraux contestables.
Considérons deux exemples. Imaginez d’abord que vous soyez l’heureux propriétaire d’un petit voilier de plaisance et que vous naviguiez avec en cet instant. À proximité se trouvent deux îlots que la marée montante est sur le point de submerger, abritant une personne pour le premier, deux autres pour le second. En raison du temps qu’il vous faudrait pour atteindre les deux îles l’une après l’autre avant qu’elles ne soient recouvertes par les flots, vous ne pouvez pas raisonnablement espérer venir en aide aux trois individus, et ne pourrez secourir que l’un des deux groupes. Que vous faut-il faire ? Pour un utilitariste, la réponse est simple : il vous faut sauver le plus grand nombre de personnes possible, ici deux, afin de produire les meilleures conséquences. Cela semble, à première vue du moins, s’accorder avec les intuitions morales de la plupart d’entre nous. Imaginons à présent que Jones ait été victime d’un accident dans la tour de télétransmission qui assure la diffusion en direct d’un match de coupe du monde de football qui vient de débuter et qui est suivi par plusieurs millions de personnes : Jones est en train de subir de très douloureuses électrocutions qu’il n’est possible de lui épargner qu’en interrompant la diffusion du match pendant une quinzaine de minutes8. Devons-nous stopper la diffusion pour lui venir en aide, ou au contraire le laisser souffrir jusqu’à ce que la rencontre sportive s’achève ? Pour un utilitariste, la somme des utilités individuelles des spectateurs est telle que, comparativement, le niveau de bien-être agrégé serait amoindri si l’on portait secours à Jones plutôt que de laisser la diffusion du match se poursuivre : il convient de satisfaire les préférences du plus grand nombre, bien que, prises isolément, elles soient triviales en comparaison de l’intensité de la souffrance de Jones. Si le raisonnement conséquentialiste adopté par les utilitaristes aboutit à cette conclusion éminemment contre-intuitive, n’est-ce pas là le signe que nous devrions résister au changement de focus évoqué tantôt entre d’un côté la prise en compte du bien-être de l’individu et de l’autre la promotion du bien-être agrégé ? D’autre part, est-il réellement possible de défendre le jugement selon lequel vous devriez conduire votre voilier en direction de l’îlot le plus peuplé sans devoir pour cela recourir à un raisonnement conséquentialiste ? C’est le pari du contractualisme.
Bande annonce de la série The Good Place.
La valeur de la vie rationnelle et la justifiabilité à autrui
Le contractualisme, nous l’avons dit, est une théorie de la moralité interpersonnelle : il a pour objet ce que nous sommes en droit de réclamer à autrui, la manière dont il nous est permis d’interagir avec lui, et ce que nous lui devons. C’est donc la valeur de la vie humaine ou rationnelle9 qui est centrale dans cette sphère de la moralité interpersonnelle10. Ainsi, la réflexion morale sur ce que nous nous devons les uns aux autres est éclairée par une compréhension adéquate de ce que la reconnaissance de la valeur de la vie rationnelle exige de nous. En effet, contrairement à l’idée selon laquelle valoriser une chose impliquerait qu’il n’y ait qu’un seul type de comportement que nous puissions rationnellement adopter à son endroit, à savoir la promotion du nombre d’occurrences de cet objet de notre jugement de valeur, ce sont les propriétés distinctives qui font qu’une entité a une valeur singulière qui doivent nous guider dans notre interrogation sur la nature de cette valeur et sur ce que son respect nous commande de faire. Scanlon, exemples à l’appui, dément l’idée qu’il y aurait une unique ligne de conduite à épouser indifféremment afin de répondre aux diverses valeurs qui nous entourent11. Par exemple, le schéma que nous appliquons lorsque nous nous évertuons à fuir la douleur autant que possible serait désastreux si nous essayions d’en tirer des prescriptions relatives au rapport qu’il convient d’entretenir avec nos amis : valoriser l’amitié ne consiste pas à chercher à produire autant de relations d’amitié qu’il nous est possible de le faire, quitte à trahir un ami pour qu’il se lie à de nouvelles personnes. Si nous valorisons l’amitié comme une relation de confiance mutuelle qui repose sur le partage de finalités communes, ce genre d’attitude est exclu d’emblée, et n’a d’ailleurs pas beaucoup de sens. De même, on ne saurait déduire les préceptes de la moralité interpersonnelle de l’idée qu’une appréciation adéquate de la valeur de la personne humaine consisterait à juger que le monde serait meilleur s’il contenait davantage de vies humaines. Comme avec les autres valeurs, la question est : en quoi la valeur de la vie humaine consiste-t-elle, et qu’est-ce qu’implique son respect ?
D’après Scanlon, la valeur de la personne humaine lui vient de sa rationalité, qui est la faculté que toute créature rationnelle a de comprendre, de formuler, d’évaluer et de rejeter des jugements normatifs portant sur des raisons, c’est-à-dire sur des « considérations qui comptent en faveur de l’adoption »12 d’une croyance, d’une attitude ou d’un comportement quelconque. Ce que le respect de la vie humaine recommande, c’est donc de tenir compte, dans ma délibération pratique, des autres personnes comme des créatures qui ont des raisons de vouloir mener une vie bonne et qui sont en mesure d’opérer une sélection entre diverses manières dont une vie mérite d’être vécue, conduisant ainsi leur vie de manière active et autonome. Lorsque je me demande comment agir, cette reconnaissance passe par la prise en compte des raisons des autres ainsi que de la manière dont ils peuvent eux-mêmes évaluer, de leur propre point de vue, les raisons d’agir que je me propose de suivre. Si je vous marche sur le pied avec une coupable négligence, je méprise votre valeur en tant que créature rationnelle, car je ne tiens pas compte de vos raisons de vous opposer à ce que j’agisse de cette manière : outre le désagrément physique qu’elle vous cause et l’atteinte qu’elle porte à votre droit de regard sur la manière dont les autres peuvent interagir avec votre corps, mon action est aussi à l’origine de ce que Philippa Foot appelle un « mal de second ordre »13 (second-order evil) lié à votre capacité d’apprécier le peu d’importance que j’accorde à vos raisons dans mon raisonnement pratique, et donc le peu de cas que je fais de vous et de votre valeur en tant que personne humaine.
Campagne des transports publics madrilène contre le « manspreading ».
En résumé, les principes de la moralité interpersonnelle portent sur les diverses manières dont il m’est permis de faire figurer les raisons d’autrui dans mon raisonnement pratique. Il s’en suit que – puisque tenir compte des raisons qu’autrui peut me présenter pour contester la permissibilité de mon comportement revient à me demander si celui-ci peut lui être justifié – le critère de la validité morale de mon action est sa justifiabilité interpersonnelle : pour qu’une demande adressée à autrui soit recevable du point de vue de la théorie morale, elle doit être telle que toutes les personnes qu’elle concerne – à la fois son auteur et son destinataire, mais aussi des tiers pouvant être affectés par un principe autorisant les individus à s’adresser de telles réclamations les uns aux autres – puissent l’accepter ou, dans la formulation scanlonienne que nous décortiquerons prochainement, qu’aucune d’entre elles ne puisse raisonnablement la rejeter. Le comportement que j’envisage d’adopter n’est donc moralement juste (right) que si le principe qui m’autorise à interagir de cette manière avec autrui est justifiable auprès de lui ; de même, la manière dont je traite les intérêts d’autrui n’est moralement injuste (wrong) que si ce dernier est en position d’adresser une objection décisive contre la permissibilité de mon action. Cela signifie que l’on ne saurait concevoir l’injustice (wrongness14), du moins telle que se rapportant aux préceptes de la moralité interpersonnelle, indépendamment de la notion de justifiabilité15.
Ce que nous nous devons les uns aux autres, en vertu de la valeur qui est attachée à la capacité singulière que nous avons de comprendre et d’évaluer des jugements normatifs, c’est donc de n’agir que d’une manière qui soit justifiable auprès de chacune des personnes qui sont affectées par notre action. Le fait qu’une action doive être justifiable auprès d’autrui ne revient toutefois pas à dire que la validité morale du principe m’autorisant à le traiter comme je le fais soit une simple fonction de sa disposition psychologique à accepter telle ou telle justification de cette action. En effet, pour être valide, un principe moral doit être « non raisonnablement rejetable » : si autrui conteste, par pur intérêt égoïste ou par mépris pour les raisons qui m’ont poussé à agir comme je l’ai fait, le principe qui autorise mon action, cela n’est pas de nature à établir l’injustifiabilité de ce principe ; de même, si à force de persuasion trompeuse et en abusant du peu d’estime de soi de la personne que je maltraite, je parviens à lui faire accepter le traitement que je lui inflige, celui-ci n’en devient pas moralement recevable pour autant – sans doute l’est-il encore moins en raison de la « reconnaissance idéologique »16 qui vise à valoriser chez elle sa disposition à la soumission afin de la conduire à agir conformément aux attentes illégitimes que je nourris à son endroit. Ce qui importe, ce n’est donc pas la possibilité de parvenir à un accord concret avec autrui sur la permissibilité de mon action, mais le fait que cette dernière soit idéalement justifiable envers lui17. Nous verrons dans les prochaines sections en quoi consiste la justifiabilité idéale – à savoir ce qui caractérise une action qu’autorise un principe que nul ne pourrait raisonnablement rejeter –, mais il convient d’insister au préalable sur l’attrait que revêtent des relations de justifiabilité mutuelle.
Couverture de l'Épreuve de la tolérance, premier ouvrage de Thomas Scanlon traduit en français.
La question de la motivation morale telle que Scanlon la conçoit est distincte du défi de l’immoraliste qui, mû par le désir de satisfaire son intérêt bien compris, pèse ce qu’il aurait à gagner ou à perdre s’il décidait de mener une vie conforme aux préceptes de la moralité : la question de l’importance pratique de la morale est au contraire posée du point de vue d’une personne qui prend déjà les préceptes de la moralité interpersonnelle au sérieux18. La question est de savoir ce que le fait de nous soucier de respecter autrui, lorsque nous nous en soucions effectivement, apporte à notre vie (il importe de ne pas confondre cette question avec celle de savoir pourquoi il nous faut agir moralement, sans quoi l’on tendrait à croire que Scanlon cherche à fonder notre devoir d’agir de manière justifiable auprès d’autrui sur la base de l’attrait qu’il attribue aux relations de justifiabilité mutuelle19. Nous l’avons vu, si nous devons agir de manière interpersonnellement justifiable, c’est parce que la valeur de toute créature rationnelle le commande). Ce que Scanlon cherche à montrer, c’est que le fait d’interagir avec autrui de manière justifiable contribue au bonheur de ceux qui sont effectivement mus par le souci de répondre aux réclamations légitimes qui leur sont adressées – plutôt que par la considération de ce que le respect des lois pourrait leur apporter, comme par exemple le fait d’éviter la prison.
Lorsque nous donnons de l’importance, dans notre conduite de vie, aux demandes légitimes d’autrui, nous sommes sensibles à l’attrait de l’idéal d’une communauté morale au sein de laquelle nous nous rapportons les uns aux autres sur le mode de la reconnaissance mutuelle : nous apprécions le fait de vivre en « unité »20 avec les autres. L’attrait particulier de ce type de relation est notamment perceptible de manière négative, c’est-à-dire lorsque nous transgressons les exigences de la justifiabilité mutuelle : c’est un sentiment d’éloignement (estrangement), de séparation ou de distance par rapport à la personne que nous avons maltraitée qui explique que la culpabilité que nous éprouvons à son égard soit douloureuse21. Voilà aussi pourquoi, bien plus que l’accord effectif sur le statut moral de mon action, c’est sa justifiabilité idéale qui importe. D’une part, si un individu accepte ou du moins ne s’oppose pas ouvertement au traitement pourtant injustifiable de ses intérêts dont je me suis montré coupable, notre relation n’en est pas moins dépourvue de l’attrait qui est propre à toute véritable relation de justifiabilité mutuelle, au sein de laquelle chacun sait qu’il a toujours interagi avec autrui comme l’exige la reconnaissance de sa valeur de personne humaine. D’autre part, le sentiment d’unité qui est propre à la relation de reconnaissance mutuelle est préservé par le fait que mon comportement soit idéalement justifiable auprès d’autrui quand bien même celui-ci se montrerait déraisonnable en contestant la permissibilité morale de mes actions.
Ainsi, vivre moralement – du moins pour ceux qui se soucient réellement des demandes légitimes qu’autrui peut leur adresser – fait intégralement partie de la vie bonne. En comparaison, il est difficile de voir en quoi le souci – que nous prêtent les conséquentialistes – pour la qualité impersonnelle d’un état de choses pourrait contribuer à notre bonheur d’une manière significative – sauf à penser au bien-être résultant de la satisfaction d’un désir relatif à la manière dont nous voulons que le monde se porte, mais ce bien-être-là serait lié à la satisfaction d’un désir subjectif portant sur l’état du monde, plutôt qu’à la relation de reconnaissance mutuelle ou à la satisfaction des besoins d’autrui. Pour le contractualiste, le bonheur que m’apporte le fait de remplir mes devoirs moraux est parent d’un souci porté aux intérêts des autres.
Le contractualisme moral dans la tradition du contrat social
C’est en ce qu’elle conçoit ce que nous nous devons les uns aux autres en termes de justifiabilité interpersonnelle que la théorie morale de Scanlon est contractualiste : est moralement juste l’action qui est justifiable auprès d’autrui comme étant permise par un principe pouvant faire l’objet d’un accord raisonnable entre les personnes concernées. Par exemple, un individu négligeant arbitrairement la réclamation légitime que je lui adresse en lui demandant de tenir la promesse qu’il m’a faite dans des conditions adéquates refuse en réalité de respecter un principe22 auquel il donnerait lui-même son consentement – ou qu’il ne pourrait pas contester – s’il adoptait le point de vue idéal d’une personne qui serait motivée à interagir avec les autres sur le mode de la justifiabilité mutuelle. Si Scanlon emploie le terme de « contractualisme » pour rattacher sa théorie morale à la tradition du contrat – du moins, de manière explicite, à Rousseau23 –, l’objet de son contractualisme – la validité de nos jugements moraux sur ce que nous pouvons exiger des autres – est singulier au regard des questions que les théories proprement politiques du contrat social cherchent à résoudre, qu’il s’agisse de penser avec Hobbes le fondement de l’autorité politique de l’État et de nos obligations à l’égard du souverain, de dénoncer avec Locke l’incompatibilité entre la monarchie absolue et l’égalité naturelle des hommes, de défendre avec Rousseau la légitimité du gouvernement républicain, seul susceptible de garantir d’une part la pacification des rapports sociaux et l’absence d’état de guerre et d’autre part la préservation de la liberté de chacun, ou encore de justifier avec Rawls les principes de justice que doivent respecter les institutions principales de nos démocraties.
Pour déterminer quels principes moraux s’appliquent dans une situation donnée, Scanlon refuse, contre les successeurs de Hobbes24, d’analyser ces principes comme ceux sur lesquels pourraient s’accorder des individus mutuellement désintéressés cherchant à maximiser leur utilité, ce qui le conduirait à dépeindre la morale comme un compromis entre des intérêts conflictuels qu’il serait néanmoins dans l’intérêt bien compris de chacun d’accepter. Il s’inscrit au contraire dans une tradition qui remonte à Rousseau dans la mesure où, d’après lui, les principes moraux sont valides à condition de pouvoir faire l’objet d’un accord raisonnable entre des individus partageant une motivation commune, à savoir le fait qu’ils cherchent tous à n’agir que d’une manière qui soit justifiable auprès des autres. C’est pour cela que le contractualisme scanlonien insiste sur le fait que l’accord sur les principes moraux se doit d’être raisonnable plutôt que rationnel25 : se montrer raisonnable, c’est être disposé à tenir compte de manière non-instrumentale des réclamations que peut m’adresser autrui, plutôt que de chercher à satisfaire mon intérêt aussi efficacement que possible, éventuellement au détriment des intérêts des autres. Si je reconnais avoir de bonnes raisons de conduire ma vie de telle sorte à ce que mon comportement soit toujours justifiable auprès d’autrui, j’attache de l’importance au fait de répondre à ses demandes légitimes, qui ne sont dès lors pas conçues comme des obstacles à la pleine satisfaction de mes intérêts, mais plutôt comme l’un des paramètres dont je suis disposé à tenir compte dans toute délibération pratique. Il ne s’agit pas tant de délaisser la poursuite de mes intérêts personnels que de n’être guidés par eux que dans la stricte mesure où leur contentement n’a pas pour effet d’imposer aux autres des exigences déraisonnables.
La Conversation d'Henri Matisse.
La théorie de la justice comme équité de Rawls26 se rattache elle aussi à cette tradition rousseauiste en ce qu’elle tient pour justifiés les principes de la justice qui sont susceptibles de faire l’objet d’un accord hypothétique raisonnable entre les citoyens (ou du moins leurs représentants politiques). Mais à la différence de Rawls – qui envisage brièvement la possibilité d’élargir sa théorie de la justice comme équité (justice as fairness) au domaine de la moralité interpersonnelle (il s’agirait alors d’une théorie de la rightness as fairness27) –, Scanlon28 renonce à modéliser le choix des principes de sa théorie contractualiste en ayant recours au dispositif du voile d’ignorance. Ce dernier vise chez Rawls à empêcher que le choix des principes de la justice soit biaisé par des facteurs moralement arbitraires tels que notre classe sociale, notre sexe ou notre religion : en effet, il ne serait pas raisonnable de ma part de chercher par exemple à m’octroyer un avantage indu dans la répartition des fruits de la coopération sociale en choisissant des principes de justice tendant à favoriser les intérêts des hommes blancs simplement parce qu’il se trouve que je ne suis pas une femme de couleur. Le choix des principes de la justice sous voile d’ignorance correspond donc au choix d’individus mutuellement désintéressés cherchant à maximiser leur utilité en situation d’incertitude, ne sachant pas à quel groupe social ils appartiendront une fois le voile levé : l’incertitude ainsi imposée aux contractants dans la « position originelle » rawlsienne détermine les conditions d’équité dans lesquelles chacun est censé rationnellement choisir les principes qui pourraient faire l’objet d’un accord raisonnable. En d’autres termes, la théorie rawlsienne nous décrit le choix d’individus rationnels désireux de maximiser leur utilité et supposés indifférents au sort des autres (puisqu’ils sont « mutuellement désintéressés »). Ce sont alors les restrictions externes que le théoricien impose à leur raisonnement, en les inscrivant dans les conditions mêmes du choix, qui réduisent l’éventail des considérations auxquelles ils peuvent faire appel pour choisir tel principe plutôt que tel autre : puisque je peux moi-même me retrouver dans la position des plus démunis, étant dépourvu de toute information relative à mon statut social, il ne serait pas rationnel de choisir un principe de répartition des richesses qui ne stipulerait pas que le sort des plus mal lotis doive être amélioré par toute inégalité tolérée29.
En revanche, le raisonnement qui, dans la théorie scanlonienne, nous permet de mettre le doigt sur des principes non raisonnablement rejetables est conçu comme celui qu’adopterait d’elle-même une personne se souciant d’agir de manière justifiable envers autrui et qui, comme telle, accorderait de l’importance à la satisfaction des besoins des autres : puisque le contrat moral n’a pas lieu entre des parties mutuellement désintéressées, il n’est pas besoin de nous défaire de toute information relative à notre position sociale de manière à masquer certains de nos intérêts. Raisonner en agent moral ne revient pas ici à chercher à maximiser mon utilité sous contrainte de raisonnabilité – pour le dire dans le langage de la théorie du choix rationnel dont sont adeptes les économistes. C’est au contraire me montrer raisonnable en écartant de ma délibération pratique les considérations qui ne s’accordent pas avec le fait que je reconnaisse avoir de bonnes raisons de vouloir me rapporter aux autres sur le mode de la reconnaissance mutuelle. La question de Scanlon n’est donc pas de savoir quelles contraintes externes il convient de faire porter sur le choix d’un individu rationnel et maximisateur afin que les principes validés par la procédure de choix puissent faire l’objet d’un accord hypothétique raisonnable ; elle est plutôt de savoir de quelle manière un individu que l’on suppose disposé à respecter les principes de la justifiabilité mutuelle doit raisonner pour parvenir à la connaissance de tels principes. C’est vers cette question que nous nous tournons désormais.
Le test contractualiste de la non rejetabilité raisonnable
Justifier une action consiste à fournir à autrui des raisons qui comptent en faveur de cette action et qu’il ne serait pas raisonnable pour lui d’écarter, tout en tenant compte des raisons qu’il peut lui-même m’adresser, du point de vue de la position qu’il occupe dans la situation dans laquelle nous nous trouvons, pour contester la validité de la maxime d’action que je me propose de suivre. Selon la formule scanlonienne, une action est moralement injuste, ou cause un tort à autrui, si et seulement si tout principe l’autorisant, dans les circonstances présentes ou dans toute situation similaire, pourrait être raisonnablement rejeté par des personnes qui seraient motivées à modeler leur comportement sur des principes généraux devant servir de base à un accord informé et non-contraint entre des individus partageant cette même motivation30. La théorie contractualiste identifie alors le type de considérations qu’il nous faut prendre en compte et les standards de raisonnement qu’il importe de suivre afin de formuler des principes non raisonnablement rejetables : pour savoir si nos jugements moraux sont valides, il convient de voir dans quelle mesure les actions qu’ils autorisent, recommandent, ou prohibent s’accordent à de tels principes.
Puisque, pour qu’une action soit justifiable, le principe qui l’autorise doit être tel que personne ne puisse raisonnablement le rejeter, les arguments que nous examinons doivent prendre la forme d’objections contestant la validité morale du principe concurrent à celui que nous cherchons à défendre. À la question de savoir pourquoi il nous faudrait concevoir la justification morale à partir d’une proposition ayant la forme d’une double négation, Scanlon répond que, s’il n’est peut-être pas déraisonnable pour moi, en vertu de mes inclinations, d’accepter un principe d’action exigeant que je sacrifie certains de mes intérêts légitimes au profit des autres, il n’empêche qu’il peut être parfaitement injuste de la part de ces derniers d’abuser de cette disposition31. Cela signifie que la validité de nos jugements moraux ne dépend pas entièrement de notre disposition à nous montrer raisonnables dans nos exigences à l’égard d’autrui : s’il n’est certes pas toujours déraisonnable d’être « trop gentil », il n’est pas non plus moralement juste de profiter d’un tel penchant lorsqu’il se manifeste chez les autres.
La théorie exposée dans What We Owe to Each Other stipule que ne doivent être prises en compte, dans notre délibération pratique, que les objections (à la validité de principes moraux) qui respectent les trois restrictions suivantes : pour être recevable, une objection doit être personnelle, individuelle et générique32. Cela signifie qu’elle doit pouvoir être énoncée par un individu en son propre nom et qu’elle doit en outre faire référence à la manière dont seraient affectés, par l’action que nous évaluons, les intérêts de n’importe quelle personne qui en viendrait à occuper la même position que lui. Puisque le contractualisme est une théorie de la moralité interpersonnelle, il exclut de la délibération pratique les revendications impersonnelles – qui font référence à autre chose qu’aux intérêts humains qui sont en jeu dans la situation examinée –, collectives – puisque c’est la valeur morale d’autrui qu’il s’agit de reconnaître, ce sont les intérêts qu’il peut défendre en son propre nom qui importent, non ceux d’une collectivité –, et non-génériques – c’est-à-dire propres à l’individu particulier qui est concerné dans la situation en question plutôt qu’à la manière dont les intérêts de n’importe quelle personne pouvant un jour se trouver dans la même situation seraient en jeu, car nous sommes à la recherche de principes pouvant être vrais dans une généralité de cas. Être raisonnable, c’est donc tenir compte de toutes les objections personnelles, individuelles et génériques que les autres peuvent opposer à la permissibilité de mon action.
Une fois que nous avons mis le doigt sur les objections que chacun peut mettre en avant en son propre nom contre le principe que favorise le parti adverse, le principe qui passera le test de la non rejetabilité raisonnable est celui qui résistera le mieux à la plus forte de ces objections. Si, par exemple, Pierre et Jacques sont tous deux accidentés mais que Pierre est plus gravement blessé que Jacques, chacun d’eux a des raisons personnelles, individuelles et génériques d’exiger d’être soigné le plus vite possible mais, l’état de santé de Pierre étant plus préoccupant que celui de Jacques, le principe qui autoriserait les secours à s’occuper de Jacques en premier au détriment de Pierre est raisonnablement rejetable par ce dernier, alors que Jacques ne serait pas raisonnable de rejeter un principe accordant la priorité à celui qui se trouve dans la situation la plus urgente. Les considérations qui sont pertinentes d’un point de vue moral ont trait à la manière dont divers principes affecteraient les intérêts des individus concernés : ce sont donc des objections liées à des intérêts personnels qu’il nous faut prendre en compte, et non des croyances morales en la validité de tel ou tel comportement, sans quoi le test contractualiste de la non rejetabilité raisonnable serait circulaire, puisqu’il ferait entrer dans la délibération elle-même le genre de jugement que nous voulons précisément tester.
Le contractualiste espère que ces restrictions et la comparaison de la force relative des objections à des principes concurrents peuvent nous conduire à formuler des jugements moraux valides dont nous pourrions voir en outre que nous avons de bonnes raisons de nous soucier, dès lors que nous faisons le pari de la moralité. Si cet espoir n’est pas vain, le contractualisme sera parvenu à éviter les travers de l’utilitarisme qui ont motivé Scanlon à élaborer sa propre théorie morale. Voyons à présent comment cette théorie peut guider notre action dans les situations présentées en première section : la diffusion du match de football et le choix entre les deux îlots.
Le problème de l’agrégation : le contractualisme est-il vraiment non-conséquentialiste ?
Penchons-nous d’abord sur le cas de Jones qui, rappelons-le, est électrocuté dans la tour de télétransmission qui diffuse la rencontre sportive en direct. Puisque les objections au principe moral exigeant qu’on lui vienne en aide quitte à interrompre la diffusion du match ne peuvent pas être collectives, c’est-à-dire avancées au nom des intérêts de la collectivité formée par les spectateurs, arguant par exemple que la somme de leurs préférences contrebalancerait la réclamation de Jones, les demandes de chacun des spectateurs doivent être considérées isolément. Ce que chacun d’entre eux réclame, c’est que la diffusion du match ne soit pas interrompue, pas même pour une quinzaine de minutes, afin de satisfaire l’intérêt qu’il prend à le regarder. En comparaison de la souffrance qu’il s’agit d’épargner à Jones pendant environ une heure, l’intérêt des téléspectateurs qui est ici en jeu est bien dérisoire. Aucun ne peut donc raisonnablement exiger en son propre nom que Jones ait à subir une heure d’électrocutions supplémentaire. Dans un cas comme celui-ci, les conclusions contre-intuitives du raisonnement agrégatif qu’adoptent les conséquentialistes sont très facilement évitées par les restrictions que nous avons décrites précédemment.
Vidéo d’un footballeur espagnol s’interrompant pour sauver un oiseau durant la coupe du monde 2018.
Cependant, l’on peut aussi considérer que, sans même totalement renoncer au conséquentialisme, les utilitaristes peuvent chercher à éviter d’infliger à Jones des souffrances qui ne peuvent lui être épargnées qu’au prix de la frustration des préférences (comparativement triviales) de chacun des téléspectateurs. En effet, les dommages auxquels chacun cherche à échapper – une heure d’électrocution pour Jones, une courte interruption de la diffusion du match pour chacun des supporters de football – ne sont pas comparables : plutôt qu’à un problème d’agrégation, nous avons ici affaire à une situation impliquant ce que Frances Kamm appelle des « utilités incomparables » (irrelevant utilities33). C’est-à-dire que certains dommages, bien que non strictement équivalents, sont comparables ou entrent dans une relation de pertinence (relevance) l’un par rapport à l’autre dans le sens où, alors que dans le cas de Jones nous devons venir en aide à ce dernier peu importe le nombre de téléspectateurs dont les désirs risquent d’être frustrés, il importe parfois de tenir compte du nombre de personnes qui auraient à souffrir un certain dommage quoique celui-ci soit un peu moins conséquent que le dommage que nous infligerions à un individu isolé si nous décidions de leur venir en aide à elles plutôt qu’à lui : c’est sans doute le cas dans une situation dans laquelle nous envisageons de protéger plusieurs personnes d’un handicap majeur (par exemple une paralysie généralisée) au prix d’en laisser mourir une autre34, mais certainement pas dans la situation envisagée à présent. Dans un cas, les utilités sont comparables, mais pas dans l’autre.
Un conséquentialiste pourra s’empresser d’accepter le principe des utilités incomparables invoqué par Kamm et Scanlon pour traiter le cas de Jones et d’autres cas similaires, et en faire une contrainte encadrant son raisonnement agrégatif, stipulant par exemple que ne peuvent être agrégées que des réclamations, sinon égales, du moins comparables à la demande sur laquelle elles sont censées l’emporter une fois agrégées. Cependant, cela consisterait en une remise en cause du principe d’utilité lui-même : son respect ne serait en effet pas de nature à produire les meilleures conséquences précisément parce que ce principe ne se soucie pas de savoir comment les biens et les dommages sont répartis entre les individus – à partir du moment où la somme totale des bénéfices produits dans un état de choses est supérieure à la somme des bénéfices produits dans une situation plus égalitaire, l’utilitarisme jugera que le premier état de choses doit être préféré au second35. Si certains conséquentialistes36 peuvent donc développer une théorie qui accorde de l’importance, pour classer entre eux différents états de choses, à la manière dont les bénéfices et les dommages sont répartis entre les individus, cette option n’est pas ouverte aux utilitaristes, qui recommanderont donc de laisser la diffusion du match se poursuivre. En s’intéressant uniquement aux réclamations que chacun peut adresser à autrui en son propre nom, et non à la valeur impersonnelle des états de choses, le contractualisme scanlonien échappe à ces difficultés.
La relation de pertinence par excellence concerne des dommages strictement équivalents. D’après Scanlon, en effet, lorsque nous pouvons épargner à plusieurs individus des dommages égaux, le nombre de personnes doit être pris en compte. La question est de savoir si cela n’impliquerait pas de présupposer, à un moment ou à un autre de notre raisonnement, un jugement conséquentialiste, comme par exemple l’idée qu’un état de choses dans lequel le plus grand nombre de personnes est épargné serait meilleur qu’un autre. Pour le voir, reprenons l’exemple du voilier et des deux îlots : devez-vous venir en aide à deux personnes ou à l’individu isolé, ne pouvant secourir tout le monde ?
Afin de défendre le principe exigeant que, dans une telle situation, vous sauviez le plus grand nombre d’individus, Scanlon introduit l’argument des nombres comme « briseurs de liens » (tie-breaker argument37). Voici l’argument. Sur le premier îlot se trouve un individu qui vous adresse une réclamation (vous demandant de lui venir en aide) que vous ne pouvez pas raisonnablement ignorer : en l’absence d’une justification particulière, vous êtes moralement obligé de lui porter secours. Sur le second îlot, cependant, se trouve une autre personne qui vous adresse la même demande : celle-ci constitue une justification particulière diminuant ce que vous devez à la personne qui vous a adressé la première réclamation. En effet, la première personne serait déraisonnable de défendre un principe exigeant que vous la sauviez elle plutôt que l’autre, puisqu’elle ne tiendrait alors pas compte de la réclamation équivalente de la seconde personne. Votre obligation morale, à présent, est donc de sauver indifféremment l’une ou l’autre : vous êtes libre de tirer au sort pour déterminer laquelle secourir, mais chacune peut raisonnablement rejeter un principe vous autorisant à passer votre chemin (peut-être apercevez-vous des dauphins à l’horizon…) sans aider ni l’une ni l’autre. Seulement voilà, sur l’un des deux îlots se trouve une personne supplémentaire : tirer au sort pour décider à quel groupe venir en aide ne saurait convenir38, puisque cela reviendrait à agir comme si cette autre personne n’avait pas été présente, et donc à ne pas tenir compte de sa réclamation à elle. S’il vous faut sauver le plus grand groupe, c’est parce que cette personne supplémentaire peut, en son propre nom, raisonnablement rejeter un principe de tirage au sort comme étant indifférent à sa situation de détresse.
Le Caravage - Le Sacrifice d'Isaac.
Différentes interprétations de ce raisonnement ont été défendues dans la littérature, certains doutant que nous puissions réellement conclure que le plus grand nombre de personnes doive être sauvé sans avoir à combiner pour cela les réclamations de plusieurs individus afin qu’elles contrebalancent ensemble la réclamation de la personne isolée39, d’autres estimant que ce raisonnement peut se passer de présuppositions conséquentialistes uniquement lorsque l’un des deux groupes ne dépasse pas un individu40 – si une personne supplémentaire doit pouvoir briser le lien stipulant que nous devions sauver indifféremment l’un ou l’autre groupe contenant chacun au moins deux personnes, c’est que nous avons agrégé au préalable les réclamations des composantes de chacun de ces deux groupes afin d’établir qu’un lien puisse seulement être brisé. Quelles que soient les ressources dont le contractualisme dispose pour répondre à ces critiques, il est encore plus douteux qu’un raisonnement non-agrégatif puisse aboutir à la conclusion selon laquelle nous devrions sauver, admettons, dix personnes en passe d’être lourdement handicapées plutôt que de prévenir la mort d’un autre individu (dans le cas où tous ne pourraient pas être secourus). Ainsi, même si le contractualisme est à même de défendre en des termes non-conséquentialistes des jugements moraux s’accordant avec nos intuitions dans les cas de Jones et des deux îlots, nous pouvons douter de sa capacité à traiter des situations impliquant un choix entre sauver d’un côté plusieurs individus d’un dommage majeur et de l’autre épargner un dommage autrement plus conséquent à une autre personne, lorsque du moins nous ne sommes pas en présence d’utilités incomparables.
Étant donné l’attrait de la théorie contractualiste par rapport au traitement conséquentialiste de la question de l’importance pratique de la morale, ainsi qu’en tant qu’alternative aux échecs de l’utilitarisme, c’est un prix que le contractualiste est peut-être prêt à payer : après tout, nous n’attendons pas d’une théorie morale qu’elle soit en mesure de traiter tous les cas pouvant se présenter à nous, et encore moins tous ceux que peut imaginer le philosophe. Ce que nous attendons d’une théorie morale, c’est plutôt qu’elle clarifie les termes dans lesquels la délibération sur la manière dont il convient d’interagir avec autrui doit se conduire. De ce point de vue, le contractualisme est et restera une contribution inestimable au chantier inextricable de la philosophie morale. Par ailleurs, les limites que nous venons d’évoquer sont autant d’invitations à contribuer à raffiner une théorie morale bien plus riche qu’un tel survol ne saurait le montrer.
Notes
1
Thomas M. Scanlon, « Contractualism and Utilitarianism », in A. Sen, B. Williams (dir.), Utilitarianism and Beyon, Cambridge, Cambridge University Press, 1982, p. 103-128, traduit en français par Jean-Fabien Spitz dans T. M. Scanlon, « Contractualisme et Utilitarisme », in T. M. Scanlon, L’Épreuve de la tolérance. Essais de philosophie politique, Paris, Hermann Éditeurs, 2018, p. 167-206.
2
Thomas M. Scanlon, « Contractualisme et Utilitarisme », in T. M. Scanlon, L’Épreuve de la tolérance. Essais de philosophie politique, Paris, Hermann Éditeurs, 2018, p. 168-169.
3
Thomas M. Scanlon, What We Owe to Each Other, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1998.
4
Thomas M. Scanlon, What We Owe to Each Other, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1998, p. 171-177.
5
Les questions de l’importance pratique de la morale (ou de la motivation morale) et de la justification font l’objet d’un traitement détaillé dans les chapitres 4 et 5 de What We Owe to Each Other.
6
Voir notamment les doutes exprimés par Philippa Foot dans « Utilitarianism and the Virtues », in S. Scheffler (éd.), Consequentialism and its Critis, Oxford, Oxford University Press, 1988, p. 224-242.
7
Pour une distinction éclairante entre l’utilitarisme « politique », centré sur la satisfaction des besoins des individus, et l’utilitarisme conséquentialiste des philosophes qui se préoccupent de la promotion de valeurs intrinsèques à des états de chose (le bien-être agrégé), voir Véronique Munoz-Dardé, « Equality and Division : Values in Principle », Proceedings of the Aristotelian Society, Supplementary Volumes, vol. 79, 2005, p. 255-284.
8
Thomas M. Scanlon, What We Owe to Each Other, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1998, p. 235.
9
Le terme de « vie rationnelle » se veut plus large que celui de « vie humaine », car des créatures rationnelles non humaines existent peut-être, et doivent donc être prises en compte dans le contractualisme moral : c’est « la vie de toute créature rationnelle », ou « le fait que des créatures rationnelles existent », ou encore « l’incarnation de la rationalité ».
10
Thomas M. Scanlon, What We Owe to Each Other, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1998, p. 103-107.
11
Thomas M. Scanlon, What We Owe to Each Other, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1998, p. 87-103.
12
T. M. Scanlon, What We Owe to Each Other, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1998, p. 17.
13
Philippa Foot, « Rationality and Virtue », in H. Pauer-Studer (dir.), Norms, Values, and Society, Dordrecht, Kluwer, 1994, p. 205-216, p. 210. Mentionné dans Rahul Kumar, « Reasonable Reasons in Contractualist Moral Argument », Ethics, vol. 114, n° 1, 2003, p. 6-37, p. 10.
14
La traduction des termes "right", "wrong", "rightness" et "wrongness" est délicate. Puisque, pour savoir si une action est "right" dans le sens où elle n'outrepasse pas les limites raisonnables de ce que nous pouvons exger les uns des autres, le contractualisme recommande de s'intéresser à sa justifiabilité interpersonnelle, on ne peut traduire "right" par "justifiable" et "wrong" par "injustifiable", sans quoi la théorie deviendrait tautologique ou circulaire. Par ailleurs, puisque, pour la théorie contractualiste, ce qui explique qu'une action soit moralement "wrong" n'est pas le fait qu'elle ne produise pas les meilleures conséquences ou qu'elle ne maximise pas le bien, contrairement à ce que soutiennent les conséquentialistes, on ne peut traduire "right" par "bon" ou "bien", et encore moins "wrong" par "mauvais" (bad) ou "mal" (evil) - dans ce dernier cas, nous ferions de surcroît dépendre la "rightness" et la "wrongness" d'une action du caractère plus ou moins vertueux de l'intention de l'agent qui l'accomplit, alors que pour Scanlon une intention n'est moralement louable que parce qu'elle vise à entreprendre une action qui est requise ou du moins autorisée par un principe moral qui serait idéalement justifiable auprès de chacun, la qualité de l'intention n'entrant donc pas en jeu dans la détermination de la "rightness" d'une action. En outre, traduire "rightness" par "rectitude morale" nous éloigne de la question du rapport à autrui qui est centrale dans le contractualisme, et nous donne l'impression que tout n'est qu'affaire de respect des règles. Traduire l'expression "the morality of right and wrong" par "la moralité du juste et de l'injuste" peut induire certains lecteurs en erreur, en les conduisant à croire à tort que le contractualisme serait ni plus ni moins une théorie de la justice distributive ; malgré cette réserve, c'est la traduction qui nous semble la plus adéquate : un manquement à ce que je dois à autrui est une injustice, que ce devoir porte sur la répartition des richesses communes ou non. La traduction de "a wrong" par "un tort" convient également.
15
Thomas M. Scanlon, Alex Voorhoeve, « The Kingdom of Ends on the Cheap », in Alex Voorhoeve (dir.), Conversations on Ethics, Oxford, Oxford University Press, 2009, p. 178-192, p. 185.
16
Voir les analyses d’Axel Honneth dans « La reconnaissance comme idéologie », in A. Honneth, La Société du mépris. Vers une nouvelle théorie critique, Paris, La Découverte, 2008, p. 245-274.
17
Thomas M. Scanlon, What We Owe to Each Other, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1998, n° 18, p. 395.
18
Thomas M. Scanlon, What We Owe to Each Other, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1998, p. 147-158.
19
Cette interprétation erronée est celle que nous propose Stephan Darwall dans « Contractualism, Root and Branch : A Review Essay », Philosophy & Public Affairs, vol. 34, n° 2, 2006, p. 193-214 et The Second-Person Standpoint : Morality, Respect, and Accountability, Cambridge (MA), Harvard University Press, 2006, chapitre 12.
20
Thomas M. Scanlon, What We Owe to Each Other, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1998, p. 154.
21
Thomas M. Scanlon, What We Owe to Each Other, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1998, p. 162.
22
Stipulant par exemple que les promesses auxquelles nous nous lions dans des conditions adéquates doivent être respectées à moins de disposer d’une justification particulière. Pour la justification d’un tel principe de fidélité à l’égard de nos promesses, voir Thomas M. Scanlon, What We Owe to Each Other, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1998, p. 295-309.
23
Thomas M. Scanlon, What We Owe to Each Other, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1998, p. 5.
24
Pensons à la contribution de David Gauthier, Morals by Agreement, Oxford, Oxford University Press, 1986, dans laquelle la morale est conçue comme un dispositif devant pallier les défaillances du marché.
25
Thomas M. Scanlon, What We Owe to Each Other, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1998, p. 191-197.
26
John Rawls, Théorie de la justice, Paris, Éditions Points, trad. Catherine Audard, 2009.
27
John Rawls, Théorie de la justice, Paris, Éditions Points, trad. Catherine Audard, 2009, p. 43-44.
28
Thomas M. Scanlon, « Contractualisme et Utilitarisme », in T. M. Scanlon, L’Épreuve de la tolérance. Essais de philosophie politique, Paris, Hermann Éditeurs, 2018, p. 198-204.
29
C’est le célèbre « principe de différence » de Rawls.
30
Thomas M. Scanlon, What We Owe to Each Other, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1998, p. 4, 106, 153.
31
Voir sur ce point Thomas M. Scanlon, Alex Voorhoeve, « The Kingdom of Ends on the Cheap », in Alex Voorhoeve (éd.), Conversations on Ethics, Oxford, Oxford University Press, 2009, p. 178-192, p. 181.
32
Thomas M. Scanlon, What We Owe to Each Other, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1998, chapitre 5.
33
Frances Kamm, Morality, Mortality, Oxford, Oxford University Press, 1993, p. 146.
34
Sur une telle relation de comparaison ou de pertinence entre les dommages, voir T. M. Scanlon, What We Owe to Each Other, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1998, p. 239-240.
35
Sur ce point, voir John Rawls, Théorie de la justice, Paris, Éditions Points, trad. Catherine Audard, 2009, p. 54.
36
Notons que Scanlon a commencé par défendre une position de ce type. Voir T. M. Scanlon, « Rawls’ Theory of Justice », University of Pennsylvania Law Review, vol. 121, 1973, p. 1020-69, and T. M. Scanlon, « Droits, objectifs et équité », in T. M. Scanlon, L’Épreuve de la tolérance. Essais de philosophie politique, Paris, Hermann Éditeurs, 2018, p. 39-58, trad. Nicolas Delon.
37
Thomas M. Scanlon, What We Owe to Each Other, Cambridge (MA), Havard University Press, 1998, p. 240.
38
Contrairement à ce qui est défendu par John M. Taurek dans « Should the Numbers Count ? », Philosophy & Public Affairs, vol. 6, n° 4, 1977, p. 293-316.
39
Voir en particulier Michael Otsuka, « Scanlon and the claims of the many versus the one », Analysis, vol. 60, n° 3, 2000, p. 288-293, et l’éclairante réponse de Rahul Kumar, « Contractualism on saving the many », Analysis, vol. 61, n° 2, 2001, p. 165-170.
40
Véronique Munoz-Dardé, « The Distribution of Numbers and the Comprehensiveness of Reasons », Proceedings of the Aristotelian Society, vol. 105, n° 2, 2005.
Bibliographie
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