Les Roms de Transcarpatie : « Trop ukrainiens pour les Russes, trop hongrois pour les Ukrainiens, trop gitans pour les Hongrois »
Maîtresse de conférences

(Université Eötvös Loránd (ELTE) - Institut d’études historiques)

La citation reprise dans le titre de cet article provient d’un réfugié rom interrogé par un travailleur social qui s’occupe de familles roms ukrainiennes exilée en Hongrie à cause de la guerre en Ukraine. À elle seule, elle résume les nombreux travers dont souffrent les Roms en Hongrie depuis février 2022. Le but de cet article est d’analyser ce statut de double ou de multiple exclusion et de discrimination, et de montrer qu’il est à la fois d’ordre linguistique, social, économique et culturel. Nous commencerons par résumer l’histoire des Roms de Transcarpatie et souligner leur fragilité sociale. Puis nous nous pencherons sur la situation actuelle des réfugiés roms en Hongrie, et sur plusieurs pratiques remarquables mises en place par des associations hongroises depuis le début de la guerre.

La Transcarpatie ou le centre périphérique de l’Europe

Rappelons d’abord que la Transcarpatie est une région d’Ukraine qui comprend une des plus importantes populations roms du pays avec Donetsk, Louhansk, Odessa, Kiev, Dnipro, Kharkiv, Tcherkassy et Poltava1. Du point de vue historique, la Transcarpatie a subi de plein fouet les convulsions de l’Europe du XXe siècle, rappelle Judy Batt, puisqu’elle a vu dix-sept changements d’État, dont deux périodes brèves où ce fut une République indépendante. Elle a fait partie du royaume de Hongrie et de la monarchie austro-hongroise, puis elle a été intégrée à la Tchécoslovaquie ; elle a connu une période de transition au cours de laquelle une partie de son territoire forma un État éphémère (l’Ukraine subcarpatique) ; pendant une courte période, elle est revenue au royaume de Hongrie ; enfin, elle a été annexée à l’Union soviétique après une nouvelle période de transition. En 1991, la jeune Ukraine en a hérité2. Comme le précise Judy Batt, la Transcarpatie a toujours été la région la plus éloignée, la plus inaccessible et la plus pauvre des États auxquels elle appartenait3.

La Transcarpatie actuelle ne correspond à aucune division administrative historique puisque les territoires qu’elle comprend étaient répartis entre quatre comtés du royaume de Hongrie (Ugocsa, Máramaros, Bereg, Ung). Sa superficie est 12 800 km2, elle est située à l’extrême sud-ouest de l’Ukraine et elle a des frontières avec la Roumanie, la Slovaquie, la Hongrie et la Pologne. Un recensement daté de 2001 montre que c’est la région où vivent 98,2 % des personnes qui sont de langue maternelle hongroise en Ukraine ; après les Ukrainiens (80,5 %), les Hongrois sont la communauté la plus importante (12,1 %) de Transcarpatie4. La population magyarophone se répartit dans 600 villes et villages environ, et même s’il arrive qu’elle forme une communauté à part, en général elle se mêle aux autres groupes ethniques : Ukrainiens ; Roms, souvent magyarophones ; Ruthènes, prédominant dans les zones montagneuses ; Slovaques, Roumains et Russes, qui comptent chacun quelques dizaines de milliers de personnes. Quant aux Roms d’Ukraine et de Transcarpatie, les chiffres démographiques varient beaucoup, comme dans beaucoup de pays européens : ils seraient de 100 000 à un demi-million. Avant la guerre, on pense qu’ils étaient environ 400 000, mais il est difficile d’avoir un chiffre précis sachant que les Roms hésitent à affirmer leur appartenance ethnique (un exemple : lors du recensement de 2001, seule 0,1 % de la population s’est déclarée Rom5). Cette inexactitude est d’autant plus forte qu’une large partie de la population rom a des emplois saisonniers dans le reste de l’Ukraine ou en Russie, et que beaucoup ont migré en Hongrie et dans divers pays d’Europe de l’Ouest dès février 2022.

Différents niveaux de difficultés pour les Roms de Transcarpatie

Les groupes roms sont rarement des entités sociales et culturelles statiques et immuables. L’essentiel de la communauté rom historique se concentre en Europe de l’Est (les communautés vivant ailleurs sont soit des migrants récents, soit des descendants de migrants qui ont quitté Europe de l’Est il y a environ 150 ans6). Les « Roms ukrainiens » ne forment pas une minorité homogène, mais une communauté très divisée et fragmentée du point de vue sociologique, culturel et linguistique, ainsi que du point de vue professionnel. L’Ukraine comprend des groupes autochtones de chacun des principaux métagroupes, à savoir les Roms valaques, les Roms nordiques, les Roms des Carpates et ceux des Balkans7. Cette diversité se reflète sur le plan linguistique, puisque la langue maternelle de près de 45 % des Roms ukrainiens est une variante du romani. S’agissant de l’Ukraine, cette langue n’est pas prise en compte par la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, laquelle ne protège que treize langues de communautés minoritaires (dont le moldave ou le yiddish, qui ne sont pas nommément spécifiés). Miklós Kontra, linguiste hongrois, va jusqu’à parler de génocide linguistique dans la mesure où le romani est exclu du système scolaire et interdit de façon indirecte dans la vie quotidienne8. Ces interdictions portant sur la langue et la vie quotidienne ont beau faire partie de l’ordre social dominant et s’apparenter à des dispositifs hégémoniques, il est difficile de les appréhender et de les diagnostiquer. Il n’empêche, les chercheurs affirment que ce qui se passe en Ukraine n’est rien moins qu’un génocide linguistique organisé par l’État et qui passe par l’éducation. Les minorités linguistiques indigènes sont soumises à un enseignement monolingue et standardisé obligatoire dont l’objectif principal est l’assimilation linguistique9.

Outre le joug de la langue, les Roms ukrainiens sont victimes de préjugés plus féroces que les autres groupes ethniques. Comme le montre le rapport du Centre européen des droits des Roms intitulé The Misery of Law, plusieurs institutions, dont la police, le gouvernement et le système d’éducation publique, s’attachent à promouvoir le sentiment anti-Roms en Ukraine, notamment en Transcarpatie. D’où le nombre de Roms qui abandonnent leur scolarité très tôt : en Transcarpatie, seuls 3 Roms sur 1000 ont fait des études supérieures, et 40 ont l’équivalent du baccalauréat. À Berehove et Mukachev, il existe des écoles « roms » entièrement séparées, situées près des camps (tabors) roms qui correspondent à une réelle ségrégation résidentielle. Différentes données recueillies par des associations de défense des droits humains montrent que la Transcarpatie comprend une cinquantaine de tabors dépourvus de tout confort et de toute infrastructure, où les habitants vivent dans des conditions très rudimentaires et disposent très rarement des papiers les autorisant à accéder à la propriété. Seul un faible pourcentage de la population possède des papiers personnels officiels10. Pour citer un exemple encore plus radical de ségrégation spatiale, à Berehove, non seulement 6 000 Roms vivent à la périphérie de la ville, mais le gouvernement local a fait construire un mur de 2,5 mètres de haut pour exclure ces indigents du reste de la ville11. Enfin, le rapport du Centre européen des droits des Roms fait état d’un nombre inquiétant d’abus et de violences policières, et de stratégies de prévention de la criminalité visant spécifiquement les Roms, systématiquement assimilés à des délinquants. Ces agressions, y compris les agressions sexuelles dont sont victimes les femmes roms, sont liées à des pratiques policières déshumanisantes qui traitent les Roms comme des objets12.

Bref aperçu de l’histoire des Roms de Transcarpatie

L’histoire des Roms qui vivent en Transcarpatie est double puisque d’un côté, on note d’emblée des tentatives d’émancipation et d’autoreprésentation, et de l’autre, la récurrence de phases d’oppression et de stigmatisation sociale. En Crimée, des groupes de Roms commencent à apparaître dès la première moitié du XVIIIème siècle, tandis que dans le reste de l’Ukraine, leur présence est attestée à partir de 1757. Dès le début, les Roms d’Ukraine ont été considérés comme « un groupe inférieur aux autres » et contraints de payer des taxes à différentes institutions13. Au début du XXe siècle, les registres russes recensaient 61 299 Roms, dont plus de la moitié avaient fait souche en Ukraine. En 1925, à la faveur de la politique d’indigénisation de l’Union soviétique, les Roms ont été officiellement reconnus comme une minorité nationale. Ils ont donc obtenu le droit d’être scolarisés en langue romani et de participer aux échelons inférieurs du gouvernement. Quant à l’intelligentsia romani, elle s’est employée à mettre au point une langue romani qui soit « compatible avec l’orthographe russe ». Aujourd’hui, cette première – et très brève – période de l’histoire soviétique peut être considérée comme une « Renaissance romani », au cours de laquelle les Roms ont été encouragés à revendiquer à la fois des droits civiques et une culture qui leur était propre14.

De fait, ces tentatives d’émancipation ont très vite été réprimées par les politiques socioculturelles de l’URSS dont le but était de soumettre les associations de Roms à un contrôle administratif strict. Dans l’imaginaire soviétique, les Roms représentaient une menace ethnique spécifique15. Ils étaient stigmatisés et considérés comme un frein aux objectifs de modernisation de l’État parce qu’on leur attribuait plusieurs tares : analphabétisme, nomadisme, marginalité et parasitisme social. Le parti communiste et l’État soviétique ont donc tâché de faire de ces membres de « communautés arriérées » des « citoyens soviétiques éclairés », et ont adopté des mesures qui correspondaient à une version soviétique de nation moderne en créant des Komsomols roms, des théâtres, une Union panrusse des Tsiganes, ou encore un journal en langue romani baptisé Romani Zorya (L’Aube romani), lancé en 1927, qui visait à mettre en valeur les réussites des Roms soviétiques, ainsi que leur transformation en prolétaires modèles16.

Couverture de Romani Zorya

Couverture de Romani Zorya.

Curieusement, au début de l’ère soviétique, certains ont imaginé et défendu l’idée d’une région autonome tzigane, à l’instar du Birobidjan, une région autonome juive et excentrée de l’Union soviétique, créée en 1934. L’historienne Brigid O’Keeffe rappelle qu’il y eut une brève période –1935-1936 – où le « lobby » rom a cru atteindre son objectif puisque le président du Soviet des nationalités de l’époque croyait à la création d’une République socialiste soviétique tsigane autonome. Il y voyait la réponse définitive à la question de l’intégration des nomades roms à la culture soviétique et à l’économie socialiste17.

En réalité, ce plan a très vite été refusé et l’État soviétique a choisi d’autres moyens pour encourager les Roms à changer de mode de vie et à s’adapter au système soviétique, même si la littérature scientifique diverge, par exemple, sur l’utilisation de la force de cette politique de sédentarisation. Les Roms qui vivaient à la campagne ont été contraints de travailler dans des fermes collectives ou de trouver des emplois dans les nouvelles entreprises. De vastes terres agricoles avaient été retirées aux paysans qui refusaient de les exploiter sous le régime collectif : elles ont été attribuées aux Roms, mais ce transfert a suscité chez les paysans un sentiment de haine à l’égard des Roms, transformés en boucs émissaires18. En outre, plusieurs décrets signés entre 1926 et 1936 obligeaient les autorités à attribuer des terres aux Tsiganes qui préféraient se sédentariser et se consacrer à des activités agricoles, un mouvement qui a donné lieu à des kolkhozes tsiganes. Vingt ans après, en 1956, l’État a émis un décret interdisant et criminalisant le vagabondage. Les historiens bulgares Elena Marushiakova et Vesselin Popov y voient une forme d’aveu d’échec de la politique de l’État à l’égard des Tsiganes puisque ceux-ci étaient désormais obligés d’obéir aux lois et aux normes obligatoires pour tous les citoyens soviétiques depuis les années 192019.

La chute de l’Union soviétique a entraîné de nouveaux types de changements économiques et politico-culturels. D’un côté, les économies dirigées soviétiques avaient besoin de travailleurs roms non qualifiés, ce qui n’était pas le cas des nouvelles économies de marché postsocialistes. Au contraire, la restructuration économique postcommuniste a provoqué la fermeture de nombreuses industries lourdes et le retour des fermes collectives privatisées, et beaucoup de Roms se sont retrouvés au chômage. Les Roms, dit-on, ont été les premiers à être débauchés et les derniers à être embauchés pour occuper les postes vacants20. De l’autre, comme Elena Marushiakova et Vesselin Popov l’ont analysé en détail, la fin des années 1990 a vu à la fois une explosion du nombre d’associations tsiganes au sein de la Fédération de Russie et une intensification des contacts entre associations de divers pays. En Ukraine, la première fut l’organisation culturelle et éducative de Transcarpatie « Romani Yag » (« Feu tsigane »), suivie par de nombreuses ONG, souvent soutenues par des donateurs extérieurs, comme la Fondation Soros. En 2011, l’Association transcarpatique des organisations publiques roms « Ekhipe » (« Unité ») a créé une Union des organisations publiques et des fondations humanitaires de Transcarpatie, baptisée « Roms pour une vie meilleure », à laquelle participent plus de 20 organisations en tout21.

Venons-en maintenant à la seconde partie de notre article – la situation des Roms de Transcarpatie depuis le début de la guerre – qui comprend un aperçu sur leurs différents statuts et leur stigmatisation, ainsi que plusieurs exemples concrets de leur inclusion et de leur intégration bénéficiant de la présence et de programmes d’associations civiles hongroises.

Citoyens de l’UE ou réfugiés de guerre les plus indésirables ?

La guerre en Ukraine a entraîné d’importantes vagues de migration rom vers la Hongrie, la République tchèque et plusieurs pays européens. Hélas, à en croire les médias, les travailleurs humanitaires et les bénévoles civils, la réaction de rejet vis-à-vis des réfugiés roms est beaucoup plus forte que vis-à-vis des réfugiés ukrainiens « blancs et blonds ». En Hongrie, contrairement aux Ukrainiens arrivés à Budapest dès la fin février 2022 dont la plupart ont poursuivi en Europe occidentale, les Roms étaient souvent malvenus dans les foyers et les centres d’hébergement, à tel point que de nombreux Roms de Transcarpatie ont préféré rester dans la partie nord-est de la Hongrie, près de la frontière avec l’Ukraine, ou sont rentrés en Ukraine. Les familles roms de langue hongroise originaires de Transcarpatie ont rarement l’occasion et les contacts nécessaires pour voyager plus loin. Par ailleurs, beaucoup d’hommes roms travaillaient déjà en Hongrie avant la guerre – ce qui encourage aussi à rester22.

Les causes et les circonstances de cette réaction de rejet demandent néanmoins à être précisées. D’abord, les Roms originaires de Transcarpatie ont la nationalité hongroise depuis 2010 en vertu d’une loi adoptée par la majorité de droite du Parlement, qui attribue la nationalité hongroise à tous les descendants de Hongrois23. Ce droit à la double nationalité accordé à tous Hongrois vivant hors des frontières a été voulu par le gouvernement Fidesz avant la guerre en Ukraine, le but étant d’élargir la base d’électeurs du Fidesz. Les Roms fuyant la Transcarpatie avec la double nationalité sont considérés comme des citoyens hongrois, et ne bénéficient donc pas de soutien particulier une fois en Hongrie. Ils bénéficient seulement du droit d’asile, plus limité que le statut de réfugié qui est accordé aux personnes persécutées dans leur pays d’origine, or, du strict point de vue juridique, la Hongrie n’est pas directement touchée par la guerre24. Par ailleurs, comme l’indique une enquête menée par l’association communautaire Romaversitas au cours de l’été 202225, plusieurs travailleurs d’ONG roms hongroises et d’associations de la société civile ont suivi de près les réfugiés arrivant d’Ukraine, en particulier les Roms, et révélé une série de mécanismes discriminatoires et préjudiciables. Les agents des services frontaliers ne traitent pas les réfugiés roms et non roms de la même façon. Un exemple : le jour où un contingent plus important de Roms de Transcarpatie a débarqué à Záhony, le maire de la ville a ordonné la fermeture des tentes qui dépendaient de la municipalité et de l’église réformée hongroise. L’assistance juridique et l’accès aux règlements officiels sont souvent plus limités pour les Roms, tandis que la police et les autorités frontalières contrôlent davantage leur identité que celle des non roms et n’hésitent pas à s’adresser à eux en termes désobligeants26. Outre le comportement discriminatoire des autorités, même les associations de civils et les ONG peuvent se révéler racistes. Un journal hongrois citait ainsi un ancien membre de la branche hongroise de l’Ordre de Malte évoquant un incident au cours duquel les employés chargés de distribuer des dons à des réfugiés ukrainiens lui avaient demandé à quel enfant il valait mieux donner un manteau : un enfant tsigane ou un autre27.

Au début de l’exode provoqué par la guerre, les familles roms étaient surtout hébergées par des institutions civiles, religieuses et municipales dont les locaux étaient disponibles et servaient de refuges. En général, il s’agissait d’institutions disposant d’une infrastructure permettant d’accueillir des contingents importants ou de convertir des espaces en refuges pour sans-abri, centres d’accueil familiaux temporaires, foyers de travailleurs, camps d’été et terrains de camping, établissements scolaires, centres communautaires et containers habitables. Malheureusement, dans les campings ou les containers habitables, par exemple, il est souvent difficile, voire impossible, d’installer le chauffage et tout ce qui permet de supporter l’hiver. Autre problème, ces logements sont souvent surpeuplés et exigus28.

Les familles roms qui souhaitent rester plus longtemps ont beaucoup de mal à trouver d’autres types d’hébergement. Selon une enquête menée en juin 2022, non seulement les Roms de Transcarpatie sont les derniers à qui l’on est prêt à louer un logement, mais ils manquent cruellement d’informations, ils sont très peu à avoir accès à une aide significative, et quand ils sont pris en charge par le système de santé hongrois, ils finissent souvent dans les logements les plus ségrégués. À Budapest, les Ukrainiens de classe moyenne ont également du mal à trouver des locations parce que certains propriétaires estiment qu’il est trop compliqué ou trop risqué de louer à des réfugiés. S’il s’agit de Roms, ces refus sont encore plus fréquents, y compris quand il faut loger, non pas une famille nombreuse, mais une mère et son enfant29. Anita, interrogée par un journal hongrois en septembre 2022, souffre d’épilepsie et a du mal à supporter la promiscuité des camps de réfugiés : « Dès qu’un propriétaire nous voit, témoigne-t-elle, il est évident qu’il ne nous louera pas l’appartement. Parce qu’on est des gitans, des réfugiés, en plus on a deux enfants en bas âge30. »

© Eszter György

Outre la question du logement – où l’on retrouve un schéma récurrent qui consiste à quitter un mode de vie ségrégué pour se heurter à une nouvelle forme de ségrégation –, se pose une question aussi révélatrice du peu d’intégration sociale : l’éducation des enfants réfugiés roms. Tous les psychologues et les sociologues le rappellent : il est essentiel que les enfants qui fuient la guerre soient scolarisés parce que les activités éducatives, quelles qu’elle soient, et tout ce qui structure leur vie quotidienne contribuent à leur sentiment de sécurité. En Hongrie, le système éducatif public est déjà surchargé, et la scolarisation/intégration peut être un processus administratif long et éprouvant pour les parents et les enfants réfugiés. Une fois de plus, les enfants réfugiés roms de Transcarpatie sont un groupe particulièrement vulnérable de ce point de vue-là31. Il est difficile de savoir quel est le pourcentage exact d’enfants roms en âge d’être scolarisés ou préscolarisés qui ont bénéficié de l’enseignement public en arrivant, mais les données accessibles montrent qu’il est relativement faible puisqu’il est inférieur à la moitié. C’est aussi à cause de difficultés administratives, dont l’absence d’adresse dûment enregistrée et de sécurité sociale32.

Heureusement, il existe des initiatives et des bonnes pratiques de soutien civil visant à intégrer les familles roms de Transcarpatie, en particulier les enfants, à qui l’on propose différentes formes d’activités scolaires périscolaires et des camps d’été. Un des meilleurs exemples est le centre situé près du lac Balaton, à Fonyód, qui, sous la houlette de l’association hongroise NestingPlay33, a été un des premiers du pays à intégrer les enfants au système éducatif hongrois. À l’origine, le centre de Fonyód était un camp d’été de cinq semaines qui avait été confié à trois associations dont le rôle était de gérer et d’organiser des programmes de scolarisation et de développement pour les enfants. Gábor Daróczi, directeur de la Foundation for Global Human Dignity, qui a coopéré avec NestingPlay dans le cadre de ce projet, rappelle qu’au début, ils ne s’attendaient pas à un tel retard. Ils se sont donc appuyés sur des langages de programmation mis au point par des chercheurs du MIT et accessibles à tous, y compris à des enfants et des adolescents sachant à peine lire et écrire. Ces derniers n’avaient jamais eu l’occasion de vivre leur identité rom sous un jour positif, ajoute Gábor Daróczi. Pour la plupart d’entre eux, être Rom signifiait être interdits d’entrée dans les discothèques et être regardés de haut, sans compter qu’ils avaient aussi intériorisé les préjugés suivant lesquels les Tsiganes sont tous des voleurs et ont mauvais goût. Parmi les travaux réalisés par les élèves du camp, l’un d’eux mettait en scène des Tsiganes accusés à tort d’avoir volé une cuve de réservoir34. Depuis septembre 2022, le camp est devenu un centre d’hébergement dans la mesure où les écoles publiques locales ont accepté d’accueillir ces nouveaux venus. Les établissements en question ont dû s’adapter : les enfants originaires de Transcarpatie ont d’abord été rassemblés dans un même groupe avant d’être répartis dans différentes classes. Il y a encore des adolescents de 15 ans qui sont en sixième et d’autres qui ont 14 ans et ne savent ni lire ni écrire, mais le centre d’accueil est là pour les aider à acquérir ou améliorer les compétences dont ils manquent35.

Autre exemple encourageant, l’« école » TALÉTA, située dans le 8e arrondissement de Budapest, et créée par une association de bénévoles qui propose de loger, soigner et scolariser les enfants et les adultes roms fuyant la guerre en Transcarpatie.

« Nous sommes face à des traumatismes scolaires violents, déclare Ágnes Pletser, une des coordinatrices de TALÉTA. Outre le fait que 60 % des enfants qui nous ont été confiés ne savent ni lire ni écrire, beaucoup ont vécu des expériences douloureuses. Certains ont été mis au piquet au fond de la classe, d’autres ont été violentés par un enseignant qui leur a cogné la tête contre leur pupitre ; quand ils n’avaient pas d’argent pour ce qu’ils appellent taxi, autrement dit un minibus, ils faisaient huit kilomètres avant d’arriver, sales et fatigués36. »

TALÉTA propose de nombreuses activités aux enfants et aux jeunes, lesquels bénéficient d’une infrastructure scolaire, et ont accès à des cours de théâtre et à des thérapies qui les aident à surmonter le deuil d’un proche ou d’un animal domestique ; en été, ils font des excursions et participent à des ateliers d’art et d’artisanat. L’école dispense également des cours pour adultes, et les enseignants bénéficient d’un réel soutien méthodologique. Les fondateurs ont remarqué qu’il était plus facile d’intégrer les enfants d’âge préscolaire, si bien que beaucoup ont commencé l’équivalent de l’école maternelle dès le mois de mars 2022, tandis que l’école accueillait les enfants des classes supérieures. Malgré les difficultés que TALÉTA a eu pour trouver des locaux appropriés, l’association poursuit ses activités et coopère avec des institutions telles que la faculté des sciences humaines de l’Université catholique Pázmány Péter et l’Association scoute hongroise.

En dépit de ces initiatives qui encouragent les familles à rester plus longtemps, de nombreux roms semblent prêts à retourner en Transcarpatie, même s’il faut nuancer. L’incertitude et le sentiment de vulnérabilité se reflètent dans le fait que beaucoup de familles interrogées par Romaversitas disent qu’à long terme elles retourneront en Ukraine « parce que c’est chez nous37 », alors même que la plupart des hommes ont été journaliers sur des chantiers de construction en Hongrie et que la plupart ont quitté une vie de misère. D’un autre côté, les assistants qui s’occupent d’eux jugent plus responsable de se dire que l’intégration des Roms de Transcarpatie en Hongrie serait synonyme de meilleur niveau de vie. Comme le fait remarquer Eszter Harsányi, directrice de Nestingplay Hongrie :

« Si nous les laissons partir, ils reviendront au point de départ. […] Personne ne sait pas s’ils rentreront ou s’ils resteront ; il s’agit de savoir si les deux options sont suffisamment différentes pour que ces personnes, ces enfants, aient le courage de s’en sortir pour échapper à la misère. J’avoue que je suis sceptique38. »

Il faut aussi prendre en compte les questions, mentionnées plus haut – la citoyenneté ainsi que l’identité nationale et ethnique, trois éléments qui s’excluent, ce qui permettrait de comprendre pourquoi certains souhaitent rester en Hongrie. Néanmoins, comme le soulignent plusieurs rapports, il y a lieu de se demander pourquoi les Roms ne veulent pas rentrer quand leurs villages et leurs maisons ne sont pas directement menacés par la guerre. Outre le fait que vivre dans un pays en guerre est difficile en soi, la réponse est la suivante : ils seraient enrôlés par l’armée alors qu’ils n’ont aucune vocation à se battre puisqu’ils n’ont pas d’identité nationale ukrainienne. Comme le rappelait le titre de notre article, quel que soit le domaine, les Roms de Transcarpatie ont l’impression d’être « trop ukrainiens pour les Russes, trop hongrois pour les Ukrainiens, trop gitans pour les Hongrois39. »

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2

István Csernicskó et al., Transcarpathia 1920-2020. Transcarpathian Hungarians in the Last 100 Years, Berehove, Antal Hodinka Linguistics Research Center, 2020, p. 5.

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3

Judy Batt, « Transcarpathia : Peripheral Region at the “Centre of Europe” », in Judy Batt and Kataryna Wolczuk (eds.), Region, State and Identity in Central and Eastern Europe, London, Frank Cass, 2002, p. 155-176.

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4

I. Csernicskó et al., Transcarpathia 1920-2020, op. cit., p. 7.

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5

Stephane Laederich, Roma in the Ukraine : From the Origins to Present Days, the War and Refugees, Zürich, Rroma Foundation, 2022, p. 8.

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6

Elena Marushiakova and Veselin Popov, A Contemporary Picture of Romani Communities in Eastern Europe, Council of Europe, n.d., p. 3-4.

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7

S. Laederich, Roma in the Ukraine, op. cit., p. 5.

Retour vers la note de texte 15346

8

Pour les Nations unies, un génocide linguistique est « l’interdiction d’utiliser une langue dans les contacts quotidiens et dans les écoles, d’imprimer et de faire circuler des publications dans cette langue », in Tove Skutnabb-Kangas, « Linguistic Genocide », in Dinah L. Shelton (ed.), Encyclopedia of Genocide and Crimes Against Humanity - 2, Detroit, Macmillan Reference, 2005, p. 653-654. 

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9

Miklós Kontra, « Nyelvi genocídium az oktatásban a Kárpát-medencében [Linguistic genocide in education in the Carpathian Basin] », Fórum Társadalomtudományi Szemle, n° 4, 2009, p. 71.

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12

European Roma Rights Centre (ERRC), « The Misery of Law: The Rights of Roma in the Transcarpathian Region of Ukraine », Country Reports Series, n° 4, April 1997, p. 34.

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13

Maria Konstantinova, « Overlooked Citizens: Roma (Gypsy) Minorities Living in PostSocialist Ukraine », Verges: Germanic & Slavic Studies in Review, vol. 1, n° 1, 2012, p. 1.

Retour vers la note de texte 15319

14

M. Konstantinova, « Overlooked Citizens », p. 2.

Retour vers la note de texte 15321

15

Brigid O’Keeffe, « The Roma homeland that never was », openDemocracy, 16 December 2016.

Retour vers la note de texte 15322

16

Elena Marushiakova and Vesselin Popov, « Between two Epochs : Gypsy/Roma Movement in the Soviet Union and in the post-Soviet Space », in Magdalena Slavkova et al. (eds.), Between the Worlds : People, Spaces and Rituals, vol. 1, Sofia, Paradigma, 2019, p. 202-234.

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18

M. Konstantinova, « Overlooked Citizens », p. 5.

Retour vers la note de texte 15324

19

Elena Marushiakova and Vesselin Popov, « Ethnic Identities and Economic Strategies of Gypsies in the Countries of the Former USSR », in Thomas Herzog and Wolfgang Holzwarth (eds.), Nomaden und Sesshafte – Fragen, Methoden, Ergebnisse, Tome 1, Halle, Orientwissenschaftliches Zentrum, 2003, p. 303.

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20

M. Konstantinova, « Overlooked Citizens », p. 4.

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21

E. Marushiakova and V. Popov, « Between two Epochs », 2019, p. 14-16.

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24

Kerényi György, « Úton: hová vonatoznak az ukrajnai roma menekültek? [En route : où vont les réfugiés Roms d’Ukraine ?] », Szabad Európa, 18 mai 2022.

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27

Rédl Boglárka, « “Ha nem tetszik, visszamehetsz” – szegregáció és megaláztatás sújtja a kárpátaljai roma menekülteket [“Si vous n’aimez pas ça, vous pouvez repartir” - ségrégation et humiliation pour les réfugiés roms en Transcarpatie] », Atlatszo, 9 novembre 2022.

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30

Fülöp Zsófia, « Menekülő kárpátaljai roma családok. Akikért nem kapkodnak [Familles Roms fuyant la Transcarpathie. Pour qui ils ne sont pas pressés] », Magyar Narancs, 14 septembre 2022.

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34

Radó Nóra, « Van köztük, aki a saját nevét sem ismeri fel leírva, de már robotot programoznak [Certains d’entre eux ne reconnaissent même pas leur propre nom lorsqu’ils l’écrivent, mais ils programment déjà des robots] », Qubit, 22 juillet 2022.

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35

Kovács Márta et Farkas Norbert, « „Itt úgy alszunk, mint csak a saját lakásunkban” – Fonyódon szerették meg az iskolát a kárpátaljai roma gyerekek [“Nous dormons ici comme dans notre propre maison” - les enfants Roms de Transcarpatie adorent l’école de Fonyód] », 24.hu, 20 novembre 2022.

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Fülöp Zsófia, « „Ők Ukrajnában magyar cigányok, Magyarországon pedig ukrán cigányok” [“Ils sont des Tziganes hongrois en Ukraine et des Tziganes ukrainiens en Hongrie”] », Magyar Narancs, 12 octobre 2022.

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Chripkó Lili, « „Az oroszoknak túl ukránok vagyunk, az ukránoknak túl magyarok, a magyaroknak túl cigányok” - Civil akcióban segíti egy máltai alapítvány az ukrán menekült gyerekek iskolai integrációját [“Nous sommes trop ukraniens pour les Russes, trop hongrois pour les Ukrainiens, trop gitans pour les Hongrois” – Une fondation maltaise aide les enfants réfugiés Ukrainiens à s’intégrer à l’école] », WMN, 31 juillet 2022.