L’invasion du territoire ukrainien par l’armée russe a porté sur le devant de la scène internationale la menace de l’arme alimentaire. L’impact des hostilités sur la production, le stockage et la circulation des céréales et des oléagineux, dont l’Ukraine figurait parmi les principaux pays exportateurs à la veille du conflit, est devenu l’objet d’innombrables analyses avancées par les experts comme par les médias.
Par rapport à un ensemble d’allégations plus ou moins vérifiables, une prise de distance s’impose. Clichés et lieux communs servent à masquer des réalités que l’on ne souhaite pas voir nommer. Essayons de poser les questions autrement : Qui possède la terre ? Qui cultive et qui récolte le grain ? Qui le stocke et l’exporte ? Qui spécule sur le marché mondial ?
Pour tenter d’y répondre, les éléments d’analyse ici rassemblés ne dressent pas un réquisitoire mais cherchent à restituer le moment présent de la terre en Ukraine dans son histoire et dans sa géographie. Á partir du récit de « la bataille de la terre1 », on s’interroge sur la continuité de la « grande maille agraire2 », du latifundium nobiliaire des siècles passés à l’agro-holding moderne, via le kolkhoz soviétique. Par quelles voies les rapports de domination qui fondent la grande maille agraire ont-ils assuré leur reproduction à travers les changements d’époque et de système socio-économique ? On part de l’évocation d’une question agraire inscrite dans des configurations qui entremêlent antagonismes socio-ethniques et rapports de classe, avant de retracer les brutales mutations du collectivisme soviétique. Ce lourd passif historique permet d’éclairer la trajectoire post-collectiviste conduisant à l’emprise présente des agro-holdings.
L’héritage mémoriel d’un destin tourmenté
Des confins convoités
Aux marches de l’Europe, sur la ligne d’affrontement entre sphères d’influence polono-lituanienne et russe, la majorité du territoire de l’Ukraine appartient au monde des steppes, jadis parcourues par les peuples nomades, largement ouvertes aux avancées et aux reculs des oppresseurs historiques. Par leur relief de plaine, ces steppes se prêtent à une diversité de formes d’occupation et de colonisation agricole, des bords de la mer Noire dans l’Antiquité grecque3 aux rives du Dniepr défendues par les Cosaques zaporogues, avant que Catherine II n’établisse son contrôle sur la « nouvelle Russie 4» en implantant des colons pour défricher ce que l’on appelait jusqu’alors le « champ sauvage » (dikoe pole).
Sur une large bande de terre étirée sur un millier de kilomètres d’ouest en est, les sols noirs (tchernozems) offrent de remarquables propriétés agronomiques pour cultiver grains et oléagineux 5. L’image du « grenier à blé6 » émerge à l’époque des grands domaines nobiliaires au XVIIIe siècle, puis s’affirme avec la montée en puissance du capitalisme à la fin du XIXe siècle. Dans les années 1920, le pouvoir bolchevik s’empare du réservoir de grains de l’Ukraine pour en prélever les récoltes jusqu’à réduire les paysans à la famine7. À travers les hauts et les bas du collectivisme agricole, le rôle de « grenier à blé » approvisionnant l’ensemble de l’Union soviétique se trouve confirmé. Au tournant de la décennie 2010, le cliché du « grenier à blé » s’impose plus que jamais à travers l’expansion d’un modèle d’agrobusiness exportant massivement à destination des marchés internationaux.
Depuis l’opération militaire russe, déclenchée le 24 février 2022, la position de grand pays exportateur de grains est remise en cause par l’occupation et le saccage systématique des terres agricoles parmi les plus productives du monde. L’image des « terres de sang8 » vient à l’esprit, l’humus sombre des terres noires est une nouvelle fois rouge du sang versé. De tout temps convoitées, ces terres demeurent l’enjeu de toutes les batailles stratégiques, militaires et mémorielles.
La grande maille agraire, un invariant des rapports de domination
Le paysan ukrainien est cette figure historique réduite à travailler la terre sous la férule de maîtres d’origine externe. Au cours d’une histoire agraire tourmentée, les puissants voisins ont continûment cherché à s’approprier les richesses du territoire ukrainien en limitant l’accès des paysans cultivateurs à la terre nourricière. Du servage sous domination seigneuriale polonaise puis russe, à l’asservissement par l’État soviétique imposé par la collectivisation, l’accès des paysans à la terre est demeuré restreint et soumis à la contrainte. Au-delà du cercle étroit de l’habitation paysanne, du jardin et de petites parcelles, les tentatives d’appropriation de la terre agricole, à la suite de partages, de réformes agraires et de privatisations, ne se sont pas révélées durables. Sous des formes sociales diverses, du grand domaine à la firme agricole, en passant par l’exploitation collective, la grande maille agraire a perduré, inscrite dans le parcellaire comme dans un mode de relation colonisateur-colonisé.
Posséder la terre, une obsession russe
Le tableau de la situation agraire dressé par l’historien Daniel Beauvois décrit un moment-clé des antagonismes fonciers sur la rive droite du Dniepr, lorsqu’à la fin du XIXe siècle, la concentration capitaliste de la propriété foncière se cristallise en lien avec la modernisation agricole, l’essor des sucreries et distilleries, et la révolution des transports 9. « La bataille de la terre » se nourrit de la rivalité russo-polonaise pour l’acquisition des grands domaines. La noblesse polonaise, maîtresse de la terre durant quatre siècles, est prise en tenailles entre des masses paysannes à peine sorties du servage et une administration tsariste qui favorise les acquéreurs russes en imposant son plan de russification. En dépit d’un repli significatif, la noblesse polonaise parvient à préserver 3 000 grands domaines dont les dimensions atteignent plusieurs milliers de déciatines10. La « faim de terre » éprouvée par les paysans ukrainiens, libérés du servage et attributaires de parcelles ne dépassant pas une dizaine de déciatines par famille et souvent beaucoup moins, se heurte au vide juridique du système de tenures, en partie soumises à des servitudes et mal délimitées par défaut d’arpentage. Cet antagonisme opposant les paysans ukrainiens aux grands propriétaires est demeuré latent jusqu’à la révolution de 1917, avant d’éclater sous la forme d’un puissant mouvement insurrectionnel, conduit par les atamans cosaques à la tête de troupes insurgées paysannes 11.
L’asservissement par l’État soviétique
Au lendemain de la Révolution d’Octobre, les paysans ukrainiens qui ont procédé au partage des terres des grands propriétaires semblent avoir gagné la bataille de la terre. Durant le temps des guerres civiles et du communisme de guerre, les réquisitions de grains imposées par Lénine déclenchent un premier épisode de famine en 1921 et suscitent la défiance des paysans, avant un bref redressement de l’agriculture durant la période de la nouvelle économie politique (NEP). Lancée par Staline à l’automne 1929, la collectivisation des terres ordonne aux paysans de rejoindre les exploitations collectives tandis que « la liquidation des koulaks en tant que classe » entraine la déportation d’un très grand nombre de paysans vers les colonies de peuplement spéciales, en Sibérie et au Kazakhstan. Les paysans ukrainiens contraints d’abandonner leur droit à cultiver la terre à des fins personnelles perçoivent l’exploitation collective comme une « nouvelle servitude » et la perte d’une indépendance conquise de haute lutte. Comme l’explique l’historien Nicolas Werth :
« La paysannerie constituait la colonne vertébrale du nationalisme ukrainien jugé, dans ce moment de crise économique et politique, comme le principal obstacle à l’édification du système stalinien et à la consolidation de l’Union soviétique12 ».
Pour réaliser le plan de collecte des céréales, Staline recourt à l’usage de la force en confisquant la quasi-totalité des grains, y compris des semences destinées à la campagne suivante, après une année de mauvaise récolte en 1931. Accompagnée par des formes extrêmes de violence et des exactions de toutes sortes, l’extorsion des vivres conduit à l’extermination par la famine de trois à quatre millions de paysans. Ce crime de masse, nommé Holodomor par les Ukrainiens, ce qui signifie « la mort par la faim », est perçu comme une entreprise délibérée de porter atteinte à l’identité de la paysannerie. Comme l’écrit Timothy Snyder :
« La collectivisation dépouilla le village ukrainien de son identité alors même qu’elle détruisait le paysan ukrainien moralement et physiquement13 ».
Anéantie dans ses forces vives par les combats de la Deuxième guerre mondiale, l’agriculture ukrainienne engage, au lendemain d’une nouvelle famine en 1946-1947, un lent redressement de son potentiel de production dans le cadre d’un système collectiviste fondé sur la propriété sociale de la terre et des moyens de production, et une économie administrée. La campagne collectivisée ukrainienne s’organise à l’échelle de la grande exploitation kolkhozienne, d’une part, dans le cadre de lopins de moins d’un demi-hectare attribués aux ménages kolkhoziens pour pratiquer une petite agriculture d’autosubsistance, d’autre part. Le maillage agraire collectiviste défini par la trame dimensionnelle des kolkhozes et des sovkhozes reflète un mode de peuplement rural ordonné en gros villages, entourés de leur ceinture de jardins et de vergers, formant un réseau relativement dense et serré dans la partie occidentale, plus lâche vers les steppes sèches méridionales. Sous l’impulsion de Khrouchtchev, Premier secrétaire du Parti communiste de 1953 à 1964, un processus de fusion des exploitations élargit la maille agraire de la grande exploitation en la portant à plusieurs milliers d’hectares, parfois à quelques dizaines de milliers d’hectares. Indépendamment de leur statut, coopératif ou étatique, ces très grandes unités de production sont appelées à devenir le support d’un modèle agro-industriel fondé sur la spécialisation et l’intégration, que le pouvoir soviétique tente de généraliser dans les dernières décennies du système. Au statut de travailleur salarié, membre d’un collectif qui veille sur l’ensemble de ses activités, le paysan kolkhozien associe celui de petit producteur en mesure d’approvisionner en fruits, légumes, lait, œufs et volailles, toute la maisonnée et de fournir par la vente du surplus un complément de revenus. Cette forme de symbiose entre grande et petite exploitation, fondée sur une étroite relation d’interdépendance entre les deux secteurs agricoles, procède d’une forme d’arrangement garantissant sinon un bien-être matériel du moins un compromis acceptable pour les communautés villageoises 14. Par son potentiel et la diversité de ses productions, l’Ukraine soviétique figurait parmi les grandes régions productrices et apportait une contribution déterminante à la richesse de l’URSS. Comme au temps de l’empire russe, l’Ukraine a fait fonction de « grenier à blé », principale source d’approvisionnement pour les autres républiques de l’Union, tout en fournissant un flux de grains à l’exportation, d’ampleur variable selon les années. À côté de l’industrie lourde, l’agriculture ukrainienne constituait un atout irremplaçable de la puissance économique soviétique15.
Du kolkhoz à l’agro-holding, l’empreinte de l’héritage institutionnel
Une improbable réappropriation foncière
Au lendemain de la déclaration d’indépendance de l’État ukrainien, largement approuvée par référendum, en décembre 1991, une douloureuse rupture avec l’économie planifiée s’engage. Dans ce nouveau contexte, l’abandon du collectivisme agraire constitue l’un des défis majeurs à relever en raison de la contribution appréciable du secteur agricole à la production de richesse et à l’emploi. Au cours de la décennie 1990, s’ouvre un long et incertain chemin de sortie du système collectiviste. Le scénario de décomposition-recomposition des structures agraires est à plusieurs égards différent des trajectoires empruntées par d’autres pays post-communistes 16.
Une première ébauche de réforme agraire prend place dans les conditions d’une grave crise résultant du passage à l’économie de marché et du choc de récession qu’il déclenche (1991-1999) et qui entraîne la décapitalisation massive des anciens kolkhozes17, au nombre de 12 000 environ. Une série de mesures sont adoptées sans grand dessein d’ensemble. Elles portent sur l’attribution en propriété des lopins aux ménages, le transfert de 15 % des terres des kolkhozes aux conseils municipaux afin de constituer des « terres de réserve » susceptibles d’être mises en location auprès d’exploitants agricoles désireux de s’installer (1992)18. Une large redistribution des droits de propriété sur les terres collectives est engagée par la loi du 31 mars 1995. Chaque ayant droit reçoit, sous la forme d’un « certificat », une part foncière dont la surface est fonction de l’étendue de l’ancienne exploitation, du nombre de membres de ce collectif et de l’évaluation cadastrale de la qualité des terres. En l’absence de cadastre, ces parts ne peuvent être délimitées sur le terrain et vont rester assemblées au sein des immenses blocs de culture caractérisant le parcellaire soviétique19. La grande majorité des terres demeurent exploitées par les structures héritières des exploitations collectives, transformées en coopératives ou en sociétés par actions, sans que ce changement de statut, opéré à l’initiative de leurs anciens cadres dirigeants, ne vienne sensiblement modifier le mode de fonctionnement antérieur. En 2001, un moratoire interdisant la vente des terres agricoles est adopté20. La privatisation de la terre agricole, sans le droit concomitant de la vendre librement, va conduire à l'émergence d'une agriculture quasi exclusivement fondée sur la location des terres.
Au tournant du siècle, une deuxième étape de la réforme agraire intervient qui s’applique aux modalités de partage des actifs non fonciers restants, ainsi qu’aux conditions de délivrance des titres de propriété à la place du certificat remis aux bénéficiaires de la réforme agraire en 1995. La réalisation d’un cadastre délimitant des parts foncières de valeur vénale équivalente est engagée, il ne sera achevé qu’une décennie plus tard. Le partage des terres opéré selon un principe égalitaire conduit à une privatisation fictive de la terre, sans possibilité d’appropriation réelle par le plus grand nombre, les bénéficiaires de la réforme foncière, au nombre de 6. 9 millions, se contentant de louer leurs parts (paille) aux grandes structures successeurs des kolkhozes contre le versement d’une modeste rente. Le mode de transfert de la propriété via l'émission de « certificats » fonciers et l’incohérence résultant d’une avalanche de lois et de réglementations n'ont fait que différer les effets attendus de la privatisation21. En conséquence, le démarrage d'exploitations agricoles orientées vers le marché a pris du temps tandis que la mise en place d'un marché foncier pleinement opérationnel a été reportée sine die22. La matrice institutionnelle héritée du système collectiviste a lourdement pesé sur la conversion des structures en limitant la capacité d’émancipation des paysans du mode de travail salarié de la très grande exploitation. Seuls les cadres des exploitations collectives disposaient des compétences nécessaires pour relever les défis de l’économie de marché, l’immense majorité des travailleurs agricoles ne disposant ni du capital social, ni des équipements, ni des moyens financiers requis pour se lancer dans l’aventure.
Un inégal partage des terres entre grandes et petites exploitations
Inconséquente dans sa conception, confuse dans sa mise en œuvre, la réforme agraire a laissé le champ libre aux initiatives d’une poignée d’acteurs sociaux, les anciens cadres des kolkhozes, les entrepreneurs locaux, en position privilégiée pour installer des exploitations de type patronal, qu’ils ont progressivement agrandies, durant la décennie 2000. Le maintien d’un niveau élevé de concentration foncière au profit de structures de grande taille est le fait saillant de la trajectoire post-collectiviste ukrainienne. La diversité des unités de production qui se constituent à la sortie du collectivisme a fait l’objet d’enquêtes de terrain, sur lesquelles on peut s’appuyer 23. En 2005, l’Ukraine compte cinq à sept millions de micro-exploitations de semi-subsistance en faire-valoir direct, 20 000 à 40 000 exploitations familiales exploitant quelques dizaines à une centaine d’ha, 15 000 exploitations patronales cultivant en faire-valoir indirect quelques centaines à quelques milliers d’ha. Les données statistiques font défaut pour retracer avec précision ces évolutions. La statistique officielle distingue les « fermes de la population » (encore appelées « exploitations personnelles paysannes »), qui ne font pas l’objet d’un enregistrement, et les entreprises agricoles formant une catégorie très composite. Il s’agit d’une part, de structures de quelques dizaines à quelques milliers d’hectares et d’autre part, de grands groupes contrôlant plusieurs unités de production sur une base généralement territoriale (pour former des clusters). Ces entreprises agricoles sont organisées, soit à partir de l’assise des exploitations collectives reprises par leurs anciens managers, soit sur la base du regroupement des parts foncières des membres d’une même famille (exploitations dites « fermières ») 24. Si l’on s’en tient au seul critère de la taille, les très grandes entreprises de plus de 1 000 ha mettent en culture 51 % de la SAU, parmi celles-ci, les unités de production de 1 000 à 10 000 ha représentent 30 % de la SAU, tandis que les entreprises de 100 à 1 000 ha détiennent environ 10 % de la SAU. Les structures de petite dimensions (moins de 100 ha), dont de nombreuses micro-exploitations de moins d’un ha, se partagent le reste de la SAU 25.
Cette relative hétérogénéité structurelle a rapidement évolué sous l’effet d’une accélération de la concentration économique engagée par de grandes firmes agricoles, couramment appelées « agro-holdings », qui ont pris le contrôle de très grandes exploitations agricoles. Les surfaces ainsi regroupées peuvent atteindre plus d’une dizaine de milliers d’hectares et jusqu’à plusieurs centaines de milliers. En 2021, 184 agro-holdings contrôlent 6,6 millions d’ha, soit environ le cinquième de la SAU.
Tableau 1- Structures agricoles en Ukraine
Type de structures |
Nombre de structures |
Surfaces exploitées |
SAU exploitée en % |
Agro-holdings |
184 |
10 000 à 570 000 |
21 % |
Entreprises patronales de très grande taille |
4 500 |
1 000 à 10 000 ha |
30 % |
Entreprises patronales de grande taille |
10 600 |
100 à 1 000 ha |
10 % |
Exploitations fermières et entreprises agricoles de taille moyenne |
20 000 |
5 à 100 ha |
18 % |
Micro-exploitations (fermes de la population) |
3 921 500 |
Moins de 1 ha |
21 %
|
Source : d’après Sandrine Levasseur, « L’agriculture ukrainienne sous tension », Sciences Po OFCE Working paper, 10, 2022, p. 5.
Au-delà de la recomposition des structures d’exploitation, c’est la grande maille agraire qui perdure en tant que matrice spatiale au sein de laquelle s’élaborent de nouveaux modes d’articulation de la terre, du capital et du travail. L’affectation nominale de droits de propriété n’a pas suffi à rendre à la propriété privée son rôle de mécanisme économique. Dans l’immense majorité des cas, il n’y a pas eu d’appropriation concrète des biens par les titulaires des droits de propriété qui ont été confrontés à de multiples barrières d’ordre économique, social et psychologique limitant les possibilités d’usage. Deux types d’action intentionnelle ont prévalu : la mise en œuvre de stratégies de contrôle, d’abord d’origine interne au monde agricole, puis externe, appliquées aux exploitations successeurs ; la création de nouvelles exploitations dont l’assise foncière est formée par l’assemblage de parts foncières (paille). En dépit d’un ample processus de redistribution des droits de propriété sur la terre, la grande maille agraire échappe à tout morcèlement et se consolide tandis que continuent à s’imposer des rapports sociaux frappés du sceau de la domination sociale. Petits porteurs de parts d’un très modeste rapport locatif annuel, les ménages paysans vivent d’une agriculture intensive sur leurs micro-exploitations et d’un éventuel emploi salarié sur les grandes exploitations 26. Une telle segmentation du système de production agricole évoque étrangement, toutes proportions gardées, la situation de profonde inégalité qui régnait au temps des grands domaines. Comme jadis, la grande maille agraire sert de support à des systèmes productifs recherchant la modernisation des techniques et l’intégration verticale. Au travers de la succession de formes sociales de production historiquement déterminées, on constate une réelle continuité de la grande maille agraire, sorte d’invariant spatio-temporel qui a assuré la transmission d’un héritage institutionnel27.
Sous l’emprise des agro-holdings
La compétition pour l’accès au marché foncier locatif
Au cours de la décennie 2000, tout un faisceau de facteurs a pesé pour favoriser l’émergence de grandes entreprises de type sociétaire : l’encadrement du prix de location de la terre agricole fixé à un niveau peu élevé28, le faible coût du travail agricole en raison des bas salaires versés à la main d’œuvre. Les gestionnaires d’entreprise les plus dynamiques ont entrepris de consolider à leur avantage les structures à grande échelle en pratiquant fusions et acquisitions aux dépens des exploitations les moins bien positionnées. Pour sécuriser l’accès au foncier sur le marché locatif, dans un contexte de vive concurrence entre structures, certains entrepreneurs ont pu accepter de prendre en charge les services sociaux et les infrastructures locales, de verser des loyers plus élevés aux porteurs de parts, afin de bénéficier de la préférence des communautés villageoises contraintes de louer de manière collective leurs terres. Dans de nombreux cas, les bailleurs de parts foncières ont été contraints de les louer sans signer un accord de location, pour des sommes dérisoires, parfois versées avec retard ou partiellement, par l’unique grande entreprise agricole présente localement et de ce fait en position monopolistique. Ces grandes entreprises agricoles n’hésitent pas à dicter leurs conditions aux petits porteurs, en situation de double, voire de triple dépendance économique, par rapport à des entreprises locataires des terres, pourvoyeuses d’emplois et commanditaires des services et des infrastructures rurales. Privés de la liberté d’usage de leurs parcelles, assujettis à des conditions d’emploi peu avantageuses, les ménages ruraux vivent très durement ce qui s’apparente au retour d’une sorte de « féodalisation » des relations sociales du monde agricole 29. Il en résulte un fort exode des jeunes et le vieillissement consécutif de la population rurale.
L’annonce de l’ouverture du marché foncier en 2021
La « Modification de certaines lois ukrainiennes sur les conditions de transfert des terres agricoles » (loi 552-IX, adoptée par le Parlement, en mars 2020), a mis fin au moratoire sur la vente des terres qui a persisté durant deux décennies ! À partir du 1er juillet 2021, les personnes pouvaient se porter acquéreur dans la limite maximum de 100 ha, un plafond qu’il était prévu de porter à 10 000 ha, à partir de janvier 2024, pour les personnes comme pour les sociétés. L’achat de la terre reste interdit aux étrangers qu’il s’agisse de personnes ou de sociétés, ils pourront cependant continuer à la louer. Ce tournant de la politique foncière a été officiellement justifié par la volonté de « déverrouiller » le potentiel économique en facilitant l’accès au foncier et en le rendant plus attractif pour les investisseurs, au premier rang desquels les agro-holdings30. La fin du moratoire s’accompagne d’un discours rhétorique exposant qu’il s’agit de capitaliser le potentiel économique et ainsi de participer à l’amélioration de la vie des populations… La décision a suscité une forte réaction de la part de la population rurale, persuadée qu’une fois de plus la corruption et les intérêts des puissants oligarques l’emporteraient. En effet, beaucoup de petits exploitants ne sont pas en mesure d’acquérir de la terre31 et seront donc progressivement éliminés tandis que l’exercice d’un droit de préemption reconnu au locataire en titre bénéficiera immanquablement aux grandes entreprises, c’est-à-dire que cela intensifiera la concentration du foncier agricole dans les mains des oligarques 32. L’essentiel de la ressource foncière du pays est directement concerné par la fin du moratoire puisqu’elle s’applique à 41 millions d’ha (96 % de la SAU) dont 28 millions (68 %) en propriété privée de petits propriétaires, bénéficiaires de la réforme foncière. L’adoption d’une telle loi signe l’acte final de dépossession de six ou sept millions de paysans ukrainiens en les privant de l’accès à la pleine propriété du sol. Face à la toute-puissance de l’agrobusiness et des oligarques, soutenus par les institutions financières internationales et les grandes banques étrangères33, les petits propriétaires fonciers ne font pas le poids.
Scénario d’hyper-concentration foncière et de contrôle des chaines logistiques
La compétition pour accéder au marché foncier locatif s’est fortement intensifiée dès lors que durant la dernière décennie, la forte demande en grains sur les marchés internationaux a soutenu l’envol des exportations à des prix lucratifs. Les terres noires de l’Ukraine offrent l’opportunité de déployer des systèmes de grande culture (céréales, betteraves, oléagineux) dans le cadre d’exploitations de taille géante. Ces grandes structures ont servi de support à l’émergence de puissants agro-holdings, organisés en conglomérats d’entreprises, dont la constitution s’accompagne de nouveaux modes de concentration de la ressource foncière et du capital. Ces agro-holdings peuvent s’affranchir de l'acquisition des droits d'usage sur la terre puisque les utilisateurs nominaux en sont les entreprises agricoles, filiales de ces groupes, et que celles-ci restent signataires des contrats de location auprès des petits propriétaires. Les agro-holdings composent ce que l’on appelle une « banque foncière » (land bank) en recourant à divers types d’opérations d’achat ou de transfert des droits nominaux de location. Ces agro-holdings qui exploitent des dizaines, voire des centaines de milliers d'hectares de terre agricole, mobilisent un large éventail d’outils juridiques, visant à élargir leur banque foncière, par un dispositif de propriété indirecte, par le biais de la participation au capital social des sociétés agissant en qualité de « détenteurs » désignés des droits d’usage sur les terres agricoles. Ce mécanisme garantit une grande flexibilité aux investisseurs qui peuvent étendre l’assise foncière du groupe ou la réduire, tout en les dispensant de l’acquisition des droits de propriété et des droits d’usage. Ils peuvent aussi procéder à des transactions d’échange entre groupes de manière à renforcer telle ou telle composante de leur base productive régionale34. De tels types de transfert ont pu être signalés entre l’Ukraine et la Russie, attestant d’une réelle porosité des intérêts oligarchiques. Du fait de fréquentes transactions d’achat et de vente qui recomposent les actifs des groupes, le segment de la production agricole des agro-holdings est en perpétuelle mutation. C’est ainsi que le classement des principaux holdings se modifie d’une année sur l’autre, que l’ordre soit établi sur le montant du chiffre d’affaires ou sur l’étendue de la banque foncière. Le contrôle indirect de la terre permet aux agro-holdings de faire porter l’effort d’investissement vers l’amont et plus encore de le diriger vers l’aval en se dotant d’infrastructures de stockage, d’unités de transformation et d’installations portuaires. Cette stratégie de double intégration, verticale et horizontale, fonde leur emprise économique et financière sur l’ensemble de l’agro-business. Spécialisés dans un segment donné, les céréales, les oléagineux, les volailles, ou l’élevage porcin, ils sont à même de gérer l’ensemble des maillons amont et aval de la chaîne de production, jusqu’au quasi-monopole des exportations sur les marchés mondiaux. Ils sont parvenus à implanter tout un réseau de silos, de moyens de transport terrestres et maritimes (flottes de barges fluviales, de wagons et de camions), d’unités de traitement, de terminaux portuaires dans les grands ports de la mer Noire, dont les plus importants atteignent des capacités de plusieurs millions de tonnes. Chaque agro-holding a développé son propre réseau d’infrastructures de manière à desservir sa base d’implantation territoriale tout en proposant des services de regroupement et d’expédition à des entreprises agricoles demeurées, au moins en apparence, indépendantes.
Dans ces conditions, les possibilités de réalisation de super-profits n’ont pas manqué d’exercer un puissant effet attractif sur des investisseurs extérieurs au monde agricole, venus de secteurs d’activité en moindre croissance (des oligarques ayant fait fortune dans les secteurs de l’énergie et de l’industrie), ainsi que de grands groupes internationaux du secteur agro-alimentaire. Même lorsque leur propriétaire est d’origine ukrainienne, plusieurs de ces grands groupes ont leur siège social à l’étranger, au Luxembourg, à Chypre, à Amsterdam, à New York. Ils peuvent ainsi profiter des dispositions ad hoc de ces pôles financiers en contournant les règles en vigueur en Ukraine.
Tableau 2- Principaux agro-holdings ukrainiens
Nom du groupe |
Propriétaire effectif ultime |
Siège social de l'entreprise |
Superficie agricole exploitée en milliers d’ha (2019) |
Superficie agricole exploitée en milliers d’ha (2020) |
|
1 |
Andriy Verevskyi |
Luxembourg, Luxembourg |
530 |
510 |
|
Activités principales : production végétale, tournesol |
|||||
2 |
Oleg Bakhmatyuk |
Nicosie, Chypre |
500 |
475 |
|
Activités principales : production végétale; viande ; lait ; œufs |
|||||
3 |
Yuriy Kosiuk |
Nicosie, Chypre |
370 |
370 |
|
Activités principales : production végétale; élevage; volailles; transformation de la viande, biogaz, |
|||||
4 |
(New Century Holding) |
George Rohr, Maurice Tabasinik |
New York, États-unis |
300 |
300 |
Activités principales: céréales, oléagineux |
|||||
5 |
Viktor Ivanchyk |
Amsterdam, Pays-Bas |
235 |
243 |
|
Activités principales : production végétale, sucre et industrie laitière, élevage, production de biogaz |
|||||
6 |
SALIC[1] |
Ternopil, Ukraine |
195 |
195 |
|
Activités principales : production végétale, pommes de terre, stockage du grain, production de semences |
|||||
7 |
Oleksandr Gerega, Galyna Gerega |
Kyiv, Ukraine |
160 |
160 |
|
Activités principales: production végétale, élevage et production laitière, stockage des grains, production de farine et de céréales |
|||||
8 |
Agrarian System Technologies (AST) |
Dmytro and Tetiana Kolesnyk |
Kyiv, Ukraine |
110 |
150 |
Activités principales: production végétale |
|||||
9 |
Rinat Akhmetov, Vadym Novynskyi |
Donetsk, Ukraine |
127 |
127 |
|
Activités principales : production végétale et animale, stockage des grains, production de fourrages mixtes, production de semences |
|||||
10 |
Oleksandr Petrov |
Luxembourg, Luxembourg |
123.9 |
120 |
[1] SALIC UK Ltd est une société à responsabilité limitée, grand investisseur international dans l’agro-alimentaire, basée à Londres, Royaume-Uni.
Une nouvelle élite d’oligarques, pour certains issus du monde agricole, pour d’autres de secteurs d’activité extérieurs, s’est emparée des commandes des filières agro-exportatrices qui permettent de générer d’importantes recettes en devises35. Ils font systématiquement appel aux équipements les plus performants, aux nouvelles technologies et à l’innovation (agriculture de précision, numérique, robotisation) pour être le plus compétitif possible sur les marchés mondiaux. Conseillés par des traders expérimentés, bénéficiant d’un accès direct aux pays consommateurs par la mer Noire36, ces grands groupes ont bénéficié du soutien des institutions internationales (telles la Banque mondiale ou encore la BERD et la BEI) pour un accès facilité au financement d’importants investissements. Au cours de la décennie écoulée, ils ont enregistré des résultats économiques et financiers particulièrement remarquables. La production brute des agro-holdings s'élevait en valeur à 55,9 milliards de hryvnyas, soit 22 % de la production totale du pays (2017).
Quand tombent les masques…
Six mois après le début de l’invasion par l’armée russe, un premier et provisoire bilan peut être dressé, afin d’esquisser quelques éléments d’interprétation.
Qui possède la terre ?
Au lendemain d’une réforme foncière incomplète qui s’est limitée à redistribuer des parts de propriété foncière, l’instauration d’un régime de pleine propriété privée ne s’est pas imposée. Tel qu’établi par la Constitution adoptée en 1996, le statut juridique de la terre est ambigu. Si la terre est « la propriété du peuple ukrainien » (article 13), le droit de propriété est sommairement défini : « Le droit de propriété sur la terre est garanti. Ce droit est acquis et réalisé par les citoyens, les personnes morales et l'État, uniquement en conformité avec la loi » (article 14). Or, tant que le moratoire sur la vente des terres est demeuré en vigueur, les porteurs de parts foncières ont été contraints de les louer sans pouvoir en disposer pleinement. En réalité, la privatisation de la terre, à savoir la réappropriation privée du bien collectif, n’est pas allée à son terme. Sur la base d’une sorte de « tenure inversée37 », les terres ont été prises à bail par les grandes exploitations successeurs des kolkhozes, sans apporter une quelconque garantie aux porteurs de parts foncières. La concentration foncière a pris appui sur un mécanisme inédit de concession des droits d’usage détenus par les entreprises agricoles filiales des agro-holdings de manière à constituer une banque foncière (land bank). Un régime de domanialité économique de fait38 a pris la succession de la forme domaniale globale qui sous-tendait le collectivisme agraire de l’époque soviétique.
Qui cultive et récolte le grain ?
Une relative diversité d’entreprises agricoles de grandes dimensions, équipées des matériels les plus modernes, détient l’usage de la majorité des terres agricoles dédiées aux cultures de céréales et oléagineux. Pour accéder aux marchés internationaux, elles doivent passer par les fourches caudines des opérateurs et des chargeurs qui sont dans les mains d’oligarques et/ou de capitaux étrangers. Elles font appel à une main-d’œuvre salariée qui vit dans les villages de la campagne ukrainienne. Pour beaucoup de travailleurs agricoles, il s’agit d’emplois saisonniers (conducteurs de tracteurs, de moissonneuses) dont le nombre est en recul en raison du recours à la mécanisation des opérations culturales. Détenteurs des droits nominaux sur la grande majorité des terres agricoles, les porteurs de parts foncières pratiquent une petite agriculture sur à peine 12 % de la superficie agricole. Environ 4 millions de ménages ruraux livrent plus de la moitié de la production agricole nationale dont 98 % des pommes de terre, 86 % des légumes, 85 % des fruits et 81 % du lait, tandis qu’ils sont tenus à l’écart des productions de céréales et d’oléagineux destinées aux marchés internationaux. Ne bénéficiant d’aucune aide, négligés par les gouvernements successifs depuis des lustres, ils parviennent à approvisionner les marchés locaux et régionaux en biens essentiels et à garantir une relative sécurité alimentaire. Ce sont les véritables « héros oubliés » de la terre d’Ukraine39.
Qui stocke et exporte les grains ?
Les infrastructures de stockage (silos de grains) sont entre les mains d’hommes d’affaires retors à la tête d’influents agro-holdings. La capacité de stockage dont ils disposent leur permet d’asseoir leur pouvoir sur les opérateurs de la chaine logistique. De fait, ils exercent un plein contrôle sur le commerce et la circulation des grains, du champ jusqu’au terminal portuaire. Tandis qu’après une excellente récolte, en 2021, la plupart de ces grands groupes prévoyaient une progression de leurs capacités d’entreposage et un accroissement des volumes exportés, le blocus des ports de la mer Noire est venu brutalement démentir ces prévisions et plonger l’ensemble des opérateurs dans une situation critique. L’accord signé à Istanbul, le 22 juillet 2022, permet d’entrevoir une solution en desserrant l’étau grâce à l’ouverture de trois ports et à la mise en place de couloirs maritimes d’évacuation des convois de bateaux40. À l’évidence les grands groupes agroalimentaires qui disposent de terminaux de transbordement dans les trois ports d’Odessa41, de Tchernomorsk et de Ioujny s’avèrent les mieux placés pour mettre à profit le déblocage. Les convois suffiront-ils à évacuer un volume de plus de vingt millions de tonnes, dont une partie se trouve entreposée dans d’autres installations portuaires tels que les terminaux de Mykolaïv42 ?
Silos à grains dans le nord de l'Ukraine
Qui spécule sur le marché mondial du blé ?
La rivalité entre grands producteurs et exportateurs, au premier rang desquels la Russie et l’Ukraine, masque le jeu trouble des intérêts financiers occidentaux qui se sont massivement investis dans l’appareil de production agricole et d’expédition43. L’Ukraine a laissé le champ libre aux grands chargeurs internationaux, alors que l’État russe a gardé un contrôle souverain sur la chaine de commerce et de circulation des grains44. Les intérêts des opérateurs de la chaine logistique céréalière se heurtent aux visées d’un pouvoir russe qui prétend dominer les flux d’exportation du bassin de la mer Noire et rétablir son mode de domination coloniale sur les terres noires ukrainiennes. Si la récente flambée des prix des céréales et des oléagineux sur le marché international est une conséquence directe du conflit, elle accentue une tendance antérieure des cours mondiaux des grands produits agricoles et alimentaires45.
Qui instrumentalise l’arme du blé ?
La montée en force de l’Ukraine sur les grands marchés des céréales et des oléagineux, avec la contribution et l’appui déclaré de puissants intérêts occidentaux, ne pouvait manquer d’inquiéter la Russie parvenue à reconstituer sa puissance céréalière en devenant le principal exportateur de blé46. Á une ancestrale ambition de posséder le potentiel des terres noires est venue s’ajouter une rivalité économique exacerbée par les enjeux de l’agro-exportation47. Le blocage des exportations agricoles de l’Ukraine, qui a suivi l’invasion du pays, a clairement mis en évidence le rôle d’arme d’influence joué par le blé au service d’une stratégie de superpuissance. Sur la scène internationale, Poutine manie le chantage à l’insécurité alimentaire avec un parfait savoir-faire. Il puise dans le registre des procédés utilisés au cours de l’histoire, notamment lors des grandes famines soviétiques. Les mêmes exactions sont commises à l’encontre des biens comme des hommes : destruction et incendie des récoltes, pillage et détournement des réserves de grains des territoires occupés48. Ce dessein d’anéantissement s’est manifesté par la frappe qui a tué Oleksiï Vadatoursky, l’un des principaux oligarques ukrainiens à la tête du groupe exportateur NIBULON, le deuxième par le chiffre d’affaires, dont les installations sont implantées à Mykolaïv49. Ce crime est la preuve manifeste de la détermination de Poutine à infliger un châtiment à un concurrent performant et connu pour ses positions pro-occidentales.
Le terminal portuaire de NIBULON à Mikolaïv (DR).
Conclusion
De multiples enjeux se croisent autour de l’accès à la terre en Ukraine et éclairent les luttes qui se sont déroulées au long de son histoire. Les fertiles steppes aux sols noirs ont de tout temps attiré la convoitise de vagues successives d’envahisseurs. Dès le XVIIIe siècle des formes de colonisation agricole multiethnique ont tenté d’imposer un mode de gouvernement et un régime d’asservissement qui ont nourri des antagonismes sociaux se doublant de conflits identitaires. Les figures du noble, du serf et du revizor, du temps de Nicolas Gogol, celles des grands propriétaires terriens, russes et polonais, dominant une masse de paysans misérables à la veille de la révolution de 1917, ont cédé la place aux troïkas des bolcheviks chargées de démasquer un koulak derrière chaque paysan. Destin tragique d’une paysannerie attachée à sa terre comme à son identité culturelle. Un nouvel épisode de la bataille de la terre est en train de s’écrire dans le cadre de la guerre territoriale que l’armée russe livre sous la férule de Poutine. Renouant avec les obsessions du projet impérial de la tsarine Catherine II lorsqu’elle colonisait la « Nouvelle Russie » et accaparait l’Ukraine occidentale en dépeçant la Pologne50, le processus de russification des territoires occupés est pire que celui entrepris au XIXe siècle, à l’époque du rachat des grands domaines polonais par les Russes sur la rive droite du Dniepr. L’ambition de restaurer un rapport colonisateur-colonisé n’a jamais été entièrement abandonnée comme en témoigne la terreur nationale pratiquée à l’encontre des Polonais et des Ukrainiens durant les années de la grande purge stalinienne51. Elle emprunte au système de pouvoir soviétique les pratiques de violence qui ont décimé par la faim et la déportation les populations ukrainiennes. Dessein impérial, barbarie du mode d’agression, en décidant « d'envahir un pays voisin pour y défendre ses intérêts », la Russie apparait comme « l’une des dernières puissances impériales coloniales »52.
Notes
1
Daniel Beauvois, La Bataille de la terre en Ukraine, 1863-1914, les Polonais et les conflits socio-ethniques, Lille, Presses universitaires de Lille, 1993.
2
L’expression s’applique à la très grande exploitation agricole, indépendamment du régime de propriété du sol. Au-delà de la succession des formes sociales de production historiquement déterminées, la grande maille agraire est cet invariant spatio-temporel qui intervient dans la transmission d’un héritage structurel. Marie-Claude Maurel , « La grande maille agraire en Europe Centrale : un invariant spatiotemporel ? », Études rurales, n°190, 2012 : 25-47.
3
L’auteur précise que la colonisation grecque n’atteint pas les fameuses terres noires mais se limite aux rivages. Gérard Chouquer , « Le blé de la mer Noire dans l'Antiquité : un enjeu de la colonisation grecque », Académie d’agriculture de France, Encyclopédie, Fiche Question sur…, n°13.02. Q01. 2022.
4
La « nouvelle Russie » est ce concept territorial forgé à la fin du XVIIIe siècle à l’époque de l’expansion russe vers le sud et les rives de la mer Noire.
5
Jean-Jacques Hervé, L'Agriculture russe. Du kolkhoze à l'hypermarché, Paris, L’Harmattan, 2007.
6
Voir le chapitre Alexandra Goujon, « L’Ukraine était le grenier à blé de l’Europe » In Alexandra Goujon, L’Ukraine. De l’indépendance à la guerre, Paris, Le Cavalier Bleu, 2021: 33-39.
7
La famine de 1921-1922 du temps de Lénine, et surtout la grande famine (Holodomor) de 1932-1933, organisée par Staline et qui fit plusieurs millions de morts.
8
Ainsi qualifiées à la suite des crimes de masse commis par le stalinisme et le nazisme. Timothy Snyder, Terres de sang. L'Europe entre Hitler et Staline, Paris, Folio histoire, Gallimard, 2012.
9
Daniel Beauvois, La Bataille de la terre en Ukraine, 1863-1914, les Polonais et les conflits socio-ethniques, Lille, Presses universitaires de Lille, 1993.
10
La déciatine est une mesure équivalant à 1,092 ha en usage dans la l’empire tsariste.
11
Thomas Chopard, « L’ère des atamans », 20 & 21. Revue d'histoire, 2019, 141 : 55-68.
12
Nicolas Werth, « Retour sur la grande famine ukrainienne de 1932-1933 », Revue Vingtième Siècle, 2014, 121 : 77-93. Voir page 78.
13
Timothy Snyder, 2012, op. cit. : 114.
14
Marie-Claude Maurel, « L'organisation de l'espace rural soviétique. Cadres de vie et trames spatiales », Annales de Géographie, 1979, t. 88, n°489 : 549-580.
15
Au début des années 1960, l’URSS figurait au premier rang des pays producteurs de blé et représentait le quart de la production mondiale, elle est restée en tête jusqu’en 1983, avant d’être dépassée par la Chine. Le pays consacrait 70 millions d’hectares à cette production au milieu des années 1960.
16
Marie-Claude Maurel, Terre et propriété à l’est de l’Europe depuis 1990, Faisceau de droits, relations de pouvoir, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2021.
17
Transformés en entreprises non étatiques, propriétaires collectifs des actifs.
18
Les terres agricoles destinées à la production pour le marché ont été distribuées selon le principe : « la terre doit appartenir à ceux qui la travaillent ». La loi adoptée en 1992 prévoit le partage et le morcellement des terres agricoles transférées par l’État aux membres des entreprises agricoles collectives.
19
En mai 2003, le parlement a adopté un projet de loi spécial réglementant la question des titres fonciers. Fin 2012, des titres de propriété avaient été délivrés à 6,4 millions de personnes.
20
Ce moratoire devait rester en place jusqu'à ce que les conditions de marché appropriées aient été créées, c’est-à-dire la mise en place de l'infrastructure juridique et institutionnelle nécessaire, l'adoption d'une législation sur le marché foncier et la création d'un cadastre.
21
Voir Alexis Grandjean et Marielle Berriet-Solliec, « Diversité structurelle et instabilité de l’équilibre institutionnel : les facteurs d’évolution des structures agricoles ukrainiennes de la région de Ternopil », GREP, Pour, 2013, 1 : 67-75. Les auteurs signalent des irrégularités dans les relations foncières qui se déploient dans l’opacité d’agissements illicites aux dépens des plus vulnérables. Elles concernent notamment le rachat de parts de capital par les anciens cadres dirigeants, la reprise des exploitations en faillite par des investisseurs extérieurs, etc.
22
Introduit en 2001, le moratoire suspendant la vente des terres est resté en vigueur jusqu’en 2021.
23
Clément Jaubertie, Lenaïc Pardon, Hubert Cochet, Robert Levesque, 2009-2010, Ukraine : une approche comparée des dynamiques et performances économiques des structures agricoles. Notes et Etudes Socio-Economiques, ministère de l’Agriculture et de la Pêche, Service de la statistique et de la prospective, sous-direction de la prospective et de l’évaluation, 2010.
24
Jean-Jacques Hervé, « Évolution de la structure de l’entreprise agricole en Ukraine », Études rurales, 2013, 191 : 115-128.
25
Alexis Grandjean et Nicolas Perrin, « L’agriculture ukrainienne : évolutions et principaux enjeux », Analyse, Centre d’études et de prospective, 2018, 114.
26
Pierre Deffontaines, « Transformations du marché du travail agricole. Segmentation du système de production et inégalités de genre dans les espaces ruraux ukrainiens », Revue d’études comparatives Est-Ouest, 2017, 48 : 121-146.
27
Marie-Claude Maurel, 2012, op. cit.
28
En dépit de la progression de la valeur vénale de la terre dont le taux est fixé par le gouvernement.
29
Arkadiusz Sarna, « The transformation of agriculture in Ukraine: from collective farms to agroholdings », Centre for Eastern Studies, Commentary, 2014, 127.
30
La mesure s’inscrit dans l’agenda de libéralisation économique, que l’Ukraine s’était engagée à respecter si elle souhaitait recevoir l’aide financière du FMI.
31
Outre la quasi impossibilité pour eux d’emprunter pour l’achat de terres ils se trouvent en situation de vulnérabilité face à de puissants intérêts économiques qui n’hésitent pas à recourir à la corruption.
32
Ben Reicher et Frédéric Mousseau , « Who benefits from the Creation of a Land Market in Ukraine? », Oakland Institute, 6 aout, 2021.
33
Les banques étrangères peuvent s’emparer de la terre des exploitants endettés et en cas de saisie hypothécaire peuvent la vendre aux enchères.
34
La consultation des sites internet des principaux agro-holdings témoigne d’un souci de cohérence des implantations territoriales.
35
La part des agro-holdings dans les exportations de produits agricoles est supérieure à celle des autres entreprises réunies. https://agroportal.ua/ru/publishing/infografika/top1.0-agrokholdingov-ukrainy-aktsenty-2017-v-infografike
36
Le bassin de la mer Noire représente environ 30 % des exportations mondiales de blé, 20 % des exportations mondiales de maïs, et les trois-quarts des exportations mondiales de tournesol.
37
Le terme désigne des situations dans lesquelles de petits propriétaires cèdent en location leurs disponibilités foncières à des tenanciers qui opèrent une concentration du foncier au profit de grandes exploitations.
38
L’expression m’a été suggérée par Gérard Chouquer, Les Régimes de domanialité, ouvrage à paraître.
40
L'Ukraine et la Russie ont signé le 22 juillet à Istanbul un accord, sous l'égide de l'ONU, pour débloquer les céréales ukrainiennes. L'accord sera valable pendant « 120 jours », soit quatre mois, le temps de sortir les quelque 25 millions de tonnes entassées dans les silos d'Ukraine alors qu'une nouvelle récolte approche.
41
À lui seul le port d’Odessa concentre 60% des exportations maritimes de blé, tournesol et maïs.
42
En date du 23 août 2022, 33 navires, avec 720 000 tonnes de grains à bord, ont quitté les ports ukrainiens. Compte tenu des exportations par route ou par fer à l’initiative de l’UE, l’Ukraine serait en passe d’atteindre les niveaux d’avant-guerre. Le Monde, 23 août 2022.
43
Sur le site de NCH dont le siège est à New York, et qui est présent en Ukraine à travers la firme Agroprosperis, société de portefeuille agroalimentaire (410 000 ha) et en Russie par Agroterra (200 000 ha) on peut lire : « Après l'effondrement de l'Union soviétique, NCH a été parmi les premiers investisseurs occidentaux en Europe de l'Est et en Russie. Aujourd'hui, notre plateforme s'étend à d'autres marchés internationaux et comprend le capital-investissement, l'agro-industrie, l'immobilier et l'investissement en titres publics ». https://nchcapital.com/#section-5
44
Caroline Dufy met en évidence le rôle central de l’État sur le marché des céréales en retraçant la mise en place dès le début de la décennie 2000 d’un mécanismes d’intervention publique, avant de signaler un reflux du libéralisme, à partir de 2010, et le recours à des outils contraignants tels que les quotas ou les interdictions d’importations ou d’exportations (la politique des contre-sanctions, par exemple). Il en résulte une régulation mixte et contingente des interventions publiques par le contrôle du mécanisme des prix et la définition des règles du jeu. En dernier ressort, c’est bien l’État qui module l’articulation du marché intérieur au marché global. Caroline Dufy, Le retour de la puissance céréalière russe. Sociologie des marchés du blé, 2000-2018, Berne, Éditions Peter Lang, 2021.
45
Juste avant l'invasion russe du 24 février, la tonne de blé pour livraison en septembre se vendait 279,50 euros, le cours a ensuite explosé, montant en mai jusqu'à plus de 438 euros, et se trouvait le 26 juillet aux alentours de 341 euros sur le marché européen. https://www.latribune.fr/economie/international/les-ports-ukrainiens-prets-a-reprendre-les-exportations-de-cereales-sur-fond-de-tensions-maximales-927139.html
46
Caroline Dufy, 2021, op. cit.
47
Sur ce point, nous rejoignons l’analyse de Thierry Pouch qui montre « en quoi l’invasion de l’Ukraine est en partie sous-tendue par l’ambition de la Russie d’étendre sa puissance agricole sur un large périmètre du monde ». Thierry Pouch, Un marché mondial des céréales en voie de désoccidentalisation ? In Hors-Série Guerre-Faim LA TERRE Juin, 2022. https://information.tv5monde.com/info/crise-des-cereales-nous-sommes-entres-dans-un-processus-de-desoccidentalisation-des-marches
48
Plus du quart des terres de grande culture, parmi les plus fertiles du pays, se trouvent à ce jour sous occupation russe.
49
Créé en 1991 sous la forme d'une joint venture, qui associe Oleksiï Vadatoursky, une société hongroise et un investisseur britannique (Meridian Commodities), NIBULON dont le sigle signifie Nikolaev/ Budapest/ London a son siège à Londres. Outre des entreprises agricoles couvrant une banque foncière de 82 500 ha, l’oligarque a construit des élévateurs de grain le long des fleuves (Dniepr, Bug) et possède une flotte de bateaux pour la navigation fluviale. Un parfait modèle d'intégration verticale de l'agrobusiness, exportant des céréales dans 70 pays. https://www.lemonde.fr/international/article/2022/08/01/tue-par-les-frappes-russes-sur-mykolaiv-les-derniers-jours-d-un-magnat-ukrainien-des-cereales_6136791_3210.html
https://latifundist.com/en/blog/read/2917-oleksij-vadaturskij-nikoli-ne-zdavajsya
51
Voir le chapitre III, « Terreur nationale », de l'ouvrage de Timothy Snyder, Terres de sang. l'Europe entre Hitler et Staline, 2012, op. cit. : 167-212.
52
Nous reprenons les paroles prononcées par le président Emmanuel Macron, 27 juillet 2022.