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La violence de guerre. La « prise » du sujet. Le cas nazi
Directeur de recherche

(CNRS - Centre d'études sociologiques et politiques Raymond-Aron – CESPRA)

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Si l’on a quelques troubles à l’écrire, c’est que le présent article tient plus de la rétrospective que du programme. Il va au fond parler de passé et non vraiment d’avenir. Mais pour parler d’un objet, il faut bien souvent revenir au survenu pour s’intéresser à ce que l’on appelle ici la « prise du sujet ». Rien que ce titre montre bien le chemin parcouru. Jamais, au siècle dernier, on n’eût osé prétendre prendre le sujet « violence de guerre », tant l’intuition que c’était le sujet qui nous prenait était grande.

C’est de ce constat-là que je voudrais partir et rappeler en premier lieu comment et dans quel contexte se mit en place ma démarche d’historien du nazisme et de la violence. Je demande à ceux qui connaissent cette histoire pour l’avoir vécue, de me pardonner de la répéter pour les autres. Je vais cependant tenter d’extraire les présents propos d’un retour centré sur mes propres travaux et essayer plutôt de restituer les contextes, les croisées de chemin qui s’offraient à ce moment-là. Dans les faits, la démarche qui se constitua progressivement alors résulte de la conjonction d’un contexte épistémologique très particulier régnant sur les études sur le nazisme, d’un bouleversement très profond de la situation documentaire prévalant alors et de l’émergence, dans le contexte français, d’une fenêtre d’opportunité permettant d’espérer apporter une forme d’originalité dans le regard alors porté. 

Un contexte épistémique singulier

À la fin des années 1980, l’historiographie du nazisme entre progressivement dans une phase de rendements décroissants. Le courant fonctionnaliste connaît ce que Pierre Bouretz dénomme un triomphe discret, les élèves de Martin Broszat et des frères Mommsen mettent en place des études très fouillées sur la société allemande sous le nazisme, avec un point d’appui sur les questions de darwinisme institutionnel, de surenchère et d’obéissance anticipatrice pour expliquer les dynamiques de radicalisation qui menèrent à la tentative d’extermination des Juifs d’Europe. Les travaux de Ian Kershaw, sa monumentale biographie d’Hitler, donne aux observateur une impression d’épuisement de l’interprétation1.

Le courant fonctionnaliste devenu dominant tend à arraisonner les innovations venues des marges de l’histoire sociale. Les années 1980 avaient en effet été le théâtre de l’apparition de courants adjacents de l’histoire sociale, développés pour les uns dans le cadre de la FernUniversität Hagen, du Max Planck Institut de Göttingen et de ces Geschichtswerkstätten qui essaimaient un peu partout en Allemagne fédérale et s’assignaient l’objectif de restituer les voix des subalternes d’autrefois. L’historiographie fonctionnaliste avait fort intelligemment su capter ce qui lui convenait de ces travaux, sans toutefois incorporer la critique implicite qu’ils adressaient à son endroit. Si les fonctionnalistes travaillaient eux aussi sur les questions d’opinion publique et de quotidien, ils persistaient dans leur réticence à adopter une démarche compréhensive et l’expérience traversée par les êtres et les groupes n’émergeaient pas de leurs travaux, attentifs qu’ils étaient au système, à ses dynamiques et à son fonctionnement et moins aux protagonistes qui le peuplaient. Le résultat en était que, dès lors qu’il fallait se pencher sur autre chose que les grands agrégats, les masses de données ou les comportements macro, les fonctionnalistes se trouvaient démunis et adoptaient une sorte de partage implicite des sphères d’analyse. À eux, le social, l’économique et l’étatique ; aux spécialistes de Geistesgeschichte le mental, ce qu’on n’appelait pas encore le culturel.

Ce discret Yalta de l’histoire ne se vit jamais autant que dans les premiers travaux tentant de s’intéresser aux élites nazies. Dans Nazi Germany’s new Aristocracy, l’historien américain Herbert Ziegler mettait en place ce qui devait rester comme l’une des premières études de sociographie de la SS2. Il repère parfaitement, aidé de Karl Mannheim et des contemporains de la montée du nazisme, l’approche générationnelle mais, dès lors qu’il faut aller plus loin et chercher à atteindre ce que nous appelons désormais les représentations et ce que l’on appelait encore « mentalités » dans ces années-là, il met en place une interprétation découplée de ses sources en insistant sur une relation névrotique et aliénée de ces hommes à leurs pères, une interprétation largement inspirée par l’École de Francfort ou la psychohistoire sans véritable fondement documentaire3. On est ainsi passé d’une histoire socio-statistique très orthodoxe mais descriptive à une psychohistoire sans fondement documentaire. Ziegler n’est pas le seul historien à aller dans ce sens : l’un des spécialistes de ces approches socio-statistiques, Jens Banach, et le grand historien canadien du profilage des militants et des leaders du Parti nazi, Michael Kater, procèdent de la même façon4.

Encore faut-il ici rappeler que l’on n’a pas encore abordé la question, centrale dans notre interrogation, de la violence. Avant les années 1990, la violence est un implicite et non un objet. Pis encore : elle est considérée comme un obstacle à la compréhension des processus de destruction des populations qui nous intéressent. Dans sa thèse, avant de citer d’ailleurs l’un des textes les plus effractifs que l’on puisse trouver en termes de violence nazie – la lettre d’un policier autrichien à son épouse racontant le massacre des Juifs de Minsk –, Christian Gerlach écrivait d’ailleurs :

On a jusqu’ici renoncé à citer et à décrire les massacres et les atrocités dans tout leur détail. Les déroulements toujours semblables sont connus et n’apportent aucune connaissance5.

Et il légitimait le fait de publier la lettre par son intérêt quant à la perception de la prophétie d’Hitler qu’elle reflétait. Aux yeux de Christian Gerlach comme à ceux, sans doute, de nombre de ses collègues, la violence constituait un produit du processus, mais aussi et surtout un danger objectal, qui compliquait la mise en place d’un récit distancé et rationnel du génocide en URSS. Nous avons là sans doute l’un des obstacles les plus profondément enracinés, dans les années 1980, à une prise de l’objet « violence de guerre » : le déni d’intérêt qui flottait dans l’air cachait vraisemblablement, moins bien formulées que la prévention de Christian Gerlach, des considérations dirimantes sur la question de la subjectivité, voire de la fascination, de la perversion ou du voyeurisme. Non seulement le sujet était dénué d’intérêt, mais une nuée de suspicion semblait entourer ceux ou celles qui auraient désiré s’aventurer sur ces territoires-là.

L’ensemble de la documentation alors exploitée se concentrait ainsi sur les processus, le déroulement, les chaînes de décisions et de responsabilités, les initiatives et évitait autant que se peut toute entrée par les représentations et les comportements. Un consensus peu formulé tendait, me semble-t-il, à analyser les itinéraires professionnels et militants en termes de carrières, de prérogatives et d’opportunités.

Le début des années 1990 apporta cependant un très profond bouleversement dû à deux facteurs : d’une part, la crise terminale des économies planifiées du bloc oriental aboutit à l’ouverture de ces pays et à la redécouverte d’un demi-continent jusqu’ici ignoré alors même qu’il se trouvait être à l’épicentre de l’imperium nazi. En second lieu, le retour de la guerre sur le continent européen après un demi-siècle d’outsourcing colonial constitua un choc d’une ampleur fondamentale.

Nous reviendrons plus tard sur la révolution documentaire, voire, aussi, sur le choc du retour de la guerre dans les préoccupations des social scientists.

Au plan immédiat, cependant, ce choc fut incarné par un historien, plutôt marginal dans le champ historiographique en ce qu’il n’obtint jamais de chaire universitaire et dut durant toute sa carrière travailler comme journaliste tout en étant, sans aucun doute, l’un des plus inventifs de sa génération. Götz Aly, puisqu’il s’agit de lui, a très rapidement pris la mesure de la profondeur du bouleversement qui était en train de s’opérer. Réagissant immédiatement à la tragédie des Balkans occidentaux, il fit financer un programme de recherche sur « Déplacement de population, ethnicité et violence au XXe siècle » et, en un temps record, publia un livre qui devait faire date. C’est en effet en 1995 que parut Endlösung, livre qui bouleversa la chronologie de la route sinueuse vers le génocide et qui introduisit une nouvelle lecture analytique du génocide6. Mais outre le fait que l’emballement pulsionnel génocide s’expliquait désormais en grande partie par ce que Götz Aly dénommait un « jeu de domino ethnique », il avait par ailleurs très ouvertement invité ses lecteurs à effectuer la désagréable expérience de tenter de penser à la place des praticiens nazis qu’il étudiait. Bien sûr, le ton dénotait une répugnance à se placer dans la position d’un sociologue compréhensif, d’un herméneute ou d’un anthropologue mais, à tout le moins, il n’était plus inenvisageable de tenter d’interpréter les critères nazis, d’essayer d’expliquer le nazisme de l’intérieur de son système de représentation. C’était là un pas modeste, certes, mais déterminant. Si Götz Aly ne mit jamais en place de démarche systématique mettant ce programme en pratique et si la question resta largement incantatoire sous sa plume, il est un domaine dans lequel l’historien joua le rôle d’un précurseur. Ce domaine, c’est celui de l’archivistique, car l’univers documentaire sur lequel se fondait le champ académique connut, dans ces années post-1989, un bouleversement très profond.

Une révolution documentaire, des débats épistémologiques

Avec l’ouverture des pays de l’Est dès 1989, un immense continent archivistique se révéla. Les historiens avaient confusément pris conscience de l’existence de ce continent archivistique dans les décennies précédentes et les institutions judiciaires y avaient eu accès dans les enquêtes, mais il s’agissait là d’un accès tellement impressionniste que nul, au fond, n’avait vraiment pris la mesure de ce qui était en train de se jouer. Götz Aly, associé ici à Susanne Heim, fut en la matière l’un des premiers historiens à lever le voile sur ce qui était désormais accessible7. Les deux complices, qui avaient travaillé sur le projet menant à la publication de ce que l’on appelle en français les architectes de l’anéantissement8, explorèrent ensemble la documentation d’un centre dont personne, à l’Ouest, ne pouvait avoir conscience. Le Centre spécial de conservation de documents historiques était situé à Moscou et contenait des fonds captés par les services de renseignement soviétiques qui se singularisaient par le fait que les Soviétiques considéraient initialement ces archives comme des trophées9. Il s’agissait là de véritables trésors, où se côtoyaient des fonds d’archives des appareils de sécurité SS et des fonds de l’armée, mais aussi des archives confisquées par les nazis (comme celles de loges maçonniques françaises). Et dans ces fonds, l’on trouva par exemple l’agenda d’Himmler pour les années 1941 et 1942, documentant jour après jour les milliers de rendez-vous et les centaines de voyages du chef de la SS10. Mais il s’agit là au fond d’un unique centre d’archives, toute précieuses que soient les documentations qu’il recèle. L’important est sans doute que l’ensemble des centres urbains de l’arc occidental du glacis soviétique, de Poznań et Prague à l’Ouest à Kharkiv à l’Est, et d’Odessa au Sud à Reval au Nord en passant par Minsk, Riga et Kyiv révèlent des fonds d’archives allemandes documentant l’activité des institutions d’occupation entre 1939 et 1944. Ce sont là des dizaines de centres d’archives, des milliers de fonds, des dizaines voire des centaines de milliers de cartons de documents qui se retrouvent à la disposition des chercheurs. L’effet de surprise et d’aubaine est immense : une nouvelle réalité se dévoile, celle du quotidien de l’occupation à l’échelon local, la vision allemande des sociétés occupées, la très grande radicalité qui se déploie dans son caractère concret. De cette avalanche documentaire, naquit la grande vague des travaux néopositivistes de Christian Gerlach, Christoph Dieckmann, Dieter Pohl, monuments d’érudition et de technique d’administration de la preuve11.

En second lieu, les institutions judiciaires essentiellement ouest-allemandes (mais pas uniquement) mettent à la disposition des spécialistes du nazisme l’ensemble des documentations de la vague très systématique d’enquêtes qui virent le monde judiciaire allemand convoquer devant policiers et juges des dizaines de milliers de suspects et de témoins des crimes commis dans toute l’Europe12. Cette mise à disposition ne date pas d’hier : dès 1986, Christopher Browning travaille dans les archives de la Zentralstelle der Landesjustizverwaltungen, dans l’ancienne prison de Ludwigsburg aux multiples vies. Mais ce n’est qu’en 1993 qu’il écrit son Ordinary Men13. Il a déjà publié des fragments de cette enquête, notamment lors du grand débat sur le Linguistic turn initié par Saül Friedländer14. Entre 1992 et 1996, la publication des Hommes ordinaires et, surtout, des Bourreaux volontaires de Hitler de Daniel Goldhagen15, génère une controverse d’une grande univocité et d’une rare brutalité et un débat public d’une remarquable intensité aux États-Unis et en Allemagne. Les deux historiens s’appuient sur le même échantillon documentaire, sur ces archives judiciaires dans lesquelles les protagonistes de l’ensemble des crimes de guerre nazis en Europe ont été interrogés. L’un met en place une interprétation liée à la fois au contexte et à des mécanismes de conformation et d’obéissance à l’autorité ; l’autre affirme qu’il s’agit de la manifestation d’un antisémitisme spécifique, l’« antisémitisme éliminationniste » et met au défi l’ensemble de la communauté historienne en renversant la charge de la preuve16. De l’outrance de la thèse de Goldhagen et de la controverse contre Browning naquit un nouveau pan de la recherche sur le nazisme et la violence de masse et c’est donc dans ces archives essentiellement que les historiens de ce qu’on appelle rapidement la Täterforschung vont, dans le sillage de la polémique, tenter de démêler ce qui ressortissait de l’idéologique et du situationnel.

Pour démêler ce qui allait rester le principal clivage de l’interrogation du sujet, les protagonistes historiens comptaient d’une part essentiellement sur la psychologie sociale comme pourvoyeuse de profondeur analytique – Christopher Browning s’appuyant sur l’expérience de Milgram et Harald Welzer sur des sources nouvelles ou le recours à des figures collectives et tentant des analyses corrélant situations et comportements – et sur des études à l’échelle locale17. Il n’en reste pas moins que le consensus général autour d’un certain positivisme constituait un obstacle à la mise en place d’un questionnaire d’histoire sociale et culturelle apte à embrasser situations et systèmes de représentation. Là encore, les historiens éprouvaient, à mes yeux de Français néophyte, de grandes difficultés à se départir de questionnaires tout aussi simplistes qu’implicites autour du carriérisme, de l’opportunisme et de l’ambition ou de « motivations » que jamais personne ne prenait la peine de définir réellement. De même, l’interrogation en termes de psychologie sociale me semblait atteindre assez rapidement ses limites, en ce que ni Christopher Browning ni, avant lui, Stanley Milgram, n’avaient songé à se pencher sur la construction de l’autorité ou sur la notion de conformisme18. Tout, enfin, se passait comme si les interrogations qui secouaient depuis les années 1980 l’historiographie allemande comme internationale autour de la question de la conscience des sujets – qu’ils fussent individuels ou collectifs – avait glissé sur l’historiographie de la Shoah sans la pénétrer ; comme si E. P. Thompson et ses successeurs – on pense ici à Alf Lüdtke et les Alltagshistoriker – étaient restés ignorés par la génération néo-positiviste19.

Pour un historien français débutant, cet ensemble de débats et de questions était tout à la fois intimidant, peu satisfaisant et difficile à comprendre : comment pouvait-on s’orienter lorsque, à la fin des années 1990 et au début du XXIe siècle, on tentait de se frayer un chemin dans ces halliers historiographiques ? Si, comme l’indiquait l’ouvrage collectif publié par Gerhard Paul, on ne laissait à la question posée en termes de « motivations » que l’alternative entre le fanatisme et l’ordinaire, – qu’il s’agisse de l’Allemand ordinaire ou de l’homme ordinaire –, le questionnaire risquait de s’assécher rapidement. Et encore, posé en ces termes, ce dernier laissait-il totalement dans l’ombre la question des pratiques. C’est dans ce double contexte, documentaire et thématique, que ma démarche a été formulée.

Une anthropologie historique du nazisme

Dans les années 1994-1995 où se profile mon itinéraire, le niveau d’information en France est très insuffisant : ces deux vagues de recherche sont inconnues ou presque. Un historien français a par contre, à sa disposition, un ensemble d’historiographies qui permettent d’espérer de pouvoir produire un pas de côté pour peu qu’il le tente ainsi : penser le nazisme comme fut pensée la grande conflagration religieuse du XVIe siècle ou les dissidences religieuses de la fin du Moyen-Âge et de l’époque moderne, non point tant en termes d’analogies d’objets, mais d’importation d’outils, a constitué le point de départ de la démarche. Tout en évitant soigneusement les interminables débats sur la question des religions séculières et de la dimension religieuse du nazisme20, il parut opportun de tenter d’analyser le nazisme comme un système de croyances connaissant des degrés de formulations divers, variant selon l’identité et la classe sociale des protagonistes, se déclinant et s’exprimant dans des discours et des pratiques.

Au fond, il s’agissait là tout simplement de l’importation, sur un champ inédit, des outils développés par l’historiographie du religieux travaillant depuis un siècle en France avec une sérénité – non exempte de controverses – et une efficacité remarquables. De Lucien Febvre à Denis Crouzet en passant par Jean Delumeau, Jacques Toussaert, René Tavenaux, Louis Pérouas, Nicole Lemaître, Marc Vénard, Alain Croix, Alain Lottin, Gabriel Audisio, Pierre Chaunu, Alphonse Dupront, Dominique Julia, Rober Descimon et Thierry Waneggflen, l’historiographie française – la question d’agrégation en histoire moderne de ces années-là l’avait amplement montré – était si riche en options et en discussions qu’il parut tout naturel de tenter d’emprunter son regard pour tenter de comprendre les appropriations socialement et géographiquement différenciées de contenus dogmatiques communs21. Ce premier champ exerça une influence fondamentale en ce qu’il avait illustré l’une des stratégies permettant d’articuler théologie, dogme ou idéologie et croyances, formulations et pratiques en un continuum qui ne scindait pas entre les idées et les logiques sociales. Le continuum faisait l’objet de discussions quant au dosage des différentes sphères, mais la nécessité de tenter de l’appréhender en son entier n’échappait à personne. Et l’on se prit à espérer atteindre le même objectif en ce qui concernait le nazisme, ses militantismes et ses autres formes d’appropriations. L’idée était de construire une analyse qui intègrerait le niveau idéel – l’équivalent du théologique – les appropriations militantes, l’expression de la foi (des convictions) et l’évaluation des pratiques et des logiques qui les sous-tendent, les gestes et les observances. Chacun de ces critères, relevé dans les études du cœur religieux de l’époque moderne, notamment entre le XIVe et le XVIIe siècle pouvait trouver son équivalent dans l’évolution du nazisme, comme système structuré autour de croyances, d’expressions et de pratiques.

Si le constat d’un continuum objectal entre discours et pratiques pouvait sembler original, il n’était pas inédit, et il fut formulé aussi en référence à un modèle d’étude du nazisme. En 1995, en effet, un anthropologue français et une historienne allemande avaient, dans un livre intitulé La Quête de la race, ouvert de nouveaux horizons en suggérant de regarder autrement les questions de représentations et de pratiques22. L’approche était fascinante, car elle illustrait la très grande cohérence de cet objet; des croyances exprimées naissaient de nouveaux objets, des pratiques jusqu’ici négligées ou rejetées dans l’ordre de l’aberration ou de l’exotisme.

En second lieu, une rencontre décisive fut celle de cette histoire renouvelée de la guerre comme acte culturel, qui est, dans ces années 1995-2000, en instance de transformation en une anthropologie historique du combat, nourrie essentiellement d’anthropologie structurale de deuxième et troisième génération (Françoise Héritier, Véronique Nahoum-Grappe 23) et pragmatique (Elisabeth Claverie24), et qui propose d’étudier à nouveaux frais les séquences de violence collective25. Ici, le point décisif est que l’étude des violences en elles-mêmes et pour elles-mêmes, relativement peu fréquentes dans l’historiographie fonctionnaliste et dans la vague néo-positiviste, se trouve insérée dans un continuum temporel qui oriente l’étude. On peut étudier les pratiques de violence de guerre comme un objet unifié qui permet de regarder dans un même mouvement le cycle guerrier de 1911 à 1945, ainsi que l’a montré le colloque « Violence de guerre »26, ce qui permet de tenter d’autres modes de cette historicisation que Martin Broszat appelait de ses vœux27.

Enfin, une histoire moderne nourrie d’anthropologie interprétative geertzienne propose, à la suite de Denis Crouzet, de décrire les gestuelles de violence comme un langage à déchiffrer28. La combinaison des deux dernières approches permet véritablement la prise du sujet : Stéphane Audoin-Rouzeau et son équipe montrent comment historiciser des pratiques identifiées ; Denis Crouzet, lui, nous permet, par la description dense, d’entrer véritablement dans ces pratiques, autant individuelles que collectives, vues tout à la fois comme des comportements et comme un ensemble de gestes à la dimension langagière indubitable permettant de remonter aux systèmes de représentation qui les rendent possibles.

C’est donc à partir de ces trois univers référentiels, avec ces renouvellements documentaires, qu’il a été possible de saisir autrement le sujet, en tentant de l’extraire de catégories issues d’une Geistesgeschichte un peu usée, d’une histoire sociale des grands agrégats et d’une histoire néo-positiviste toutes deux peu à l’aise avec la violence.

Le sujet embrassait quelque quatre-vingts intellectuels nazis qui avaient mené une double carrière, académique et militante. Il s’est alors agi en premier lieu de tenter de faire une histoire sociale des itinéraires et de l’expérience du militantisme. Il a ensuite fallu prendre pour objet l’économie émotionnelle de ce militantisme pour comprendre le nazisme comme un système opposant une utopie à l’angoisse de mort collective intériorisée par ses militants à la suite de l’atteinte narcissique opérée par la surrection de la mort de masse durant le premier conflit mondial.

Ces hommes, enfin, dirigent à partir de 1941 les opérations de fusillade des communautés juives d’URSS et de Pologne occupées. Ils développent à cette occasion des argumentaires de légitimation génocides, planifient et accompagnent leurs équipes de meurtriers et, parfois tuent de leurs propres mains. Il a alors été possible d’étudier à la fois l’expérience des membres des Einsatzgruppen et des unités de lutte contre les partisans et leurs pratiques, notamment en mobilisant l’anthropologie structurale et interprétative en termes de dispositifs de domestication et d’imaginaires cynégétiques qui rendaient compte des mutations des pratiques d’assassinat29 et, notamment de l’adjonction des jeunes êtres aux fusillades à partir de l’automne 194130.

 

On le voit, la « prise du sujet » s’est opérée en tâtonnant, en recourant à des emprunts à un certain nombre de sciences sociales tout en en négligeant d’autres. Elle s’est par ailleurs opérée dans un contexte très spécifique, dans lequel il a fallu trouver comment exprimer une différence analytique et épistémologique délicate à formuler et à organiser, notamment pour des raisons morales et affectives qui rendaient éprouvante toute exposition des descriptions d’atrocités pourtant nécessaire pour comprendre et prendre la mesure de l’objet. Le passage par l’anthropologie, par les historiographies du religieux à l’époque moderne et de la Grande Guerre a ainsi pu constituer des précédents de fixation réussie d’objets paroxystiques qui permettait enfin d’espérer comprendre les ressorts sociaux, émotionnels et situationnels des passages à l’acte génocide.

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    1

    Pour un aperçu à l’époque : Pierre Bouretz, « Penser au XXe Siècle. La place de l’énigme totalitaire », Esprit, 1996, n°218, p. 122-139. ; Ian Kershaw, Qu’est-ce que le Nazisme ? Problèmes et perspectives d’interprétation, Paris, Folio-Gallimard, 1992 ; et sa monumentale biographie, rééditée en un volume : Ian Kershaw, Hitler : A Biography, W. W. Norton, 2010.

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    2

    Herbert F. Ziegler, Nazi Germany’s New Aristocracy: The SS Leadership 1925-1939, New York, Princeton University Press, 1989.

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    3

    Herbert F. Ziegler, Nazi Germany’s New Aristocracy: The SS Leadership 1925-1939, New York, Princeton University Press, 1989, p. 71.

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    4

    Michael Kater, Studentenschaft und Rechtradikalismus in Deutschland, 1918-1933. Eine Sozialgeschichtliche Studie zur Bildungskrise in der Weimar Republik, Hambourg, Hoffmann & Campe, 1969 ; Jens Banach, Heydrichs Elite. Das Führerkorps der Sicherheitspolizei und des SD 1936-1945, Paderborn, Schöningh, 1998.

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    5

    Christian Gerlach, Kalkulierte Morde. Die deutsche Wirtschafts- und Vernichtungspolitik in Weißrußland, Hambourg, Hamburger Edition, 1999, p. 588.

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    6

    Götz Aly, « Endlösung » : Völkerverschiebung und der Mord an den europäischen Juden, Frankfurt am Main, Fischer-Taschenbuch, 1999.

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    7

    Götz Aly et Susanne Heim, Das Zentrale Staatsarchiv in Moskau (« Sonderarchiv »): Rekonstruktion und Bestandsverzeichnis verschollen geglaubten Schriftguts aus der NS-Zeit, Düsseldorf, Hans-Böckler-Stiftung, 1993.

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    8

    Götz Aly et Susanne Heim, Les Architectes de l’extermination : Auschwitz et la logique de l’anéantissement, Paris, Calmann-Lévy, 2006.

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    9

    George C. Browder, « Update on the Captured Documents in the Former Osoby Archive, Moscow », Central European History, 1993, vol. 26, no 3, p. 335‑342.

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    10

    Somptueusement édité et publié in Peter Witte, Michael Wildt, et Martina Voigt, Der Dienstkalender Heinrich Himmlers 1941/42, Hamburg, Christians, 1999.

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    11

    On en a rendu compte dans Christian Ingrao, « Conquérir, aménager, exterminer : Recherches récentes sur la Shoah », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2003, vol. 58, no 2, p. 417‑438.

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    12

    Sur cette histoire : Ayse Sila Cehreli, Les Magistrats ouest-allemands font l’histoire : la Zentrale Stelle de Ludwigsburg, Paris, L’Harmattan, 2014.

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    13

    Christopher R. Browning, Ordinary Men: Reserve Police Battalion 101 and the Final Solution in Poland, New York, HarperCollins, 2017 (1992).

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    14

    Christopher Browning, « German Memory, Judicial Interrogation, and historical reconstruction : Writing perpetrator History from Postwar Testimony », in Saul Friedländer, Probing the Limits of Representation: Nazism and the « final Solution », Harvard University Press, 1992, p. 22-35.

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    15

    Daniel Jonah Goldhagen, Hitler’s Willing Executioners: Ordinary Germans and the Holocaust, New York, Vintage, 1997.

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    16

    On a tenté de rendre compte de cette controverse et de ses enjeux épistémologiques in « Le nazisme, la violence, l’anthropologie. Autour de Daniel Goldhagen », European Review of History- Revue européenne d’histoire, 1998, n° 4/1, p. 173-181 ; plus généralement : Geoff Eley, The « Goldhagen Effect » : History, Memory, Nazism--facing the German Past, University of Michigan Press, 2000.

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    17

    Gerhard Paul (dir.), Die Täter der Shoah. Fanatische Nationalsozialisten oder ganz normale Menschen, Göttingen, Wallstein, 2003 ; Harald Welzer, Täter. Wie aus ganz normalen Menschen Massemörder werden, Frankfurt am Main, Fischer, 2005 (trad. française Gallimard 2007).

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    18

    L’expérience de Milgram fait désormais l’objet d’une critique en règle chez les psychologues sociaux. Cf. Gina Perry, Behind the Shock Machine: The Untold Story of the Notorious Milgram Psychology Experiments, New Press, 2013. On trouvera une recension équilibrée de cet ouvrage in Nestar Russell, Gina Perry. Behind the Shock Machine: The Untold Story of the Notorious Milgram Psychology Experiments. Brunswick, Victoria, Scribe Publications, 2012. Journal of the History of the Behavioral Sciences, mars 2013, vol. 49, no 2, p. 221‑223.

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    19

    On a essayé de formuler tout cela in Beyond Popular opinion. Interpretive history, between experience, moral economy and agency in the context of Genocide, Search and research – Lectures and papers, Yad Vashem, Jerusalem, 2021.

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    20

    François Bédarida, « “Kérygme” nazi et religion séculière », Esprit, 1996, n° 218, p. 89-100.

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    21

    Pour un aperçu bibliographique actualisé à l’époque, on verra Jean Delumeau et Thierry Wanegffelen, Naissance et affirmation de la Réforme, 11e édition, Paris, PUF, 2012 ; Monique Cottret et Jean Delumeau, Le Catholicisme entre Luther et Voltaire, Paris, PUF, 2010 ; pour les fulgurances en termes d’anthropologie religieuse : Pierre Chaunu, Église, culture et société : Essais sur Réforme et Contre-Réforme : 1517-1620, Paris, SEDES, 1984, 765 p. ; Alphonse Dupront, Le Mythe de Croisade, Paris, NRF Gallimard, 1997, 4 tomes. 

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    22

    Edouard Conte et Cornelia Essner, La Quête de la race : une anthropologie du nazisme, Paris, Hachette, 1995.

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    23

    Outre les collectifs Françoise Héritier, De la violence, Paris, Odile Jacob, 1996. et Françoise Héritier (dir.), De la violence II, Paris, Odile Jacob, 1999, on se réfèrera à Françoise Héritier, « Quels fondements de la violence ? », Cahiers du Genre, 2003, no 35, p. 21‑44.

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    24

    Elisabeth Claverie, Les Guerres de la Vierge. Une anthropologie des apparitions, Paris, Gallimard, 2003.

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    25

    Ici dans tout un ensemble de publications, on citera Stéphane Audoin-Rouzeau, Combattre. Une anthropologie historique de la guerre moderne (XIXe-XXIe siècle), Paris, Seuil, 2009.

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    26

    Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker, Christian Ingrao, Henry Rousso (dir.), La Violence de guerre, 1914-1945 : approches comparées des deux conflits mondiaux, Bruxelles, Complexe, 2002.

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    27

    Martin Broszat, « Was heisst historisierung des Nationalsozialismus ? », Historische Zeitschrift, décembre 1988, vol. 247, no 1, p. 1‑14.

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    28

    Denis Crouzet, Les Guerriers de Dieu : la violence au temps des troubles de religion, vers 1525-vers 1610, Ceyzérieu, Éditions Champ Vallon, 2005, 1538 p.

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    29

    On doit beaucoup en la matière à Bertrand Hell, Le Sang noir. Chasse et mythe du sauvage en Europe, Paris, Flammarion, 1994.

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    30

    Tout ceci fut tenté in Christian Ingrao, Les Chasseurs noirs : La brigade Dirlewanger, Paris, Perrin, 2006 ; Christian Ingrao, Croire et détruire : les intellectuels dans la machine de guerre SS, Paris, Fayard, 2010 ; et Christian Ingrao, La Promesse de l’Est : Espérance nazie et génocide, 1939-1943, Paris, Seuil, 2016.

    Pour citer cette publication

    Christian Ingrao, « La violence de guerre. La « prise » du sujet. Le cas nazi » Dans Stéphane , Audoin-Rouzeau (dir.), « Violences de masse : la « prise du sujet » », Politika, mis en ligne le 09/05/2023, consulté le 02/04/2024 ;

    URL : https://politika.io/fr/article/violence-guerre-prise-du-sujet-cas-nazi