(Universidad de Valencia - Departamento de Historia Moderna y Contemporánea )
Javier Cercas
Javier Cercas est né en 1962 à Ibahernando, une commune de la province de Cáceres, en Estrémadure. Lorsqu’il a quatre ans, sa famille s’installe à Gérone, en Catalogne, où son père est vétérinaire. Par la suite, Javier Cercas se rend à Barcelone pour suivre des études de philologie hispanique à l’Université Autonome de Barcelone où il obtient la licenciatura1en 1985. En 1987, il part pour deux ans à l’Université de l’Illinois. C’est là, aux États-Unis, qu’il écrit son premier roman, Le Mobile (1987). À son retour, en 1989, il commence à travailler comme professeur à l’Université de Gérone. Il écrit aussi des critiques et plusieurs articles pour différents journaux. Depuis lors, Cercas est un collaborateur habituel de l’édition catalane de El País, d’abord, puis de son supplément dominical (El País semanal).
Jusqu’au début du XXIe siècle, Javier Cercas est un écrivain peu connu, aussi bien en Espagne qu’à l’étranger. Les quelques romans qu’il a publiés ont rencontré un succès confidentiel. Cependant, la donne change après la publication des Soldats de Salamine en 2001. Grâce à ce roman, il devient un écrivain mondialement reconnu. L’ouvrage reçoit les critiques élogieuses d’écrivains consacrés tels Mario Vargas Llosa, John M. Coetzee, Doris Lessing et Susan Sontag, entre autres. Le succès commercial de ce roman permet à Cercas de se consacrer entièrement à la littérature. Actuellement, il enseigne toujours à l’Université de Gérone : un contrat spécifique de quelques heures lui permet de garder son statut de professeur.
Son roman suivant, à la vitesse de la lumière (2005), confirme les espoirs placés en lui ainsi que ses talents d’écrivain. Grâce à cet ouvrage, il obtient de nombreux prix. Ses romans postérieurs – Anatomie d’un instant (2009), Les Lois de la frontière (2012), L’Imposteur (2014) et Le Monarque des ombres (2017) – confirment sa trajectoire ascendante : leur succès est à la fois critique et public, suscitant louanges, soutien et polémiques.
Ces romans font montre du grand intérêt de Cercas pour le passé espagnol, la guerre civile, la transition vers la démocratie, la vie après la dictature. Son œuvre propose une enquête, une quête du passé espagnol menée par un personnage-narrateur qui constate que ce passé n’est pas passé, n’est même pas du passé. Javier Cercas écrit des « récits réels » ou des romans sans fiction, ou presque.
L’Association d’Histoire Contemporaine
L’Association d’Histoire Contemporaine (d’Espagne) a été fondée en 1988 pour promouvoir la recherche, l’enseignement et les publications en lien avec l’histoire contemporaine. Selon ses statuts, l’association a pour but de faciliter les échanges d’informations entre ses membres, de soutenir des rencontres universitaires, d’encourager la préservation des sources historiques et d’établir des accords institutionnels en Espagne ou à l’étranger. Pour ce faire, l’Association d’Histoire Contemporaine a sa propre page web, publie annuellement quatre numéros de la revue Ayer et organise un congrès biannuel qui coïncide avec l’assemblée générale de ses membres.
La section d’Histoire Contemporaine de l’Université de Castille-La Manche a organisé, du 21 au 23 septembre 2016, la XIIIe édition du congrès biennal de l’Association d’Histoire Contemporaine dont le titre était L’Histoire, lost in translation ? Ce congrès a été un temps d’échanges et de débats au cours de trente-trois sessions, présidées par quatre-vingt-onze coordinateurs, et qui ont donné lieu à quatre-cent-douze textes rédigés par quatre-cent-cinquante-deux congressistes de différentes nationalités. La session inaugurale de ce congrès, le 21 septembre 2016, a consisté en une conversation publique entre l’écrivain Javier Cercas et l’historien Justo Serna sur la fiction et la recherche, sur le roman et l’histoire.
Bonjour. C’est un grand plaisir pour moi d’être ici ce matin en votre compagnie pour participer à cette session inaugurale du congrès de l’Association d’Histoire Contemporaine à Albacete en ce mois de septembre 2016. Un événement corporatif, certes, mais non moins instructif.
Cette session prendra la forme d’une conversation entre Javier Cercas et moi-même, un dialogue qui dure déjà depuis plusieurs années. Il s’agit d’un débat entre un romancier et un historien ou, si vous préférez, d’un échange entre deux spécialistes unis par des liens à la fois professionnels et amicaux. L’un se consacre à l’histoire et l’autre…, l’autre à la fiction. Mais pas tout à fait. Cercas s’intéresse en effet de plus en plus au roman sans invention et moi, humblement, je me permets certaines libertés propres à la fiction. Permettez-moi d’introduire en quelques mots ce dialogue.
Vous aurez remarqué que le titre de ce congrès est assez étrange et provocateur : L’Histoire. Lost in Translation ?. Comme vous le savez, il s’agit d’une citation, d’une référence explicite au film homonyme de Sofia Coppola : Lost in Translation (2003).
Si l’on se rappelle l’époque de sa sortie, le film a emporté l’adhésion du public et de la critique. Sofia… Coppola… Tous étaient unanimes. Bref, si je me souviens bien, apparaissent dans le film des sujets vraiment importants, des questions graves qui ont à voir avec la solitude humaine.
Il s’agit bien évidemment de thèmes trop profonds pour les survoler ici. Mais le titre – ce titre on ne peut plus intéressant – peut être un point de départ stimulant pour cette importante session protocolaire. Il servira de point de départ à la conversation entre Javier Cercas et moi-même.
Revenons à Lost in Translation. Rien qu’en voyant le programme du congrès, je me suis souvenu d’une formule employée par l’anthropologue nord américain Clifford Geertz. Clifford Geertz a écrit un livre intitulé Savoir local, savoir global. Les lieux du savoir, et le titre de l’un des chapitres est « Trouvé en traduction ». C’est-à-dire tout le contraire : non pas perdu dans la traduction mais trouvé dans la traduction. De quoi parle Clifford Geertz qui peut nous intéresser ici ? Quels faits, parmi ceux qu’il analyse, sont liés à ce qui nous réunit tous ici aujourd’hui ?
Clifford Geertz traite du processus, de l’acte même de la recherche que tout anthropologue ou tout historien entreprend quand il est confronté à un objet étrange, à un objet de connaissance à propos duquel il ignore tout ou presque initialement. Que faire dans ce cas ?
Ce qu’il doit faire, c’est justement comprendre le comportement d’autrui, ces bizarreries qui ne lui sont pas familières. En d’autres termes, l’anthropologue et l’historien doivent vérifier quelles sont les différentes règles et les diverses valeurs d’individus, de personnes qui vivent dans un monde et dans une société totalement étrangers à ceux du chercheur. C’est une tâche tout à fait louable. En procédant ainsi, on ne considère pas le monde comme donné une fois pour toutes. Au contraire, la Terre regorge de diversité. Nous sommes entourés de gens qui ne pensent pas comme nous, de communautés qui nous sont méconnues.
Face au pessimisme ou au fatalisme du titre cinématographique (Lost in Translation), l’anthropologue Geertz postule quelque chose de différent et de positif. L’enquête, quelle qu’elle soit et quoi qu’elle signifie, est toujours une découverte car elle nous offre quelque chose d’imprévisible : ce que l’on trouve dans la traduction, une découverte opérante.
Qu’est-ce que cela signifie ? Cela veut dire que toute investigation, historique ou anthropologique – toute investigation concernant le passé ou quelque chose qui ne nous est pas commun –, requiert de traduire. Mieux encore : c’est une forme de translation car elle suppose de faire surgir dans le présent des sujets qui nous sont étrangers ou qui ne font pas partie de notre époque ou de notre culture. Ou, pour le dire de façon quelque peu paradoxale : la recherche revient toujours à faire sortir les choses de leur cadre, de leur lieu d’origine.
Qu’est-ce que cela signifie ? Faire sortir les choses de leur cadre revient à se placer dans une position inconfortable, à se situer à la frontière de la normalité, voire à s’en éloigner, pour accéder à l’étrangeté, à l’imprévu. Autrement dit, oui, il faut sortir les choses de leur cadre mais en les ayant préalablement contextualisées. C’est pourquoi il faut déterminer les limites historiques et culturelles de l’objet traité.
Regards croisés
Javier Cercas est avec nous. Javier est un écrivain célèbre, célèbre à très juste titre, et renommé. Il provoque l’enthousiasme ou l’adhésion ou la réaction des lecteurs à chaque fois qu’il publie un nouvel ouvrage. Je pense que je peux être indiscret et vous annoncer que, vers le mois de février 2017, il publiera un nouvel ouvrage dont je ne vais pas révéler le titre2. C’est pourquoi ses admirateurs et la critique peuvent d’ores et déjà réserver leur exemplaire. Mais laissons cet ouvrage de côté.
De quoi traite Javier Cercas dans ses livres qui peut nous attirer, nous autres historiens ? Je crois que, tout d’abord et en général, tous ceux qui appartiennent à notre corporation doivent s’intéresser aux romans, à ce qu’écrivent les romanciers. Je répète : en général. Mais le cas de Javier Cercas est plus important ou plus décisif : il y a habituellement dans ses romans une enquête sur le passé, ce passé espagnol peuplé d’individus torturés ou mal aimés.
Javier Cercas conçoit des fictions ou des récits où quelqu’un, le plus souvent une personne semblable à l’auteur – un narrateur qui fait montre de certaines ressemblances avec l’auteur empirique nommé Javier Cercas – commence à enquêter sur des actes ou des faits révolus. Et surtout, son enquête porte sur un geste grand ou petit, une action héroïque ou perverse, une action qui semble de prime abord inexplicable ou indéchiffrable.
Or, les romans de Javier Cercas sont beaucoup plus que cela. Ils sont bien évidemment écrits avec maestria, avec un rythme syntaxique prenant et ont une trame dont l’énigme séduit. Mais n’oublions pas le sujet central : les romans de Cercas se caractérisent par un processus d’enquête que le narrateur entreprend et qu’il nous raconte à nous, lecteurs. Ce processus s’assimile à un échec, à une idéalisation, mais généralement il relève de l’enquête policière. Quelque chose d’excitant.
Aussi, lorsque l’on ouvre un roman de Javier Cercas et que l’on commence à le lire devrait-on penser au fameux incipit d’Italo Calvino de Si par une nuit d’hiver un voyageur. Je le paraphrase de la façon suivante : Cher lecteur, tu es sur le point de lire le nouveau roman de Javier Cercas. Enferme-toi dans ta chambre, demande à ce qu’on éteigne la télévision, fais en sorte qu’il n’y ait pas de bruit et plonge complétement dans l’univers fictif, ou pas si fictif, de Javier Cercas.
Ou pas si fictif, en effet, car un élément caractéristique dont nous allons parler maintenant est le suivant : il y a toujours dans les histoires de Javier Cercas un élément réel, un épisode avéré. Toujours. Ces histoires de Cercas nous pouvons même les appeler, comme il les a nommées lui-même, des « récits réels ». Cela signifie et implique qu’une bonne partie des faits qu’il traite dans ses romans, et qui sont l’objet de la narration, sont des événements mineurs ou pas si mineurs, ayant vraiment eu lieu à différentes époques du passé espagnol. Ce sont des épisodes ou des comportements qui invitent précisément à la vérification, à la comparaison, à l’examen. Je crois que les romans de Javier Cercas sont une authentique source de connaissance, de découverte et de discernement.
Justo Serna : Au vu de ce qui vient d’être dit, si tu le veux bien Javier, je souhaiterais pour commencer que tu nous parles d’une figure présente dans presque tous tes romans et qui est un élément essentiel de ta littérature. Je fais référence à la figure du héros. Je sais bien que c’est une question attendue, mais je ne peux l’éviter.
En enquêtant sur le passé, tu n’écris pas de roman historique tel qu’on le conçoit traditionnellement. Toi, tu fais autre chose : tu écris un roman littéralement actuel, un roman élaboré et conçu depuis le présent, mais dans lequel le narrateur s’intéresse à quelque chose de lointain qui le concerne, à quelqu’un qui a agi à une autre époque en provoquant admiration ou rejet, quelqu’un dont on ne sait pas grand-chose.
Qu’est-ce qu’on ne sait pas ? Eh bien, pour quelles raisons il a agi. Aux côtés du narrateur, on découvre son acte, doté d’un sens héroïque, titanesque, peut-être rédempteur. Un acte héroïque qui, en effet, le sauve ou un acte étrange, incompréhensible qui, j’insiste, nous concerne. Ce que je viens d’exposer te semble juste, Javier ?
Javier Cercas : On ne peut plus juste.
Avant toute chose, je voudrais remercier les organisateurs de m’avoir invité, bien que je ne sache pas si je dois vraiment les remercier car je me sens un peu hors-jeu. Vraiment. Je ne suis que romancier, un simple romancier. Il est vrai que je me suis servi de l’histoire dans mon travail, parfois beaucoup. Du reste, la fiction à l’état pur n’existe pas. C’est l’invention de personnes qui ne savent pas ce qu’est la fiction. Il est vrai aussi que j’ai suivi mon petit bonhomme de chemin comme professeur. J’ai en effet travaillé à l’Université, comme vous, comme beaucoup d’entre vous, et cette expérience m’a été très utile pour écrire des livres. Mais, finalement, je ne suis pas historien. Je ne suis qu’un simple passionné d’histoire, un simple lecteur d’histoire.
Tant qu’on y est, j’aimerais dire quelque chose, si tu le permets, qui me paraît très important : quelque chose que je veux dire ici ou plutôt qui me semble très important de dire ici. Tu viens de décrire plusieurs caractéristiques de certains de mes livres, disons de certains de mes livres les plus récents. J’en ajoute une autre.
Je me suis intéressé à l’histoire à un moment précis, disons vers quarante ans, au moment où j’ai écrit un livre intitulé Les Soldats de Salamine, le roman qui m’a fait découvrir l’histoire de Rafael Sánchez Mazas. Avant cela, l’histoire, l’histoire collective, avait un rôle très secondaire dans mes livres.
L’histoire m’intéresse dans la mesure où elle fait partie du présent, dans la mesure où elle est parmi nous. C’est-à-dire qu’écrire des romans historiques ne m’intéresse pas, comme tu l’as très bien dit. J’insiste : je n’écris pas de romans historiques, du moins pas au sens traditionnel du terme. Je n’écris pas de romans historiques, de ceux où l’on parle de la préhistoire ou des Romains, ouvrages qui, par ailleurs, peuvent être très bien écrits et divertissants. Moi, je n’ai rien à voir avec ce type de livres. Moi, je parle de l’histoire dans la mesure où elle a une actualité, où elle nous concerne directement, comme tu l’as dit.
Et, en ce sens, qu’est-ce que cela veut dire que l’histoire a une actualité ? Les Soldats de Salamine, qui est le premier roman où j’ai commencé à parler d’histoire, peut être décrit de multiples façons, comme tous les ouvrages. Et aussi de la manière suivante : on y raconte l’histoire, très secondaire, d’un type de mon âge. à ce moment-là, quand j’ai commencé à l’écrire, j’avais quarante ans. C’était en 1999 ou en 2000.
Le roman est publié alors que ce qu’on appelle le mouvement pour la récupération de la mémoire historique (les débats sur la guerre civile, le franquisme, etc.) n’a pas encore commencé, tout du moins, pas avec l’intensité explosive qu’il a eu les années suivantes.
Le protagoniste et le narrateur de l’histoire est un type qui est, tout compte fait, comme les personnes de ma génération. à ce moment-là, pour les personnes de ma génération, la guerre civile était quelque chose d’aussi éloigné, d’aussi lointain que la bataille de Salamine : quelque chose qui était arrivé à nos grands-parents. Beaucoup en avaient par-dessus la tête de la guerre civile. D’ailleurs, ma génération avait à peine écrit sur le conflit. Dans les faits, les gens de ma génération n’avaient presque pas écrit de romans sur la guerre civile, n’avait presque pas réalisé de films sur le sujet, rien. Le conflit était quelque chose d’horrible et de reculé qui était arrivé à nos grands-parents, des gens qui se tuaient dans des circonstances horribles qui nous étaient étrangères ou que l’on voulait considérer comme telles. Nous autres voulions être modernes et même postmodernes, nous voulions être et nous étions contemporains d’Almodóvar, de Tarantino, et j’en passe, nous voulions être européens, normaux et ordinaires.
Par conséquent, a priori, la guerre civile ne nous intéressait pas. Elle n’intéresse pas non plus le protagoniste et le narrateur de mon roman. C’est un journaliste qui, par hasard, se trouve confronté à – ou tombe sur – un épisode obscur et oublié de la guerre civile. Je parle de l’exécution de Rafael Sánchez Mazas. Je parle de l’histoire mineure d’un obscur écrivain phalangiste quasiment inconnu. Je parle d’un type dont seuls les livres d’histoire avaient conservé la trace, quelqu’un qui est fusillé durant la guerre civile et qui finalement survit. Il est fusillé mais il survit grâce à un soldat républicain qui, précisément, lui sauve la vie.
Ce narrateur, qui est journaliste, se trouve confronté par hasard à cet épisode et il enquête à son sujet. Et que comprend-il ? À la fin de son enquête – c’est-à-dire, à la fin du livre –, il comprend qu’il était dans l’erreur la plus absolue, il comprend que le passé reste présent. Il comprend que sans ce passé qu’il croyait lointain, étranger à sa personne, sans ce passé qu’il pensait sans rapport avec lui, sa vie n’a pas de sens.
Autrement dit, il trouve dans le passé le sens de sa propre existence : le sens de sa propre vie et celui de la vie de son pays. Parce que cet homme encore jeune, qui portait initialement un regard froid et distant sur la guerre civile – à l’image des personnes de ma génération, surtout les intellectuels – finit par embrasser une cause selon lui oubliée, et ce, depuis une perspective émotionnelle mais aussi politique et rationnelle. Il finit par s’intéresser à un vieux soldat républicain qui pourrit dans une maison de retraite.
Je crois que c’est à partir de ce moment-là – et ça, je l’ai déjà dit dans l’un de mes textes – que mes livres changent. Ils changent pour devenir une sorte de plaidoyer contre la dictature du présent, contre ce que j’ai appelé « la dictature du présent ». Je m’explique – et je sais que tu as également abordé cette question dans ton livre El pasado no existe – : nous vivons à une époque où le monde existant semble se réduire au présent, uniquement au présent, non seulement en Espagne, mais aussi partout ailleurs.
Ceci est le fruit – c’est mon opinion et je ne suis pas le seul à tirer cette conclusion – d’un fait fondamental de notre époque, à savoir le pouvoir extraordinaire et écrasant des médias. On sait bien que cet état de fait apporte des choses très positives, évidemment, mais non sans effets secondaires. Et l’un des effets secondaires de ce pouvoir médiatique écrasant est celui de faire croire que ce qui n’est pas traité par les médias n’existe pas. Les médias ne se limitent pas refléter la réalité. C’est faux. Les médias créent la réalité. Ce qui n’est pas traité par les médias n’existe pas. Tant qu’ils ne nous montrent pas un enfant mort sur une plage, il se trouve que cet enfant n’existe pas, il se trouve que les réfugiés ne meurent pas.
Les médias créent la réalité. Et l’effet secondaire qui en résulte est hallucinant. Quel est-il ? Ce qui se passe aujourd’hui est capital pour les médias, mais ce qui est arrivé hier, c’est déjà du passé. Ce qui est arrivé la semaine dernière relève pratiquement de la préhistoire et ce qui s’est passé le mois dernier, peu importe le fait, eh bien, ça n’intéresse personne. Tout nous porte à nous laisser bercer par l’illusion selon laquelle le présent ne s’explique que par le présent, tandis que le passé n’est plus qu’un pays lointain, comme l’a dit David Lowenthal.
Tout ceci est d’une fausseté absolue et mutile notre compréhension du présent. Parce que le passé n’est pas passé, surtout le passé qui m’intéresse le plus. Et je présume que c’est également ce passé dont on conserve la mémoire et les témoins qui vous intéresse le plus. Ce temps passé fait partie intégrante du présent, il est une dimension du présent. Sans ce passé, le présent est absolument incompréhensible. Nous vivons dans un présent mutilé car nous ne tenons pas compte de ce passé. William Faulkner l’avait déjà formulé avec une phrase célèbre, si souvent citée, et qui dit à peu près ceci : le passé n’est pas mort, et il n’est même jamais passé. Surtout lorsqu’on parle de ce passé dont on garde la mémoire, ce passé à propos duquel il y a des témoins… Sans ce temps passé, nous ne comprenons tout simplement pas le présent, nous nous trouvons avec un présent amputé.
C’est pourquoi, à travers les livres que j’ai écrits – et que tu as effectivement très bien décrits –, j’enquête sur ce sujet. Je dirais même que certains de ces livres, pour ne pas dire la plupart, fonctionnent comme un dialogue entre passé et présent. Je vais préciser ma pensée. Bien sûr que le passé m’intéresse en tant que tel. Je peux être attiré par un objet archéologique, par une curiosité… Mais ce qui m’intéresse véritablement, c’est le temps passé dans la mesure où il est également du présent. C’est pour ça que la guerre civile m’intéresse dans Les Soldats de Salamine, c’est pour ça que la Transition m’intéresse dans Anatomie d’un instant… C’est pour ça que ce genre de choses m’intéresse.
Pour ce qui est des héros et ce que tu en dis, eh bien, c’est vrai. Il s’agit là de l’un des sujets prédominants de ma réflexion, peut-être même de l’un des sujets fondamentaux de ma réflexion dans les derniers livres que j’ai publiés. Mais, évidemment, il y a plusieurs types de héros. Chacun d’entre eux est différent. Ma prose n’a rien d’une exaltation des héros sur un mode olympien. Il y a une raison à cela : dans mes livres, on trouve même des « héros de la trahison », des héros qui font de la trahison un geste honorable, c’est le cas des protagonistes d’Anatomie d’un instant, qui sont aussi des protagonistes de la Transition. Ce sont des héros de la trahison.
JS: Tu les appelles aussi « héros de la retraite ».
JC: Héros de la retraite ou héros de la trahison, en effet. Dans Les Soldats de Salamine, par exemple, le protagoniste, le véritable protagoniste, est un héros de la trahison : un soldat républicain qui sauve la vie d’un homme qui est pourtant son ennemi. Autrement dit, un combattant qui sauve la vie d’un détenu, d’un homme qui s’appelle Rafael Sánchez Mazas (même si le républicain ne le sait pas à cet instant) et qui est, en fin de compte, l’un des poètes, l’un des principaux fondateurs et idéologues du fascisme et du phalangisme espagnols.
Le soldat républicain lui sauve la vie dans une situation très complexe, alors même que cela pourrait lui coûter la sienne. C’est un personnage extraordinaire, un type très courageux. Le roman sort en 2001. Et c’est l’un de ces Espagnols extraordinaires, éblouissants, que l’on met aujourd’hui en lumière, non sans mérite. C’est l’un de ces Espagnols qui ont combattu aux côtés de Philippe Leclerc, le général Leclerc, qui ont été les premiers à lutter contre le fascisme, qui ont été les premiers à remporter des batailles contre le fascisme ; des Espagnols qui ont d’abord fait la campagne d’Afrique avant de partir pour l’Angleterre, puis de débarquer en Normandie pour libérer la France, avant de livrer d’autres batailles encore. Ce sont véritablement des héros. Miralles, dans Les Soldats de Salamine, est un personnage que l’on ne fait que voir, que l’on ne fait même qu’entrevoir puisqu’il n’apparaît qu’à la fin du livre, mais c’est lui le véritable protagoniste du roman. C’est un héros pur et dur, c’est un héros homérique.
JS: C’est vrai, c’est vrai, mais si tu le permets, même s’il y a une référence homérique très explicite, je crois qu’il ne s’agit pas d’un héros aussi prévisible. Toi-même tu indiques dans un de tes livres que les héros ne sont pas cette poignée de combattants qui livrent la bataille finale, que les héros ne sont pas ces individus qui se pensent comme un bataillon qui viendrait sauver l’humanité in extremis.
Bien au contraire : ce sont des individus qui se comportent en héros alors que rien ne le laissait présager, alors qu’a priori ils n’étaient pas prédestinés à agir ainsi. C’est-à-dire qu’ils donnent le meilleur d’eux-mêmes, en termes de bonté ou de générosité, dans une situation qui leur est adverse ou étrangère, dans une situation à haut risque. C’est pour ça qu’ils suscitent notre admiration et c’est pour ça qu’ils marchent très bien de nos jours, car ce ne sont pas des héros de type guerrier, mais des héros moraux.
Il est très probable que nous ne tolérions plus les gestes héroïques qui amènent à livrer bataille, à mourir, ou à s’immoler pour de grandes causes. Il est très probable que nous n’acceptions plus l’idée selon laquelle autrui, un autre être humain, puisse être un individu sans visage, un simple instrument que l’on peut utiliser puis jeter ou écraser. Les héros moraux nous concernent et nous parlent beaucoup plus, depuis une perspective morale. Bien qu’ils aient une portée très limitée – Miralles n’est pas un personnage qui parvient à changer l’histoire par sa seule force –, ils se montrent capables de réaliser un geste qui définit l’humanité tout entière. Et, par conséquent, ils accomplissent un geste qui améliore l’humanité.
JC: Dans le cas des Soldats de Salamine, c’est vrai. C’est exactement ça. Mais chacun de mes livres propose une réflexion singulière sur l’héroïsme et sur l’antihéroïsme… Dans le cas de Miralles, le personnage des Soldats de Salamine, c’est le seul héros pur que j’ai créé et que je pourrais créer, très probablement. Il s’agit d’un héros moral, comme tu l’as indiqué. Il s’agit d’un héros dans le sens le plus noble du terme. Pourquoi ? Eh bien, parce qu’il n’a pas tué au moment où il aurait dû tuer, quand il aurait dû accomplir le devoir le plus odieux qui soit.
Peut-être devrais-je rappeler le motif ou l’image centrale des Soldats de Salamine, bien qu’il s’agisse d’un fait historique, d’un fait réel, aujourd’hui connu et même très connu. À la fin de la guerre civile, les républicains se retirent en Catalogne. Dans un sanctuaire transformé en prison républicaine, quelqu’un – il me semble qu’aujourd’hui nous savons de qui il s’agit – prend la décision désespérée de faire exécuter près de cinquante franquistes de grande importance.
Il s’agit alors d’un groupe de personnages importants : des banquiers, de hauts responsables… Des gens comme ça. Et parmi eux se trouve Rafael Sánchez Mazas. J’insiste : ce personnage est l’un des fondateurs de la Phalange, un idéologue fondamental… Le fait est que cet homme, qui a passé toute la guerre caché en divers lieux, se trouve parmi ces prisonniers.
Une exécution de masse a lieu, une boucherie prévisible au milieu d’une forêt. Concrètement, dans une zone très proche de la frontière française, une zone particulièrement boisée où l’on a conduit plus de quarante personnes. Au milieu de cet ensemble bariolé, l’une de ces personnes s’échappe : Rafael Sánchez Mazas. On le cherche et on se rend compte qu’il a effectivement pris la fuite. Les soldats partent à sa recherche. Ils ont des ordres, naturellement : ils doivent le tuer ou le faire prisonnier.
Emilio Isgró, Rettangolo Patetico, 1987.
C’est là que commence l’épisode que Sánchez Mazas racontait sa famille et à bien d’autres personnes dès qu’il le pouvait ou qu’on lui en laissait l’occasion. Il le racontait avec fierté mais aussi en faisant preuve d’une imagination certaine. C’est une histoire que m’a racontée l’un de ses fils, Rafael Sánchez Ferlosio. C’est cet épisode que je vais maintenant raconter en détail.
Un soldat retrouve Sánchez Mazas et… le soldat le met en joue avec son fusil et, à ce moment précis, se fait entendre une voix qui demande : « Bon, alors ? Vous l’avez retrouvé oui ou non ? ». Les soldats sont pressés, ils doivent partir, ils sont en déroute, les phalangistes ne vont plus tarder à arriver. Et cet homme, ce combattant, alors qu’il regarde Sánchez Mazas dans les yeux et qu’il le met en joue, dit : « Non, il n’y a personne par ici ! ». Il se retourne, et s’en va. Cet acte est un acte mystérieux. Quand j’en ai entendu le récit de la bouche de Rafael Sánchez Ferlosio pour la première fois, je suis resté perplexe.
Un jour, quelqu’un a affirmé qu’il faut écrire sur ce que l’on connaît. Mais je pense tout à fait le contraire : j’écris toujours sur ce que je ne connais pas, sur ce que je ne comprends pas. Quand Sánchez Ferlosio me raconte cette histoire, elle me fascine et suscite chez moi toute une série de questions. Pourquoi cet individu a-t-il bien pu laisser la vie sauve à Sánchez Mazas ? Qu’y-a-t-il dans le regard de cet individu ?
JS: Si tu me le permets, ça ne me semble pas si exceptionnel… Bien sûr, ça l’est dans une certaine mesure. Ne pas fusiller ce personnage est exceptionnellement héroïque. Mais ….
JC: Laisse-moi te dire une chose, une seule chose. C’est un geste énigmatique. On est à la fin de la guerre. Le soldat est face à un type qui est le fondateur de la Phalange, face à un monsieur qui a des responsabilités. La situation est désespérée. Eh bien, celui qui observe cet acte, les personnes qui connaissent cet acte, se disent : c’est un geste de compassion. Tout à fait. C’est un geste de pitié. Il s’agit d’un homme qui regarde autrui, un étranger, et reconnaît qu’il est humain. Mais attention : c’est aussi un geste courageux.
Je reviens à ce que je disais, à l’oubli de notre passé. Nous l’avons oublié, à n’en pas douter. Le passé n’a plus d’importance, les personnages dont je parle font partie d’une génération éloignée, lointaine. Etc. Au milieu de ces oublis, il y a la guerre car c’est une guerre, une vraie. Dans les guerres, les vraies, si l’on ne tue pas, on est tué. C’est ce qui s’est passé pendant la guerre civile, c’est ce qui se passe toujours.
Ce geste n’est pas univoque, c’est un geste vraiment énigmatique et mystérieux. Et c’est ce qui m’a intrigué. Ceci étant dit, on peut dire que ce soldat est un héros. Cet homme est vraiment un héros. Mais tout bien considéré, il n’est pas si exceptionnel car, effectivement, des histoires de ce type sont arrivées un peu partout dans le monde. Même en Chine on trouve un homme qui n’a pas tué son ennemi.
Il s’agit, bien sûr, d’un geste de pitié et de courage qui est aussi un geste universel. On parle de héros, sujet sur lequel j’ai réfléchi sans relâche. Et je peux annoncer que mon prochain livre est aussi une réflexion sur ce thème, mais en adoptant d’autres perspectives. Un héros n’est pas seulement comme les personnages qu’incarne Bruce Willis dans les films qui nous plaisent tellement et nous amusent. Un héros recèle beaucoup d’autres choses, extrêmement complexes.
JS: Figure-toi qu’il y a un livre peu connu sur le marché espagnol, un livre important, de Jonathan Glover. Il s’intitule Question de vie ou de mort. L’auteur, qui est britannique, aborde les grandes vagues de violence du XXe siècle. Il traite particulièrement de comment ceux qui devaient exercer la violence, en fusillant un individu ou une masse d’individu, l’ont vécue. Il traite, en somme, d’un fait moral. Il aborde, entre autres choses, la Solution Finale. Pourquoi en est-on arrivés à la Solution Finale ?
La Solution Finale a été, entre autres choses, un fait technique, un arrangement face à une situation embarrassante. De quoi parle-t-on ? L’une des choses les plus difficiles qu’ont dû subir les soldats du Troisième Reich est une souffrance : celle de devoir regarder dans les yeux ceux qu’ils exécutaient en masse. Les nazis avaient envisagé plusieurs possibilités, ils avaient étudié plusieurs manières de liquider les Juifs. Par exemple, en les battant à mort, en les rossant, en les fusillant, etc. L’invention du gaz ou, plus exactement, l’application du gaz Zyklon B, a été un soulagement pour les soldats eux-mêmes. Grâce à l’application de cette invention de la chimie, ils n’auraient plus à regarder dans les yeux ceux qu’ils devaient cribler de balles.
Je veux dire par là que l’un des éléments moraux les plus importants des Soldats de Salamine est celui que je viens de mentionner : soutenir le regard de ton ennemi, le regarder dans les yeux, tout en sachant qu’on peut te tuer si tu ne le tues pas…
JC: Les tiens peuvent te tuer !
JS: Oui ! Les tiens !
JC: Parce que tu n’as pas accompli ton devoir. Pendant la guerre civile, pendant les guerres, les soldats qui n’avançaient pas étaient assassinés par les leurs, par leurs propres chefs. La logique est la suivante : on liquide le soldat qui ne tue pas celui qu’il doit tuer. Ça devait être exemplaire, édifiant : personne ne pouvait épargner la vie de qui que ce soit d’autre. Il existe plusieurs témoignages. Ainsi est la guerre.
JS: Mais rends-toi compte à quel point les choses ont changé. Tout du moins, en un sens moral. Nous sommes arrivés à un point, à une époque et à une sensibilité collective (et pas seulement en Espagne) où tuer, tuer cruellement, nous répugne. Lipovetsky le signalait très opportunément, Gilles Lipovetsky, dans Le Crépuscule du devoir. Il soulignait qu’une morale indolore nous guide chaque fois davantage. Cela a ses bons et ses mauvais côtés. C’est une avancée d’une certaine manière. C’est-à-dire que nous ne sommes plus prêts à cribler autrui de balles volontairement, pas même pour les grands idéaux de l’état-Nation, de l’idéologie, du parti. Nous sommes de plus en plus éloignés de cet horizon, de ce XXe siècle qui a été si prodigue en violences de masse, en cruautés les plus atroces.
Mais la morale indolore a un mauvais côté, une conséquence indésirable : le fait de se tenir en retrait, de ne pas s’engager. Je ne vais pas trop m’impliquer, la vie est trop courte. Pourquoi se fatiguer ?
C’est là que revient la distinction entre passé et présent, cet abyme radical qui les sépare, croit-on. L’erreur revient. Le présent ne se consume pas sans conséquences. On peut vivre le présent en appliquant le principe du carpe diem, mais attention : les effets du carpe diem durent, le présent dure. C’est pourquoi tu peux traîner avec toi ce qui est déjà passé, ton propre passé, alors que tu vivais dans un présent continu.
JC: Par conséquent, je crois qu’il faut sans doute dire ici que vous, les historiens, vous avez une grande responsabilité. Juste avant que la session ne débute, nous parlions de la très faible présence des historiens espagnols dans le débat public. Ou, du moins, elle me semble très insuffisante et cela a des effets nocifs importants. Je crois que vous avez une grande responsabilité : il faut être là, il faut raconter les choses comme elles sont pour montrer, surtout, l’effet du passé sur le présent.
Les analystes politiques, les politologues, ceux qui, à présent, veulent dominer le débat en Espagne, sont indispensables, fondamentaux. Certes. Mais ces mêmes politologues, très souvent, ignorent complètement la dimension temporelle. Alors, de ce point de vue, la mission de l’historien est très simple. Je parle du présent. Je parle même du débat politique auquel devraient aussi participer les historiens. Si nous ne savons pas d’où nous venons, comment savoir où nous allons ? Que la recherche et l’analyse soient réalisées à l’Université me semble important, mais que l’historien sorte de l’institution pour aller dans la rue ne me semble pas moins important.
JS: Bien sûr. Le sujet que tu évoques apparaît, par exemple, dans certains de tes ouvrages. Par exemple, dans L’Imposteur où le vrai héros est un historien.
JC: Tout à fait. Ce livre évoque un problème, je ne me souviens pas exactement dans quelle partie, qui, pour moi, est très sérieux. J’en parlais auparavant avec Juan Sisinio Pérez Garzón.
Le livre aborde ou tente d’aborder de nombreux problèmes, mais il y en a un qui m’intéresse particulièrement. D’ailleurs, je tiens vraiment à en parler ici, entouré d’historiens, parce qu’il y a sûrement beaucoup de personnes qui travaillent sur ces mêmes thèmes.
Vous vous souvenez sans doute qu’en 2005 on a pris connaissance du rôle capital d’un historien, un historien qui est le héros de L’Imposteur. Il s’appelle Benito Bermejo. Ce n’est pas un historien académique, c’est-à-dire qu’il n’appartient pas à l’Université. Il travaille en free lance mais c’est un véritable historien. Un historien, un vrai.
En 2005, une série de découvertes et de révélations sont faites à propos de la vie et du passé du président de l’Amicale de Mauthausen, la principale et presque seule association d’ex-déportés espagnols dans les camps nazis. Il s’appelle Enric Marco. C’était alors un individu qui avait atteint une notoriété extraordinaire.
On le voyait et on le considérait comme un véritable héros civil. Il donnait des conférences partout, surtout aux jeunes, dans les lycées. Cet homme avait été interviewé par des journalistes – et par des historiens aussi – à la télévision, à la radio et dans d’autres médias. Bref, c’était une célébrité et il jouissait d’une grande célébrité, d’une renommée qui l’avait porté aux nues. Grâce à elle, il avait pris la parole au Parlement espagnol.
Il y a parlé au nom de toutes les victimes du nazisme : non seulement des victimes de la déportation, mais aussi de celles de l’Holocauste. C’était le premier hommage que l’on rendait aux victimes du nazisme en 2005. à cette occasion, Marco a fait pleurer une grande partie de l’auditoire, comme il le faisait toujours. Cet homme émouvait réellement son public. Rendez-vous compte qu’il a même fait pleurer une future ministre de la défense, Carme Chacón. Ces images sont disponibles sur You Tube, je crois. Bref, il a ému tout le monde.
Mauthausen, c’est connu, était le camp de concentration où ont été confinés la plupart des déportés espagnols. Bien sûr, la plupart était des républicains qui avaient fui en France où ils avaient été arrêtés par les nazis et envoyés dans les camps.
Aussi, chaque année, une grande célébration a lieu à Mauthausen : activités, conférences, etc. En 2005, il était prévu que, pour la première fois, un déporté espagnol parle au nom de toutes les victimes et de tous les déportés. C’était une opportunité à ne pas manquer car on célébrait le soixante-dixième anniversaire de la libération des camps. C’est cet homme qui allait parler, un type impressionnant, dans tous les sens du terme.
Mais, grâce à l’enquête d’un historien, on a découvert que cet individu n’avait jamais été dans un camp de concentration. L’historien qui l’a prouvé, Benito Bermejo, a vraiment fait du bon travail. Il a affirmé que le passé, le passé tel que le racontait cet homme, ne collait pas. Marco s’est alors vu obligé de révéler qu’il n’avait jamais été dans un camp de concentration. Voilà l’histoire, déjà bien connue.
Selon moi, cette affaire révèle énormément de choses sur notre pays, sur les rapports de l’histoire avec d’autres objets et sur l’être humain en général. Mais il y a un autre point, un débat fondamental qui n’est peut-être pas mené en Espagne. C’est quelque chose qui m’intéresse énormément et qui mérite d’être mentionné ici, dans un congrès d’historiens. C’est une question qui, ailleurs, par exemple en France, a déjà été posée et dont le traitement est déjà bien avancé.
La voici en quelques mots : pendant de nombreuses années, la mémoire n’a eu aucun rôle dans la reconstruction de l’histoire mais, depuis quelque temps – et l’on pourrait se demander depuis quand –, on peut constater que la mémoire, qui n’avait aucun rôle auparavant, a acquis une importance extraordinaire, inouïe.
Quand je dis inouïe, je veux parler de l’hypertrophie de la mémoire, c’est-à-dire que le discours de la mémoire a joué en grande partie le rôle réservé à l’histoire, laquelle s’est tenue en retrait, tout comme l’historien. Cela me semble particulièrement préoccupant parce que la mémoire est bien évidemment fondamentale pour reconstruire le passé et, surtout, pour reconstruire le passé immédiat. Je ne suis pas en train de dire qu’il ne faut pas faire appel à la mémoire. Il faut bien évidemment faire appel à elle. Mais il faut aussi faire appel à l’histoire. Face au témoin, face au spectateur, l’histoire ne doit pas reculer. En d’autres termes, la mémoire est fragile et doit être soumise à la critique. Et c’est à cela, entre autres choses, que sert l’histoire.
Quand j’ai commencé à écrire L’Imposteur et à retourner le sujet dans tous les sens, je me suis interrogé sur la tromperie : comment a-t-il été possible que cet homme, Marco, trompe tout un pays ? Car, effectivement, il a trompé tout le monde. Comment est-il possible que personne ne se soit étonné de ce qu’il racontait ? Il y a beaucoup de réponses, beaucoup d’explications, mais je vais centrer mon propos sur deux ou trois points qui nous intéressent particulièrement.
Emilio Isgró, Sudpolarkarte, 2008.
Tout d’abord, pourquoi cet homme a-t-il commencé à avoir du succès ? La réponse est très simple : parce qu’il racontait ce que tout le monde voulait entendre. Cet individu parlait de son expérience dans les camps, mais aussi de la guerre civile, du franquisme, etc., parce qu’il avait été partout. Qu’est-ce que ça signifie qu’il racontait ce que tout le monde voulait entendre ? Eh bien, qu’il offrait une vision édulcorée des choses, une version accommodante, une version supportable, qui ne dérangeait personne.
Il offrait une version dénuée de ce que Primo Levi – qui, selon moi, reste le grand narrateur de l’Holocauste – appelait les « zones grises », les zones d’ombre. Ce sont des endroits où les bourreaux se transforment en victimes et les victimes en bourreaux. Sa version était héroïque : lui, Marco, avait toujours était du bon côté. Nous tous, les Espagnols, avions été du bon côté, nous avions tous été républicains, nous avions tous été antifranquistes pendant le franquisme, etc., etc. C’est-à-dire que c’était une version plaisante, une version kitsch. Autrement dit, une falsification de l’histoire.
Les gens étaient ravis, applaudissaient, pleuraient. Marco offrait une version sentimentale, j’insiste, une version qui enchantait les gens, toujours prompts à oublier ou à ignorer les zones grises ou les zones d’ombre. L’une des choses que j’ai découvertes en écrivant ce livre est que, quand il s’agit du passé le plus difficile, personnel ou collectif, on aime les mensonges. Rappelons-nous une anecdote du philosophe et essayiste bulgaro-français Tzvetan Todorov – qui a adoré mon livre. Après la guerre, comme les Français étaient convaincus qu’ils avaient tous été résistants, le Général de Gaulle en était arrivé à la conclusion suivante : « Les Français n’ont pas besoin de la vérité »3.
Je me souviens que lorsque l’affaire Marco a éclaté, plusieurs personnes, pour certaines très intelligentes, ont dit quelque chose qui n’est pas exact. Par exemple, Claudio Magris, le grand écrivain italien, a publié un article dans le Corriere della Sera qui s’intitulait : « Le menteur qui dit la vérité ». L’argument de Magris était que cet homme avait menti, comme beaucoup de gens, ce qui, en principe, est réprouvable. Cependant, disait-il, Marco avait contribué, grâce son mensonge, à faire émerger une vérité qui devait être connue : la vérité de l’Holocauste ou de la déportation, la vérité des nazis, la vérité de la guerre espagnole, etc., et ces vérités devaient être transmises à la jeunesse. Je pense que c’est une immense erreur parce que ce que faisait connaître Marco n’était pas la vérité, c’était une version kitsch de la vérité, une falsification de la vérité, une vérité édulcorée, sentimentale, etc.
Permets-moi, Justo, d’aborder le second point.
JS: Je t’en prie.
JC: Il y a un autre élément qui explique pourquoi l’on n’a pas mis en doute le récit de cet homme. C’est ce que j’ai appelé dans le livre, de manière provocante mais à juste titre, « le chantage du témoin ». Je m’explique : de nos jours, nous pensons que dans ce monde où la mémoire a envahi l’histoire, le témoin détient toujours la vérité. C’est Elie Wiesel, qui a provoqué la perplexité de beaucoup de survivants de l’Holocauste, qui a porté cette idée à son paroxysme. Il affirme que ceux qui détiennent la vérité de l’Holocauste, des camps de concentration, sont uniquement les survivants des camps nazis.
Bref. Si l’on suit cette logique, les historiens ne servent à rien. Ils n’étaient pas là et ne savent donc rien. C’est une erreur, c’est le chantage du témoin. Cela revient à dire : « J’étais là, je connais la vérité. Taisez-vous, vous autres, vous n’avez rien à dire ». C’est une très grave erreur. Pourquoi ? Pour répondre à cette question, je donne toujours un exemple que j’aime beaucoup, celui de La Chartreuse de Parme, dont se souviennent, je n’en doute pas, beaucoup d’entre vous. Le protagoniste du roman de Stendhal, Fabrice del Dongo, est un grand admirateur de Napoléon qu’il idéalise. Transporté par son admiration, il se rend à la bataille de Waterloo pour y participer et, en effet, il y participe.
Cependant, Fabrice ne comprend strictement rien à la bataille. C’est-à-dire que pour lui ce choc belliqueux n’est que poussière, chevaux, cris… Et c’est tout. Preuve en est que lorsque Napoléon passe, il ne le reconnaît même pas. Stendhal cherche ici à nous donner à voir la bataille d’une certaine manière, du point de vue du témoin. Le résultat, magistral, est répété, copié ou imité par Tolstoï dans Guerre et Paix. C’est-à-dire que si nous devions expliquer la bataille de Waterloo à partir du témoignage de Fabrice del Dongo, nous ne comprendrions rien. Ce n’est qu’un chaos plein de bruit et de fureur qui ne veut rien dire.
C’est pourquoi il incombe à l’historien de mettre tout en ordre pour donner du sens. Il doit bien entendu rencontrer les témoins, recueillir tous les témoignages possibles, obtenir d’autres informations pour nous donner le sens de la bataille et des guerres napoléoniennes. Donner du sens. Et je ne suis pas en train de dire qu’il ne faut pas prendre les témoins en compte. Pas du tout. Ce qu’il faut faire, selon moi, c’est la critique de la mémoire. De la même façon que nous devons faire la critique de l’histoire, fondée sur des documents. Les documents ne sont pas toujours fiables non plus. Comme les historiens le savent, il faut tout soumettre à la critique.
Il faut aussi soumettre la mémoire à la critique, les témoignages des témoins. On ne doit pas sacraliser la mémoire. Je crois, en effet, que la sacralisation de la mémoire a été néfaste pour tous, car si l’on sacralise la mémoire, on sacrifie la vérité. Il faut écouter le témoin. C’est-à-dire qu’il faut absolument parler avec Fabrice del Dongo : il pourrait apporter une information fondamentale sur Waterloo. Mais ça ne suffit pas. Et c’est, je crois, ce qui est arrivé ces derniers temps : céder face au témoin, ce qui est dangereux.
Je sais, par exemple, qu’en France, il y a eu un débat important autour de cette question et je sais qu’il y a, que l’on fait, une critique de la mémoire. En revanche, en Espagne, où, en outre, le mot « mémoire » a d’autres connotations, j’ai bien vu que certains historiens, sotovocce, sont restés discrets et n’ont pas cherché à attirer l’attention. Ils n’ont pas fait la critique d’une expression qui, en Espagne, a eu un grand succès : « la mémoire historique ». Je ne comprends pas l’expression « mémoire historique » ; elle ne me semble pas correcte car elle entretient la confusion à propos de ce dont nous parlons. Comme vous le savez, l’expression n’est pas de Pierre Nora, comme on le dit, mais de Maurice Halbwachs.
JS: La mémoire historique, la mémoire collective.
JC: La mémoire historique aussi. Le fait est que l’expression « mémoire collective » est employée en France et « mémoire historique » seulement dans le milieu espagnol. Cela m’inquiète car, en Espagne, c’est à la fois un euphémisme et un oxymore. Ici, on parle du « mouvement pour la récupération de la mémoire historique », mouvement qui, évidemment, me parait absolument juste et nécessaire. Mais, à mon avis, le nom de ce mouvement pose problème. Il aurait dû s’appeler « mouvement pour la récupération de la mémoire républicaine ». C’est ce que nous revendiquions. Ou « mouvement pour la récupération de la mémoire des victimes du franquisme ».
Mais, qu’est-ce que la mémoire historique ? Une femme qui revendique la mémoire historique car son père a été tué par le régime franquiste ? Non. Ce qu’elle revendique, et à très juste titre, c’est la mémoire de son père mort, qu’on le sorte d’une fosse commune, etc. C’est-à-dire qu’elle revendique la mémoire d’une victime du franquisme. Deuxièmement, la mémoire historique est un concept très confus, c’est un oxymore, les termes sont contradictoires (comme « mariage heureux », par exemple). Car nous savons tous que la mémoire est individuelle et doit être individuelle, elle est subjective, rebelle, soumise. C’est comme ça qu’elle doit être : chacun a sa propre mémoire.
En revanche, l’histoire, c’est autre chose. L’histoire aspire à être objective, et bien évidemment collective. Alors, bien sûr, je ne dis pas que la mémoire et l’histoire sont incompatibles. Bien au contraire : elles sont complémentaires. Néanmoins, je ne vois aucune raison de les mélanger. Chacun a sa propre mémoire, alors que l’histoire aspire à être à tous. Et les historiens la construisent. Pas seulement les historiens. Quoi qu’il en soit, cela m’inquiète beaucoup. Je considère que cette inflation, cette hypertrophie de la mémoire a été néfaste, néfaste pour l’histoire. Elle est néfaste pour la connaissance du passé.
JS: Bien que je sois tout à fait d’accord avec toi, et bien que j’admette qu’il y ait une hypertrophie de la mémoire, j’aimerais apporter une nuance.
Effectivement, la mémoire est en principe une fonction, un attribut et une qualité individuels. Grâce à la mémoire, nous avons une identité et grâce à elle aussi nous élaborons un récit sur nous-mêmes, faux en bonne partie, puisqu’il nous fait croire que nous sommes les mêmes du début à la fin, que nous sommes tous la même chose.
Soudain, un beau jour, à quarante ans, tu découvres que tu ressembles extraordinairement à ton père et tu te dis : « Mon Dieu, j’ai passé toute ma vie à essayer de me séparer du père, de la figure tutélaire du père, et voilà qu’il réapparaît ». Et réapparaissent de nombreux éléments de ta jeunesse ou de ton enfance qui, peut-être, ne te sont pas très agréables aujourd’hui. Cependant, tu les fais rentrer dans un récit acceptable. Or, comme tu l’as fait remarquer, la mémoire individuelle n’est pas très fiable dans la mesure où elle est le fruit de sensations, d’impressions sensorielles : on connaît bien la madeleine de Proust. Tout choc ou heurt causé par des impressions met en marche le mouvement de la mémoire et fait resurgir dans notre présent des souvenirs d’événements vécus et même non vécus.
Plus encore : les souvenirs qui remontent jusqu’à nous ne sont même pas les plus importants. Ils peuvent même être triviaux. Deuxième point : la mémoire apporte aussi des souvenirs fallacieux, qui peuvent tout à fait être des souvenirs de vétilles. Pourquoi je me souviens de ça alors que je ne me souviens pas des choses importantes ? Et ce phénomène voile complètement ce qui est important. Face à la mémoire, l’enquête, l’investigation, ce que savent faire les historiens, sont des choses très distinctes : enquêter implique de ne pas se laisser porter par ses sensations. L’historien ne peut pas être un type facilement impressionnable.
D’autre part, existe aussi ce que nous pourrions appeler des « souvenirs créateurs » que beaucoup d’entre nous, voire nous tous, avons connus au moins une fois. « J’étais là, j’étais là ». Cinq de tes amis étaient là, ils savent donc qui était là ou pas, et ils te contredisent à ta grande surprise. « Non, tu n’étais pas là » te corrigent-ils. Les analystes et les médecins s’occupent de ce phénomène en le désignant sous le nom de « souvenir créateur ». Tu t’imagines avoir participé à des événements où tu étais absent. Et tu ne le fais pas avec l’intention de mentir…
Si la mémoire est si peu fiable, mais non moins indispensable, les historiens ne peuvent se laisser porter par la mémoire : ils doivent la soumettre à la critique comme devrait le faire tout citoyen.
Par ailleurs, la mémoire n’est pas seulement individuelle. Je suis, pour ma part, très hostile à cette idée générale selon laquelle la mémoire est collective, selon laquelle nous sommes tous confrontés à une seule et même réalité. Attention : la mémoire est d’abord individuelle. Or, nous ne nous souvenons jamais seuls, nous nous souvenons au sein de communautés morales ou de groupes humains. C’est ce que soulignait Maurice Halbwachs. Prenons un exemple. Si quelqu’un en cours me demande : « Vous souvenez-vous de la guerre civile ? » évidemment, je lui réponds d’abord que non, que je ne peux conserver aucun souvenir du conflit parce que je n’ai pas vécu la guerre civile. Mais j’ajoute : Si, je me souviens d’une certaine façon du conflit dans la mesure où pendant mon enfance et mon adolescence j’étais toujours le destinataire du récit des adultes – parents, grands-parents, oncles et tantes – sur la guerre civile. De cette façon, quand j’ai pu avoir une vision académique et critique de la guerre civile, mon esprit était plein de souvenirs, totalement rempli de récits identitaires et mémoriels.
JC: Je suis totalement d’accord avec toi. Non pas qu’il faille se passer de la mémoire, mais il faut la soumettre à la critique. Tout doit être soumis à la critique, toute sorte de documents. Dans le dernier livre que j’ai écrit, et que tu pourras lire prochainement, l’un des thèmes abordés est l’immense difficulté de reconstruire le passé avec exactitude, car le passé nous échappe. à mon sens, ce que fait l’historien – et ce que beaucoup d’entre nous tentent de faire – c’est de l’attraper tel qu’il est, de le capturer, de le fixer. Parce que le passé nous échappe : il fuit, fuit et fuit. C’est un puits sans fond.
De la même façon, en essayant de reconstruire une vie presque anonyme, je me suis rendu compte de la quantité de documents erronés, non pas manipulés avec perversion, mais simplement erronés, auxquels je me confronte. Par exemple, un médecin se trompe et donne une information fausse qui modifie totalement le récit. Je me suis rendu compte de la quantité d’inexactitudes qu’il y a dans les livres d’histoire, dans les documents dont se servent les livres d’histoire. Ça, c’est un premier point. Mais ce n’est pas tout.
Effectivement, celui qui se souvient se trompe car la mémoire est fragile. Tu l’as très bien expliqué : elle est faillible. On se souvient de ce dont on se souvient. En ce moment même, j’essaie de me souvenir – on ne peut mieux dire – du livre d’une actrice très connue en France. Ce sont des mémoires très courtes, un petit récit. Elle a été à Auschwitz. Elle a toujours cru, du moins jusqu’à peu, qu’à Auschwitz, elle travaillait à la blanchisserie. Elle l’a dit et raconté. Mais, un beau jour, elle rencontre une survivante qui était avec elle, une prisonnière qu’elle n’avait pas vue depuis quarante ans. Elles commencent à bavarder et l’actrice lui dit : « Quand je travaillais à la blanchisserie… » Et son interlocutrice répond : « Pardon ? Non, non. Tu ne travaillais pas à la blanchisserie. Tu ramassais les morts ». La révélation a laissé cette actrice en état de choc. Pendant une bonne partie de sa vie, elle avait cru en ce souvenir. Plus encore : ce n’est pas un souvenir intéressé ni un mensonge ; c’est juste un souvenir erroné. Sa mémoire avait bloqué le fait lui-même pour diverses raisons qui sont sûrement très complexes.
Deuxièmement, je veux dire quelque chose de l’autre mémoire dont tu parles. J’insiste : le concept de mémoire historique est tellement vague qu’il ne sert à rien. La mémoire de la guerre civile dont tu as parlé, que nous avons tous, est une mémoire empruntée. C’est une mémoire médiatisée non seulement par nos parents mais aussi par beaucoup d’autres choses, c’est pourquoi elle est encore plus fragile et encore plus médiatisée que la mémoire individuelle qui est déjà fragile en elle-même. Ce concept, surtout d’un point de vue académique et intellectuel, est extrêmement vague.
Et c’est justement à lui que recourait Marco pour tromper tout le monde. Ce monsieur, Enric Marco, était un menteur, au sens littéral du terme. Quand on le lui reprochait, il se défendait en en appelant à la mémoire historique et répondait : « Non, je ne racontais pas ce qui m’était arrivé. Il s’agissait d’une mémoire historique, de celle des autres. C’était une mémoire que j’avais trouvée dans les livres et que l’on m’avait racontée ». Je crois sans nul doute que tout cela entretient la confusion jusqu’à des limites véritablement insoutenables. Aussi, pour des raisons de clarté, j’insiste sur la mémoire individuelle. Mais bon, je n’ai toujours pas mentionné le troisième élément dont je voulais parler.
Il y a de nombreuses raisons qui peuvent expliquer pourquoi un pays entier – historiens et politiques compris – a gobé des mensonges totalement invraisemblables. Si l’on regarde les reportages télévisés sur Enric Marco, et les histoires qu’il racontait, on a envie de rire pour ne pas pleurer. Croire à ce qu’il disait semblait impossible, et pourtant, on y a cru. Que personne ne se soit élevé contre tout ce cirque, cette pièce de boulevard, est invraisemblable. ça paraît invraisemblable, et c’est pour cette raison que l’on n’a de cesse de s’interroger sur les motifs qui ont conduit tout le monde à croire cet homme.
Il faut aussi prendre en compte un autre aspect. Nous avons parlé du chantage du témoin mais il faut également parler du chantage de la victime. C’est terrible à dire, mais c’est ainsi. J’entends par victimes les victimes du terrorisme, de la guerre civile, de l’Holocauste, etc. Si vous préférez, et cela revient au même, je veux parler de la confusion existante entre les victimes et les héros. Ces victimes méritent toute notre compassion et notre soutien. Mais cela ne veut pas dire qu’elles soient nécessairement des héros.
JS: Et elles ne sont pas nécessairement détentrices de la vérité.
JC: Et elles ne sont pas nécessairement détentrices de la vérité, en effet. C’est ça le chantage du témoin. Je me souviens de l’exemple d’un homme que l’on tient pour l’un des grands écrivains de l’Holocauste. Il devait avoir quinze ou seize ans, je crois. Un jour, à Budapest, des nazis, des SS, l’arrêtent dans la rue, le mettent dans un fourgon et l’envoient à Auschwitz. C’est une victime mais pas un héros : il n’a rien fait. Un héros, c’est quelqu’un qui dit « non », c’est quelqu’un qui agit, c’est autre chose. Et donc, pourquoi tout le monde a-t-il cru l’énorme mensonge de Marco ? Parce que, comme je l’ai dit, Marcos racontait ce que tout le monde voulait entendre, il offrait une vision réconfortante de notre passé. Il racontait des bobards pas possibles mais réconfortants, agréables et enjôleurs pour nous tous.
Deuxièmement, c’était un témoin ou il se présentait comme tel. C’est pourquoi personne ne pouvait avoir l’audace de mettre sa parole en doute. Et, troisièmement, par-dessus le marché, c’était une victime ou il se présentait comme tel. Bref, il était intouchable. Et il a fallu l’intervention d’un historien courageux pour déconstruire cette énorme tromperie, un historien qui s’est fait démolir par tout le monde. Un historien, un véritable historien et, selon moi, un véritable crack – comme on dit maintenant – qui a dit : « ça ne colle pas ». Et parce qu’il avait démenti Marco, on l’a accusé d’être un espion, un agent du CNI4 espagnol, et même d’être en lien avec la CIA. Tout ceci a été dit et même écrit. Mais cet historien ne s’est pas laissé corrompre par Marco. Le devoir de l’historien, c’est la vérité, et c’est également le devoir de toute personne honnête. Dans les faits, il arrive que la vérité soit très difficile à dire mais Benito Bermejo a eu le courage de la dire.
JS: La vérité et la victime… Il me semble qu’en Espagne, à cause de l’histoire criminelle d’ETA et des nombreux attentats perpétrés, la victime a bénéficié pendant toute une période d’une image extrêmement puissante qui faisait d’elle, a priori, la détentrice de la vérité.
JC: On ne peut limiter ce phénomène à ETA, attention. Bien qu’avec ETA on ait un exemple évident.
JS: Effectivement, pas seulement avec ETA. Je me souviens d’un débat télévisé animé par María Calleja dans lequel intervenaient un historien et la veuve d’un général assassiné. Je ne donnerai pas de nom. Je me souviens que l’historien tentait de dire des choses très pertinentes. Lesquelles ? Notamment que les victimes ne doivent pas dicter la politique pénale et pénitentiaire de l’Espagne. Je me souviens avoir adhéré pleinement à ce que disait ce collègue et avoir ensuite écrit un article dans El País. Eh bien, quelques mois plus tard, je recevais un courrier de cette personne, de cette veuve, qui me disait que je n’avais pas de cœur, que je n’avais pas de sentiments. Pourquoi m’insultait-elle ? Parce que j’avais critiqué l’idée selon laquelle la victime, en tant que telle, a raison. Évidemment, la douleur de la veuve est incommensurable, et nous lui devons notre compassion, mais la douleur ne donne pas raison, elle n’apporte pas le savoir nécessaire pour imposer une certaine politique pénitentiaire. Je m’excuse par avance pour la comparaison que je vais faire. Imaginons un instant que toutes les personnes violées, que toutes les femmes violées, aient en charge l’élaboration de la politique répressive relative à ce délit, et notamment les peines encourues. Bien sûr qu’il faut écouter les victimes. Bien sûr qu’il faut écouter leur récit et leur douleur. Bien sûr qu’il ne faut pas aggraver leur douleur avec d’autres maux.
JC: Et qu’il faut être à leurs côtés, bien évidemment.
JS: Et qu’il faut être à leurs côtés. Mais, par exemple, ce ne sont pas les malades qui élaborent la politique sanitaire du pays.
Permets-moi de changer de sujet, bien que je pense que, dans ce que nous sommes en train d’aborder, il y a un élément qui a un rapport avec ta façon d’écrire des romans. Il y a quelque chose que je n’ai pas encore dit jusqu’à présent mais qui me semble essentiel et qui a à voir avec la fiction et la non-fiction. Tu as évoqué au début de notre conversation le fait que la fiction n’existe clairement pas.
JC: La fiction à l’état pur.
JS: Oui, la fiction à l’état pur. Lorsqu’on lit tes livres, que tu as souvent qualifiés de « récits réels », on constate que tu utilises de moins en moins la fiction pure, si tant est qu’elle ait jamais existé. Excepté en ce qui concerne les éléments probablement les plus accessoires, comme le fait, par exemple, que le narrateur des Soldats de Salamine s’appelle Javier Cercas. Il a beau te ressembler, porter ton nom et ton prénom, en réalité il ne s’agit pas de toi, car il a également des caractéristiques que tu n’as pas. Ceci dit, dans tes romans, il y a de moins en moins de fiction et, en même temps, tel un historien ou un chercheur opiniâtre, tu cherches de plus en plus à réfléchir sur les faits, sur les actes passés. Évidemment, tu ne peux pas tout documenter. Le passé ne laisse pas toujours de traces ou d’empreintes.
Dans ce cas, tu as recours à quelque chose de tout à fait tolérable pour un historien, même si parfois l’historien ne le sait pas : la conjecture. Mais, attention, la conjecture signifie ici poser des hypothèses. Par exemple, dans Anatomie d’un instant, j’ai compté, lors de ma seconde ou troisième lecture, le nombre de fois où tu ajoutais des adverbes ou des tournures conditionnelles de mise en garde. Des adverbes et des conditionnels grâce auxquels tu nous disais que quelque chose était probablement arrivé tel que tu le racontais.
Qu’est-ce que cela signifie ? Que tu fabules ? Non, non et non. Tu te bases sur de la documentation, sur des preuves, mais tu n’as pas toujours la possibilité de vérifier un fait ou une action avec un document, un document qui te permettrait d’établir ceci ou cela. Ton écriture se déploie à partir de conjectures que tu signales, dans le bon sens du terme : les faits qui sont potentiellement arrivés dans un contexte donné.
Et un historien peut en faire autant. Il ne se limite pas à raconter uniquement ce qui se trouve dans les sources. Comme l’a formulé un chercheur il y a quelque temps, Hayden White, que mes collègues ont l’habitude d’éviter : entre la note vingt-deux et la note vingt-trois il y a, mettons, trois parties ou trois paragraphes. Cela veut-il dire qu’entre ces deux notes de bas de page tout est parfaitement documenté ? Que rien n’a été ajouté ? White parvenait à une conclusion extrême : pour lui, l’histoire ne serait que pure littérature et serait donc de nature fictionnelle.
JC: Je ne suis pas de son avis.
JS: Bien sûr que non. Accepter cette hypothèse reviendrait à tomber dans le plus radical des scepticismes. Mais nous pouvons par contre accepter chez Hayden White un élément plus opératoire et en lien avec ton écriture. Entre la note vingt-deux et la note vingt-trois, l’historien ne se contente pas de transcrire ce que disent les sources. Il n’est pas un simple porte-parole. Bien au contraire, il se propose d’expliquer et de comprendre ce qui est arrivé. Pour ce faire, il lui arrive d’avoir à produire des conjectures, mais il doit le signaler. Il ne peut pas faire passer une simple conjecture pour un fait réel et documenté.
JC: Tu abordes ici un sujet extrêmement complexe, mais aussi très intéressant. Comme je le disais lors d’une conversation privée, je suis persuadé que de nombreux historiens espagnols ont écrit de très bons ouvrages. Dans ce domaine, nous n’avons rien à envier aux autres pays. Ceci dit, je ne vois pas en Espagne ce que je vois ailleurs, par exemple en France : c’est-à-dire des historiens qui s’interrogent sur la façon de raconter l’histoire. À ma connaissance il n’y en a pas, même s’il doit bien sûr y en avoir. Il faut s’interroger en permanence sur la façon de raconter l’histoire, sur ce que nous pouvons faire et sur ce que nous ne pouvons pas faire. C’est ça qui me paraît important.
D’abord, en ce qui me concerne, je dirais que chacun de mes livres traite de cette question de manière différente. Je n’ai pas de règle en la matière. Le rapport entre l’histoire et la fiction, c’est-à-dire le dosage de l’histoire et de la fiction dans Les Soldats de Salamine n’a rien à voir avec celui d’Anatomie d’un instant ou de L’Imposteur. Car, dans ce domaine, l’histoire et le roman ont toujours fonctionné de façon très différente.
Tout bon roman a ses propres règles, il les créé. L’écrivain les découvre au fil de l’écriture et le lecteur les découvre au fil de sa lecture. Je ne sais pas si en histoire cela marche aussi : je ne suis pas sûr que cela marche comme ça, je ne suis pas sûr que chaque livre de chaque historien ait ses règles propres. Bref.
Dans mon cas, chacun de mes livres est différent. Certains de mes livres sont ce que tu appelles des « récits réels », et que j’appelle également des « récits réels » ou des « romans sans fiction ». Mais seulement une partie d’entre eux, parce que le sujet l’imposait. Je peux également te dire autre chose : un récit réel, autrement dit un récit historique, qui contiendrait ne serait-ce qu’une goutte de fiction, cela suffit à en faire de la fiction. C’est comme une goutte de poison dans un verre d’eau. Néanmoins, certains de mes livres n’ont rien de fictif, tels Anatomie d’un instant ou L’Imposteur. Je pourrais en donner les raisons, tu le sais bien. En revanche, le cas des Soldats de Salamine est différent.
Anatomie d’un instant est un livre qui évacue complètement la fiction. Il faut opérer ici une distinction fondamentale : fabuler est une chose, imaginer en est une autre. Il s’agit d’une distinction très importante au regard du sujet de notre conversation. Fabuler, c’est inventer quelque chose qui n’est pas arrivé, qui n’est jamais arrivé. Je peux inventer, par exemple, qu’Adolfo Suárez savait danser sur tel ou tel morceau. Le fait est que ce n’est pas vrai : ça, c’est de la fabulation. Mais grâce à l’imagination, je peux dire, après avoir parlé avec untel et untel et avoir lu une trentaine de livres : « Voilà, en réalité, cet individu à tel moment aurait pu être dans telle situation ». Si je suis bon, si j’ai une bonne imagination, je vais réussir à faire mouche ou à être très proche de la vérité. C’est aussi ce que fait l’historien. Souvenons-nous de cette citation qui dit à peu près ceci : ce que fait l’histoire, c’est produire une reconstruction imaginative du passé. Une reconstruction imaginative du passé ! Oui. L’histoire ne produit pas une reconstruction fantaisiste du passé.
Par conséquent, si l’histoire produit une reconstruction imaginative du passé, cela signifie que l’historien se sert de son imagination. Dans les faits, il se trouve que le romancier a plus de liberté que l’historien, ou qu’il peut prendre plus de libertés. De mon point de vue, l’historien est un type qui a de l’imagination. C’est plus que nécessaire. Mais attention, il s’agit bien d’une imagination d’une nature spécifique. Il faut bien s’arrêter sur ce point. L’historien ne se limite pas à la donnée brute. Bien au contraire : l’historien est un professionnel capable de partir du fait brut pour aller au-delà et ainsi comprendre quelque chose que nous ne pouvions pas et que nous ne pourrions pas comprendre autrement.
Je vais proposer un exemple que j’adore utiliser quand je parle d’histoire, à savoir l’exemple de Trevor-Roper et de son livre Les derniers jours d’Hitler. Vous avez lu ce livre ? C’est le livre extraordinaire dont tu m’avais parlé. Il s’agit de son premier ou de son deuxième livre, si ma mémoire est bonne.
Nous sommes en 1945. Trevor-Roper est alors un jeune lieutenant de l’armée britannique qui se rend là-bas, en Allemagne. Plus tard, Trevor-Roper deviendra un grand historien. En Allemagne, il reçoit l’ordre d’établir un rapport sur ce qui a bien pu arriver à Hitler. Plus encore : on lui demande de détailler le déroulement de ses derniers jours. Et Trevor-Roper écrit un chef-d’œuvre. Il formule des conjectures sur le mode de fonctionnement d’Hitler et de son entourage de l’époque, le fameux cercle magique, des conjectures qui ont finalement toutes été confirmées. Trevor-Roper avait une imagination débordante ! Il ne se servait pas seulement des documents, mais aussi de son imagination. Il aurait pu prononcer une phrase de cet acabit : « ça a pu se passer comme ça. Je ne dis pas que c’est ce qui s’est passé, mais que ça a pu se passer comme ça ». C’est ce que tu as appelé des conjectures. Ou imagination.
JS: Je crois que la meilleure définition de l’imagination sur laquelle je suis tombé – et je parle ici d’imagination historique – est celle de R. G. Collingwood. Je l’ai trouvée en lisant son livre The Idea of History (1946). Je l’ai lu très tardivement, mais mieux vaut tard que jamais. Collingwood n’est pas un soldat mais un philosophe de l’histoire, une discipline face à laquelle, par principe, nous autres historiens sentons une certaine méfiance. Mais ce livre, avec lequel nous pouvons avoir quelques désaccords, propose des passages mémorables à propos de l’imagination. Je cite de mémoire.
Qu’est-ce que l’imagination historique ? Je suis en train de regarder la mer et je vois un voilier. Il est évident que ce voilier se déplace, et pendant ce temps, pendant qu’il se déplace, je le vois se déplacer. Soudain, quelque chose détourne mon attention. Je tourne la tête et je me mets à regarder vers un autre point de l’espace. Des secondes passent, des minutes passent et, de nouveau, je me mets à regarder la position du voilier. Le voilier est là-bas, à un autre endroit.
En quoi consiste l’imagination ? Elle consiste à reconstruire la ligne des points qui conduisent du point A au point B. Bien sûr, pour ce qui est d’un voilier, cela paraît très simple. Nous supposons qu’il n’aura pas fait de zigzag, qu’il aura avancé en ligne droite. Par conséquent, nous formulons une conjecture selon laquelle le voilier a complété une trajectoire ou un itinéraire donné en allant d’un point à l’autre. Il est possible que nous soyons dans l’erreur, mais le plus sensé est bien de nous baser sur notre expérience, de nous baser sur ce que nous connaissons déjà.
Est-ce qu’il me serait possible de reconstruire en laboratoire le phénomène et, ainsi, voir la trajectoire du bateau ? Non. Non, c’est impossible. Nous autres historiens n’avons ni la capacité ni les ressources pour le faire. Nous, nous faisons autre chose : lorsqu’il y a des manques ou des lacunes informatives – et il y en a toujours –, nous devons avoir recours à l’imagination.
Il y a un autre aspect de l’imagination dont j’aime beaucoup parler et qu’avait déjà signalé Carlo Ginzburg il y a pas mal d’années durant un entretien qu’il avait accordé à un collègue. Il avait été dit à peu près ceci : « Que demandez-vous aux jeunes lorsqu’ils commencent des études d’histoire ? » Réponse : « De lire, de lire beaucoup ».
Bon, rien de surprenant s’agissant d’études en sciences humaines et sociales, n’est-ce pas ? Bien plus encore, ajoutait Ginzburg, dont je reprends les paroles : il faut qu’ils lisent beaucoup de romans. Oui, des romans. Et pourquoi donc ? Serait-ce par hasard pour s’abandonner au monde des fables et de la fabulation ? Non.
Les fables ou la fabulation ont toute leur légitimité, mais pour les historiens l’imagination et, notamment, l’imagination morale, sont préférables. Qu’est-ce que l’imagination morale ? C’est pouvoir se mettre à la place d’autrui. Bien sûr, ce n’est pas qu’en lisant des romans qu’on y parvient. Par exemple, si nous lisons une excellente biographie, nous sortons inévitablement de nos frontières intérieures, nous sortons de ce personnage ennuyeux qu’est chacun d’entre nous. En effet, en suivant le parcours du protagoniste, nous nous abandonnons, nous nous trouvons scindés. C’est pourquoi l’imagination morale est nécessaire pour les historiens. Sans elle, nous nous retrouvons irrémédiablement sans perspective.
JC: Oui, c’est pour ça que je crois que certains commettent une erreur, et pas seulement les historiens, lorsqu’ils croient qu’un historien et un écrivain font la même chose. Parce que ce n’est pas le cas. On se trompe en pensant que le poète, l’écrivain, le journaliste et celui qui créé de la fiction font la même chose. Bien qu’il y ait des romans sans fiction. En tout cas, moi, j’écris des romans sans fiction, des œuvres qui entrent dans la sphère de l’histoire. Nous ne sommes pas des ennemis. Pas du tout. Au fond, nous sommes tous en quête de la vérité.
Mais il se trouve qu’il y a diverses façons de rechercher la vérité. Pour ma part, j’aime beaucoup revenir à Aristote. Je crois que cet auteur et son œuvre méritent qu’on y revienne. La distinction qu’il fait entre histoire et poésie est fondamentale. Aristote disait que l’histoire recherche une vérité. Les deux disciplines recherchent la vérité, mais l’histoire recherche une vérité concrète et factuelle. Qu’est-il arrivé à tel endroit, à ces personnes en particulier, dans telles circonstances ? En revanche, la poésie, selon Aristote, recherche une vérité morale. Une vérité abstraite, une vérité universelle.
Pour lire un livre d’Antony Beevor, il faut être intéressé par Stalingrad ou par Berlin pendant la guerre. Bien sûr que Tolstoï parle dans Guerre et Paix des invasions napoléoniennes et qu’un historien pourra beaucoup apprendre à propos de l’histoire de la Russie, etc. Mais, au fond, Tolstoï nous parle du cœur humain, pour ainsi dire.
JS: Tu remarqueras que, d’Aristote à nos jours, nous autres historiens sommes également en quête d’une vérité morale.
JC: Bien évidemment !
JS: Même si cette vérité n’est pas notre objectif pédagogique, ni même le message explicite que nous proposons dans nos livres. En général, un historien ne dira pas à son destinataire quelque chose de ce genre : « Cher lecteur, dans mon livre d’histoire vous serez amené à découvrir les normes et les valeurs qui régissent le comportement humain… ». Non, nous ne dirions pas ça, en aucun cas. Mais il y a effectivement dans nos ouvrages, sur un mode implicite, un arrière-fond moral que le bon lecteur saura percevoir.
JC: Ce que je voulais dire, ou du moins ajouter, c’est que cette distinction posée par Aristote me paraît pédagogique et utile, mais il y a, à partir de là, de nombreux points de rencontre et de nombreux dialogues que l’on peut établir entre l’histoire et la littérature de manière légitime. L’historien ne peut pas inventer, bien évidemment. Le journaliste non plus, c’est d’une évidence absolue. Le romancier, l’écrivain, a pratiquement tous les droits en matière d’invention et de rêverie… Il a même le droit de mentir, si l’on veut utiliser ce terme. Accuser un romancier de mentir, comme certains imbéciles osent le faire, c’est du niveau de la première année de maternelle. Cependant, entre ces deux extrêmes, et en partant de ces prémisses, s’ouvre un terrain fertile et commun. Nous avons tous à gagner avec ce dialogue. Quand on s’enferme dans son ghetto, on finit par être un piètre romancier ou un mauvais historien.
JS: Si tu le permets, nous allons bientôt conclure. Pour terminer, je souhaiterais te soumettre une question ou peut-être te faire un reproche. Le Point aveugle est ton dernier livre publié à ce jour5, fruit des conférences Weidenfeld que tu as données à Oxford. Il s’agit d’un ouvrage très intéressant parce que tu y mènes une critique sur ta propre œuvre et sur la littérature. Tu es, ou tu as été, professeur de littérature et, par voie de conséquence, ce n’est pas une pratique inhabituelle pour toi ou étrangère à ta profession. Tu me permettras de te dire que, à l’image de tout ce que tu écris, ce livre est très prenant et, qu’à chaque page, le lecteur peut être amené à reprendre et à discuter les propos de l’auteur.
Ce qui a provoqué chez moi le plus de réticence, ou ce qui m’a le plus surpris, c’est ton insistance à vouloir présenter Anatomie d’un instant comme un roman. Il s’agit, à mon sens, de l’un des principaux leitmotivs du Point aveugle. Je vais essayer de m’expliquer.
Les romans ne se résument pas aux textes, mais bien aux textes et aux paratextes : les résumés en quatrième de couverture, les bandeaux, les prologues, les déclarations des auteurs, etc. Quand Anatomie d’un instant paraît, le livre est accompagné d’une note de l’auteur (donc en dehors du texte) dans laquelle tu révèles que ce qui va suivre, le livre que l’on va lire, sert en fait à remplacer un roman raté. Mais tu n’aventures aucune qualification générique, tu ne dis pas de quel type de livre il s’agit. Tu n’affirmes pas qu’Anatomie d’un instant est un roman.
En outre, dans le texte de la quatrième de couverture, l’éditeur ajoute qu’il ne s’agit pas d’un roman stricto sensu, mais d’une enquête sur le passé récent. Il me semble fabuleux de pouvoir écrire un texte proprement narratif sans que ce soit un roman, sans le présenter comme relevant du genre romanesque. Si le roman implique la fiction et que la fiction permet que tel ou tel livre se vende bien ou se vende mieux, alors les éditeurs vont préférer qualifier une chronique ou une véritable enquête de roman. Il aura un public bien plus large…
Et voilà que sort Anatomie d’un instant et que le livre se vend bien et touche effectivement un très large public. En revanche, par la suite, dans Le Point aveugle, et même à présent, tu adoptes une autre stratégie en insistant sur le fait qu’Anatomie d’un instant est un roman. Bien sûr qu’il peut l’être, parce que tout peut rentrer dans le genre romanesque. Mais, à présent, voilà que tu nous expliques ce que disent les paratextes. Voilà que tu nous expliques quelles étaient les consignes de lecture.
JC: Mais c’est moi qui ai écrit les paratextes ! Pour commencer, je vais dire une chose. Proust disait quelque chose de merveilleux. Il disait, à grands traits, que les bonnes idées ne sont pas celles qui suscitent l’adhésion mais bien celles qui provoquent la critique et la contestation. Et c’est très vrai. C’est une idée merveilleuse parce qu’elle est vraie.
J’ai une bonne idée si tu me dis : « Non, non et non ! Je ne suis pas d’accord » parce que c’est à partir de là que commence le débat. La bonne idée, c’est celle qui génère d’autres idées. En revanche, celle qui ne provoque que l’assentiment et l’approbation n’est pas une bonne idée. Mais tout ceci nous conduirait à une longue discussion.
Allons droit au but. Comme tu l’as dit, une bonne partie du livre parle d’histoire : Anatomie d’un instant est un livre qui parle du 23 février 1981, d’un instant du coup d’État. En réalité, comme tu l’as également dit, le livre offre une vision de la Transition.
De mon côté, pour toute une série de raisons fort complexes qu’il serait trop long d’expliquer, j’en étais arrivé à la conclusion que ce livre ne pouvait pas être un roman au sens usuel du terme, c’est-à-dire un roman comme les autres, qui mêlerait fiction et réalité. Tous les romans procèdent de la sorte. J’insiste : la fiction à l’état pur n’existe pas. De surcroît, si elle existait, elle n’aurait pas grand intérêt. La fiction nous intéresse parce qu’elle se nourrit du réel, c’est là son carburant. Mais la convention, depuis toujours, depuis la nuit des temps, c’est que le roman implique la fiction.
Pour moi, il était absolument fondamental que le lecteur sache que ce livre n’était pas un roman fictif. En effet, c’était même mon obsession. C’est également la raison pour laquelle le livre comporte des notes qui sont en fait des notes érudites qui apportent des éclaircissements sur certains aspects de l’histoire. Dans les notes est ainsi précisé que tel élément est tiré de telle source et tel autre de telle autre source.
Pourquoi avoir procédé ainsi ? Entre autres motifs, parce que j’en étais arrivé à la conclusion que le coup d’État du 23 février était une grande fiction collective. Comme l’assassinat de Kennedy. Je dis toujours : qu’est-ce qu’un Espagnol ? C’est quelqu’un qui a une théorie sur le coup d’État du 23 février. J’ai l’impression que tout et n’importe quoi a été dit sur le sujet. Et pourquoi donc ? D’abord, parce qu’il n’y a pas un seul ouvrage sur cet événement qui ait été écrit par un historien professionnel. Au mieux, il y a eu quelques livres d’investigation signés par des journalistes, mais rien de la part des historiens.
Pour toute une série de raisons, j’en étais arrivé à la conclusion, après trois années de travail, que le coup d’état s’était transformé en une grande fiction collective, dans laquelle se mélangeaient la vérité et le mensonge. Le coup d’état se trouvait enterré sous un tas de théories insensées, de spéculations infondées, de vérités à moitié fausses, et ainsi de suite. Par conséquent, mon obsession était que ce livre ne contienne rien de fictif. Certes, on y trouve des conjectures et de l’imagination. Tout ceci m’a conduit à bien insister – par exemple dans le texte de la quatrième de couverture – sur le fait que ce livre n’était pas un livre de fiction. Pour la bonne et simple raison que les gens associent la fiction au roman. Et ce n’était pas un roman.
Et voilà qu’avec le temps, mon cher Justo, il se trouve que les gens acceptent de plus en plus le principe du roman sans fiction. Ils n’acceptent pas seulement le roman sans fiction, mais aussi qu’un texte aussi étrange qu’Anatomie d’un instant puisse être un roman et être lu comme tel. Il arrive à peu près la même chose à L’Imposteur.
Par exemple, en France, Anatomie d’un instant a suscité beaucoup d’intérêt chez les historiens qui l’ont qualifié de livre d’histoire. Je ne peux que confirmer et dire : « Oui, c’est un livre d’histoire ». En revanche, si un journaliste le lit, il affirme qu’il s’agit plus exactement d’une chronique, ce à quoi je réponds par l’affirmative. Puis un philosophe le lit et affirme qu’il s’agit d’un livre de philosophie et j’en conviens également et j’approuve cette catégorisation. Est-ce que je leur mens ? Je ne mens pas en donnant raison à chacun d’entre eux. Pourquoi ? Parce que le roman est capable de tout phagocyter, de tout dévorer : de relever à la fois de l’histoire, de la chronique… Si ce livre qu’est Anatomie d’un instant paraît si étrange, c’est justement parce que c’est un roman. Ce livre est un roman, et ce, pour diverses raisons. Tu veux que je m’en explique ?
JS: Je crois que nous n’en avons plus le temps.
JC: Nous n’avons plus le temps, mais je le prends cependant pour dire que je suis d’accord avec moi-même : il s’agit d’un roman.
JS: Il s’agit d’un roman, il peut s’agir d’un roman, précisément parce que le roman est un genre invasif, impérialiste, tout peut être admis en son sein. En tout cas, et c’est peut-être ce qui importe le plus : ce livre peut être lu comme un roman, et, de fait, il a été lu comme tel.
Merci beaucoup, Javier, pour ce dialogue. Lorsque deux professionnels de disciplines distinctes dialoguent, tombent d’accord sur de nombreux points, exposent en toute sympathie leurs divergences et font montre d’une volonté d’apprendre, on peut dire qu’il y a eu des petits moments de bonheur partagé.
Notes
1
En Espagne, la licenciatura sanctionne cinq années d’études [NdT].
2
Le Monarque des ombres, Arles, Actes Sud, 2018 (El monarca de las sombras, Barcelone, Literatura Random House, 2017) [NdT].
3
En français dans le texte [NdT].
4
Centro Nacional de Inteligencia : service de renseignement et de contre-espionnage espagnol [NdT].
5
Javier Cercas a publié depuis Le Monarque des ombres [NdT].