Je m’appelle Mavie Maher, je suis égyptienne et réalisatrice. J'ai étudié en master l'importance du cinéma comme outil de soft power dans les relations internationales. Je voudrais partager mon expérience personnelle de Tahrir, en témoignant de ce que j’ai vécu depuis 2011 jusqu’à aujourd’hui.
Je suis une copte égyptienne. J’ai été élevée dans un établissement catholique dirigé par les sœurs au Caire. Dans notre école, il y avait des musulmans et une majorité de chrétiens. À l’époque, du fait des discours entendus dans les familles chrétiennes et l’église, j’avais une image stéréotypée de l’Autre, cet Autre dans ma société, le Musulman. Cette image était très négative. Je me croyais supérieure et pensais que les musulmans ne peuvent pas connaître et sentir le Dieu que je connais. Et puis, avec le temps, et tout au long des années, il y a eu beaucoup d’histoires qui ont changé ma façon de penser. Je vais en citer une seule qui m’a marqué, celle où j’ai rencontré un musulman qui m’a dit « je peux bien sentir la présence de Dieu lorsque je fais la méditation dans la nature ». J’étais très étonnée et cela m’a fait prendre conscience que je ne peux pas monopoliser Dieu. C’est là que je me suis rendu compte qu’il me fallait réviser mes pensées. J’ai aussi pris conscience que mon monde se limitait à l’église et l’école catholiques et que toutes mes activités se déroulaient dans ce monde fermé.
Vue de la place Tahrir, le 17 novembre 2012 au petit matin.
Dès l’âge de 11 ans, je voulais être réalisatrice mais j’ai décidé d’étudier les sciences politiques parce que, pour moi, les films ont un aspect sociopolitique très important. Acquérir les techniques de réalisation ne suffit pas pour faire des films qui peuvent influencer les gens et contribuer au changement, il me fallait avoir une très bonne formation dans plusieurs domaines. J’ai choisi d’étudier les sciences politiques pour être capable d’analyser et de comprendre des réalités complexes, et de mieux m’inspirer d’histoires réelles pour toucher les gens et qui peuvent changer la société. J’ai fait mes études en section francophone à l’Université du Caire, à la faculté d’économie et de sciences politiques. Je voudrais ici souligner que la méthode d’enseignement française m’a beaucoup aidé à développer mes capacités analytiques. Parce que je croyais aussi, à l’époque, comme nos médias disaient, que Moubarak était « notre père » et que c’était « un système qui veut le bien de ce peuple ».
La première fois que je me suis rendue compte de la monopolisation du pouvoir et de la corruption économique, culturelle, sociale, politique, j’étais en première année à l’université. Petit à petit, ce rêve de devenir réalisatrice et de faire ce pont entre politique et cinéma s’est renforcé. J’ai commencé ma carrière comme assistante de réalisateur. Ce n’était pas du tout facile à cause des contraintes sociales, et aussi parce que ce domaine, en Égypte, est monopolisé et fermé. Je n’avais pas du tout de connaissances, mais j’ai réussi à devenir l’assistante d’un réalisateur très célèbre chez nous, Khaled Youssef, dont les films dès 2008 ont anticipé la révolution. Entre 2008 et 2010, j’ai ainsi contribué à filmer des scènes de manifestation, des personnes se dirigeant vers des postes de police, la descente de l’armée dans la rue, et aussi l’accession au pouvoir des Frères Musulmans. Khaled Youssef nous répétait sans cesse que la révolution allait arriver.
Durant ma vie étudiante, je n’ai jamais eu d’activité politique et mes études sont restées théoriques. C’est en entamant ma vie professionnelle dans le milieu du cinéma, et en faisant la connaissance de personnes-clés, que je me suis familiarisée avec l’activité politique. Mon premier engagement politique est survenu en 2010, avant la révolution, dans la campagne présidentielle de Hamdine Sabahi, un candidat de gauche. Cette campagne, à l’époque, était bien sûr interdite et non-officielle. Elle avait valeur de contestation. À l’époque, la constitution permettait la candidature de plusieurs candidats, grâce à l’amendement de 2005, sauf que la campagne de ce candidat ne visait qu’à créer une forme de protestation différente. Comme membre de cette campagne, participant à la réalisation des vidéos et à la communication, j’ai fait une redécouverte du soi-même et de mon peuple. J’ai pu me déplacer en Égypte et être en contact avec des gens très différents.
La veille de la révolution, le 24 janvier 2011, dans une réunion de travail, j’ai dit ma peur d’être emprisonnée. J’ai demandé un rôle simple, pas dans la rue, car je ne voulais pas prendre ce risque. On m’a donné un rôle de veille sur internet dans « la chambre d’opération ». En me dirigeant de ma maison à mon poste, j’ai vu les gens dans la rue, j’ai entendu les voix de mes amis, et j’ai rejoint la révolution. Je me trouvais au centre de la Révolution sans même avoir conscience que je suis au sein d’une Révolution. Mais j’ai senti quelque chose dans la rue et avec les gens. J’ai senti qu’il y avait une barrière de peur qui avait été cassée et qui n’allait jamais revenir. Étrangement, je n’avais pas peur, même lors des attaques de la police. Je me souviens qu’il y a quelqu’un que je connaissais à peine, qui m’a aidé ce jour-là, et qui a été emprisonné, parce que moi je n’avais pas d’expérience pour courir.
Ma première participation à une manifestation ne datait que de quelques jours, lors des manifestations au Caire, plus précisément dans le quartier de Choubra, qui ont eu lieu après l’attentat qui a visé une église copte à Alexandrie, le 31 décembre 2010. J’avais 24 ans. Il y avait des chrétiens, des musulmans. C’était énorme. À mon avis, c’était comme une préparation ou une répétition du 25 janvier.
Je voudrais aussi souligner qu’il est rare qu’une personne chrétienne, encore plus une fille chrétienne, s’engage dans la vie politique en Égypte. Il y a deux facteurs explicatifs. D’une part, une forme de persécution, surtout culturelle, qui n’est pas officielle mais qui existe pourtant. Par exemple, ma mère a perdu son poste de directrice d’école tout simplement parce qu’elle est chrétienne. Personnellement, je n’ai jamais subi cette persécution. J’appartiens à une génération qui ne tolère pas cela. D’autre part, les chrétiens se sentent victimes, c’est un discours fort dans l’église. Ils ne veulent donc pas s’impliquer dans la vie publique et préfèrent rester proches de l’église, notamment en participant à toutes les activités qu’elle offre. Ils vivent ainsi en retrait de la société.
Lorsque la Révolution est arrivée, toutes les couches sociales et religieuses de l’Égypte se sont rencontrées sur la place Tahrir. On a senti que nous sommes des citoyens et que cette rue, ce maidan, nous appartient. Ça nous a donné beaucoup de pouvoir et de force. C’est à ce moment-là, en 2011, que j’ai fait mon premier court-métrage, qui m’a permis de participer aux festivals internationaux. J’ai eu le sentiment d’avoir la responsabilité de participer non seulement à la prise de conscience au plan local, dans mon pays, mais aussi à transmettre l’image de mon peuple, de notre Révolution et de notre parcours, ailleurs et partout dans le monde.
Vue de la Place Tahrir, le 29 juillet 2011
© Ahmed Abd El-Fatah [CC BY 2.0].
En 2012, la campagne électorale est devenue officielle. J’étais dans l’équipe de campagne du candidat de gauche Hamdine Sabahi. Nous étions de loin les moins dotés parce que nous n’avions pas les mêmes moyens financiers que le parti des Frères Musulmans ou que le parti de l’ex-régime. Tout le monde disait que notre candidat n’avait aucune chance. Mais nous, nous avions une autre conviction. Nous étions sûrs que Sabahi allait créer la surprise, car nous avons fait le tour de toute l’Égypte en 2010, même de la Haute Egypte, et nous avons été proches des gens. Nous avions confiance dans les résultats. Et, effectivement, Hamdine Sabahi est arrivé en troisième position, après Morsi, le Frère Musulman, et Chafik, le candidat de l’ancien régime. Tous les courants d’opposition se sont rassemblés derrière lui, mais trop tard : c’étaient Chafik et Morsi qui étaient qualifiés pour le second tour du scrutin présidentiel. Et là, je souhaite témoigner de ce qui a échappé aux différents courants d’opposition en Égypte lors de ce moment de notre histoire. Dès le début, les différents courants d’opposition ne se sont pas mis d’accord sur un seul candidat. C’est à mon sens ce qui explique la dispersion des votes et que les citoyens égyptiens se sont trouvés à choisir entre les Frères musulmans et l’ancien régime. Autour de la candidature de Hamdine Sabahi, un courant populaire est né, qui a pris une forme organisée. Il a joué un rôle très important dans la chute de Morsi. En 2013, l’arrivée des Frères Musulmans au pouvoir et leurs premières décisions ont suscité chez beaucoup des projets d’exil. Pour moi, personnellement, émigrer c'est mourir. Mais je partageais la crainte de la remise en cause de l’État civil par les Frères Musulmans.
Je souhaite souligner le rôle des femmes, surtout dans les banlieues, qui étaient contre toute forme d’oppression. Il y a eu une série d’incidents du même type : des gens forçaient des femmes à porter le hijab dans la rue, les femmes les frappaient et leur disaient :
on n’attend personne pour nous imposer le hijab et pour nous faire comprendre notre religion.
En 2013, j’ai réalisé le court-métrage Baheya en rapport avec ce contexte. Il a été diffusé dans plusieurs pays et bien sûr en Égypte.
En 2014, Hamdine Sabahi s’est présenté une nouvelle fois aux élections, dans un contexte très difficile. Il était le seul candidat face à Sissi, et on savait très bien qu’il n’était pas candidat pour triompher mais pour signifier qu’une opposition politique existe en Égypte. Les conditions étaient très difficiles. Il a obtenu seulement 3% des suffrages car toutes les élites, les intellectuels, mais aussi les électeurs de l’opposition soutenaient Sissi à l’époque. Bien qu’ils aient changé d’avis aujourd’hui, tout le monde disait que l’Égypte avait besoin d’un général pour diriger le pays dans cette période. Nous, les 3% d’électeurs de Sabahi, dont la plupart étaient des jeunes, ne partagions pas cette opinion, et nous avons créé un slogan en arabe pour dire que : « nous étions la voix quand ils voulaient le silence ».
Aujourd’hui, j’écris le scénario de mon premier long-métrage, qui est inspiré de tout ce qu’on a vécu lors des dernières années. Il a été sélectionné pour l’atelier Mediatalents1. J’essaie de faire ce film dans un contexte qui n’est pas favorable au discours du 25 janvier. J’insiste pour le réaliser avec des financements intégralement égyptiens. C’est le défi que j’essaie de relever2.
Ce chapitre a été rédigé dans le prolongement du colloque international « La démocratie de la place publique : les mouvements de Maïdan », organisé les 19 et 20 novembre 2015, dans le cadre du 40ème anniversaire de l’EHESS, avec le concours du LabEx TEPSIS, du CESPRA, du CERCEC et du CRH.
L'intervention de Mavie Maher, lors du colloque international « La démocratie de la place publique : les mouvements de Maïdan » est disponible ici.
Notes
1
L’atelier d'écriture de Meditalents est supporté par le Centre National du Cinéma et de l’image animée en France.
2
Ce travail a été réalisé dans le cadre du laboratoire d’excellence Tepsis, portant la référence ANR-11-LABX-0067 et a bénéficié d’une aide au titre du Programme Investissements d’Avenir.