Du survivant au militant. La figure du témoin à la lumière du procès Eichmann

À la fin du XXe siècle, « témoigner » d’un génocide est devenu une façon de plus en plus courante d’exprimer une solidarité sociale et de s’élever contre la douleur des autres. Le « témoin du génocide » en est venu à incarner l'humanité souffrante, se substituant à la « conscience humaine » et à la « conscience de l'humanité » pour symboliser l’outrage moral que représente la violence de masse. Et l’expression « témoin du génocide », réservée au départ aux rescapés de la Shoah, figure désormais dans des titres de livres et de colloques consacrés aux génocides cambodgien et rwandais, ainsi que d’articles de presse, d’expositions et de rapports d’organisations de défense des droits de l’homme1. Je m’attache ici à comprendre comment le témoin du génocide est devenu une figure centrale de la culture morale contemporaine.

De même que les témoins d’époques précédentes, comme les abolitionnistes combattant l’esclavage, les Juifs condamnant les pogroms et les humanitaires dénonçant les atrocités de masse au XIXe siècle et au début du XXe, le témoin du génocide est une transposition de la représentation biblique du témoin. Le « témoin moral » atteste de la souffrance humaine comme s’il transmettait la parole de Dieu, et le faux témoignage est un sacrilège2. Au XIXe siècle, ces témoins attestaient du sort des peuples persécutés, parlaient avec émotion de ce qu’ils avaient enduré et en appelaient à un public compatissant à l’égard de l’humanité souffrante, qui était censé se sentir affligé et être désireux d’agir. Le témoin du génocide, lui, adresse une mise en garde – il y aura destruction de vies humaines si aucune mesure n’est prise contre les coupables – et s’adresse à un public peut-être compatissant mais peut-être aussi indifférent qu’il va falloir convaincre. Cette figure récente du témoin est l’aboutissement d’un long cheminement au terme duquel les opinions publiques ouest-européennes et américaines en sont venues à concevoir les atrocités de masse comme une forme de barbarie intolérable ou, au pire, regrettable, mais aussi comme un élément constitutif et permanent des régimes politiques modernes.

Comment ce dernier avatar en date du témoin a-t-il pris forme ? Comment cette figure, devenue une référence universelle et incontestée de l’imaginaire moral occidental, est-elle apparue et a-t-elle évolué au fil du temps ? Si elle s’est constituée tout au long du siècle dernier, elle n’a pris sa forme actuelle qu’à la fin des années 1990, au moment où le génocide est en est venu à incarner le crime d’État par excellence3.

Parmi les nombreux axes de recherche possibles, notamment l’apparition de témoignages de soldats durant et après la Première guerre mondiale, j’ai choisi de m’intéresser à des batailles de prétoire qui ont eu lieu entre les années 1920 et les années 1960, et au cours desquelles l’on s’est employé à comprendre, à faire valoir et à réhabiliter la souffrance et la survie de victimes totalement désarmées, à l’inverse des soldats et des combattants. On songe notamment au procès de Soghomon Tehlirian, un Arménien acquitté à Berlin en 1921 pour l’assassinat de Talaat Pacha, un des artisans du génocide des Arméniens, et celui de Scholem Schwarzbard, « vengeur » juif jugé et acquitté à Paris en 1926 pour le meurtre du cerveau présumé des pogroms ukrainiens contre les Juifs. Il y a aussi le procès en diffamation intenté par David Rousset contre Les Lettres françaises en 1950 pour attirer l’attention sur le goulag soviétique, ainsi que le procès d’Adolf Eichmann en 1961-1962 à Jérusalem4, qui est le sujet central de mon article.

Raphael Lemkin, Hannah Arendt et Bruno Bettelheim se sont tous trois référés à ces procès pour définir l’outrage moral qu’est le génocide. Envisager la figure du témoin dans un champ de représentation plus vaste que la seule perception vraie ou fausse des survivants fait apparaître des liens entre des penseurs, des idées et des évènements qui n’ont pas grand chose en commun si ce n’est de convoquer des figures de témoins. Les figures de témoins sont, de même que les événements – le génocide des Arméniens, le goulag soviétique, les camps nazis –, historiquement distinctes. Elles sont aussi forcément des composites, des symboles de ténèbres et d’espoir qui ont une fonction idéologique et mémorielle, gomment certaines réalités et en déforment d’autres. Les salles d’audience dans lesquelles le public s’efforce de saisir le sens du témoignage des victimes font des intervenants des témoins symboliques, qui offrent chacun une variation sur le thème du meurtre de masse et confèrent ainsi une signification morale à l’expérience des pogroms, des camps de concentration et d’extermination, et du goulag. Le témoin, qui existe par l’acte de témoigner et la solidarité symbolique qu’il fait naître, possède d’un procès à l’autre des caractéristiques communes qui rendent l’extrême violence vécue par les victimes culturellement lisible. De surcroît, la figure du témoin fait converger les deux pôles que sont la violence universelle infligée aux humains et la violence particulière exercée contre certains groupes ethniques ; elle établit un lien entre l’« humanité » tout entière et l’humanité particulière que l’on attribue aux victimes. En ce sens, le témoin incite à dépasser des questions d’ordre historique et moral comme celle de savoir ce qui du concept universalisant d’« univers concentrationnaire » ou de celui, plus restrictif, de génocide des Juifs rend mieux compte de la violence nazie pour s’interroger sur la pertinence de cette distinction.

La figure du témoin survivant de la Shoah n’a véritablement émergé qu’à la suite du procès Eichmann et a atteint son apogée à la fin des années 1970. Le procès n’a pas fait qu’accorder une reconnaissance tardive à l’expérience juive de la mort et de la destruction, il a aussi été l’un des efforts les plus énergiques de l’après-guerre en vue d’édicter des normes morales pour la société du XXe siècle, dans le sillage de la déportation et de l’assassinat d’État. Responsable de la section de la Gestapo chargée des « affaires juives » en 1941, Adolf Eichmann a joué un rôle de premier plan dans l’acheminement des Juifs vers les camps de la mort d’Europe de l’Est. Il parvient à s’échapper après la guerre mais est capturé en Argentine par des agents des services de renseignement israéliens et jugé à Jérusalem au terme d’un long travail d’investigation. Il sera condamné à mort puis exécuté le 1er juin 1962.

Dans la salle d’audience de Jérusalem, les survivants de la Shoah deviennent les pourvoyeurs de vérités terribles et inconcevables sur la souffrance humaine. L’idée que le procès n’était pas le format adapté pour exprimer la souffrance des victimes est, implicitement ou explicitement, le point de départ conceptuel de la plupart des travaux consacrés aux témoignages de survivants. Les chercheurs ont montré jusqu’ici que le procès Eichmann a permis d’intégrer les rescapés de la Shoah dans la vie politique et la société israélienne de l’époque. Ils ont analysé également son discours de rédemption sioniste, son rôle dans l’émergence d’une conscience de l’Holocauste en Europe occidentale et aux États-Unis, la caution qu’il a apportée aux récits des survivants, l’effet qu’a eu le compte-rendu d’Hannah Arendt sur la réception du procès, ainsi que les témoignages des survivants eux-mêmes5. Personne ne s’est penché toutefois sur le processus métaphorique par lequel le témoin-survivant s’est mué en icône culturelle, si ce n’est pour défendre l’idée que le procès a érigé le survivant en exemple de la mémoire héroïque des Juifs – l’État d’Israël comme sauveur du peuple juif – puis, par la suite, en emblème problématique d’une nouvelle religion juive laïque, la Shoah6.

Je m’intéresse ici à la dimension rhétorique des témoignages de survivants produits en justice pour voir comment le procès Eichmann a ouvert la voie à la transformation des survivants en « survivants » et des témoins en « témoins ». Bien entendu, le procès a produit de multiples discours sur les survivants. Le récit sioniste, sans doute majoritaire à l’époque, a transformé le procès en la dernière scène d'un combat épique pour défendre la nation juive, pour contribuer à la rédemption de la souffrance des victimes symboliquement compensées. Pour ma part, j’utilise les témoignages de survivants et les réactions qu’ils ont suscité comme point de départ à une réflexion sur les représentations contemporaines et ultérieures du témoin-survivant qui se concentrent davantage sur les terreurs de la mort et leur signification que sur le récit sioniste du procureur Hausner.  En racontant l’expérience inconcevable qui est la sienne, le survivant remet en cause l’idée que l’on se fait des victimes – elles étaient allées, disait-on, « comme des moutons à l’abattoir » et elles inspiraient de la honte en Israël, de la culpabilité et de l’indifférence ailleurs. Le témoignage du survivant jette les bases rhétoriques d’un nouveau discours de l’héroïsme et deviendra l'héroïsme prêté aux témoins-survivants après les années 19707.

Le procès confère de la dignité aux victimes, à leur vie et à leur mort, non seulement parce qu’il leur offre l’occasion de témoigner, mais aussi parce que la construction discursive qu’il fait des victimes les lave de tout reproche et les rend dignes d’estime. Il élabore un récit de l’expérience du meurtre de masse qui finira par transformer l'abjection des victimes en force rédemptrice, plaçant leur souffrance au premier plan.

Le témoin symbolique qui s’est forgé au cours du procès Eichmann s’est constitué à partir des témoignages des victimes mais n’en demeure pas moins un composite de « survie » qui ne se rattache que de loin à des individus et des expériences en particulier. Cette figure symbolique a abouti, surtout à partir des années 1970, à une sacralisation problématique des victimes. Comme tous les symboles, elle condense des récits individuels de survivants pour exprimer un message plus universel. Les traits positifs des témoins ne font pas le poids face aux intérêts politiques et à un racisme ou un antisémitisme tenace – le procès Rousset a célébré les témoins résistants aux dépens des témoins juifs et la réhabilitation des victimes juives lors du procès Eichmann n’a guère fait disparaître l’antisémitisme. Et si les différentes figures du témoin – minorités ethniques persécutées, survivants des camps de concentration, rescapés de la Shoah – forment une image universelle d’humanité blessée, l’accueil qui leur est réservé n’est pas forcément le même partout.

Pour accéder à la condition de témoin symbolique, il faut qu’un consensus moral se dégage autour de victimes dont la souffrance peut être universalisée et sur lesquelles ne s’opèrent plus de mécanismes de culpabilité, de dénégation ou de déplacement. Les victimes de la violence coloniale, en dépit de figures telles qu’Henri Alleg ou Djamila Boupacha qui dénoncèrent haut et fort la torture en Algérie, n’ont été admis que très récemment au panthéon occidental des témoins car s’il y a eu longtemps un consensus fragile sur la torture qu’ils avaient subie il n’y en avait pas sur le régime colonial qui les avait persécutées. De fait, il n’y a qu’un seul procès, celui d’Eichmann, qui ait créé un consensus moral lui-même extrêmement fragile et contesté par les négationnistes.

Si l’horreur de la Shoah a fini par faire l’objet d’un consensus moral quasi absolu dans les pays occidentaux, c’est grâce à la rédemption des témoins juifs, qui a effacé la culpabilité et l’ambivalence que l’on projetait sur les victimes. C’est l’une des raisons pour lesquelles la Shoah en est venue de façon si problématique à incarner le mal à notre époque, et s’est donc trouvée universalisée et vidée de sa signification historique spécifique. Le procès Eichmann et sa réception marquent ainsi le début d’un long processus de réhabilitation des victimes qui ont été sorties de l’oubli et réintégrées dans la communauté humaine au prix de leur transformation en icônes.

À Jérusalem, les survivants ont complété par leurs témoignages l’examen d’une multitude de documents. Les récits extraordinairement riches et porteurs de sens qu’ils ont livrés ont placé les victimes au centre de l’attention, les transformant d’objets passifs, méprisés pour s’être laissé faire, en êtres humains contraints par une terreur inouïe et rejetés par un ennemi résolu à les rayer de la surface de la Terre. Il convient de rappeler que, jusqu’au procès Eichmann, la stigmatisation des victimes juives, des « déportés raciaux », comme le notait Jean-Marie Domenach après guerre, était la norme : « nous n’allions tout de même pas applaudir un déporté racial. Il n’avait rien à voir avec quelqu’un dont la déportation prenait sens dans le combat »8. À peu près à la même époque, David Rousset a beau considérer que toutes les victimes de l’« univers concentrationnaire » ont subi une dégradation extrême, il réserve le rôle de témoins aux seuls déportés politiques : les partisans sont rachetés du fait qu’ils ont choisi de lutter. L’héroïsme des partisans est évoqué dans d’innombrables textes, parmi lesquels le livre de Germaine Tillion sur Ravensbrück et le discours prononcé par André Malraux le 8 mai 1975 à Chartres dans lequel il rend hommage tout à la fois à la résistance et à l’endurance des rescapées de Ravensbrück. En 1966, Jean-François Steiner publie un récit fictionnel de la révolte des détenus du camp d’extermination de Treblinka qui vise à réhabiliter les victimes juives aux yeux d’un public français persuadé qu’elles n’ont pas résisté. L’ouvrage influera sur l’accueil fait en France au livre d’Hannah Arendt Eichmann à Jérusalem – traduit un peu plus tard cette même année – dans lequel elle accuse les Judenräte (Conseils juifs) d’avoir contribué à la souffrance infligée aux Juifs9.

Au procès Eichmann, c’est donc la première fois que la souffrance des juifs est exposée à un monde occidental encore peu sensible à la spécificité de l’expérience juive du nazisme, que ce soit par culpabilité, indifférence, déni ou opportunisme politique. Il se distingue en ce sens de Nuremberg et d’autres procès d’après-guerre qui avaient fait peu de cas des témoins ou les avaient utilisés de façon plus classique comme témoins judiciaires plutôt que moraux. Les dépositions des survivants suscitent la controverse parce que les témoins racontent des histoires atroces parfois sans rapport avec les crimes pour lesquels Eichmann est jugé10. Le Premier ministre israélien David Ben Gourion et le procureur Gideon Hausner ont conçu le procès dans une optique pédagogique autant que juridique : les témoins – une centaine parmi un nombre très important de volontaires – sont choisis en fonction d’un certain nombre de critères parmi lesquels leur capacité à compléter la masse de documents sur les activités et la stratégie d’Eichmann11. Arendt reproche au procès d’avoir une fonction davantage didactique que juridique puisque l’issue est connue d’avance12. Pour Susan Sontag, il « ne pouvait pas se conformer aux normes juridiques » parce qu’« il n’y avait pas de façon strictement juridique de juger [les crimes d’Eichmann] ». Elle parle de la « fonction tragique » du procès, qui s’est mué en un « chant funèbre collectif », en une commémoration ritualisée des morts juives13.

Bien qu’Eichmann soit l’accusé, les témoins-survivants sont contraints d'emblée à adopter une attitude défensive. Ils ont des histoires bouleversantes à raconter, mais les juges leur demandent de limiter leur déposition à un point précis ou d’écourter par manque de temps. Ils ont enfin l’occasion d’éclairer la dimension juive de la Shoah et voilà que le procureur général cherche à savoir, avec une insistance pénible, pourquoi ils ont fait preuve de faiblesse et de passivité face à la violence nazie.

Le procès est ponctué de témoignages qui montrent qu’il était vain de chercher à résister ou à s’enfuir, et qui en constituent certains des moments les plus bouleversants. Le procureur Hausner suscite ces témoignages parce qu’il cherche à discréditer l’idée, très répandue à l’époque, de la lâcheté et de la complicité des Juifs, même au risque d’ébranler les témoins. Il contraint les survivants à parler des effets de la terreur, de l’imminence de la mort, de ce qu’il coûtait de résister et de la force de l'espoir, obligeant les observateurs à se confronter à nouveau à l’idée, répandue en Israël comme ailleurs, que les Juifs auraient dû opposer davantage de résistance. Jean-Marc Théolleyre, qui couvre le procès pour le quotidien Le Monde, consacre à cette question de la résistance autant d’espace qu’au témoignage de Georges Wellers décrivant la détresse des enfants internés à Drancy14.

Hausner pose parfois indirectement la question de la révolte, comme lorsqu’il demande, dans les sessions du procès consacrées aux chambres à gaz, pourquoi les Juifs continuaient de penser qu’ils resteraient en vie alors qu’ils avaient connaissance des camps d’extermination depuis 1942. Dans sa déposition, Abba Kovner, chef de la résistance du ghetto de Vilnius, qui regrettera plus tard d’avoir dit que les Juifs se laissaient « mener comme des moutons à l’abattoir », décrit un monde où l’illusion d’espoir a scellé le sort des Juifs : 

– Le juge Halevi : Encore une question, M. Kovner. À la fin, vous avez dit : “entre nous et l’ennemi, il y avait quelque chose de plus”, de quoi vouliez-vous parler ?

– Abba Kovner : L’illusion que ce n’était pas le même sort qui était réservé à tous, que jusqu’à la dernière minute, on avait beau connaître l’existence de Ponar, ils nous donnaient toujours cette étincelle d’espoir que, peut-être, toi ou un autre ne subirait pas ce sort. Cette illusion effroyable a eu pour résultat effroyable de vouloir prolonger la vie de certains aux dépens d’autres et d’ôter toute possibilité de défense. Il n’y avait qu’une petite minorité peut-être moins éprouvée, moins dupe, en raison de sa formation, de son éducation, de son appartenance à certains mouvements où l’on apprenait les gens à donner l’exemple, seule cette petite minorité peut-être était capable d’affronter cette situation. C’est peut-être parce qu’ils avaient subi moins d’humiliations, qu’ils étaient moins paniqués et qu’ils avaient mieux su garder leur liberté à l’intérieur du ghetto15.

Kovner souligne le fait que l’espoir, conjugué à la peur, rend toute résistance impossible. Il se demande qui sont ceux qui ont pu conserver leur humanité. Il s’agit d’une petite minorité de personnes, vraisemblablement des militants sionistes formés à la lutte, qui ont su faire face à l’humiliation et ne pas céder à la panique auxquelles eux aussi étaient en proie, comme l’indique son emploi de l’adverbe « peut-être ». Malgré tout ce que Kovner doit au sionisme, c’est le souvenir des personnes qui étaient trop faibles et trop terrifiées pour se battre qui est le plus resté gravé dans sa mémoire. Dans sa déposition, le héros de la résistance convoque le souvenir non pas d’une révolte mais d’une jeune fille terrifiée que l’on s’apprête à fusiller.

En faisant de la survie une forme d’endurance extrême et miraculeuse plutôt que d’héroïsme classique et l’expérience d’une destruction dépassant l’entendement, les témoignages préludent en définitive au « chant funèbre collectif » dont parle Sontag. Le contraste entre l’idée reçue qui veut que l’on doit combattre et vaincre ceux qui nous persécutent et la terreur qui dissuade de tout acte de résistance, si ce n’est les plus désespérés, donne une idée du gouffre incommensurable qui sépare la façon dont on s’attend à ce que les gens agissent en pareilles circonstances et ce qu’ont vécu les survivants. Bon nombre de ceux qui ont assisté au procès parlent de l’atmosphère de mort  créée par les témoins pour évoquer l’inconcevable souffrance dont ceux-ci se faisaient l’écho. Ces témoins n’étaient pas des héros classiques mais des émissaires des morts – de fait, l'un des aspects les plus importants du procès est qu’il ne se borne pas à célébrer l’héroïsme tragique des combattants du ghetto de Varsovie. Les commentateurs transformeront plus tard l'expérience inconcevable des survivants en une source de sagesse surhumaine et de vérités universelles sur ce que signifient la vie et la mort au XXe siècle.

À une question posée d’abord par le procureur puis par le juge, le témoin Avraham Karasik, qui a été membre d’un Sonderkommando, répond : « Oui, c’était le 13 juillet 1944, c’est la date de notre liquidation »16. Un autre témoin, Dov Frieberg, à qui on avait ordonné de transporter des cadavres, se souvient : « le mort – que je croyais mort – s’assied et me demande : “c’est encore loin là où on va ?” »17. Le témoignage de Rivka Yosselewska est peut-être le plus bouleversant à cet égard. Elle comparaît alors que la veille le procureur Hausner a annoncé qu’elle avait eu une crise cardiaque et qu’elle ne pourrait peut-être pas être auditionnée. Fusillée avec le reste de sa famille et de son village, elle déclare : « On nous a dit de monter sur ce monticule et ces quatre anges de la mort fusillaient quiconque montait sur le monticule et il tombait en bas dans la fosse »18. Toute recouverte de sang, elle réussit à s’extraire de la fosse mais n’a nulle part où aller. Dans son désespoir, elle cherche à retourner dans la fosse sans y parvenir. Elle dort sur la fosse pendant trois nuits puis erre dans les alentours pendant plusieurs semaines, ne devant sa survie qu’à un paysan qui la prend en pitié et lui donne à manger. Plus tard elle rejoindra un groupe de Juifs dans la forêt.

Rita Yoselewska testifying at Eichmann trial

Rivka Yosselewska témoignant lors du procès Eichmann en 1961;

Yosselewska convoque les morts et les mourants de façon si dramatique dans son témoignage que les observateurs y voient la dépositaire symbolique des cris de la fosse. Elle a survécu miraculeusement mais, disent-ils, elle ne peut pas vivre dans ce monde « impur » parce que sa véritable demeure est auprès des morts19. Les observateurs ont qualifié son expérience d’inconcevable, et tenté d’appréhender une impuissance et une soumission qui n’avaient pas leur place dans un récit de rédemption héroïque. Elle n'était pas seulement une héroïne israélienne mais aussi une présence surnaturelle ; elle revivait sa mort chaque jour et était trop pure pour vivre sur Terre.

Les témoins ne font pas qu’honorer leur serment aux morts ou entretenir un rapport particulier avec eux, ils concrétisent le lien sacré qui les unit aux défunts. Ces survivants fantomatiques embarquent le public dans un voyage en enfer, les plongeant dans les flammes, la fumée, le gaz et la mort. Le journaliste israélien Haïm Gouri, qui assista au procès, écrit : « Cent onze témoins, procession interminable qui se perd sous nos yeux, qui sombre et réapparaît dans le rougeoiement du feu et du sang. Cent onze émissaires venus l’un après l’autre à la barre des témoins pour nous guider à travers le royaume de la désolation »20. Maintenant que Gouri avait vu, selon ses termes bibliques, une colonne de feu dans la salle d'audience, il comprenait mieux pourquoi les Juifs n’avaient pas résisté comme ils l’auraient pu s'ils avaient été en guerre contre un ennemi ordinaire. Les témoins s'expriment, le public écoute, et la salle se transforme en une immense rencontre des vivants et des morts, sans que l’on puisse toujours distinguer les uns des autres. Tout se passe comme si les témoins eux-mêmes avaient convoqué les morts, les flammes et les âmes dans la salle d'audience. Le témoignage des victimes fait revivre le passé dans le présent21.

Gouri considère les témoins comme des passeurs de la parole des morts. Les survivants ne font pas que témoigner de leur vécu, ils apparaissent aussi aux observateurs comme des oracles de vérité d'un autre monde : certains transmettent les mots des disparus avec une émotion contenue, d’un ton sobre et monocorde, comme si l'abnégation faisait apparaître leur proximité déchirante avec les morts et était le registre adapté à la gravité des crimes perpétrés contre eux22. Les commentateurs ont jugé leurs témoignages dénués de pathos, ce qu’ils ont interprété comme une forme d'abandon de soi, un exercice d'humilité de la part de suppliants non pas d’un dieu, mais des morts. La journaliste américaine Martha Gelhorn, qui chroniquait le procès Eichmann pour le mensuel The Atlantic, écrit : « tous les témoins étaient humbles ; aucun n'avait grand-chose à dire sur sa vie ou ses actes. Ils se contentaient de raconter ce qu'ils savaient parce qu'ils l'avaient vu et entendu, vécu. [...] Ils parlaient des autres »23. Les vivants se sont effacés pour laisser parler les morts.

Le « mort vivant », comme l’ont souligné certains spécialistes du procès, devient une image puissante du survivant. Gouri note qu’un des témoins a l’air de revenir tout droit de la rampe ferroviaire d’Auschwitz. Il se représente ce qui dépasse l’entendement dans les récits des survivants comme l’apparition spectrale de la vie outre-tombe, le fardeau d’habiter à la fois dans le monde des morts et dans celui des vivants, de transmettre des messages aux vivants tout en compatissant avec les morts24. La faculté que semblent avoir les rescapés de se mettre à la place des disparus, de parler en leur nom, en fait des oracles laïcs auxquels la survie confère une connaissance particulière de l’avilissement humain et donne un sens à ce qu’ils ont vécu. C’est « comme s’ils étaient morts de leur vivant », observe à propos des témoins Julius Margolin, Juif polonais et ancien prisonnier du goulag, qui suivait le procès Eichmann pour un journal destiné aux exilés russes. « Tous comportent un élément de salut miraculeux », « ces témoins sont élus du sort »25. Ce sont des figures lumineuses, rachetées de l’abjection des camps de la mort.

Dans un texte de 1961 consacré au procès, Elie Wiesel, que les questions de Hausner sur l’absence de révolte désespèrent, défend l’idée que les Juifs ont péri sans combattre afin de ne pas trahir ceux qui étaient morts avant eux26. « Se sachant abandonnés, exclus, reniés par le reste de l’humanité, leur marche à la mort, hautaine quoique docile, devenait acte de lucidité, de protestation, et non pas acceptation et faiblesse ». « Au lieu de lancer leur défi à l’homme », poursuit-il, les survivants « préfèrent se taire et poursuivre le monologue que seuls les morts méritent d’entendre »27.

Wiesel représente des Juifs qui marchent à la mort avec courage et dignité, donnant une image de la « résistance » conforme à la réalité des camps d’extermination, et dépeignant la survie et son fardeau insoutenable sous un jour nouveau. Les morts montrent désormais l’exemple aux vivants, font preuve de courage face à l’abandon du monde, et de lucidité devant la morte certaine. Pour Wiesel, la fierté et la révolte des Juifs ne se manifestent pas par la résistance, mais par le choix délibéré de mourir silencieusement en martyrs sans combattre. Dans une description dont certains estiment qu’elle a « christianisé » la survie et le témoignage, Wiesel transforme une attitude que le monde cataloguait comme de la faiblesse en une source de force formidable et inattendue, en une manifestation de loyauté envers ceux qui sont morts dans les chambres à gaz avant eux28.

Les récits des survivants n’inspirent plus de honte : ils dessinent un monde d’horreur et d’impuissance qui transforme le procès en espace de deuil collectif, en lieu de transmission de terribles vérités. Les observateurs qui ne sont pas eux-mêmes des survivants ressentent les dépositions des témoins comme une forme de témoignage collectif qui les bouleverse ou les éclaire. Le procès efface l’ambivalence morale qui pesait sur les rescapés juifs du génocide – on doutait qu’il fussent vraiment innocents puisqu’ils avaient survécu, on leur demandait s’ils avaient lutté ou s’ils n’avaient pas encouragé d’une façon ou d’une autre les persécutions. En mettant en lumière leur douloureuse expérience et l’absence totale de pertinence de ces questions, le procès leur a rendu leur dignité. Les témoins juifs sont devenus en définitive des symboles de l’humanité souffrante résultant du génocide industriel du XXe siècle ainsi que des figures de la vie outre-tombe.

Dans la décennie qui a suivi le procès, alors que l’événement s’inscrit dans la conscience collective, quantité de travaux présentent les rescapés de la Shoah comme le symbole universel d’une « humanité » rachetée car souffrante et le garant de cette humanité à l’avenir. À partir des années 1970, les survivants incarnent pour les commentateurs culturels un savoir particulier découlant de la souffrance indicible qu’ils ont endurée. Ce savoir les fait accéder à une sacralité jusque là réservée aux combattants, qu’ils soient soldats ou résistants29. De nombreux observateurs, surtout aux États-Unis, où Elie Wiesel a façonné la réception de la mémoire de la Shoah, ont réservé le panthéon aux Juifs parce qu’ils avaient touché le fond comme personne d’autre.

La figure du témoin-survivant exprime une relation aux morts qui réhabilite et commémore la souffrance insensée des survivants et lui donne un sens culturel. Avec la sacralisation du survivant, sa souffrance se mue en un « héroïsme » synonyme de détention d’une vérité éclatante ; ce n’est pas un héroïsme tragique, comme l’écrit Terence Des Pres en 1976, mais un héroïsme « à la mesure de l’ampleur de la destruction de notre époque »30. Le survivant devient dès lors celui qui nous fait appréhender l’horreur provoquée par les régimes génocidaires de la fin du XXe siècle et nous incite à l’action. Il substitue à l’héroïsme rédempteur une « survie » tout aussi rédemptrice, mais qui traduit mieux la terreur absolue de la violence moderne et les possibilités de vie après la mort dans le monde qui est le nôtre aujourd’hui.

Plus important encore, les survivants deviennent, en raison de leur vécu, rien de moins que le symbole de la conscience humaine. Ils témoignent des souffrances qu’ils ont endurées et appellent à rester vigilants pour que cela ne se reproduise pas à l’avenir ; davantage désormais que les anciens combattants, ils incarnent un modèle de solidarité sociale parce qu’ils délivrent au monde un ardent message afin que nul ne soit abandonné à son triste sort. Le témoignage est un appel à l’imagination morale et à la conscience humaine, et les deux furent mobilisées au cours du procès Eichmann, qui parvint à réhabiliter les survivants, leur laver de la souillure laissée par les épreuves qu’ils avaient endurées31. Le procès représente en cela une prodigieuse avancée, ne serait-ce que parce qu’il a donné les moyens d’imaginer et de comprendre une souffrance qui avait suscité tant d’ambivalence, de honte et de culpabilité. Le procès est venu affirmer qu’il n’y avait pas des façons de mourir plus dignes que d’autres, mais aussi, de façon plus troublante, la singularité du survivant et sa connaissance intime de ce que l’on appelle souvent, dans le sillage d’Elie Wiesel, le « mystère » de l’Holocauste32

La rédemption du témoin-survivant jouera un rôle crucial dans la politisation ultérieure de la Shoah et l’affirmation de la souffrance incomparable des Juifs. On ne pouvait attribuer un rôle de « héros » aux survivants sans transformer la survie en une forme particulière d'endurance et de connaissance et donner un sens culturel à l'expérience bien spécifique du génocide. L’historien anticommuniste François Furet a dit un jour par facétie que les intellectuels français n’avaient de considération pour les survivants du goulag soviétique qu’une fois qu’ils étaient devenus des écrivains33. Mais son propos n’est pas sans fondement. De même, le témoin symbolique, dont des auteurs comme Des Pres se sont emparé des traces dans le procès Eichmann, élève les survivants au rang d’oracles et de poètes, et ce faisant, les rendent dignes de respect, voire d’admiration. 

La Shoah est devenue une « religion civile » aux États-Unis et en Europe occidentale pour plusieurs raisons : les Juifs américains surestimaient la vigueur de l’antisémitisme ; les Juifs des jeunes générations « rêvaient » qu’ils y étaient parce qu’ils s’identifiaient à la souffrance de leurs parents ; l’Holocauste a servi de religion de substitution à beaucoup de ceux qui avaient délaissé le judaïsme; et les rituels commémoratifs ont évacué la commémoration de fond et substitué l’émotion facile à un réel engagement à l’égard des morts juifs34. Toutes ces raisons ont compté, quoiqu’on surestime parfois leur importance. Je ferai valoir pour ma part que la sanctification du témoin-survivant à la fin des années 1970 n’est pas tant un symptôme tardif de formes de commémoration parfois un peu creuses que la condition nécessaire à l’émergence d’une mémoire collective, positive des victimes du génocide chez les non-Juifs et hors d’Israël. Cette argumentation se démarque des thèses par ailleurs fondées selon lesquelles le procès Eichmann a montré au monde que la réalité des camps rendait toute résistance miraculeuse, permis aux Israéliens de ne plus avoir honte des victimes de la Shoah, conféré une autorité morale aux survivants et réhabilité la mémoire des victimes au nom de l’État juif35. Le propos n’est pas ici simplement de critiquer la transformation des survivants en « saints laïcs ». Il s’agit plutôt de montrer que ces arguments font sens désormais parce que le procès a élaboré un récit sur les survivants qui a acquis une vie propre au fil du temps ; ce récit n’a pas uniquement servi à révéler les épreuves dont ils avaient réchappé, il a aussi érigé leur survie en symbole de leur innocence et de leur sagesse surnaturelle, du miracle de leur vie et de leur calvaire.

Plus de cinquante après le procès Eichmann, la violence d’État reste plus que jamais une menace.  Dans une relecture historique qui ne peut être sensible qu’a condition de retracer la généalogie du témoin symbolique, d’autres « témoins » sont apparus, qui symbolisent le problème moral et culturel posé par les atrocités de masse et le génocide à notre époque. Les travailleurs humanitaires emploient aujourd’hui le terme « témoin » pour désigner non plus seulement ceux qui survivent à des atrocités de masse et aux génocides, mais également les acteurs de terrain. Je pense notamment aux membres de l’organisation humanitaire française Médecins sans frontières, caractérisèrent eux-mêmes leur activisme comme une forme de témoignage depuis la guerre du Biafra en 1967. La Cour pénale internationale (qui est entrée en fonction en 2002) et la myriade d’organisations humanitaires et de défense des droits humains avec qui elle travaille font de la souffrance des victimes le grand enjeu moral de notre temps, produisant une pléthore de « témoins » qui n’ont pas été des victimes mais se mobilisent en leur nom. On dit aussi des photographies d’atrocités montrées dans les musées et les expositions qu’elles « prennent à témoin » le public, le transformant en témoin à distance de violations des droits de l’homme.

L’acte de témoigner a beau être un processus dialogique, il est de plus en plus souvent accompli non pas seulement par des survivants, mais aussi par des journalistes, des travailleurs humanitaires et des photographes. Ces témoins oculaires sont devenus un sujet d’étude en soi, car leur travail pénible et les atrocités qu’ils côtoient amènent à s’interroger sur la façon dont ils gèrent le stress et sur les dilemmes éthiques auxquels ils sont confrontés en leur qualité de « témoins de substitution »36. Comment l’institutionnalisation de l’assistance aux victimes d’atrocités de masse ou de génocide dans les tribunaux et les organisations humanitaires, ainsi que la sensibilisation à leur sort, ont-elles transformé la signification de l’acte de témoigner et conduit à désigner des témoins autres que les survivants ? Si le procès Eichmann avait racheté une humanité blessée incarnée par les rescapés de la Shoah, le cortège de dirigeants politiques, avocats, décideurs et militants des droits humains qui battent à présent le rappel contre tel ou tel régime ou génocide se prévalent pour agir d’une victime universelle et générique. On n’invoque pas un groupe de victimes en particulier mais une victime de meurtre de masse et de génocide universelle et symbolique37.

Le processus par lequel que le témoin-survivant est devenu à partir des années 1970 la pierre angulaire d’un discours international des droits de l’homme d’inspiration occidentale est ainsi inextricablement lié, me semble-t-il, à la dispersion du pouvoir symbolique dudit témoin parmi les avocats, les humanitaires, les journalistes et les spectateurs d’images d’atrocités. Les victimes traumatisées, parce qu’elles ont des besoins urgents, parce qu’on les retrouve partout et que la réparation de leur préjudice est désormais un impératif politique, prêtent leur pouvoir symbolique à des institutions et des personnes qui font entendre leurs préoccupations, attestent de leurs souffrances, traduisent leurs persécuteurs devant la justice et sensibilisent l’opinion à leur sort. Les victimes traumatisées et les témoins militants qui s’expriment en leur nom apparaissent comme les deux faces d’une même pièce, les seconds invoquant le statut politique et moral des premiers pour défendre leur cause. Le réseau d’institutions et de personnes qui gravitent autour – la CPI, les ONG, les musées, les expositions, les organisations de défense de droits de l’homme et leurs publications – figurent l’urgence, la prééminence et la nécessité du témoignage tout en étant au sens propre des lieux de témoignage, activité qui décrit le mieux la finalité de l’action des institutions et la promesse symbolique qu'elles font aux victimes38.

L’expression « témoigner du génocide » désigne aujourd’hui aussi bien le travail moral, juridique, psychologique et physique accompli par des témoins de seconde et de troisième main que par des victimes traumatisées ; elle renvoie au travail des médecins sur le terrain, des avocats et des victimes qui déposent devant la CPI, ainsi qu’à l’acte de spectateurs regardant des photos d’atrocités. Tous les travailleurs humanitaires ou des droits de l’homme auxquels James Dawes donne la parole dans son livre quittent le pays afin d’éviter le burn-out une fois leur mission terminée, mais une nouvelle mission les appelle – après la Bosnie, le Rwanda, après le Rwanda, le Darfour. La multiplicité de témoins dessine aujourd’hui un nouveau paysage, un monde où faute de pouvoir éradiquer la violence, on fait tout pour remédier à ses effets. Les témoins ne nous révèlent plus désormais l’existence de meurtres de masse et le trauma des survivants, ils attestent de leur évidence et de leur omniprésence, ils disent notre obligation de réparer le préjudice des victimes. Cette mutation devrait être replacée dans le cadre d’une histoire du témoin du génocide, de ses premières incarnations à ses manifestations les plus récentes. Pour l’heure, il convient de reconnaître la contingence historique de la figure contemporaine du témoin, qui s’est construite au fil du temps pour donner un sens culturel au génocide et de mesurer combien l’omniprésence des violences de masse influe sur la culture morale contemporaine.

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1

Voici un petit échantillon : Roy Gutman, Bosnie : témoin du génocide, Paris, Desclée de Brouwer, 1994 ; Richard A. Salem, Witness to Genocide. The Children of Rwanda : Drawings by Child Survivors of the Rwandan Genocide of 1994, New York, Friendship Press, National Council of Churches in the USA, 2000 ; « Bearing Witness to Genocide and the Plight of the Minorities in Iraq », table ronde organisée à Washington le 16 avril 2016 autour du rapport du musée de l’Holocauste sur la persécution des minorités religieuses en Irak ; « Never too Late for Justice: A Bearing Witness Trip to Cambodia ».

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2

Le faux témoignage est proscrit par le 9e commandement (Exode 20:16). Sur le concept de « témoin moral », voir Avishai Margalit, L'éthique du souvenir, traduit de l'anglais par Claude Chastagner, Paris, Climats, 2006, p. 174-179.

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3

Pour éviter les anachronismes et les confusions, je parlerai dorénavant d’« atrocités de masse », parfois de « meurtre de masse » et, le cas échéant, de « génocide ». J’emploie l’expression « atrocités de masse » pour englober tous les termes. Des actes aujourd’hui qualifiés de génocide ne l’étaient pas forcément à l’époque où ils ont été commis, même après la ratification de la Convention de 1948 sur le génocide. Après 1945, on a parfois employé « crimes contre l’humanité » à la place de « génocide » car l’expression était plus générique et que c’était celle employée à Nuremberg. Il est arrivé aussi qu’on confonde « génocide » et « crimes contre l’humanité », qui désigne des crimes commis contre des civils en général et non contre un groupe ethnique ou racial en particulier.

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4

J’aborde tous ces procès dans : Carolyn J. Dean, The Moral Witness : Trials and Testimony after Génocide, Ithaca, Cornell University Press, 2018 (sous presse).

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5

Annette Wieviorka, Eichmann. De la traque au procès, Bruxelles, André Versaille, 2011 ; Annette Wieviorka, Sylvie Lindeperg (dir.), Le Moment Eichmann, Paris, Albin Michel, 2016. Voir aussi, entre autres : Hanna Yablonka, The State of Israel vs. Adolf Eichmann, New York, Schocken Books, 2004 ; Tom Segev, Le Septième million. Les Israéliens et le génocide (traduit de l’hébreu et de l’anglais par Eglal Errera), Paris, Liana Levi, 1993 ; Shoshana Felman, The Juridical Unconscious. Trials and Traumas in the Twentieth Century, Cambridge, MA, Harvard University Press, 2002.

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6

Parmi les nombreuses analyses de l’influence de la Shoah dans la culture contemporaine occidentale, citons Peter Novick, L’Holocauste dans la vie américaine, (traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat), Paris, Gallimard, 2001 ; Gary Weismann, Fantasies of Witnessing. Postwar Efforts to Experience the Holocaust, Ithaca, Cornell University Press, 2004 ; Larissa Allwork, « Holocaust Remembrance as “Civil Religion”: The Case of the Stockholm Declaration », in D. I. Popescu, T. Schult, Revisiting Holocaust Representation in the Post-Witness Era, New York, Palgrave MacMillan, 2015, p. 288-304. Un autre courant de pensée souligne la frontière entre histoire et mémoire et les problèmes de sensationnalisme de la Shoah. Il est représenté notamment par Annette Wieviorka, L’Ère du témoin, Paris, Plon, 1998.

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7

Hanna Yablonka, The State of Israel vs. Adolf Eichmann, New York, Schocken Books, 2004. Yablonka a tenté timidement de réfuter les arguments sur l’évocation d’un héroïsme classique lors du procès. Un théoricien du droit estime que le procureur en a appelé au sionisme pour évoquer l’héroïsme parce que souligner la brutalité des nazis ne suffisait pas à conférer « dignité et respect » aux survivants. Voir Stephen Landsman, « The Eichmann Case and the Invention of the Witness-Driven Atrocity Trial », Columbia Journal of Transnational Law, vol. 51, n° 69, 2012, p. 85.

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8

Cité dans Maurice Szafran, Les Juifs dans la politique française de 1945 à nos jours, Paris, Flammarion, 1990, p. 35. Szafran ne mentionne pas sa source.

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9

David Rousset, L’Univers concentrationnaire, Paris, Éditions de Minuit, 1965 ; Germaine Tillion, Ravensbrück, Paris, Seuil, 1988 ; pour le discours d’André Malraux le 8 mai 1975 à Chartres, voir cette archive de l'INA ; Samuel Moyn, A Holocaust Controversy. The Treblinka Affair in Postwar France, Waltham, MA, Brandeis University Press, 2005.

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10

Leora Bilsky a récemment remis en cause cette interprétation classique : Leora Bilsky, « The Eichmann Trial : Toward a Jurisprudence of Eyewitness Testimony of Atrocities », Journal of International Criminal Justice, vol. 12, n° 1, 2014, p. 27-57.

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11

Pour une analyse détaillée du processus de sélection des témoins, voir Hanna Yablonka, The State of Israel vs. Adolf Eichmann, New York, Schocken Books, 2004, p. 88-120.

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12

Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, (traduit de l'anglais par Anne Guérin), Paris, Gallimard, 1966, p. 293.

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13

Susan Sontag, Against Interpretation and Other Essays, New York, Doubleday, 1966, p. 125-126.

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14

Jean-Marc Théolleyre, « Les témoins s’efforcent d’expliquer pourquoi ils ne se sont pas révoltés contre la barbarie nazie », Le Monde, 3 mai 1961.

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15

Le procureur général de l’État contre Adolf, fils de Adolf Karl Eichmann (Jerusalem: [s.n.], 1962), 6 volumes, vol. II, Audience 27, 4 mai 1961, Cc1-Cc2.

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16

Le procureur général de l’État contre Adolf, fils de Adolf Karl Eichmann (Jerusalem: [s.n.], 1962), 6 volumes, vol. II, Audience 28, 4 mai 1961, M1.

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17

Le procureur général de l’État contre Adolf, fils de Adolf Karl Eichmann (Jerusalem: [s.n.], 1962), 6 volumes, vol. III, Audience 64, 5 juin 1961, W1.

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18

Le procureur général de l’État contre Adolf, fils de Adolf Karl Eichmann (Jérusalem: [s.n.], 1962), 6 volumes, vol. II, Audience 30, 8 mai 1961, O1.

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19

Elie Wiesel, « Plaidoyer pours les morts », Le Chant des morts. Nouvelles, Paris, Le Seuil, 1966.

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20

Haïm Gouri, La Cage de verre. Journal du procès Eichmann, traduit de l’hébreu par R. Cidor, Paris, Albin Michel, 1963, p. 157.

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21

On pourrait parler ici de traumatisme indirect ou au deuxième degré.

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22

Ce ton est souvent assimilé à celui des témoins traumatisés qui relatent d’une voix monocorde ce qui les dépasse.

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23

Martha Gelhorn, « Eichmann and the Private Conscience », The Atlantic, consulté le 18 novembre 2016.

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24

Cette image est souvent associée au témoignage de Yehiel Dinur (ou Katzetnik 135633, nom qu’il avait adopté en référence à son numéro de déporté), qui s’évanouit lors de sa déposition. Des analyses fort intéressantes sur le procès ont été consacrées à son traumatisme comme symbole des limites du droit. Je m’intéresse moins ici au droit ou au traumatisme qu’à la figuration des témoins traumatisés, et ne traite donc pas de Dinur, que j’évoque longuement dans mon livre.

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25

Julius Margolin, Le Procès Eichmann et autres essais, traduit du russe par Luba Jurgenson, Paris, Le Bruit du Temps, 2016, p. 18 et 25.

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26

Elie Wiesel, « Eichmann’s Victims and the Unheard Testimony », Commentary, 1er décembre 1961, 32/6, p. 510-516. Une version remaniée de ce texte est parue dans Elie Wiesel, Le Chant des morts. Nouvelles, Paris, Le Seuil, 1966, p. 191-220.

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27

Elie Wiesel, Le Chant des morts. Nouvelles, Paris, Le Seuil, 1966, p. 206.

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28

Naomi Seidman, « Elie Wiesel and the Scandal of Jewish Rage », Jewish Social Studies, vol. 3, n°1, 1996, p. 1-19.

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29

L’ouvrage le plus important est Terrence Des Pres, The Survivor. An Anatomy of Life in the Death Camps, Oxford, Oxford University Press, 1976.

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30

Terrence Des Pres, The Survivor. An Anatomy of Life in the Death Camps, Oxford, Oxford University Press, 1976, p. 6.

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31

David Roskies, Against the Apocalypse. Responses to Catastrophe in Modern Jewish Culture, Syracuse, Syracuse University Press, 1999, p. 7.

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32

Alvin H. Rosenfeld, Irving Greenberg (dir.), Confronting the Holocaust. The Impact of Elie Wiesel, Bloomington, Indiana University Press, 1978, p. XII.

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33

François Furet, Le Passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle, Paris, Robert Laffont, 1995, p. 551.

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34

À propos de cette thèse, voir Peter Novick, L’Holocauste dans la vie américaine, (traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat), Paris, Gallimard, 2001 ; Gary Weissman, Fantasies of Witnessing. Postwar Efforts to Experience the Holocaust, Ithaca, Cornell University Press, 2004.

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35

Deborah E. Lipstadt, The Eichmann Trial, New York, Schoken, 2011, p. XI.

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36

James Dawes, That the World May Know. Bearing Witness to Atrocity, Cambridge, MA, Harvard University Press, 2007, p. 4 et 80.

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37

Sara Kendall, Sarah Nouwen, « Representational Practices at the International Criminal Court : The Gap between Juridified and Abstract Victimhood », Law and Contemporary Problems, vol. 76, 2014, p. 235-262.

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38

Didier Fassin, Richard Rechtman, L’Empire du traumatisme. Enquête sur la condition de victime, Paris, Flammarion, 2007, p. 111-148. Didier Fassin, La Raison humanitaire. Une histoire morale du temps présent, Paris, Gallimard, 2010 (voir le chapitre 8 : « Une subjectivité sans sujet. Les métamorphoses de la figure du témoin », p. 257-311.