Août 2010. Je rends visite à une organisation écologiste récemment constituée, dans une province de la région Cajamarca, par un réseau d’opposants au projet minier Minas Conga. Après une soirée sympathique, faite d’échanges autour d’un verre de vin et d’un karaoké de musique péruvienne et italienne des années 1980, mes hôtes me demandent de leur accorder un entretien à la radio locale. La visite d’une étrangère est une façon pour eux de rendre visible et de légitimer leur organisation naissante. Je me sens prise au piège. Me faire interviewer par ces personnes – localement identifiées comme des anti-mineros, c’est-à-dire comme des personnes engagées contre le projet minier – risque de compromettre, de manière irrévocable, les rapports que j’ai tissés avec le personnel de l’entreprise minière locale. J’ai souvent entendu dire que l’entreprise surveille les canaux d’information afin de repérer les opposants locaux. En revanche, refuser l’entretien risque de compromettre la relation d’enquête naissante avec mes hôtes. N’ayant pas le courage de décliner l’invitation, j’accepte l’entretien.
Mars 2012. Nous sommes au lendemain d’un rassemblement dans la zone de la future exploitation du projet Minas Conga, à 4 200 m au-dessus du niveau de la mer. Après une journée tendue, passée à guetter de loin les mouvements de la police qui nous filmait, et après une nuit passée à la belle étoile sur le haut-plateau andin, je mange une soupe avec des manifestants dans la maison d’une famille paysanne, avant de regagner la route où nous attendent les bus pour nous ramener en ville. C’est ici que nous rejoint un journaliste travaillant pour une chaîne de télévision, qui n’a pas pu atteindre les lieux à temps pour couvrir la mobilisation. Il nous demande donc de faire « comme si » nous étions encore au rassemblement, pour qu’il puisse filmer et réaliser un entretien avec l’un des leaders présents. Mes camarades acceptent avec enthousiasme cette opportunité de médiatiser leur lutte. Pour ma part, je ne souhaite pas y participer, car je ne veux pas que mon lien avec les militants locaux soit documenté et largement diffusé : les lois anti-terrorisme au Pérou interdisent aux étrangers toute activité politique et cela pourrait me coûter l’éloignement du pays. En prétextant que la présence d’une gringa (blanche étrangère) dessert la présentation de la mobilisation locale, dont les détracteurs disent qu’elle est pilotée par des organisations étrangères, je reste en dehors du cadre, d’où j’observe la scène.
Introduction
Ces deux vignettes illustrent les moments de malaise d’une ethnographe face à la médiatisation du rapport qu’elle entretient, en terrain minier, avec un certain type d’interlocuteurs : les activistes anti-mines. Ce malaise est révélateur des défis, éthiques et méthodologiques, qui se posent dans le cadre d’une recherche sur l’engagement, dans un contexte marqué par sa criminalisation comme par des pratiques de surveillance publique et privée1 des militant·e·s. Il est également révélateur d’une superposition imparfaite entre les stratégies de visibilité et d’invisibilité de l’ethnographe – qui souhaite être visible pour les acteurs avec lesquels elle mène son enquête, mais invisible pour d’autres ‑– et les stratégies des personnes avec lesquelles l’ethnographe collabore – lesquelles, au contraire, peuvent souhaiter la rendre visible (ou pas) afin de la légitimer leur lutte. Dans le premier cas, le rapport d’enquête avec l’entreprise minière est en effet compromis par la « cooptation » de la chercheuse par ses interlocuteurs, qui se servent de sa présence afin de se rendre plus audibles auprès d’un public local. Dans le deuxième, c’est plutôt la chercheuse qui « joue le jeu » de la stratégie médiatique de ses interlocuteurs, afin de se soustraire à une visibilité potentiellement nuisible pour elle. Dans les deux cas, c’est son statut de gringa (blanche étrangère) qui détermine son (in)visibilisation auprès de différents publics.
Les engagements de l’ethnographe sur un terrain fortement politisé sont nécessairement multiples et évoluent au fil de l’enquête, en lien avec les attentes et stratégies de ses interlocuteurs2. Cela est d’autant plus vrai dans le cas d’un « terrain miné », où les pratiques de surveillance d’une part, et la volonté des activistes de médiatiser leur lutte d’autre part, génèrent des stratégies d’(in)visibilité à géométrie variable. Selon le mode de médiatisation et le public de destination, certains acteurs et pratiques doivent en effet être rendues visibles, d’autres cachées. Ce genre de contexte comporte d’importantes conséquences pour le travail d’enquête, d’analyse et de diffusion, qui a d'autres temporalités, d'autres publics et d'autres modes de médiatisation3. Il amène notamment l’ethnographe à développer ses propres stratégies de visibilité ou d’invisibilité relationnelle, articulées par un commun « souci de responsabilité » envers soi-même et ses différents interlocuteurs4.
Sur la base d’une ethnographie réalisée entre 2011 et 2013 dans les Andes péruviennes du nord, avec un réseau d’acteurs locaux mobilisés contre un projet minier à grande échelle, cet article aborde les enjeux méthodologiques et éthiques d’une recherche sur le militantisme en « terrain miné ». Je développerai cette question en trois temps. Dans un premier temps, je présenterai la question de la surveillance et de la médiatisation des conflits miniers au Pérou, en particulier dans la région nord-andine de Cajamarca. Ensuite, j’expliciterai les enjeux que ces deux phénomènes impliquent pour le travail ethnographique, depuis l’entrée sur le terrain jusqu’à la redéfinition de l’objet d’enquête qui en résulte. Finalement, je me pencherai sur les défis méthodologiques et éthiques posés par la production de données, ainsi que par leur organisation et leur diffusion, notamment sous forme textuelle. Pour conclure, je reviendrai sur les différentes stratégies d’(in)visibilisation de soi-même et des autres, ainsi que de certaines données ou éléments de contexte, mises en place depuis le terrain jusqu’au processus d’écriture.
Surveillance et médiatisation des « conflits miniers » au Pérou
Au Pérou, l’activité minière est au cœur du développement économique national depuis les années 19905. Inauguré par un changement constitutionnel6 et une série de réformes néolibérales en 1993, le « boom » minier des dernières décennies est discursivement lié à la fin du conflit armé entre le Sentier lumineux et l’État péruvien (1980-19927), ainsi qu’au conséquent retour des investissements étrangers dans le pays. Cela contribue à ce que les militant·e·s anti-mines soient stigmatisés soit comme « terroristes », soit comme « sauvages », lorsqu’ils ou elles appartiennent à des minorités ethnolinguistiques8. Dans les deux cas, les manifestants sont représentés comme des « adversaires du développement » œuvrant au détriment de la collectivité nationale, souvent avec l’aide – ou sous l’emprise – d’agents étrangers9. L’engagement contre les mines n’est pas seulement stigmatisé, mais aussi sanctionné par de lourdes peines10et fait l’objet d’une violente répression policière, qui n’a pas manqué de provoquer de nombreux décès11. La criminalisation de la protestation et l’impunité de sa répression ont aussi parfois débouché sur des pratiques illégales de séquestration et de torture des manifestant·e·s12 de la part de la police.
La région Cajamarca, dans le nord du Pérou, connaît un important développement de mines à ciel ouvert depuis 1993. Inauguré par le projet minier aurifère Yanacocha, propriété de l’entreprise Minera Yanacocha SRL (dorénavant MYSRL), ce développement minier provoque d’importants impacts sociaux et environnementaux, notamment sur les réserves hydriques nécessaires aux activités agricole et d’élevage ainsi qu’à la consommation humaine. L’annonce d’une extension du projet Yanacocha au mont Quilish, un sommet dont dépend 70 % de l’approvisionnement hydrique de la capitale régionale13, contribue à la structuration d’un réseau local d’opposition aux activités minières. Le 2 et 3 septembre 2004, ce réseau parviendra à bloquer la route d’accès à la mine par une manifestation de grande ampleur. À la suite de cette mobilisation, dix-sept manifestants sont arrêtés, sept civils et cinq policiers sont hospitalisés pour blessures tandis que certains militant·e·s déclarent être suivis et faire l’objet de menaces de mort. En décembre 2006, une enquête du quotidien national La República14 rend publique l’existence d’une opération de fichage des leaders locaux de la part de l’entreprise d’investigation G&C, commissionnée par l’entreprise FORZA, chargée du service de sécurité de l’entreprise minière MYSRL. La documentation constituée par G&C et transmise à FORZA concerne quatre-vingt opposants locaux aux activités minières, avec des photographies et vidéos attestant de leur prise en filature. Parmi les noms des activistes identifié·e·s figure notamment celui d’Edmundo Becerra Cotrina, un jeune vétérinaire tué par arme à feu par des inconnus un mois plus tôt.
Ce genre de pratiques de surveillance et de renseignement s’inscrit dans une continuité avec l’histoire récente du Pérou, marquée par la guerre interne entre le Sentier lumineux et les forces armées. Sous la présidence d’Alberto Fujimori (1990-2000), le service de renseignement assume un rôle de premier plan dans la lutte contre la guérilla – aboutissant en 1992 à l’arrestation du líder máximo du Sentier lumineux, Abimael Guzmán –, mais aussi dans la gestion des opposants politiques du président. En 2000, la découverte d’un réseau de corruption mis en place par Vladimiro Montesinos, l’ancien chef du Servicio de Inteligencia National devenu Conseiller de Sécurité Nationale, entraîna la chute de la dictature technocratique de Fujimori et sa fuite du pays. Il semblerait toutefois que tant la guerre interne que la décennie fujimoriste ont contribué à consolider une « culture » de la surveillance et du renseignement au sein de l’État qui, avec la néolibéralisation de la sécurité, se serait élargie au secteur privé. Il n’est en effet pas rare de rencontrer aujourd’hui, à la tête des unités ou entreprises de surveillance, des militaires ou policiers à la retraite, formés pendant la période de la guerre interne15.
En 2011, l’annonce d’un nouveau projet minier cuprifère et aurifère, propriété de MYSRL, le projet Minas Conga, dans une région hydro-géologiquement sensible16, suscite une deuxième mobilisation régionale d’ampleur. L’opposition locale au projet devient rapidement un enjeu de politique nationale, car elle se manifeste quelques mois après l’élection présidentielle du candidat du Parti nationaliste, l’ex-militaire Ollanta Humala (2011-2016), ayant mené une campagne très critique envers les entreprises minières transnationales. La réponse du nouveau gouvernement est toutefois très répressive : en décembre 2011, le président déclare l’état d’urgence17 et envoie l’armée sur place. Les droits de rassemblement et de manifestation sont suspendus et un couvre-feu déclaré dans la région. Au mois d’avril, les mobilisations reprennent graduellement, jusqu’au 2 et 3 Juillet 2012, où quatre civils perdent la vie dans de violents affrontements entre les manifestants, la police et l’armée, à la suite de quoi un nouvel état d’urgence est déclaré. La longueur et la violence de ce conflit social, ainsi que ses répercussions sur le nouveau gouvernement, qui changera trois fois de ministre de l’Intérieur en mois d’un an, ont contribué à étendre la portée politique et la couverture médiatique de la mobilisation.
Militaires dans la Plaza de Armas de Cajamarca, au lendemain de la déclaration de l’état d’urgence, Décembre 2012.
Contrairement à la mobilisation de 2004, pour la quelle on dispose de peu d’images dans les médias nationaux, celle de 2011 contre le projet Conga est fortement médiatisée, non seulement par les médias locaux et nationaux mais aussi par les manifestants. Du fait de la démocratisation des nouvelles technologies d’information et de communication, un nombre croissant d’activistes locaux18 possède désormais un portable, voir un smartphone avec accès à Internet, et est ainsi en mesure de documenter et de diffuser la lutte. Cette pratique leur permet, en même temps, de produire un contre-récit au sujet de leur engagement, de rendre visible l’extension des mobilisations locales mais aussi les abus policiers, en d’autres termes de se légitimer et, partant, de se protéger de la répression. Face à la stigmatisation et à la répression de leur lutte, les organisations locales répondent par la mise en évidence des abus policiers et des pratiques de surveillance les plus communes, comme celle des agents de sécurité de l’entreprise minière qui les filment. Une partie de cette documentation visuelle et audiovisuelle, partagée à travers les réseaux sociaux et relayée par la presse, contribue ainsi à faire connaître l’opposition locale concernant ce projet et à attirer la solidarité internationale.
Personnel de sécurité, armé de fusil, gardant la route d’accès au projet Minas Conga, Novembre 2012.
La production médiatique de la part des activistes locaux et de leurs alliés19 est toutefois le résultat d’une sélection attentive de thèmes et d’images. Elle a pour but de contrer la criminalisation dont font l’objet les mouvements sociaux anti-miniers au Pérou. Par exemple, puisque les mobilisations anti-minières sont accusées de « terrorisme » – ce qui renvoie implicitement aux guérillas des années 1980 – les acteurs tendent à rendre invisibles leurs trajectoires politiques, notamment au sein des organisations de gauche des années 1970-1980. Ainsi, puisque la délégitimation des oppositions locales aux activités minières – de la part de personnalités politiques et de la presse – passe souvent par l’accusation de défendre des intérêts « politiques » cachés, les organisations évitent soigneusement de révéler leurs liens avec des partis politiques ainsi que les rivalités entre les organisations locales. Afin de légitimer l’opposition locale aux mines, les militant·e·s vont au contraire présenter leur engagement comme « apolitique » et « spontané », suscité par la conscience d’un danger imminent pour le maintien d’un mode de vie « traditionnel », voir pour la survie biologique et culturelle des futures générations. Ils tendent ainsi à présenter le mouvement social local comme une lutte de la petite paysannerie andine contre le grand capital international.
Assemblée militante sur les lieux de la concession minière Minas Conga, Mars 2013.
Dans ce contexte marqué par la double surveillance, entrepreneuriale et étatique, et par les efforts locaux de médiatisation positive de la part des militants, quelle peut être la place d’une ethnographe ? Comment enquêter sans passer pour une « espionne », c’est-à-dire sans prendre le risque que l’enquête contribue à la surveillance des militant·e·s ? Afin de développer les effets de la surveillance et de la médiatisation sur le travail de recherche, je vais détailler l’accès au terrain ainsi que la forme d’engagement et les observations qui en ont résulté.
L’accès au terrain : engagement « périphérique » et contre-dons
Le choix des interlocuteurs de mon premier séjour d’enquête, en 2011, était dicté par mon projet initial de comparer les perceptions du développement minier au sein de différents groupes sociaux. J’ai ainsi commencé par prendre contact avec trois groupes d’acteurs distincts : des habitants d’une communauté paysanne située dans la zone d’influence du projet Yanacocha ; des membres d’organisations écologistes urbaines, critiques envers l’activité minière ; des employés de MYSRL, chargés des programmes de responsabilité sociale. Dès le départ, cette « triangulation » s’est avérée difficile à tenir dans un environnement où la question minière était un sujet clivant. Elle fut d’ailleurs assez rapidement compromise, du fait de mon passage à la radio locale, mentionné en ouverture de ce texte, ce qui m’obligea à revoir tant mes méthodes que mon objet de recherche.
Manifestants en marche vers un rassemblement sur le site de la concession minière, mars 2013.
Trois mois après la fin de mon séjour, en novembre 2011, les premières mobilisations contre le projet Minas Conga bouleversaient la région. À mon retour sur le terrain, en février 2012, j’estimais qu’il serait impossible de maintenir des rapports synchrones avec la compagnie minière et les militant·e·s, le risque étant d’être prise pour une « espionne ». Par affinité et par intérêt, j’ai donc recentré mon enquête sur le réseau de mobilisation, mais j’ai vite constaté que « choisir son camp » n’était guère suffisant. La répression policière et les craintes de la surveillance avaient en effet consolidé une « culture du secret » au sein du réseau militant, culture dont je ne parvenais pas à saisir les logiques et les contours, mais dont je subissais clairement les effets. Si certains leaders locaux se montraient disponibles pour m’accorder des entretiens enregistrés, face au magnétophone ils ne faisaient que répéter le récit « officiel » des raisons de l’opposition locale au projet minier (défense de l’eau, maintien d’un mode de vie), et ces entretiens ne débouchaient sur aucun autre contact ni aucune situation observable. En dehors de ces espace-temps dédiés à des entretiens presque journalistiques, le magnétophone suscitait le malaise ou la fuite de mes interlocuteurs. Certaines personnes, rencontrées dans des manifestations, refusaient de me parler « pour des raisons de sécurité ». Le fait que je sois une gringa, c’est-à-dire une blanche étrangère facilement repérable dans un contexte plutôt local, ne facilitait pas les choses : lors des réunions et des événement publics, je me sentais parfois observée avec suspicion, jusqu’à ce que le hochement de tête d’un leader atteste de la légitimité de ma présence20. Le fait que je ne travaillais pas avec la seule ONG écologiste locale collaborant avec des étrangers et que je n’étais pas une journaliste, contribuait au flou qui entourait ma présence. Ne sachant pas quoi offrir en matière de « contre-don » de l’enquête21 je suis restée longuement en marge du réseau militant, ne prenant connaissance des événements et réunions qu’après coup, par des bribes de conversation entendues entre mes interlocuteurs.
La fréquentation assidue des manifestations et des réunions publiques, ainsi que des nouveaux contacts, ont finalement eu raison de cette impasse. Des membres d’une organisation alliée de Lima, avec laquelle j’étais en lien par l’intermédiaire d’une collègue, vinrent à Cajamarca pour un workshop et me proposèrent de participer à l’initiative. Cela me permit de reprendre contact avec l’organisation locale qui hébergeait l’événement, à savoir ces mêmes militants qui m’avaient invitée, une année auparavant, à parler à la radio. Mon « choix obligé » de l’époque, datant de quelques mois avant les premières grandes mobilisations, jouait soudainement en ma faveur, attestant de mon soutien à leur cause avant l’explosion du conflit social et me montrant moins suspecte d’être une « espionne ». Peu de temps après, dans une manifestation, je rencontrais une femme que j’avais côtoyée pendant mes séjours précédents dans la région, entre 2003 et 2010, alors que je travaillais pour une association locale de soutien scolaire aux enfants des quartiers populaires. Elle était avec une voisine plus jeune qui participait activement aux mobilisations contre le projet minier. Cette jeune femme m’invita par la suite à rejoindre une nouvelle organisation féminine, alors en voie de constitution, en tant que asesora (conseillère). Pour elle aussi, ma présence dans la région antérieurement au conflit, ainsi que mon travail dans les quartiers populaires, semblaient attester de ma « fiabilité ». Pour cette jeune organisation, la présence d’une gringa en son sein était une marque de prestige qui la rapprochait du capital social et symbolique des organisations leaders du mouvement social, seules détentrices des liens avec des organisations nationales et internationales. Pour moi, cette intégration offrait la possibilité d’occuper un espace social convenable pour une femme non-accompagnée – dont la présence auprès des leaders masculins pouvait être perçue comme inconvenante, voir suspecte22 – et de participer ainsi activement aux initiatives du réseau militant.
Mon adhésion à l’organisation féminine était d’autant plus rassurante, tant pour moi que pour mes interlocuteur·rices, que celle-ci n’occupait pas une position de leadership dans le réseau de mobilisation et, de ce fait, n’était pas censée détenir d’informations sensibles. Cet engagement « périphérique » au sein du réseau militant m’a aidée à saisir les contours et les règles de cette culture du secret qui ne distinguait pas seulement entre les péruvien·nes et les etranger·ères, les militant·es et les non-militant·es, mais aussi entre les organisations du mouvement et entre les hommes et les femmes qui y participaient. Les hiérarchies internes au réseau de mobilisation s’exprimaient par un accès différentiel aux informations et aux ressources – moyens financiers, logistiques ou médiatiques nécessaires aux activités des organisations – qui se retrouvait dans la division sexuelle du travail militant23. L’organisation à laquelle je participais ne disposait pas de ressources propres, mais devait les solliciter auprès du leadership masculin d’autres organisations, proches des ONG et des partis politiques. De plus les formes et modalités des activités militantes féminines et masculines étaient différentes. Toutes ces distinctions m’aidèrent à comprendre les hiérarchies internes au mouvement social, et à redéfinir par la suite mon objet de recherche.
Veille commémorative des manifestants décédés dans les affrontements avec la police et l’armée, Juillet 2013.
Contrairement à d’autres ethnographies en terrain militant24, mon affiliation à cette association n’était pas exclusive, mais m’autorisait une certaine mobilité à l’intérieur du réseau d’opposition au projet minier. J’ai ainsi assumé un rôle de « colporteuse, courroie de transmission et accompagnatrice25 » entre différents acteurs et organisations. Je me suis notamment engagée dans des formes de médiatisation à l’échelle locale, là où mon statut d’étrangère constituait une valeur ajoutée. Avec l’association féminine dont je faisais partie, j’ai par exemple participé à l’organisation d’une exposition de photographies pour la Journée internationale des droits des femmes, le 8 mars. Cette exposition rassemblait des photos d’archive des activités féminines en milieu rural, auxquelles s’ajoutaient des images récentes de la participation des femmes aux mobilisations contre le projet Conga. Cette initiative a ensuite incité une autre organisation, dans une province voisine, à « emprunter » une partie de ces images pour une seconde exposition, recentrée cette fois sur les impacts écologiques de l’activité minière. Disposant de temps et de moyens pour voyager d’une province à l’autre, j’ai transporté les photos et installé cette deuxième exposition. Cet intérêt pour les images m’a finalement donné l’idée d’organiser, à mon retour en France, une exposition photographique avec des membres du collectif « Solidarité avec Cajamarca » de Paris26. Pendant mes derniers mois sur le terrain, j’ai recueilli auprès des organisations locales des clichés pris par des militants locaux et internationaux. Au bout de presque un an de travail de terrain, j’avais si bien intériorisé les arguments de mes interlocuteurs, que l’exposition parisienne a pris « naturellement » la même forme. Nous avons ainsi reproduit fidèlement la mise en récit militante de l’opposition au projet minier et les dons reçus ont été ensuite envoyés à Cajamarca pour participer au frais de défense juridique des militant·es.
L’ensemble de ces activités m’a permis de m’intégrer au réseau de mobilisation et de mieux saisir les rapports de collaboration et de compétition entre les acteurs et les organisations qui le composaient. J’ai notamment remarqué comment les rumeurs au sujet d’« espions » remplissaient une fonction sociale précise, même à l’intérieur du réseau militant. Ces rumeurs permettaient en effet d’exercer des formes d’autorité – pour déterminer la « fiabilité » d’une chercheuse, par exemple, ou de délégitimer des formes de dissidence interne, en instillant des doutes sur les motivations du dissensus ou en insinuant que quelqu’un serait en train de jouer au « franc-tireur ». La participation aux activités militantes m’a également donné l’occasion de mieux saisir le quotidien mes interlocuteurs, leurs expériences ordinaires de la surveillance publique et privée et les craintes qu’elles engendraient. J’ai ainsi recueilli des anecdotes échangées, au cours de conversations et d’activités ordinaires, sur des insultes et des menaces reçues par téléphone, à travers les réseaux sociaux et de vive voix, soit de la part de policiers et d’agents de sécurité de l’entreprise minière, soit de la part d’anonymes27.
J'ai également été confrontée à certaines formes d’intimidation et à des tentatives d’identification. Par exemple, un agent du service de sécurité de Minas Conga est passé à côté de nous, dans son 4x4, en revenant d’un rassemblement dans la zone de future exploitation minière. Il s’est adressé directement à moi en disant « on te connaît, on t’a déjà vue ici » (ce qui, en l’occurrence, n’était pas vrai), tentant ainsi de m’intimider. Ou encore, après une manifestation dans la capitale régionale, deux hommes en civils se sont approchés de moi et de deux autres personnes étrangères avec qui je discutais, pour nous demander de nous identifier ou de monter dans une voiture banalisée, ce que nous avons refusé de faire. La consigne, tant pour les militants·es que pour leurs alliés·es, était en effet de ne jamais donner notre identité, le risque étant de se voir par la suite attribuer des crimes divers (dommage à biens publics, blocages de rue, etc.) ou, dans le cas des étrangers, de se faire extrader. Ceci a notamment été le cas d’une collègue anthropologue états-unienne qui, à son retour au Pérou l’année suivante, s’est vu refuser l’entrée au pays à l’aéroport de Lima. Heureusement pour nous, au moment où ce contrôle d’identité a eu lieu, la présence d’un grand nombre de personnes sur la place centrale de la capitale régionale a semblé suffisante pour décourager ces prétendus officiers en civil (dont aucun ne nous a montré son insigne). Mais l’épisode qui a suscité mes plus grandes craintes fut celui-ci : trois policiers – cette fois en uniforme – sont entrés dans le cybercafé où je me trouvais et m’ont demandé de présenter mes papiers d’identité ou de les suivre au commissariat. J’ai refusé de donner ces documents, mais ne pouvant pas sortir (la porte était bloquée par l’une des trois agents), j’ai alors commencé à appeler tous mes contacts locaux. Une de mes interlocutrices est venue à mon secours ; elle est entrée dans le cybercafé en criant que j’étais une cousine arrivée d’Italie et que c’était un scandale de traiter ainsi une « touriste ». Profitant d’un moment de surprise de la part des agents, elle m’a prise par le poignet et m’a traînée dehors, en s’éloignant avec un air outré et un pas décidé. À ma grande surprise, les officiers ne nous ont pas suivies, me laissant jusqu’à aujourd’hui perplexe quant au degré d’intentionnalité et d’organisation de leur tentative d’identification.
Les jours suivants, la nouvelle de ma quasi-interpellation a fait le tour des militant·es que je côtoyais, venant ainsi s’ajouter à une longue liste d’anecdotes concernant les opérations de surveillance et de prise en filature. Cet épisode pourrait rappeler celui, décrit par Clifford Geertz, où le fait de fuir une descente de police le rend soudainement « visible » pour les villageois balinais auprès desquels il souhaite enquêter. Mais alors que pour Geertz cet événement marque le début de son enquête, dans mon cas, cet épisode, survenu à quelques semaines de la fin de mon terrain, indique au contraire de l’aboutissement d’un processus d'intégration qui m’a fait participer – en partie, et toute proportion gardée – l’expérience qu’ont mes interlocuteurs de la surveillance publique ou privée et à la crainte qu’elle leur inspire.
Si la convergence entre la surveillance et la médiatisation contre-hégémonique ont impliqué des difficultés pour l’ethnographie, leurs effets ne se limitent pas à l'entrée sur le terrain, mais touchent également à la question de la production de données (prises de notes, images), de leur analyse et de leur diffusion. C’est donc vers cette dernière étape de la recherche et ses modalités de médiatisation que je vais maintenant me tourner.
L’écriture et de la diffusion : temps long et stratégies textuelles
La participation aux activités du réseau militant local et les échanges avec les militant·es m’ont aidé à comprendre les stratégies de visibilité et d’invisibilité de mes interlocuteurs, et à m’y conformer. D’une part, j’ai abandonné certaines pratiques, telles que l’enregistrement, et j’en ai adopté d’autres, telles que l’anonymisation de mes interlocuteurs dès la prise de note, afin de rendre plus difficile leur identification en cas de saisie de mes carnets. J’évitais de photographier et/ou de m’entretenir publiquement avec des militants « de base » susceptibles d’être craintifs et/ou exposés par ma présence. Alors que je séjournais souvent avec des femmes militantes avec lesquelles je m’entretenais longuement, je n’enregistrais pas ces entretiens, ni les conversations informelles, préférant la prise de notes immédiate ou a posteriori. Je sortais mon magnétophone uniquement lors d’événements ou de déclarations publics, où l’enregistrement était bienvenu en tant que forme possible de diffusion d’un récit « officiel ». Outre la participation à la médiatisation du conflit à l’échelle locale, j’aidais aussi occasionnellement à la documentation et diffusion de la mobilisation sur les réseaux sociaux. Dans les manifestations je me promenais la caméra à la main et je prenais des photos. De ma propre initiative, je privilégiais automatiquement des angles qui maximisaient l’affluence, des images des manifestant·es en habits « traditionnels » (poncho, sombrero) et des prises de vue éloignées et de dos, afin que personne ne soit reconnaissable. Je me rendis ainsi compte que j’avais acquis « par mimétisme » certaines des stratégies de médiatisation de mes interlocuteurs, à savoir montrer l’adhésion locale aux mobilisations de refus du projet minier, anonymiser les participant·es et présenter le mouvement social comme porté par la paysannerie andine. Ces stratégies et les critères relationnels dont elles relèvent ont été en partie inversés lors de mon retour de terrain, lorsque j’ai été confrontée à un autre public composé de chercheurs et d’apprentis chercheurs, et à une autre forme d’engagement, cette fois avec mon milieu socio-professionnel.
Manifestants et police pendant une mobilisation sur les lieux de la concession minière, Mars 2013.
En 2013, de retour en France et dans mon milieu académique de référence, j’ai soudain été confrontée à des attentes et à des critères de validité concernant mes pratiques, attentes et critères évidemment très différents de ceux que j’avais connus sur le terrain. Si, à Cajamarca, l’engagement dans le mouvement social était la condition préalable de l’accès à mes interlocuteurs, indispensable donc au travail ethnographique, dans le milieu académique, ce même engagement devenait source de suspicion quant à la validité de mes données. Je me souviens, par exemple, que l’on m’a demandé ce qui distinguait mon enquête de celle d’une journaliste – en suggérant par cela un travail plutôt descriptif et/ou engagé qu’analytique. Alors même – ironie de la situation –, qu’écrire pour la presse sur le terrain aurait précisément constitué un atout. Si au cours de l’enquête, l’apprentissage et la reproduction du discours militant était une marque d’intégration, dans le milieu scientifique, la validité de ma pratique exigeait plutôt de me départir de ce même discours. Ainsi, alors que le pacte tacite avec mes enquêtés consistait à ne pas jouer au franc-tireur, pour mon milieu professionnel, l’intérêt de ma recherche consistait précisément dans l’originalité de l’analyse que je pouvais faire d’un phénomène largement médiatisé, autrement dit dans le fait de montrer des choses qui n’auraient pas été visibles autrement. Parler de ce qui n’était pas donné à voir par les médias et les organisations militantes posait cependant des questions d’ordre éthique quant à la confidentialité des informations et le risque d’appropriation de mon travail par la presse, l'entreprise minière, voire les institutions étatiques avec lesquelles mes interlocuteurs étaient en conflit28. Tout comme j’étais longtemps restée en marge du réseau militant en attente d’une « entrée », je suis restée longtemps en marge du texte, prise entre la crainte de partager des informations confidentielles et l’injonction à aller au-delà du récit de mes interlocuteurs.
Le temps long de l’écriture, l’intérêt que j’avais développé pour les images et certaines stratégies textuelles ont été déterminants pour sortir de cette impasse. Les informations « confidentielles » que je m’inquiétais de divulguer concernaient notamment les rivalités internes au sein du mouvement social, les liens des organisations locales avec les partis politiques (connus sur le terrain mais résolument niés devant les institutions et les médias) et les éléments de continuité avec les organisations militantes des années 1970/1980, dont – dans des rares cas – les guérillas.
Les différentes temporalités de la recherche et de la vie sociale ont heureusement contribué à dissiper une première partie de ces préoccupations. Les élections régionales de 2014 et présidentielles de 2016 ont en effet mis au jour les affiliations partisanes des organisations locales, que j’ai ainsi pu inclure dans l’analyse, notamment afin de les resituer dans le paysage politique national postérieur à la transition démocratique de 2000. En ce qui concerne les éléments de continuité avec les organisations politiques de la période 1970-1980, j’ai fait le choix d’élargir la focale à l’ensemble des trajectoires militantes, en détournant ainsi l’attention de certains parcours spécifiques, somme toute minoritaires, pour restituer la diversité des engagements nés des organisations paysannes, syndicales et religieuses, entre autres. Ces formes de contextualisation – historicisation, élargissement de la focale – ont rendu possible l’inclusion de certaines données « sensibles » au texte, en réduisant leur potentiel nuisible par leur marginalisation dans l’analyse.
Ayant bien intériorisé la présentation tant discursive que visuelle de la mobilisation locale, jusqu’à la reproduire moi-même dans une exposition parisienne, j’ai finalement inversé le regard pour en faire un objet d’analyse. J’ai ainsi reconstruit le processus de production d’une narration et d’une identification militante partagées, à la lumière des transformations socio-économiques survenues en vingt ans de développement minier, à travers les rapports de force entre les organisations militantes. Afin de ne pas réduire ce processus à un froid « calcul » politique, j’ai montré comment les militant·es s’en saisissaient et les articulaient avec leurs histoires de vie, afin de donner une cohérence à leurs trajectoires tant personnelles que politiques. Dans le texte, j’ai également octroyé une place centrale aux images, principalement comme illustrations de la mise en récit médiatique, répondant à la criminalisation et à la répression des mobilisations anti-minières évoquées au début de ce texte. J’ai ainsi pu montrer que la présentation de l’opposition locale comme la manifestation « spontanée » d’une paysannerie andine, soucieuse de garder son mode de vie, était centrale à sa légitimation car elle permettait de véhiculer une image politiquement non-menaçante. J’ai aussi pu montrer que le réseau militant était bien plus complexe que ce qu’il donnait à voir, et valoriser ainsi le travail de production d’une identification militante partagée par différents groupes sociaux.
Finalement, les données produites pendant mon premier terrain de thèse –, quand j’avais pu m’entretenir avec le personnel de la compagnie minière et les habitants d’une communauté paysanne dans la zone d’influence de Minera Yanacocha –, m’ont servi à contraster mes observations du réseau militant. Mettre les discours et pratiques des acteurs mobilisés en comparaison avec celles des travailleurs de la compagnie et des habitants ruraux désengagés de l’opposition locale m’a permis d’identifier certaines divergences et certaines résonances. Cela m’a notamment amené à discerner un « sens commun » partagé, renvoyant à un ordre social fondé sur les hiérarchies ethniques et de genre, qui était perçu comme bouleversé par l’activité minière. Cet aspect a constitué le « fil rouge » de mon analyse, qui associe les transformations sociales liées au développement minier aux rapports entre les organisations qui s’y opposent, à travers un souci commun de maintien des distinctions ethniques et de genre.
Conclusion
Les « terrains minés » – c’est l’une de leurs caractéristiques – sont marqués par d’importantes asymétries de pouvoir entre les acteurs sur place. L’asymétrie plus évidente est celle entre les habitants des territoires d’extraction – généralement des groupes sociaux minorisés, telles des communautés paysannes et/ou indigènes – et les corporations minières transnationales qui exploitent. En cas de mobilisation locale contre le secteur minier, cette asymétrie devient structurante pour les acteurs sociaux, qui peuvent donc s’identifier mutuellement comme « pro » ou « anti » mines, et demander à l’ethnographe de prendre parti29. Même lorsque les interlocuteurs ne demandent pas une allégeance comme précondition de l’enquête30, les laborieuses conditions d’accès aux interlocuteurs31 rendent souvent difficile les recherches approfondies avec ces différents groupes d’acteurs. Le « choix d’un camp » n’est pourtant que le point de départ d’une enquête, où les formes d’engagement de l’ethnographe sont nécessairement multiples et coconstruites avec ses interlocuteurs. Ces engagements ne cessent d’ailleurs d’évoluer au cours de l’enquête, dès l’entrée sur le terrain jusqu’à l’écriture.
Du fait de mon passage à la radio, mentionné au début de ce texte, j’ai dû abandonner la triangulation initiale des interlocuteurs et revoir mon projet d’enquêter sur le développement minier avec différents groupes d’acteurs. L’ethnographie étant une pratique située, le risque d’« enclicage32 » ne consiste pas tant dans l’impossibilité d’accéder à la totalité des interlocuteurs – quel ethnographe pourrait y prétendre ? – mais plutôt dans la délimitation de l’espace de validité auquel l’analyse prétend. Au moment où j’ai recentré mon enquête sur le réseau militant, j’ai dû également recentrer mon objet de recherche autour des interactions observables dans ce milieu. En soi, cet alignement ne suffisait cependant pas à m’octroyer une place : mon intégration au réseau de mobilisation depuis un espace socialement adéquat ainsi que ma contribution depuis cet espace à la médiatisation du conflit à l’échelle locale, où mon statut d’étrangère constituait un atout, se sont révélées déterminantes. Ces positionnements et ces pratiques m’ont en effet permis d’accéder à des espaces et à des formes de sociabilité militante ordinaire, et de mieux comprendre les hiérarchies entre les individus et les organisations. Cela m’a ainsi valu, à la fin de mon terrain, des tentatives d’identification de la part de la police locale, me permettant de mieux saisir ce volet d’expériences de mes interlocuteurs, ainsi que les craintes qu’elles suscitaient.
Lorsqu’on mène des recherches dans un contexte fortement politisé, il peut donc convenir d’assumer une approche émique plutôt que comparative33, permettant de penser les rapports entre les acteurs à l’intérieur d’un même « camp ». Cela ne signifie par esquiver la question des fortes inégalités qui contribuent à produire les processus sociaux observés et à déterminer les conditions de l’enquête, mais « décentrer le regard » afin de saisir ces phénomènes dans une perspective qui ne se superpose pas exactement à celle de ses interlocuteurs, sans arrêter de les prendre au sérieux pour autant. La perspective ici proposée est celle des stratégies de visibilité et d’invisibilité produites, d’une part, par la convergence entre la surveillance publique et privée, d’autre part, par les nouvelles opportunités de médiatisation engendrées par la diffusion des technologies d’information et de communication. Plutôt que d’appliquer cette perspective uniquement aux pratiques de mes interlocuteurs, j’ai souhaité m’en servir pour réfléchir aux modalités d’engagement de l’ethnographe sur le terrain et dans le processus d’écriture. Ces modalités produisent des stratégies spécifiques de visibilisation et d’invisibilisation de soi, des autres, et de certaines données ou éléments de contexte cohérents avec une mise en récit, militante aussi bien qu’analytique.
Pour mener une enquête dans un espace social caractérisé par la surveillance et la médiatisation, les pratiques de l’ethnographe doivent nécessairement se conformer aux stratégies de visibilité et d’invisibilité de ses interlocuteurs, sous peine de mise en péril de la relation d’enquête (au mieux) ou de la sécurité des enquêtés (au pire). Mais le passage de la production à l’analyse et à la diffusion des données, autrement dit de l’ethnographie au texte, implique aussi le passage d’un groupe d’interlocuteurs à un autre, avec de nouveaux critères de validité de la pratique de la chercheuse. Les critères selon lesquelles certains acteurs et pratiques doivent être montrés, et d’autres occultés, en sortent inversés. Les comportements indispensables pour gagner la confiance des enquêtés sur le terrain – l’apprentissage d’un récit, l’adoption ou l'abandon de certaines modalités de production de données – deviennent ainsi « suspectes » pour certains collègues au retour en France. Diffuser des données originales et se départir du discours de ses interlocuteurs ethnographiques soulève toutefois le risque de dévoiler des informations confidentielles ou d’invalider leur récit, contrevenant à l’éthique de la recherche (et de la chercheuse). Face à ces injonctions contradictoires, toute solution est nécessairement partielle. Dans le cas de la chercheuse et de la recherche en question, la « péremption » de la confidentialité de certaines informations, d’une part, et certaines stratégies textuelles et analytiques spécifiques, d’autre part, ont rendu possible l’intégration des informations « sensibles » au texte grâce à la réduction de leur potentiel nuisible. Finalement, la prise en objet du discours militant acquis a permis de resituer celui-ci dans un contexte de stigmatisation et de criminalisation de l’engagement contre les mines, permettant ainsi de l’analyser sans pour autant arrêter de le « prendre au sérieux ». Ces stratégies de visibilisation et d’invisibilisation textuelles et analytiques spécifiques ne constituent que certaines des réponses possibles – et toujours contextuelles – aux dilemmes éthiques et méthodologiques qui abondent dans les terrains miniers.
Finalement, dans le cadre d’une temporalité longue de la recherche, la possibilité d’une comparaison avec le personnel des entreprises minières n’est pas à exclure. Étant récemment retournée du terrain pour enquêter, dans le contexte de l’ANR Interruptions, sur les effets de la Covid-19 sur les activités du secteur minier, j’ai pu m’entretenir avec des travailleurs et des prestataires d’entreprises minières dans la région de Cajamarca. Cela m’a laissé entrevoir – non sans surprise – des soucis de confidentialité semblables à ceux observés, des années auparavant, parmi les militants. Ces observations, tout à fait embryonnaires, suggèrent une diffusion majeure des pratiques de surveillance de la part des entreprises minières, même parmi leurs travailleurs, et posent la question de la continuité de ces pratiques d’un secteur social et politique à l’autre, ainsi que des outils méthodologiques pour les appréhender.
Notes
1
J’entends par surveillance un ensemble de formes de contrôle et de suivi d’activistes de la part tant d’acteurs appartenant au secteur public (police, armée, services de renseignement) que d’acteurs appartenant au secteur privé (services de sécurité, cabinets d’investigation).
2
Sabrina Melenotte, « Comment mener une ethnographie au Chiapas ? Entre engagements et désengagements sur un terrain fortement politisé », Altérités, Université de Montréal. Département d’anthropologie, Penser l’engagement, Vol. 5, N°2, 2008, p.129-142.
3
J’utilise ici le terme de médiatisation dans son acception la plus large, au sens de transmission par différents médias – de la presse écrite à l’audio-visuel, et de la radio à l’article scientifique – de phénomènes sociaux ou de réalités sociales. Ce choix n’a pas pour but d’aplanir les différences (technique, de public, de diffusion) entre ces médias mais plutôt de rendre visible les éléments communs à des champs qui sont souvent traités séparément.
4
À ce sujet, voir Didier Fassin, « L’innocence perdue de l’anthropologie : remarques sur les terrains sensibles ». In Florence Bouillon, Marion Fresia, Virginie Tallio (dir.), Terrains sensibles. Expériences actuelles de l’anthropologie. Paris, CEA-EHESS, 2005, p. 97-103 ; Juliette Sakoyan, « L’éthique multi-située et le chercheur comme acteur pluriel. Dilemmes relationnels d’une ethnographie des migrations sanitaires ». ethnographiques.org, 17, 2009.
5
Vincent Bos et Cécile Lavrard-Meyer, « “Néo-extractivisme” minier et question sociale au Pérou », Cahiers des Amériques latines, vol. 78, 2015, p.29-55.
6
En 1993, le président Alberto Fujimori (1990-2000), après un « auto-coup d’État », fit approuver par référendum une nouvelle constitution facilitant les investissements internationaux dans le pays.
7
Cette périodisation fait référence au début des hostilités, avec l’incendie des urnes électorales par le Sentier lumineux dans le village de Chuschi (Aayacucho), le 17 Mai 1980, jusqu’à la capture d’Abimaél Guzmàn ou Comandante Gonzalo, principal théoricien, fondateur et leader de la guérilla. Des cellules du Sentier lumineux continuent toutefois à opérer après cette date et jusqu’à aujourd’hui. La périodisation plus souvent retenue par la littérature scientifique est celle du rapport de la Commission de la Vérité et de la Réconciliation (CVR) de 2003, qui examine les faits survenus entre 1980 et 2000.
8
À ce sujet, voir Paulo Drinot, « The Meaning of Alan García: Sovereignty and Governmentality in Neoliberal Peru », Journal of Latin American Cultural Studies, vol. 20, n°2, 2011, p. 179-195 ; Oscar Espinosa de Rivero, «¿Salvajes opuestos al progreso?: aproximaciones históricas y antropológicas a las movilizaciones indígenas en la Amazonía peruana », Anthropologica, vol. 27, n 27, 2009, p.123-168 ; Kyra Grieco, « Racialiser la résistance. Les mobilisations contre les activités minières dans le Pérou contemporain » in Christophe Giudicelli & Gilles Havard, (dir.), Les Révoltes indiennes. Amériques, XVIe-XXIe siècle, Paris, Les Indes savantes, 2021, p. 281-296.
9
Certains articles de presse soulignent par exemple le soutien financier d’ONG internationales aux organisations locales ou suggèrent que les protestataires seraient les meilleurs alliés du Chili, rival du Pérou en termes de production minière et de croissance économique.
10
Le gouvernement Toledo (2001-2006) aggrave les peines prévues en cas de destruction des propriétés et de blocage des voies publiques (loi Nº 27686) ; celui de García (2006-2011) promulgue des décrets législatifs autorisant l’intervention de l’armée dans les situations de conflit social, l’accusation d’extorsion (jusqu’à 25 ans de prison) pour les contestataires, et l'interdiction faite aux autorités publiques de participer aux manifestations ; le gouvernement Humala (2006-2011), enfin, a modifié le Code pénal pour exonérer de responsabilité les agents des forces de l’ordre causant la mort ou des lésions graves pendant l’exercice de leur fonction (loi N° 30151), et a approuvé par décret législatif (n.° 1148) la prestation de services extraordinaires en complément de la fonction policière, c’est-à-dire la création de conventions entre la Police nationale et des acteurs privées – telles les entreprises minières – pour la prestation d’un service de sécurité privé pendant les jours de congé (Decreto Supremo nº 004-2009-IN).
11
Ces décès sont difficiles à quantifier avec exactitude. Selon la Défensoria del Pueblo, institution constitutionnelle indépendante qui réalise régulièrement un monitorage des conflits sociaux au Pérou, les mobilisations de 2006 à 2020 coutent la vie à 289 personnes.
12
Tel est le cas des abus commis en 2005 par les forces de police dans le campement minier de Minera Majaz, région de Piura. À la suite d’une manifestation des communautés locales contre le projet minier, 28 paysans et paysannes furent amenés au campement minier, où ils furent retenus et torturés pendant trois jours, sans eau ni alimentation. Une personne est morte à la suite de tortures. À ce sujet, voir Peru Support Group, « State Crime Testimony Project: Torture at the Río Blanco Mine - A StateCorporate Crime? », 2012 et Charis Kamphuis, « Foreign Investment and the Privatization of Coercion: A Case Study of the Forza Security Company in Peru », Brooklyn Journal of International Law, vol. 37, n° 2, 2012, p. 529-578.
13
Fabiana Li, Unearthing Conflict: Corporate Mining, Activism, and Expertise in Peru, Durham, Duke University Press Books, 2015.
14
« Destapamos la operación “El Diablo” », La República, 02/12/2006.
15
A ce sujet, voir : José Luis Gómez del Prado, « Informe del grupo de trabajo sobre la utilización de mercenarios como medio de violar los derechos humanos y obstaculizar el ejercicio del derecho de los pueblos a la libre determinación ». En: El Consejo de Derechos Humanos de la Asamblea General de las Naciones Unidas. Febrero 2008 ; Charis Kamphuis, « Foreign Investment and the Privatization of Coercion: A Case Study of the Forza Security Company in Peru », Brooklyn Journal of International Law, Vol. 37, N°2, 2012, p. 529 - 578.
16
Le projet Minas Conga concerne notamment un haut-plateau andin où naissent plusieurs cours d’eau. Pour plus d’informations sur les impacts du projet et la controverse dont il fait l’objet, voir Kyra Grieco et Carmen Salazar-Soler,« Les enjeux techniques et politiques dans la gestion et le contrôle de l'eau : le cas du projet Minas Conga au nord du Pérou », Autrepart, Vol. 2, N° 65, 2013, p. 151-168.
17
Un état d’exception au cours duquel les forces armées contrôlent l’ordre public, limitant ou suspendant ainsi les droits constitutionnels de liberté et de sécurité, l’inviolabilité du domicile et la liberté de réunion et de circulation.
18
Je maintiens ici volontairement le masculin, car l’utilisation des nouvelles technologies connaît un biais de genre (outre que d’âge et de classe sociale) important. À l’intérieur des couples, des familles et des organisations mixtes, ce sont en effet surtout les hommes qui possèdent les dispositifs les plus avancés.
19
Principalement des ONG nationales et internationales mais aussi quelques photo-reporters, chercheurs engagés, voyageurs, etc.
20
Je n’approfondirai pas ici la question de la confiance, de ses épreuves et circulation, qui mériterait un article en soi. Je me limiterai à signaler que la « confiance » était un bien dont la circulation procédait du haut vers le bas. Alors que les militant·e·s de base n’auraient jamais pu attester de ma fiabilité ou, par exemple, m’amener à une réunion où je n’étais pas conviée, les leaders sociaux disposaient d’une « surplus » de confiance qui leur permettait de désigner telle ou telle autre personne comme fiable, par leur simple fréquentation.
21
Florence Bouillon, « Pourquoi accepte-t-on d’être enquêté ? Le contre-don, au cœur de la relation ethnographique ». In Florence Bouillon, Marion Fresia, Virginie Tallio (dir.), Terrains sensibles. Expériences actuelles de l’anthropologie. Paris, CEA-EHESS, 2005, p. 75-96.
22
Si la confusion entre relation d’enquête et de séduction avec certains leaders masculins m’est apparue claire d’emblée – lorsque je m’étais retrouvée à refuser courtoisement l’invitation à réaliser un entretien dans une chambres d’hôtel – je n’ai compris que par la suite que ce genre de relations, qui transgressaient les normes de genre locales, pouvaient contribuer aux suspicions qui entouraient ma personne.
23
À ce sujet, voir Kyra Grieco, « Le “genre” du développement minier : maternalisme et extractivisme, entre complémentarité et contestation », Cahiers des Amériques latines, 82, 2016.
24
Tel est le cas reporté par Adrien Jouan, « S’impliquer pour enquêter : politiques et dilemmes d’une ethnographie en terrain militant », Cahiers de recherche sociologique, N°61, 2016, p. 145-166.
25
Juliette Sakoyan, « L’éthique multi-située et le chercheur comme acteur pluriel. Dilemmes relationnels d’une ethnographie des migrations sanitaires ». ethnographiques.org 17, novembre 2009.
26
Exposition « Le conflit Conga au Pérou, de l’eau ou de l’or ? », Labo13/Maison des Initiatives Etudiantes de la Mairie de Paris, 16-24 Novembre 2013.
27
Kyra Grieco, « Le “genre” du développement minier : maternalisme et extractivisme, entre complémentarité et contestation », Cahiers des Amériques latines, 82, 2016.
28
Emmanuelle Piccoli et Isabel Yepez del Castillo, « Ambiguities and Potentialities of Social Sciences in the Peruvian Mining Context », Anthropologie & développement, n° 44, 2016, p. 31-53.
29
Emmnuelle Piccoli et Isabel Yepez del Castillo, « Ambiguities and Potentialities of Social Sciences in the Peruvian Mining Context », Anthropologie & développement, n° 44, 2016, p. 31-53.
30
Christine Pirinoli, « L’anthropologie palestinienne entre science et politique : L’impossible neutralité du chercheur », Anthropologie et Sociétés, v. 28 n° 3, 2004, p. 165-185.
31
Doris Buu-Sao, « Prendre le parti de l’enquête. Positionnements ethnographiques en terrain conflictuel », Genèses, n° 115, 2019, p. 123-137 ; Bruno Hervé, Gouverner le territoire et ses Hommes en contexte minier. Anthropologie de la cohabitation entre la communauté paysanne de Fuerabamba et le projet minier Las Bambas au Pérou (2003-2015), Thèse en anthropologie sociale et ethnologie, Paris, EHESS, 2019.
32
Jean-Pierre Olivier De Sardan, « La politique du terrain », Enquête, n°1, 1995, p. 71-109.
33
Martina Avanza, « Plea for an Emic Approach Towards ‘Ugly Movements’: Lessons from the Divisions within the Italian Pro-Life Movement », Politics and Governance, v. 6, n° 3, 2018, p. 112-125.