Tout d’abord, l’évolution de la figure du général Franco – « de héros à figure comique » – évoquée dans le titre a de quoi surprendre. Il convient par conséquent d’apporter quelques précisions. L’auteure observe cette évolution du point de vue de la culture contemporaine, c’est-à-dire qu’elle fait de Franco un objet culturel, qu’elle présente à ceux qui seraient intéressés par le « produit », en mettant en évidence les aspects multiples, successifs et divers de la vie et de l’œuvre du dictateur, façonnés par le temps et par les intérêts de leurs récepteurs potentiels. Ayant pris pour sujet ce « produit culturel », l’ouvrage va bien au-delà d’une simple biographie, plus ou moins objective. Il s’appuie sur une bibliographie abondante et inclut une documentation primaire dûment contrastée. Avec la figure de Franco, nous sommes en présence d’un produit culturel constamment retravaillé, dans le but de répondre à des circonstances et à des intérêts divers, tout en visant à ce que le personnage ne perde jamais de son actualité. Comme nous le verrons plus loin, l’auteur identifie avec précision quatre phases dans l’élaboration et la présentation du « produit ».
Matilde Eiroa San Francisco, Franco, de héroe a figura cómica de la cultura contemporánea, Valencia, Tirant Humanidades, 2021.
L’élément remarquable de ce livre est la somme d’informations et l’abondante documentation qu’il utilise, via différents supports : bibliographique, graphique, électronique et numérique, soit quelque 340 titres, entre livres et articles, auxquels il faut ajouter 150 articles de journaux (la plupart en format numérique) et autres produits numériques : pages web, vidéos, blogs, twits, mèmes, etc. Malgré son important matériel bibliographique et documentaire, cet ouvrage ne peut être considéré comme une étude détaillée de l’image actuelle du général Franco et de son œuvre ni comme une analyse de la bibliographie existant sur le personnage, à la manière de l’École des Annales. Le produit culturel « Franco » est constitué par la représentation du dictateur, telle qu’elle a été élaborée et « travaillée » lors d’étapes successives, et en fonction d’intérêts variés : le sien, lorsqu’il exerçait le pouvoir, celui de ses partisans, qui cherchent à protéger sa mémoire, et celui des critiques, qui visent à démystifier le personnage et son œuvre afin de les situer à leur juste place dans l’histoire de leur époque.
Le livre s’ajuste parfaitement au paradigme de l’histoire culturelle. Dans l’introduction, l’auteur affiche clairement son objectif : construire un produit culturel – le général Franco – à partir de ses traits les plus caractéristiques afin qu’il soit reconnaissable, tant par ses partisans que par ses adversaires et détracteurs, en insistant de manière permanente et presque obsessionnelle sur la façon dont il est représenté, puisque l’histoire culturelle s’intéresse autant à la fabrication de l’objet qu’à sa réception, observant son impact sur le milieu social qui l’accueille. La composante idéologique qui accompagne le processus d’élaboration et de réception de cet objet culturel ne peut être laissée de côté. Considérant la nature du régime dictatorial imposé par le général Franco, il est évident que celui-ci eut, de son vivant, des adeptes et des partisans ainsi que des adversaires et des détracteurs. Mais, une fois la normalité démocratique établie, cette division est toujours en vigueur. D’une manière générale, on peut dire que le secteur conservateur de la société espagnole éprouve de la nostalgie pour ce que le général Franco représentait en son temps et ne cherche pas à se couper de cet héritage.
L’auteure, Matilde Eiroa San Francisco, témoigne d’une grande capacité de synthèse face à un tel volume de documentation et d’informations. Elle montre également un courage méritoire en les passant au crible des représentations de Franco et de leur réception dans la société, tout en faisant preuve d’honnêteté intellectuelle en reconnaissant, à la page 22, qu’elle a puisé ailleurs l’idée originale de son ouvrage : elle applique au personnage de Franco ce que Gavriel D. Rosenfeld, en 2014, fit à celui d’Hitler, dans son livre Hi Hitler ! How the Nazi past is being normalized in contemporary culture (« Hi Hitler ! Comment le passé nazi se normalise dans la culture contemporaine », non traduit). Ajoutons enfin que le parcours intellectuel et académique de l’auteure cautionne sa démarche : experte du franquisme, professeure au département de communication de l’université Charles-III de Madrid et chercheuse en histoire, mémoire et société numérique.
Après un prologue d’Ángel Viñas – qui est le spécialiste de la guerre d’Espagne et de la dictature franquiste – et une introduction dans laquelle l’auteure dévoile les règles qu’elle a suivies pour élaborer son ouvrage, celle-ci présente un travail structuré principalement selon un ordre chronologique. Matilde Eiroa analyse la mise en place de l’objet culturel Franco et sa réception par la société en quatre étapes, qui correspondent aux quatre chapitres du livre : pendant la dictature (1936-1975), durant les vingt-cinq premières années de la démocratie (1975-2000), au début du XXIe siècle et, enfin, dans le domaine de l’internet. Cette dernière étape, bien que coïncidant chronologiquement avec la précédente, prend formellement et qualitativement une signification différente, du fait des particularités de la « toile ».
En ce qui concerne la fabrication de l’objet culturel « Franco » sous la dictature, il faut tout d’abord prendre en considération la censure impitoyable imposée à toute publication, quel que soit son support – écrit, graphique, photographique ou cinématographique –, et plus encore si elle concernait la figure et l’œuvre de Franco, generalísimo et caudillo. Il faut également tenir compte du fait que la dictature franquiste aspirait, de toute évidence, à être un régime totalitaire, cherchant à façonner la société espagnole conformément à ses principes originels : abolition de tout pluralisme, mise en suspens des droits fondamentaux, unicité du pouvoir politique et social – avec une population placée sous sa férule –, étroite collaboration entre les autorités politiques et ecclésiastiques. En conséquence des prémisses énumérées ci-dessus, ajoutons – et cela viendra en rallonger la liste – la persécution implacable de tous ceux qui furent considérés comme les ennemis ou les contempteurs du régime. Enfin, pour consolider la dictature, le « père de la patrie » devait être accompagné de tous les attributs de la grandeur : esprit illustre, choisi par la providence, doué pour le commandement et le gouvernement – ainsi que les évêques l’avaient déjà qualifié dans leurs sermons et leurs lettres pastorales. En d’autres termes, il s’est créé et il s’est exercé un véritable culte du generalísimo et caudillo.
C’est dans cette perspective que l’auteure développe le premier chapitre de son livre, qu’elle sous-titre : « La mutation de l’icône durant la dictature ». Franco, converti en icône, est devenu une image hiératique, exposée à la vénération de ses partisans et de ses sujets. Dans le représentation du dictateur, aucune faille ne devait apparaître : général victorieux et dirigeant équitable, choisi par la providence, vainqueur du communisme ; en outre, il est celui qui a évité à l’Espagne de participer à la Seconde Guerre mondiale, et ce, contre la volonté d’Hitler ; par la suite, malgré l’isolement auquel le régime a été soumis, les puissances occidentales finirent par reconnaître ses valeurs ; quant à la répression, elle fut une opération « chirurgicale » et nécessaire. Aussi indécent que cela puisse paraître, les thuriféraires du régime – politiciens, journalistes, historiens, écrivains et peintres – l’ont présenté de cette manière et l’ont offert à la vénération populaire. Le « NO-DO » – défini par le dictionnaire de l’Académie royale espagnole comme « les actualités hebdomadaires de propagande du régime franquiste, projetées dans les cinémas espagnols, entre 1942 et 1981, en avant-première du film » – ainsi que la cinématographie ont participé à la glorification du caudillo.
Cependant, comme le souligne la professeure Matilde Eiroa, l’icône a dû muter afin d’assurer sa survie politique ainsi que celle de sa dictature et de sa famille. Sans renoncer à ses attributs antérieurs, elle a endossé ceux de bon gouvernant et promoteur du miracle économique de son pays, de protecteur du peuple et de la nation espagnole, tout en dissimulant la marginalisation dont le régime faisait l’objet de la part des pays démocratiques occidentaux. Dans cette sorte de paisible statu quo, les panégyristes et propagandistes de la dictature profitèrent, en 1964, de l’anniversaire des « 25 ans de paix » pour lancer un nouveau processus d’exaltation – là encore, de nature « iconique » –, qui bénéficia d’une vigueur nouvelle, à la fin de l’année 1966, à l’occasion d’un référendum sur la Loi organique transformé en un plébiscite du régime. Le contrepoint des célébrations de 1964 eut lieu en octobre et novembre 1975, lors du véritable reality show que fut la longue agonie du dictateur. Tout au long du régime, mais surtout durant sa seconde phase, l’humour et la plaisanterie, qui participaient apparemment à l’exaltation de l’icône, ont apporté une note amère et ironique, montrant la double nature sur laquelle était bâtie la réalité du personnage. Pour trouver des positions critiques sur la dictature franquiste, il fallait se tourner vers l’extérieur, vers des historiens tels Tuñón de Lara, des éditeurs comme Ruedo Ibérico, des quotidiens – Le Monde notamment – et, enfin, des radios telles que la BBC, La Pirenaica ou Radio Paris.
Dans le deuxième chapitre du livre, l’auteure analyse la production et la diffusion de l’objet culturel de 1975 à 2000, qu’elle résume avec justesse comme « la coexistence de deux discours : l’un, hagiographique, l’autre, démocratique ». Le sens du terme hagiographique est clair : une biographie excessivement élogieuse. En revanche, le mot démocratique est polysémique, car il peut se référer à la fois à ceux qui l’utilisent (une pluralité illimitée de sujets), au sens qu’on lui donne (favorable, défavorable, non critique) ainsi qu’aux sources documentaires et à la méthode suivie dans son élaboration. Ainsi, pour comprendre la démarche de la professeure Matilde Eiroa dans ce deuxième chapitre, il faut prendre en compte l’émergence d’une série de nouveaux facteurs : le premier tient aux changements sociopolitiques qui se produisirent en Espagne entre 1976 et 1978, concrétisés par la constitution démocratique de 1978 et dont la consolidation s’est effectuée à partir de 1982 ; le second est un phénomène de nature sociologique et politique : dans ces années-là, le concept de « franquisme sociologique » a été largement utilisé. Toutefois, ceux qu’il concernait semblaient souffrir d’une sorte de perturbation psychique qui les empêchait de se présenter comme tels, de sorte que, par un coup de baguette magique, ils étaient subitement devenus politiquement et socialement « centristes ». Ce tour de passe-passe politique a cessé à partir de 1989, lorsque la droite s’est remise en ordre de marche. Elle le fit en s’appuyant sur la création – qui était en réalité une refondation – du Partido Popular, le Parti populaire (PP, pour son sigle en espagnol), sur les médias qui lui étaient affiliés, sur le débat politique et, enfin, sur la propagande, voire le soutien direct de la hiérarchie ecclésiastique. Ce processus déboucha sur une victoire, en 1996, avec la formation du premier gouvernement dirigé par le Parti populaire, qui fut parachevée en l’an 2000 par une majorité absolue au Parlement. Ce triomphe électoral agit tel un baume et redonna aux timides pro-franquistes leur fierté perdue, les encourageant à afficher de nouveau leurs anciennes convictions politiques. Cependant, il faut dire que l’impasse dans laquelle se trouvait la droite a été mise à profit par la pensée critique, pour documenter et analyser en profondeur la véritable histoire de la figure et de l’œuvre du général Franco.
C’est dans ce contexte politique et culturel que se déroule le deuxième chapitre de ce livre. Comme le résume l’auteure, d’une part, s’y maintient le vieux discours des décennies de dictature, répété à chaque date anniversaire du régime franquiste et, en particulier, celle de la mort du caudillo. La Fondation nationale Francisco Franco (FNFF, pour son sigle en espagnol) a été créée pour promouvoir ces célébrations et préserver la mémoire du dictateur : l’icône du caudillo est toujours exposée, bien que dépourvue de ses pouvoirs thaumaturges. D’autre part, cette période a vu l’historiographie scientifique s’efforcer de situer la personne et l’œuvre de Franco à leur juste place dans l’histoire du XXe siècle. En ce sens, les historiens Juan Pablo Fusi, Javier Tusell, Paul Preston, Ángel Viñas et Alberto Reig, pour ne nommer qu’eux, jouèrent un rôle de premier plan. Dans le même temps, les panégyristes du dictateur et de son régime firent l’effort intellectuel de présenter leur discours d’une manière apparemment scientifique, bien qu’ayant à peine modifié son contenu. À cet égard, citons les noms de Ricardo de la Cierva, Stanley G. Payne et, surtout, Luis Suárez, professeur d’histoire médiévale qui, à la tête de la FNFF, s’est chargé de défendre devant la postérité la figure et l’œuvre de son leader politique tant admiré. Tout au long des années 1990, d’autres écrivains et hommes politiques comme Pío Moa, César Vidal et Jesús Palacios, dans le sillage des succès électoraux du Parti populaire, tentèrent de récupérer et de réactualiser les vieux discours pro-franquistes des premières décennies de la dictature, semant ainsi les graines des approches révisionnistes auxquelles nous nous référerons plus tard. La double vision de cet objet culturel s’est également exprimée dans la fiction littéraire et cinématographique : dans certains cas, avec un sens critique, voire ironique et, dans d’autres cas, avec un ton assumé de nostalgie et de regret, bien que transmis parfois avec humour. Cependant, au fil des années, la figure et l’œuvre du dictateur se sont de plus en plus éloignées des intérêts des Espagnols, dont le soutien diminua significativement, comme le reflètent les sondages des années 1990. La question se pose toutefois de comprendre comment concilier ce désintérêt avec l’accueil favorable accordé au discours révisionniste.
Le contexte dans lequel l’auteure situe son troisième chapitre, qu’elle intitule, utilisant une simple référence chronologique, « Franco au début du XXIe siècle », s’inscrit dans le prolongement du précédent. Toutefois, à l’époque concernée, la recherche historiographique critique connaît une avancée significative, intégrant à ses contributions antérieures des études détaillées sur des aspects de la vie publique et privée du dictateur ainsi que sur certaines de ses grandes décisions politiques. L’objectif ici est de « démystifier » l’icône créée par les panégyristes du régime et relayée par ses coryphées, c’est-à-dire enlever son aura à la figure du dictateur et le ramener à sa simple humanité. Mais, en parallèle, le travail des auteurs pro-franquistes s’est intensifié, alimentant le mouvement révisionniste qui, à l’instar de ce qui s’était passé en Allemagne pour l’histoire du régime nazi, a tourné le dos aux progrès de la connaissance historiographique pour adopter une attitude négationniste et revendicative sur les sujets suivants : les origines de la guerre d’Espagne – présentée comme une libération nationale, voire une « croisade » –, la répression franquiste, l’intervention du régime dans la Seconde Guerre mondiale, les succès obtenus en politique internationale et en économie, l’austérité et l’honnêteté du dictateur, etc. L’hyperactivité du révisionnisme historique alla de pair avec le radicalisme avec lequel le Parti populaire, après avoir été chassé du pouvoir lors des élections générales de 2004 – dont il considérait le résultat comme illégitime –, exerçait son opposition à la politique réformiste du gouvernement socialiste. Les revendications en faveur des victimes de la répression franquiste et les débats au Parlement, dans la presse et dans les médias, concernant le projet de loi sur la mémoire historique contribuèrent à radicaliser davantage l’atmosphère : les politiciens de droite et leurs idéologues s’opposaient au projet, tout en niant son lien avec la dictature, qu’ils n’ont jamais explicitement condamnée et dont l’origine est à chercher, disaient-ils, dans la période constitutionnelle. Les apologistes et écrivains pro-franquistes, ancrés sur leurs positions négationnistes, se sont opposés au projet de loi tout en critiquant de manière exacerbée, la plupart du temps sans aucun support documentaire pour étayer leurs thèses, les actions des organisations de gauche pendant la Seconde République et durant la guerre civile, qu’ils présentèrent comme les prédécesseurs des organisations actuelles. Leur comportement apologétique est allé jusqu’à qualifier le régime franquiste de précurseur et d’inspirateur du régime démocratique, qui a vu le jour avec la constitution de 1978.
C’est ce contexte que l’on retrouve derrière les représentations multiples et diverses de Franco, apparues au cours des deux premières décennies du XXIe siècle et que la professeure Matilde Eiroa décrit avec justesse. L’histoire, les médias, la presse graphique et humoristique, la littérature et le cinéma – dans ses différents formats –, tous eurent leur rôle à jouer dans l’énorme travail de dévoilement du visage et de l’œuvre du dictateur. Parmi les historiens, il convient de nommer – bien qu’ils soient nombreux à mériter d’être cités : Enrique Moradiellos, Julián Casanova, Antonio Cazorla et Aberto Reig. Mentionnons tout particulièrement Ángel Viñas qui, à partir des années 2010, a réalisé un travail exhaustif afin de démonter les mythes dont la littérature pro-franquiste avait paré son icône. Les titres de ses livres synthétisent ses objectifs de la meilleure façon qui soit : on y trouve les références à la conspiration, au premier assassinat et à la corruption. Mais le plus représentatif est celui de son ouvrage publié en 2015 : La doble cara del Caudillo. Mitos y realidades en la biografía de Franco (« Le double visage du Caudillo. Mythes et réalités dans la biographie de Franco », non traduit). Cependant, dans ce laps de temps, les révisionnistes ont déployé un effort important, sous la direction de l’hispaniste nord-américain Stanley G. Payne qui, avec le journaliste Jesús Palacios, a publié en 2014 une biographie du dictateur. Celle-ci a été analysée et critiquée, l’année suivante, par un groupe d’historiens dirigé par le même Ángel Viñas : Sin respeto por la Historia. Una biografía de Franco manipuladora (« Sans aucun respect pour l’histoire. Une biographie tendancieuse de Franco », non traduit). Le révisionnisme a d’ailleurs étendu son influence à l’Académie royale d’histoire. Témoin, son Diccionario Biográfico Español (« Dictionnaire biographique espagnol », non traduit), dont certaines entrées ont été rédigées par des auteurs de cette tendance. Comme les précédents, ces travaux ont été critiqués dans un ouvrage coordonné par Ángel Viñas en 2012 : En el combate por la Historia. La República, la Guerra Civil, el franquismo (« Dans le combat pour l’histoire. La République, la guerre civile, le franquisme », non traduit).
La littérature et le journalisme sont également intervenus dans le double processus d’entretien du mythe autour de l’icône franquiste d’une part, de démystification de celle-ci d’autre part, qui avait déjà commencé dans les deux dernières décennies du siècle précédent. À titre d’exemple, on citera le nom de deux écrivains : Manuel Vázquez Montalbán et Francisco Umbral. La tendance s’est poursuivie au début du siècle par le travail de ceux qui sont à la fois écrivains et journalistes : Juan Luis Cebrián et Javier Rioyo. Dans l’expression journalistique, les positions antagonistes concernant l’icône se manifestent de façon plus franche, à cause du caractère notoirement partisan et idéologique de la presse écrite espagnole, majoritairement conservatrice ; cela vaut également pour les chaînes de radio et de télévision, en particulier celles qui appartiennent à l’Église. Le cinéma a probablement été le média dans lequel le mythe et le personnage de Franco ont été traités avec le plus d’ironie et d’âpreté. On signalera ici les travaux du réalisateur Alex de la Iglesia en 2009, ainsi que ceux de la compagnie Els Joglars en 2003. Il convient enfin de mentionner la figure de Franco comme objet de moquerie, notamment dans certains programmes télévisés où des sketches, des plaisanteries et des marionnettes ridiculisent le personnage. Cette image du dictateur, passé du statut d’icône à celui de personnage comique, est utilisée par Matilde Eiroa pour encourager le lecteur à réfléchir sur la banalité de la figure et de l’œuvre de Franco, fait qui présente une menace évidente pour la connaissance historique et pour l’attitude des citoyens à l’égard de la dictature.
Le chapitre quatre, enfin, qui couvre la même période que le précédent, est consacré aux représentations de Franco « dans les temps et les espaces de l’Internet ». La « toile » a en effet fourni les canaux les plus appropriés et les plus utilisés, par lesquels de multiples expressions et représentations artistiques ont circulé et ont été exposées, avec les significations les plus variées et un objectif on ne peut plus clair : avoir un impact sur le spectateur.
L’auteure insiste particulièrement sur les possibilités que l’Internet a offertes de créer et de diffuser les représentations de Franco. Il faut ajouter à cela la faculté, encore plus innovante, qu’a ce média de faire instantanément connaître l’effet d’un contenu sur les personnes intéressées (amis et followers) et de proposer, dès la mise en ligne, une interaction avec les auteurs. Internet facilite la recherche, la production et l’autopublication de toutes sortes d’objets culturels : textes, expressions graphiques, dessins, blagues, sketchs, etc., dans un sens critique, humoristique, ironique ou apologétique. En ce qui concerne la circulation sur la « toile » des représentations de Franco, une fois le processus de démystification effectué, trois sujets ont retenu l’attention de l’auteure : la mort du dictateur, l’exhumation de sa dépouille de la basilique de Cuelgamuros suivie de son transfert au cimetière d’El Pardo et, enfin, le rôle de gardien de la démocratie. Les représentations autour de ces trois thèmes ont abondamment circulé à travers des mèmes, des twits et des WhatsApp.
Dans cet ouvrage, la professeure Matilde Eiroa a donc réalisé un excellent travail sur Franco dans la culture contemporaine, du point de vue de sa transformation de héros en figure comique. Il s’agit sans nul doute d’une approche originale qui a requis, de sa part, un grand investissement personnel. Mais le risque de banalisation de la figure du dictateur, qui peut en ressortir, doit également être pris en compte, tout en sachant que la question demeure de comprendre comment un tel personnage peut continuer à susciter l’intérêt, voire l’attirance d’une partie importante – la plus conservatrice – de la société espagnole.