(Universidade Federal Fluminense (UFF) - Instituto de História - Rio de Janeiro)
Instituto Magistrale, arch. Renzo Gerla, 1933-1936
Angela de Castro Gomes est l’une des historiennes brésiliennes les plus reconnues. Diplômée en histoire et docteure en science politique, elle s’est intéressée, depuis ses premiers travaux, à l’époque de Vargas et à ses antécédents, que ce soit dans Burguesia e Trabalho (1979) ou dans A invenção do trabalhismo (Rio de Janeiro, Ed. FGV, 2015, 3e éd.), ouvrage de référence où elle discutait les principales thèses en vigueur sur la définition du populisme au Brésil, à partir de la critique de la notion d’hétéronomie appliquée à la classe ouvrière. Elle en fera de même plus tard à propos des idées communément partagées sur le développement de la démocratie, en proposant de réfléchir non seulement sur la conquête des droits politiques mais aussi sur celle des droits sociaux.
Ses travaux postérieurs reviennent sur la période de l’entre-deux-guerres, pour analyser les constructions du passé opérées par les historiens brésiliens de l’époque (História e historiadores : a política cultural do Estado Novo, Rio de Janeiro, Ed. FGV, 2013, 2e éd.) et les relations entre nationalisme et modernisme chez les intellectuels de Rio de Janeiro (Essa gente do Rio... os intelectuais cariocas e o modernismo, 1991). Au cours des années qui ont suivi elle a élargi son champ d’analyse pour y inclure des réflexions sur Juscelino Kubitschek (O Brasil de JK, 1991), le coup d’État de 1964 (1964 : O golpe que derrubou um presidente, pôs fim ao regime democrático e instituiu a Ditadura Militar no Brasil, avec Jorge Ferreira) et la figure complexe de Joao Goulart, héritier de la tradition travailliste, dont elle a donné une image renouvelée et complexe (Jango : as multiples faces, 2007, avec Jorge Ferreira). Son œuvre a ainsi exploré tout le long cycle de ce qu’on a appelé « l’ère Vargas », depuis ses antécédents jusqu’à son effondrement en 1964.
Actuellement professeure titulaire d’Histoire du Brésil à l’Universidade Federal Fluminense, Angela de Castro Gomes est professeure émérite du Centro de Pesquisa e Documentação de História do Brasil (CPDOC) de la Fundação Getúlio Vargas, et professora visitante nacional sênior du Programa de Pós-Graduação de História de l’Universidade Federal do Estado do Rio de Janeiro. Parmi ses ouvrages récents, on peut citer Brechó: estudos de história política e historiografia (Curitiba, Ed. Prismas, 2018) ; et, avec Regina Beatriz Guimarães, Trabalho escravo contemporâneo: tempo presente e usos do passado (Rio de Janeiro, Ed. FGV, 2018).
Entretien réalisé le 2 octobre 2019.
Fernando Devoto – Est-il possible d’affirmer que le mot « fascisme », bien qu’il n’ait jamais disparu de la sphère publique et du débat politique et universitaire, a acquis une vitalité renouvelée ces derniers temps ? Ma première question est de savoir si, en tant que sociologue mais aussi en tant qu’observatrice de votre époque, vous constatez cette diffusion au Brésil, que ce soit dans le milieu universitaire ou dans les médias, ou s’il s’agit plutôt d’un point de vue étranger.
Angela de Castro Gomes – Sans aucun doute, il est possible de constater que le mot « fascisme » a connu une plus grande circulation au XXIe siècle grâce à la victoire de nombreux chefs de gouvernement identifiés au champ politique des droites en Amérique ou en Europe. Dans le cas spécifique du Brésil, cela s’est également produit en raison de la victoire de Jair Bolsonaro aux élections présidentielles le 28 octobre 2018. Cependant, la plus grande utilisation de ce seul mot est loin d’être un indicateur suffisant pour comprendre dans quels sens précis il est utilisé, ce qui exigerait un examen plus attentif du moment et des personnes qui le mobilisent. De manière impressionniste, je dirais qu’elle est beaucoup plus présente dans les médias que dans le monde universitaire, même si plusieurs spécialistes des sciences sociales publient des tribunes dans les grands journaux brésiliens. Si tel est le cas, il serait très intéressant de procéder à une sorte d’évaluation plus systématique de la fréquence de son usage et des circonstances dans lesquelles le mot est employé, aussi bien dans la presse écrite que dans la télévision. Je dirais qu’il apparaît essentiellement lié aux menaces ou aux constats de l’avancée de l’autoritarisme sur la démocratie, qui se sont produits dans les premiers mois du gouvernement Bolsonaro.
Qualifier un tel gouvernement de « fasciste » – choisir cet adjectif – a l’avantage de transmettre plus facilement à un large public la dimension violente et radicale des politiques de démantèlement de la démocratie (surtout politiques et environnementales) menées par la nouvelle équipe ministérielle. Utiliser l’adjectif « fasciste » pour le gouvernement et le président Bolsonaro, c’est mobiliser tout un imaginaire sur les dirigeants fascistes de la période de la Seconde Guerre mondiale, connus internationalement pour le mal qu’ils ont fait à l’humanité. Le mot n’est donc pas utilisé comme une catégorie qui vise à donner un sens spécifique à un nouveau phénomène politique de droite, quelque chose ayant un intérêt du point de vue académique. C’est peut-être pour cette raison qu’il n’y a pas encore de débat intellectuel au Brésil sur les questions liées à la (ré)utilisation de cette terminologie. Le mot « fascisme » circule, même si ce n’est pas massivement, parce que sur le plan symbolique, il est déjà devenu presque synonyme du « mal » en politique, pouvant désigner de manière claire et rapide l’inverse de la démocratie le plus terrible qui soit.
Fernando Devoto – Et que pensez-vous de cette extension illimitée du terme « fascisme » ? Un usage qui semble vouloir à la fois ajouter le fascisme aux formes classiques de la politique (aristocratie, démocratie, monarchie), et dépasser nettement les modèles de la politique pour entrer dans le domaine de la psychologie, avec l’utilisation de notions telles que le fascisme « éternel » (Umberto Eco) ou de l’anthropologie sociale, avec celle d’un « tribalisme », également toujours présent, voire d’un phénomène soumis à un retour permanent. Est-il adéquat, instrumentalement utile ou conceptuellement pertinent ?
Angela de Castro Gomes – Pour continuer avec ce que j’ai mentionné plus haut, je ne vois pas au Brésil, du moins jusqu’à présent, de débats systématiques visant à réfléchir à ce type d’extension des sens du terme « fasciste », même si j’admets que je ne suis pas quelqu’un de familier avec la production récente de l’anthropologie sociale et de la psychologie. Cependant, pour répondre à la question, il est important de préciser que je ne suis pas une historienne qui a tendance à considérer comme ayant une valeur heuristique le fait de trop étendre la portée d’un concept. Je pense que les catégories qui ont émergé et qui ont laissé une marque si durable pour désigner des régimes politiques spécifiques, comme le fascisme et le nazisme au milieu du XXe siècle, doivent toujours être replacées dans leur contexte historique. Essayer de les utiliser pour nommer d’autres expériences historiques, comme le cas de ce boom des gouvernements de droite au début du XXIe siècle, qui présente des caractéristiques très différentes, est un risque que je considère inutile de prendre. Nous vivons dans un monde très différent de celui des années 1930 et 1940, à commencer par notre propre relation au temps : à notre passé, notre présent et notre avenir. Je considère que, dans des cas comme ceux-ci, on perd beaucoup plus que ce que l’on peut gagner. Ce qui est différent de l’usage généralisée de notions ou de mots qui ont connu un sens dans l’histoire des nations et du monde, comme c’est le cas de « fascisme », pour lutter politiquement. Dans le vocabulaire des conflits politiques, un ensemble significatif de mots a des significations largement partagées, et c’est pour cette raison qu’il est activé afin d’accuser les opposants ou faire l’éloge des alliés. De tels processus d’appropriation de sens par les discours politiques sont perceptibles dans la mesure où ils veulent activer la valeur symbolique que ces mots sont capables de transmettre et en bénéficier.
Fernando Devoto – Même sans aller aussi loin, il y a aussi une longue discussion sur l’applicabilité de la notion de fascisme au-delà de la sphère européenne, et même de la sphère européenne de l’entre-deux-guerres. Un point particulièrement intéressant est le cas de l’Amérique latine. De nombreuses discussions ont été suscitées par la pertinence de l’application de la notion de fascisme aux régimes latino-américains du passé, par exemple le varguisme ou le péronisme ou, à un autre niveau, pour des mouvements politiques tels que l’Intégralisme. Dans vos travaux, vous avez utilisé d’autres notions, telles que « trabalhismo », et vous avez aussi soulevé les paradoxes et les spécificités du « corporatisme » brésilien. Ici, les questions seraient, en premier lieu, qu’en est-il aujourd’hui de cette discussion ancienne au sein de l’historiographie et des sciences sociales brésiliennes et, deuxièmement, concernant les acteurs de l’époque, le point de vue des contemporains, que l’on appelle aujourd’hui habituellement emic, quelle était la diffusion de l’expression « fascisme » au Brésil ? Elle était forte, bien sûr, dans l’Argentine des années 1930, au sein des milieux mobilisés et où la culture antifasciste était très présente, mais qu’en était-il au Brésil ? Dans la perception que nous en avons au Río de la Plata, les sociétés urbaines brésiliennes semblent avoir été moins mobilisées et avoir reçu moins d’échos des débats idéologiques européens. Est-ce une perception que vous considéreriez comme plausible ?
Angela de Castro Gomes – Cet énoncé contient de nombreuses questions, que je ne pourrai certainement pas toutes bien expliquer. Je ferai quelques choix que je considère importants. L’un d’entre eux concerne l’applicabilité de la notion de fascisme à la période dictatoriale du gouvernement Vargas, connue sous le nom d’Estado Novo (1937-1945). Cette possibilité a en fait été discutée pendant un certain temps par les historiens qui se sont consacrés à l’histoire politique républicaine post-1930, qui étaient peu nombreux jusqu’aux années 1970 au moins. Bien qu’il soit toujours risqué de dire que cette désignation a été totalement laissée de côté, il est certain qu’elle n’est plus guère partagée pour la période. C’est pourquoi la question peut être mieux comprise si l’on reprend le débat historiographique qui a eu lieu au Brésil grosso modo dans les années 1970 et 1980. Il a été alimenté, d’une part, par des discussions sur l’adéquation même du concept de « fascisme » aux différentes expériences européennes des années 1930 et 1940, et qui, dans le cas du Portugal, a revêtu une importance particulière au Brésil. D’autre part, il y avait un intérêt, voire un besoin, de mieux comprendre la période de l’Estado Novo, comme stratégie pour penser et pouvoir critiquer la dictature établie après le coup d’État militaire de 1964.
Je voudrais souligner un moment dans ce débat, qui s’est produit lors du 50e anniversaire de l’Estado Novo, en 1987. Je pense qu’il est possible d’y détecter une sorte de tournant à plusieurs égards. D’abord parce que, malgré le diagnostic selon lequel les historiens faisaient encore peu de recherches sur l’après-1930 par rapport aux spécialistes des sciences sociales, on reconnaissait que l’intérêt grandissait, montrant que dans le pays le « temps présent » entrait enfin dans le domaine de Clio. Une véritable exigence, compte tenu de la lutte que la société brésilienne menait pour la re-démocratisation. En d’autres termes, les questions académiques étaient complètement imbriquées dans les affrontements et les propositions politiques contre la dictature militaire.
En bref, à cette époque, une assez large convergence se construisait par rapport à l’inadéquation de l’utilisation de la notion de « fasciste » pour le régime de l’Estado Novo. La problématisation de cette utilisation, menée par la littérature spécialisée internationale pour les cas portugais et espagnol, a pesé pour son abandon dans les expériences latino-américaines. Au Brésil, une production issue de la science politique a plaidé en faveur de la catégorie d’« État autoritaire ». Celle-ci portait l’attention sur certaines dimensions des politiques de l’Estado Novo qui interdisaient l’usage d’un concept basé sur l’idée d’unité et de monopole absolu du pouvoir de l’État. Grâce à ces études, que les recherches historiques ultérieures ont approfondies, il a été constaté que l’Estado Novo ne cherchait pas à contrôler totalement, par exemple, les médias, et que pendant une partie de son existence il a eu recours à une stratégie de démobilisation politique de la société. Cela ne signifie évidemment pas que sous l’Estado Novo la répression physique et/ou symbolique fût faible ou non violente.
De plus, l’utilisation de l’appellation « fasciste » a toujours été niée par les idéologues du régime eux-mêmes, qui l’identifiaient comme « autoritaire ». Je veux dire par là que cette désignation, dans le cas du Brésil, est une catégorie autochtone utilisée par plusieurs intellectuels des années 1930-1940. Ceux-ci proclamaient clairement que leurs propositions n’étaient ni fascistes ni libérales, puisqu’ils n’admettaient pas la prédominance totale de l’État ou du marché. Le nationalisme de l’Estado Novo souhaitait une solution brésilienne, et non une copie d’aucun des autres régimes politiques anti-libéraux. L’objectif était de construire un modèle d’État fort et interventionniste à la brésilienne : un État autoritaire et non fasciste, qui choisisse de s’organiser selon le modèle corporatiste mis en œuvre depuis la période postrévolutionnaire de 1930.
C’est l’une des raisons pour lesquelles, au Brésil, la circulation et l’identification de projets politiques comme fascistes ont été pratiquement limitées à l’un des leaders (bien que le plus important) du mouvement intégraliste : Plínio Salgado. Ainsi, même dans l’intégralisme, on ne peut pas dire qu’une proposition fasciste ait été dominante, avec de nombreuses disputes et tensions. Cependant, on ne peut pas dire qu’au Brésil, surtout dans les milieux politiques et intellectuels, les idées et les expériences fascistes européennes fussent mal connues. L’exemple italien a été très admiré par ceux qui ont occupé de hautes fonctions pendant l’Estado Novo. Il n’en demeure pas moins que le projet nationaliste et autoritaire de l’Estado Novo a été mis en œuvre en d’autres termes.
C’est pourquoi de nombreux chercheurs en sciences sociales et des historiens comme moi en sommes venus à enquêter sur le discours et les politiques publiques de ce projet nationaliste d’État qui rejetait l’étiquette « fasciste » et s’engageait dans une troisième voie, favorable à l’adoption du modèle corporatiste. Mon point de départ, par exemple, était de ne pas considérer qu’une telle prise de distance était une simple stratégie politique opportuniste, comme l’ont propagé les opposants au régime après sa chute en 1945 afin d’accroître la force de leur critique. Plusieurs chercheurs se sont attaqués à l’étude des formes prises par le corporatisme au Brésil, notamment dans le domaine de l’organisation des travailleurs urbains. La mise en place d’un modèle de syndicat corporatiste, avec un syndicat unique, sous la tutelle de l’État et organisé par catégories professionnelles, verticales, est un phénomène de longue durée au Brésil. Ce modèle, qui ne concernait que les travailleurs urbains – les travailleurs ruraux, majoritaires, en étaient exclus – était étroitement lié aux politiques de régulation du marché du travail et aux politiques sur les retraites, dont les impacts ont dépassé les villes pour atteindre les campagnes. Ma contribution spécifique a été de comprendre la mise en place de ce modèle en termes de construction d’un pacte politique entre l’État, en la personne du président, et les travailleurs, à la fois en tant que personnes qui communiquaient directement avec Vargas et en tant que « catégorie professionnelle », à travers les syndicats qui les représentaient. Ce pacte commença à se construire à partir de 1942, lorsque le projet politique démobilisateur de l’Estado Novo subit des transformations en fonction de la marche de la Seconde Guerre mondiale, qui a amené le Brésil à s’aligner sur les États-Unis. Ce rapprochement a scellé les perspectives de maintien d’un projet politique autoritaire, en mettant à l’ordre du jour la préoccupation pour un processus de transition de l’autoritarisme à la démocratie libérale, qui allait certainement se produire avec la fin du conflit.
Ce n’est pas le lieu, ici, pour entrer dans des explications plus détaillées de ce que j’ai appelé le pacte politique trabalhista ou « l’invention du trabalhismo », une idéologie politique qui a canalisé le prestige dont jouissait Vargas parmi les travailleurs, en raison de la législation trabalhista et sur les retraites qui a été mise en œuvre, même avec des lacunes. Profitant des acquis effectifs de cette nouvelle législation, une propagande soignée a donné forme à la création d’un parti varguiste aux bases sociales massives : le Partido Trabalhista Brasileiro (PTB). Le trabalhisme est donc une notion qui tente de rendre compte d’une dynamique politique établie entre le leader d’un État autoritaire et les travailleurs organisés en syndicats sous tutelle, au moment de la sortie de l’autoritarisme au Brésil dans la première moitié des années 1940. Le trabalhisme a sa propre historicité car, si cette première période fut le moment de sa constitution, il perdurera et sera transformé pendant la république de 1945-1964.
Le choix de cette catégorie politique dans mes recherches vise à s’éloigner de l’usage de la notion de « populisme », dominante au Brésil depuis les années 1960. Il demeure courant d’utiliser une telle notion pour désigner la période varguiste, mais aussi l’expérience républicaine qui l’a suivie, encore appelée « république populiste ». Cette matrice interprétative, construite principalement après le coup d’État de 1964, est très forte, et l’une de ses dérivations est de nier tout dimension libérale-démocratique à l’expérience de la république d’après 1945. Ainsi, proposer une désignation pour comprendre la dynamique politique des années 1940 et 1950 est loin d’être une question de substitution d’un mot à un autre, comme s’ils étaient équivalents. En rejetant la notion de « populisme », je veux critiquer les bases de sa construction, identifiable dans une logique politique instrumentale qui place les travailleurs-peuple comme des sujets « manipulés » – dominés et sans aucune forme d’action – par un État incarné par des dirigeants qui veulent « tromper » le peuple. Pire encore, ils « trompent » sans cesse le peuple, ce qui démontrerait son manque de rationalité et de « conscience de ses véritables intérêts ». Comprendre les termes d’un pacte politique trabalhista, c’est donner une capacité d’action aux sujets historiques qui y sont impliqués. Autrement dit, les politiciens ne doivent pas être réduits à un désir de « tromper » le « peuple travailleur », ni ce peuple est un objet passif de l’action des dirigeants. Tout est beaucoup plus complexe, et cette complexité nous permet de comprendre la durée de la popularité de plusieurs leaders et aussi le succès du trabalhismo, dû à un processus d’appropriation développé par les travailleurs eux-mêmes. Ceux-ci ont reconfiguré le modèle trabalhista, en relisant le discours politique de leur propre point de vue, ce qui en a fait une ressource de pouvoir pour rendre effectifs les droits inscrits dans la loi, ainsi que pour lutter pour de nouveaux droits.
Palazzo della Cassa Nazionale delle Assicurazioni Sociali, arch. Marcello Piacentini, Ernesto Rapisardi, 1929-1931. Sculptures d'Antonio Mariani
Fernando Devoto – Et si nous nous tournions vers le présent ? Le cas de Bolsonaro, d’abord son mouvement politique puis son gouvernement, a été inclus parmi ces nouveaux phénomènes auxquels on a appliqué l’étiquette de « fascisme » ou de « néofascisme » ou encore de « populisme » (mais avec des contenus peu différents de ceux utilisés pour décrire le fascisme auparavant). Cette dénomination a aussi été appliquée à Trump, à Orban et au FIDESZ en Hongrie, ou à Salvini et à la Lega Nord en Italie. Si cette définition n’est pas adéquate, que proposeriez-vous ? D’autres étiquettes classiques, comme « bonapartisme », « césarisme », « caudillisme » et même « populisme », ou plus récentes, comme « démocraties illibérales » ou « autoritaires » ou un nouveau vocabulaire ?
Angela de Castro Gomes – Nous, historiens, savons que nous nous tournons vers les expériences du passé pour réfléchir aux phénomènes du présent, et lorsque nous le faisons, nous cherchons des stimulants pour apprendre à faire face aux nouveaux défis qui se présentent dans nos vies de citoyens et d’universitaires. Il est clair que l’un des défis auxquels nous sommes tous confrontés est de savoir comment nous allons appeler/classer les inquiétants phénomènes politiques du temps présent, dotés de caractéristiques complexes. Car, comme nous le savons aussi, donner un « nom » à une « chose », c’est établir un paramètre pour son analyse et sa compréhension. Ces « noms » ne sont jamais naïfs, et resignifier une désignation déjà connue exige, au minimum, un grand effort théorique d’argumentation. C’est pourquoi je ne partage pas la démarche intellectuelle de qualifier de « fascistes » ou de « néo-fascistes » tous ces leaderships et gouvernements qui ont émergé ces dernières années en Amérique et en Europe. Néanmoins, je comprends parfaitement la circulation du mot « fasciste » comme une ressource efficace pour lutter contre de telles expériences, dans la mesure où, sur la base d’une mémoire historique partagée, il fonctionne très bien comme catégorie d’accusation.
Si je ne crois pas au pouvoir explicatif de l’étiquette « fascisme », l’usage de la notion de « populisme » est à mon avis encore moins utile, dans la mesure où elle renvoie au contenu et à l’étendue qu’elle avait déjà avant le XXIe siècle. Au Brésil, ce que l’on peut appeler un modèle populiste d’interprétation des relations entre les gouvernants et les gouvernés présuppose, comme je l’ai dit, que les dominés sont pratiquement dépourvus d’autonomie et de conscience lorsqu’ils sont soumis aux stratégies politiques propres à la société de masse. Il repose sur une conception absolument asymétrique et unidirectionnelle du pouvoir, fondée sur des explications de type structuraliste et sur des variables macrosociales qui s’éloignent à des degrés divers des choix et de l’imprévisibilité de l’action politique. Les historiens ne peuvent plus accepter une telle formulation des relations de pouvoir.
Mes difficultés, tant théoriques qu’empiriques, avec la notion de « populisme » résident dans cette perspective de construction de relations sociales et politiques : ce qui est décrit comme « populiste » met toujours l’accent sur une dimension de « manipulation » des « masses » par l’État/le leader, même si on reconnaît une certaine ambiguïté dans la soi-disant manipulation – c’est-à-dire lorsque s’ouvre la possibilité d’un certain bénéfice pour l’acteur, individuel ou collectif, qui est la cible de la manipulation. Au Brésil, le « populisme » s’est répandu comme une catégorie d’analyse politique au cours des années 1960, devenant une façon de dénoncer les « mauvaises intentions et actions » des leaders populaires des trois décennies précédentes, en les disqualifiant. En général, et en restant très schématique, parce qu’ils ont mené des politiques sociales de type redistributif, ils étaient ou sont perçus par la « droite » du spectre politique de l’époque comme des dirigeants ou partis de « gauche populiste ». Il existe un bon nombre de leaders importants dans la politique brésilienne, de l’après 1930 à nos jours, que l’on appelle populistes et qui, au-delà des variantes, se situent à « gauche ». Une accusation qui peut glisser sans difficulté vers l’étiquette de « communiste », mobilisée avec fluidité pour englober le pire de cette « gauche populiste ». Cependant, il y a aussi des dirigeants de « droite » perçus comme étant populistes et/ou accusés de l’être, dans ce cas pas toujours pour la raison mentionnée ci-dessus, mais parce qu’ils ont mis en œuvre des politiques distributives ayant « prétendument » pris en compte les couches sociales « pauvres ».
Or Bolsonaro est loin d’être un homme politique populaire, au sens où la notion « populiste » ou toute autre notion situe un leader politique avec une popularité réelle. Il a clairement gagné les élections, mais dans des circonstances très spécifiques, qu’on ne commentera pas ici. Il a réussi à conserver le noyau dur de sa base politique, mais il a très rapidement perdu des soutiens tout au long de la première année de son gouvernement. Ainsi nous aurions, pour la première fois au Brésil, l’incroyable résultat de qualifier comme « populiste » un homme politique sans grande popularité, tel que le prouvent tous les sondages d’opinion réalisés jusqu’à présent par plusieurs instituts de recherche. Plus encore, il s’agirait d’un leader populiste qui s’oppose à l’avancée des politiques populaires de nature protectrice, puisque sa directive gouvernementale la plus claire est de réduire les droits sociaux de toutes sortes (en particulier les droits du travail et des retraites). Le gouvernement Bolsonaro, pour ce qu’il montre, veut mettre fin une fois pour toutes aux conquêtes sociales que la population brésilienne a durement conquises au fil des décennies, détruisant également toute possibilité d’amélioration culturelle et scientifique du pays, tenue pour inutile, voire dangereuse en raison de son potentiel critique.
Je préfère donc le considérer comme un gouvernement radicalement autoritaire, qui a aussi une position radicalement antidémocratique, néolibérale et anti-civilisatrice, avec la caractéristique d’exister au Brésil dans une conjoncture politique internationale qui le fait bénéficier de l’existence d’autres expériences ayant des points communs, bien qu’elles soient différentes les unes des autres. Je pense que la catégorie classique d’« autoritarisme » me permet de mieux saisir cette nouvelle expérience de gouvernement. Elle est moins connotée et elle absolument précise sur le point fondamental. En ce qui concerne la démocratie, il n’y a pas d’adjectif que je considère nécessaire. Le gouvernement Bolsonaro est opposé à l’existence de relations sociales fondées sur les droits, le respect et la tolérance. C’est le contraire de la démocratie et son projet est d’y mettre fin au Brésil.
Fernando Devoto – Le problème du fascisme/néofascisme ou simplement celui des nouveaux autoritarismes interpelle le chercheur social et l’invite à s’impliquer dans le territoire de l’opinion publique et à se servir des outils qui y sont efficaces, comme les médias, ce qui, par ailleurs, ne serait pas exempt des risques de simplification qu’entraîne la nécessité de s’exprimer dans des espaces et des temps limités pour un public avide de distinctions ou de vérités claires et distinctes. Comment voyez-vous la place de l’intellectuel universitaire contemporain dans la sphère publique aujourd’hui, et surtout le rapport avec ce type de débat ? Percevez-vous ce lieu comme différent de celui du passé ?
Angela de Castro Gomes – Je serai brève, car je me suis déjà trop étendue. Sans aucun doute, il y a des moments que l’intellectuel universitaire sait incontournables et ressent comme tels, au sens où ils lui exigent de se manifester. Nous vivons une telle période au Brésil, depuis le début du second mandat de la présidente Dilma Roussef, dans une escalade croissante jusqu’aux élections de novembre 2018. Une grande partie des intellectuels brésiliens se sont employés à dénoncer les atteintes à la démocratie dont le pays a souffert, matérialisées par les attaques contre la Constitution de 1988 et par le démantèlement des politiques publiques qui font la différence entre vivre avec une certaine dignité et pratiquement ne pas pouvoir vivre. Je fais évidemment référence à cette frange qui résiste et critique les actions du gouvernement et, avec autant de force, les dérives du système judiciaire brésilien. Il est clair qu’une partie du milieu universitaire soutient ces projets gouvernementaux, comme ce fut le cas dans les années 1960 et 1970.
Mais pour en rester au groupe qui résiste, il ne fait aucun doute qu’il est nécessaire de sortir dans la rue, de protester, en plus d’essayer des moyens plus efficaces de parler au grand public. Et de nombreux collègues ont essayé de le faire. Cependant, l’essentiel de cette tâche pour nous, professeurs d’universités publiques, passe peut-être par une résistance quotidienne, en mobilisant ce que nous faisons le mieux. D’abord, une recherche sérieuse qui, dans le domaine de l’histoire du Brésil, puisse faire face aux négationnismes qui se sont mis à répandre des « vérités » comme si faire de l’histoire était une affaire d’opinion. Deuxièmement, par l’enseignement, en contribuant à la formation de professionnels compétents et honnêtes. Ce n’est pas un hasard si l’université publique a été choisie par ce gouvernement comme un ennemi préférentiel. Il ne s’agit pas seulement de l’affaiblir par des coupes dans les fonds, les bourses, etc. Il ne s’agit plus, comme à l’époque de la dictature, de persécuter, de poursuivre et de condamner les professeurs – ce qui est fait, d’ailleurs. Le gouvernement Bolsonaro veut mettre fin à l’existence de ces professeurs parce qu’il veut liquider l’université publique. Le projet de militarisation des écoles, déjà en cours, et le projet d’enseignement à domicile (homeschooling) mettent en évidence la multiplicité des façons d’attaquer l’éducation brésilienne.
Bref, les temps ne sont pas du tout favorables à l’éducation, à l’université, aux enseignants et au peuple brésilien. Le fait que beaucoup d’entre nous ayons vécu la période de la dictature militaire ne minimise pas, à mon avis, l’effort sincère d’apprentissage politique qui nous attend. Elle permet à peine aux gens de se souvenir du vers de l’écrivain et musicien Chico Buarque de Holanda : « Cela passera ».