Guerre d’aujourd’hui, guerre d’hier : la guerre d’Ukraine à la lumière de l’histoire culturelle de la Grande Guerre

Dans ce livre si singulier qui s’intitule L’Histoire des avant-dernières choses, Siegfried Kracauer écrit : « la vérité historique est une variable de l’intérêt pour le présent1 ». Pour le dire de façon plus imagée, nombreux ont été celles et ceux à signaler que le voyage dans le passé se trouve dans la dépendance de l’embarcadère que lui constitue le présent. Ce que l’on mentionne moins souvent, et que Kracauer ne se faisait pas faute de relever, est qu’au retour de ce périple, le présent se dessine sous un tout autre jour. Cette observation très générale s’applique fort différemment aux domaines qu’investissent les plongées dans le passé selon les propriétés des terrains investis. Les champs d’expériences qu’étudient les historiens les ramènent, plus ou moins consciemment, à des vécus personnels ou collectifs à partir desquels, pour le pire et le meilleur, ils bâtissent leurs questionnaires et nourrissent leurs curiosités. Or, pour ce qui concerne la partie occidentale de l’Europe – je parle ici en historien français appartenant à une génération née bien après 1945 –, la guerre, tout comme l’imaginaire et la mémoire qu’elle draine, s’éloignèrent à une vitesse accélérée après la fin de la Deuxième Guerre mondiale et dans le sillage de la construction européenne, dans un environnement où la paix semblait s’être imposée presque définitivement. En France, la suppression du service militaire obligatoire en 1997 accrut, pour les hommes, cette prise de distance avec la chose guerrière. Force est de constater que nous sommes désormais sortis de cette situation. Durant plus de quatre décennies, cet oubli de la guerre eut pour conséquence un éloignement historiographique des conflits, dont s’emparaient principalement quelques spécialistes souvent passionnés pour les opérations militaires et coupés du mouvement historiographique général. C’est donc un régime historiographique pris dans un nouveau contexte où la guerre a fait retour en Europe que ces quelques pages souhaitent aborder.

La nouvelle historiographie des guerres, qui se mit en place à partir des années 1990, s’inscrit dans un présent politique et scientifique qu’il convient de rappeler. Le régime historiographique qui avait jusqu’alors présidé à l’étude des conflits contemporains, ceux du XIXe et du XXe siècles, avait été dominé par une abstraction, mettant à distance l’expérience combattante proprement dite. Souvent représentée par une cartographie où les forces combattantes étaient figurées par quelques flèches indiquant leurs mouvements, les territoires gagnés ou perdus résumés à des lignes ou des pointillés, la guerre était tout sauf une expérience. Elle n’en avait pas moins de grands experts qui l’éclairaient d’une érudition sans faille en s’appuyant sur des connaissances techniques relatives à la géographie des nations impliquées ou au fait militaire dans toutes ses dimensions, matérielles ou opérationnelles. Cette historiographie traditionnelle et assoupie concernait toutes les guerres mais principalement la Première Guerre mondiale, dont la mémoire dominée par une mentalité ancien combattante vieillie suscitait plus de raillerie que de respect, plus d’ennui que d’intérêt. Les derniers poilus mouraient dans le respect d’une comptabilité macabre qui fit du « dernier » à disparaître en 2008, Lazare Ponticelli, un double héros. Dans les années du second après-guerre, les anciens combattants de la Grande Guerre n’avaient cependant plus l’étoffe des héros. On considérait qu’ils s’étaient battus aveuglément et peut-être même malgré eux, avec une naïveté coupable, mus par une cause patriotique alors très dévaluée, surtout au regard de la geste résistancialiste de la Deuxième Guerre mondiale qui retenait bien davantage l’attention. L’Europe et la France des « trente glorieuses » cultivaient de surcroît un optimisme et une foi dans un avenir de progrès qui contribuaient à détourner les regards des tragédies passées, rappels inutiles à celles et ceux qui se convainquaient que la paix revenue l’était de façon définitive.

Quels sont les facteurs qui poussèrent une nouvelle génération de chercheurs à étudier la guerre avec un intérêt renouvelé et sur des bases bien différentes ? La Première Guerre mondiale fut la première concernée. L’une des raisons avancées par certains, notamment par Stéphane Audoin-Rouzeau, l’un des historiens spécialistes de la Grande Guerre qui a le plus subtilement réfléchi aux mécanismes mémoriels la concernant, relève d’une approche générationnelle. Selon lui, la première génération, celle qui fait la guerre, se tait, la deuxième vit dans le silence, la troisième s’interroge et interroge en s’engageant dans l’étude de ce passé tu2. Je n’entrerai pas dans la discussion de ce schéma qui peut évidemment être nuancé, voire contesté. Je proposerai plutôt dans les pages qui suivent deux pistes de réflexion à même d’éclairer autrement le retour et le renouvellement de l’étude de la guerre sur la scène historiographique voire, plus généralement encore, dans l’atelier des sciences sociales. Elles n’épuisent évidemment pas le sujet.

Le premier horizon est historiographique. Les années 1980 et 1990 ont vu la montée en puissance d’une « histoire culturelle » à la définition incertaine mais qui fit bon accueil à des approches anthropologiques, attentives au « vécu », à l’expérience des individus, à l’étude de leurs émotions et de leur système sensible. Inscrites dans l’héritage d’une « histoire des mentalités » en voie d’essoufflement, en rupture avec une histoire économique et sociale, voire avec l’histoire politique dont certains historiens avaient pourtant proclamé haut et fort le « retour » dans les années 19803, ces nouvelles approches, dites « culturelles », accordèrent une place nouvelle aux subjectivités, à l’échelle individuelle et parfois même à la biographie4. L’étude des guerres s’en ressentit. À l’abstraction des « forces en présence », on opposa un souci du concret et une quête des réalités matérielles propres à l’expérience combattante. Les historiens se placèrent à « hauteur d’homme », comme en écho à la nouvelle stratégie de communication mise en place par les Américains en 2003, autorisant des journalistes à être « embarqués » (embedded) pour mieux rendre compte des guerres des conflits. À l’encontre des images qui avaient dominé les récits de la guerre d’Irak de 1991, réduites à des zébrures vertes sur des écrans noirs, il convenait que ce second engagement irakien, faisant suite au 11 septembre 2001, fût plus exactement documenté par une représentation plus incarnée de la guerre. On observe une exigence analogue chez les historiens qui déboucha sur un nouveau pacte historiographique à même de mieux rendre compte des guerres dans l’histoire. La période contemporaine, comme on le sait, est riche d’une masse documentaire lui permettant de répondre à un tel protocole, évidemment beaucoup moins accessible aux spécialistes des périodes plus anciennes.

On ne saurait négliger le contexte international dans lequel l’étude de la guerre fit retour. Alors que seules les guerres lointaines, notamment les guerres coloniales, avaient été en mesure de peupler l’imagination des historiens européens et que l’équilibre de la terreur semblait avoir définitivement réglé les relations est-ouest au point que la guerre nucléaire paraissait reléguer pour toujours le conflit conventionnel au rang des antiquités guerrières, le sort des armes, sous ses formes les plus traditionnelles, refit surface au cœur même de l’Europe. Celles et ceux qui avaient cru atteint « l’état de paix perpétuelle » chère à l’abbé de Saint-Pierre en furent pour leur frais. La guerre qui aboutit à l’éclatement de l’ex-Yougoslavie, déclenchée alors même que l’autre Europe signait un nouveau traité d’Union à Maastricht en 1992, actionna tout un répertoire familier rempli de références à la Deuxième Guerre mondiale (extermination raciale, camps de concentration, dénonciations, massacres, violences extrêmes et crimes de guerre). Elle réveilla aussi une autre mémoire, celle-ci liée à la Grande Guerre et à la géographie qui l’avait encadrée. Ce rapprochement inattendu de la guerre réelle, à proximité ou presque des grandes capitales européennes, est parfaitement contemporain des percées historiographiques nouvelles évoquées plus haut qui concernaient prioritairement la Première Guerre mondiale.

Les commémorations des quatre-vingt-dixième puis centième anniversaires de la Grande Guerre se déroulèrent sous un régime historiographique dans lequel, plus que jamais, passé et présent se trouvaient imbriqués. Les toutes dernières années actualisèrent encore la présence de la guerre dans les mêmes termes. En France – le pays constitue de ce point de vue une exception –, les attaques terroristes des années 2015 et 2016 puis la pandémie furent présentées par les autorités publiques et les deux présidents de la République successifs, François Hollande puis Emmanuel Macron, comme d’authentiques épisodes guerriers, analysables avec les concepts et les émotions forgés surtout à partir de l’examen historique de la Première Guerre mondiale. Sans entrer dans la discussion de la pertinence d’une telle analogie qui relève d’un usage de l’histoire que j’ai qualifié ailleurs de « cliomimétisme5 » pour en critiquer les limites et les abus, il est utile de relever le phénomène et de s’efforcer de comprendre ce qui a rendu possible ce psittacisme historiographique qui touche d’ailleurs bien d’autres domaines, notamment ceux qui relèvent de l’histoire politique.

L’histoire culturelle de la Première Guerre mondiale a donc encouragé les historiens et historiennes (notons d’ailleurs, à cette occasion, que ce secteur historiographique, longtemps domaine réservé aux hommes, s’est aujourd’hui beaucoup féminisé) à s’embarquer aux côtés des soldats. L’objectif visé étant de mettre au jour le plus exactement possible le vécu guerrier que l’on put désormais doublement documenter par les sources traditionnelles avec un privilège accordé aux ego-documents, à commencer par l’infini massif des correspondances6, mais aussi par ce que l’on perçoit des expériences contemporaines de la guerre, imaginaire, analogique ou bien réelle.

L’histoire de la Grande Guerre se penche ainsi sur le quotidien des combattants, leur ressenti et leurs émotions : ennui, peur, rapport au temps, fraternité des tranchées, épreuves des sens (ouïe, odorat, vue) et, bien évidemment, relations à la mort donnée ou reçue. La guerre, qui emporte des nations tout entières, expérience collective par excellence, est interrogée avec les sensibilités propres aux sociétés contemporaines individualistes. Elle est observée à un niveau individuel, s’appuyant beaucoup sur les innombrables témoignages laissés par les combattants dans des écrits spécifiques (journaux, souvenirs ou mémoires) ou dans leurs abondantes correspondances.

La guerre n’est d’ailleurs plus seulement une affaire de soldats, de civils en uniformes, de quasi professionnels. Sa totalisation, innovation majeure introduite par le premier conflit mondial, implique des sociétés tout entières. Familles éprouvées par la mobilisation des hommes, expériences de deuils accumulés, destruction des habitats, des équipements collectifs et des lieux de culte, traumatismes psychologiques et mises à l’épreuve des plus fragiles comme les enfants, émigrations, désorganisations de la vie économique et sociale, occupations de territoires, etc., ont été étudiés précisément par les historiens et les historiennes de la Grande Guerre dans les dernières années. C’est la même destruction programmée des sociétés en guerre que ces spécialistes reconnaissent aujourd’hui dans la guerre d’agression russe engagée contre l’Ukraine depuis le 24 février 2022.

Nous pourrions y mettre au jour bien d’autres traits semblables particulièrement étudiés ou disputés par l’histoire culturelle de la Grande Guerre. Il est rare, et, pour tout dire, tout à fait exceptionnel, que des historiens puissent assister eux-mêmes à une réplique grandeur nature (avec évidemment bien des différences) d’une expérience sociale étudiée dans des temps reculés. Je souhaiterais insister ici sur trois aspects qui mettent en relation directe le modèle de la Grande Guerre avec celui des conflits plus contemporains et, plus spécifiquement, celui auquel la guerre d’Ukraine donne aujourd’hui lieu.

1. Le premier a trait aux systèmes d’information et à la propagande dont chacun s’accorde à dire qu’elle est une des armes de première importance dans la guerre que se livrent Russes et Ukrainiens. Les historiens de la Grande Guerre y ont été sensibles, en un temps où la technologie communicationnelle n’autorisait évidemment pas les mêmes prouesses et ne disposait pas de la même efficacité. Il n’empêche : le texte et même l’image opérèrent comme des munitions sémantiques.

Le grand historien Marc Bloch, spécialiste d’histoire médiévale, fut sans doute le premier à attirer l’attention sur ce qu’il appelait les « fausses nouvelles de la guerre » en un article programmatique publié en 1921, alors même que la guerre mondiale, à laquelle il avait participé comme jeune officier, n’était pas achevée puisqu’elle se prolongeait sur les fronts orientaux7. La description et l’analyse de Bloch ne sont pas sans consonner avec ce qui pourrait être dit aujourd’hui des « fake news », terminologie qui a envahi l’espace social autant que le phénomène qu’elle désigne et auquel les réseaux sociaux ont donné une ampleur supérieure à celle dont disposait la presse de masses depuis la fin du XIXe siècle.

L’état de guerre engendre une défiance généralisée qui constitue l’un des traits les plus saillants de la culture de guerre. Non seulement ce que l’ennemi soutient est suspect mais au sein même de chaque société belligérante le doute s’immisce partout. Qui croire, en effet ? La guerre institue un rapport trouble au réel et chacun est en quête d’une vérité devenue indiscernable. La guerre sape la vérité, subvertit les frontières du vrai et du faux8. Il n’est que de s’arrêter sur la question des « atrocités allemandes » commises dans les premières semaines des hostilités dans le Nord de la France et la Belgique pour mesurer le rôle des « bobards » et de fantasmes plus ou moins intéressés dans l’établissement de la vérité9. Ces guerres de l’information ont plusieurs fonctions : elles servent d’abord à égarer l’ennemi en lui apportant de fausses nouvelles ou en le privant des plus avérées, elles ont aussi pour utilité de mobiliser les opinions publiques nationales ou internationales ou de les tromper pour les rallier à sa cause. Ce schéma, perfectionné à l’extrême par la Première Guerre mondiale, est resté au cœur des conflits contemporains. Les progrès accomplis par les technologies de la communication n’ont fait que l’améliorer sans en bouleverser les mécanismes fondamentaux. On ne peut manquer d’en être frappé lorsque l’on pratique périlleusement des allers et retours entre guerres du passé et conflits contemporains.

2. J’en viens à un deuxième aspect qui connecte également Guerre de 1914-1918 et conflits très récents. Durant plusieurs années, de la fin des années 1990 et jusqu’au début de la décennie 2010, une controverse a conduit des historiens français (cette dispute n’ayant que peu ou pas impliqué d’autres pays) à interroger les ressorts de la mobilisation des combattants mais aussi, dans une moindre mesure, des populations entières dans une guerre longue et terriblement meurtrière.

Une première interprétation insistait sur les multiples contraintes qui régissaient l’engagement des combattants10. Les « civils en uniformes » qu’ils étaient n’avaient guère le choix. Le refus de la guerre chez les soldats ne constituait pas une option envisageable puisqu’elle pouvait entraîner la mort, à l’instar du combat lui-même. Le temps de la guerre passant, on s’aperçut même que le refus grandissait comme l’attestèrent fraternisations et mutineries, notamment au cours de l’année 1917. On ne comptait plus les correspondances ou les écrits de soldats qui rendaient compte de ce rejet de la guerre.

À l’inverse, d’autres historiens s’efforçaient de mettre en évidence le « consentement patriotique » des soldats11. Ce consentement n’était ni une acceptation joyeuse du combat, comme l’avaient très nettement montré dans le cas français les travaux de Jean-Jacques Becker sur l’entrée en guerre12 ni un déni des souffrances que l’expérience combattante engendrait et qu’attestait la masse inépuisable des écrits de combattants. Le « consentement patriotique », selon ces historiens et historiennes, s’apparente à un engagement résigné soutenu par la conviction que la cause défendue – la défense de la patrie et des valeurs qu’elle incarne – ne prêtait pas à discussion.

À l’appui de cette thèse venaient de nombreux éléments, à commencer par l’engagement volontaire de plusieurs centaines de milliers de Britanniques au début des hostilités, avant même que ne soit institué en Grande-Bretagne un système de conscription obligatoire. La faiblesse relative du nombre de fraternisations, de désertions, de mutineries ou de toutes formes d’oppositions publiques à la guerre au regard de la masse formée par des millions de combattants allait dans le même sens. Hormis la crise du printemps 1917, en France et ailleurs, les refus de guerre furent peu nombreux au regard du nombre de combattants engagés. Des travaux d’historiens analysèrent donc les mécanismes de l’obéissance pour éclairer les logiques sociales à l’œuvre dans le consentement13.

C’est évidemment avec cette controverse à l’esprit que l’on est en mesure d’observer et d’analyser ce qui se passe aujourd’hui dans la guerre russo-urkrainienne. Même si l’on dénombre aujourd’hui entre 5 à 8 millions d’Ukrainiens ayant quitté leur pays, le consentement des populations à la résistance face à la guerre d’agression ne peut manquer d’être relevé en dépit de l’expression grandissante de la lassitude, voire de l’opposition s’affirmant au fur et à mesure que la guerre dure. À la lumière d’autres expériences historiques, à commencer par celle de la Grande Guerre, toute la question est de savoir quelle sera la durée de ce consentement.

3. Découlant de ces débats, les composants de la culture de guerre prenant part au consentement, sans s’y réduire, sont devenus des objets d’investigation. Les représentations de l’ennemi et les affects qu’il suscitait ont beaucoup retenu l’attention des historiens et des historiennes de la Grande Guerre. C’est la haine qui gouverne l’ensemble des images et des évocations de l’ennemi, expulsant celui-ci de l’espèce humaine en l’affublant de noms le stigmatisant, en lui ôtant sa qualité nationale et historique (l’Allemand n’est plus qu’un « boche » pour les Français), en l’animalisant, en le réduisant à l’état barbare et en le chassant du périmètre de la « civilisation ». Le travail d’ethnicisation des nations à l’œuvre tout au long du XIXe siècle se trouva renforcé par le conflit et les pulsions d’exécration qui en découlaient. Rien n’était en mesure de résister à cette vague. La détestation de l’ennemi, née de la guerre, traversera les décennies jusqu’à des réconciliations qui ne sont pas si anciennes et peut-être même plus superficielles qu’on ne le suppose.

L’approche culturelle de la Grande Guerre, au même titre que celle d’autres conflits, a contribué à réintégrer l’histoire des guerres dans un parterre d’historiens moins spécialisés et sans doute plus ouverts à des questions générales puisque adossés à des problématiques anthropologiques ou psychologiques. Il n’est pas indifférent de noter que de nombreux spécialistes qui ont donné à l’histoire de la Grande Guerre un nouvel élan grâce à des approches innovantes n’étaient pas seulement des experts du conflit mais disposaient d’autres cordes à leur arc.

Souvent en réaction à une historiographie antérieure à laquelle on reprochait d’avoir négligé de grandes questions (impact des conflits sur les sociétés ou expérience combattante), l’histoire culturelle, principalement centrée sur le vécu considéré d’un point de vue sensible, a laissé dans l’ombre des pans importants de l’histoire des conflits que le spectacle guerrier contemporain met aujourd’hui en évidence. Ces volets négligés par la nouvelle histoire culturelle de la guerre avaient souvent absorbé l’attention des travaux de l’ancienne génération historiographique, raillée pour l’attention excessive qu’elle portait à ce que l’on dénigrait sous le terme d’« histoire-bataille ».

Le premier volet négligé est économique. La question de l’économie de guerre s’était déjà imposée comme un défi de première importance avant même que l’économie ait atteint le degré de mondialisation qu’elle connaît de nos jours. Un bilan scientifique des commémorations du centenaire de la Grande Guerre, écho assez fidèle de son historiographie, met en évidence le quasi-abandon de ce domaine de recherche, à quelques exceptions près14. L’intrication contemporaine des grands circuits commerciaux et industriels, violemment percutée par les hostilités, invite pourtant les historiens à être plus attentifs.

Alors que, comme je l’ai déjà signalé, l’expérience combattante saisie à hauteur d’homme (plutôt Stendhal que Hugo donc) occupe le cœur des travaux sur la guerre, l’étude des opérations proprement dites, de leur dimension matérielle et organisationnelle, de la tactique et de la stratégie, est passée, elle aussi, au second plan. Ces aspects semblent réservés à une classe de travaux portés par des « passionnés », amateurs d’histoire, collectionneurs ou militaires, professionnellement avertis du caractère éminent de cet aspect plus technique. Quel observateur actuel de la guerre en cours pourrait considérer que la qualité des armes, la fourniture des munitions, la pensée des stratèges et des techniciens soient des données de second rang ? La « nouvelle histoire-bataille15 », dont s’est beaucoup inspirée la nouvelle historiographie de la Grande Guerre en se penchant sur quelques grands affrontements épiques, avait voulu rompre avec une conception trop distanciée du combat. Cette approche dépoussiérée de la bataille propose un regard proche du terrain qui sait se doter d’informations techniques indispensables à la compréhension de ce qui se joue entre les troupes qui s’affrontent.

Cette remarque me conduit à évoquer une troisième négligence dans les travaux d’histoire culturelle les plus récents. Les sciences et techniques de guerre ont été l’objet de quelques recherches historiques du plus haut intérêt. Elles ne disposent malheureusement pas de la situation historiographique qu’elles mériteraient au regard du rôle que sciences et techniques remplissent dans les guerres modernes au moins depuis la Première Guerre mondiale. Durant près de cinq années, celle-ci fonctionna comme un laboratoire technologique et médical où se bousculèrent les innovations. La course aux « avancées » et aux « progrès » sont désormais parties prenantes des conflits avec une évidence que soulignent de nombreux reportages décrivant et vantant la haute technicité des armements. On vit les chars sortir des tranchées de la Grande Guerre comme on découvre aujourd’hui les premiers pas d’une guerre de robots et de drones.

L’un des traits les plus frappants de la guerre d’Ukraine est la rencontre de deux temps de la guerre, soit une guerre de 1914-1918 rejouée, avec ses tranchées qu’engendre la guerre de position, ses atrocités et sa mort de masse et une guerre ultramoderne avec la technologie la plus avancée. Les combattants de la Grande Guerre s’étaient, quant à eux, trouvés placés à la croisée des tanks et des chevaux. Dans un article récent publié par Le Monde, le journaliste Cédric Pietralunga remarquait que si, depuis plusieurs décennies, la guerre moderne s’était présentée comme une « guerre à distance » où les moyens aériens et les blindés détenaient un rôle décisif, la contre-offensive ukrainienne actuelle accordait à l’infanterie un rôle de premier plan. Il ajoutait même que les combats au corps à corps, dont certains historiens de la Grande Guerre déniaient l’importance comme simples avatars d’une forme de combat dépassée, n’étaient pas rares : « Les Ukrainiens redécouvrent la guerre de tranchées et adoptent des tactiques ressemblant à celles des Sturmtruppen allemands », ces unités de choc créées lors de la Première Guerre mondiale pour prendre d’assaut les lignes des Alliés, expliquait Thibault Fouillet, directeur scientifique de l’Institut d’études de stratégie et de défense, à l’université Lyon-III16.

Le manque le plus criant de l’histoire culturelle de la Grande Guerre est l’approche politique. Qui observe les événements actuels mesure en effet l’importance des jeux politiques et diplomatiques, à trois niveaux. Le premier est géopolitique et relève d’une histoire des relations internationales, d’ailleurs en plein renouvellement depuis quelques années. Jamais le mariage si français de l’histoire et de la géographie ne se montre aussi indispensable que dans l’étude des guerres. Chaque crise contribue à améliorer les connaissances de celles et ceux qui les vivent, même de façon rudimentaire : les effondrements économiques contribuent à perler les discours de termes financiers, les crises sanitaires transforment chacun et chacune en médecin ou biologiste, les guerres fabriquent des fournées de géographes. On en avait d’ailleurs eu l’indication lors de l’éclatement de la Yougoslavie qui avait fait resurgir le nom de régions et de nations européennes oubliées mais familières des Européens avant même que n’éclatât la Première Guerre mondiale. Cette mobilisation des savoirs qui passent souvent par leur soumission est toujours à l’œuvre. Devant les caméras de télévision, le Président Poutine administre des leçons d’histoire et de géographie avec cartes à l’appui.

Mais la politique de guerre ou en guerre ne s’arrête pas aux enjeux géopolitiques. Elle doit aussi intégrer les effets de la guerre sur les politiques intérieures, les positions qu’elles suscitent, les redistributions, les alliances et les divisions nouvelles qu’elle peut engendrer. La guerre est à la fois un moment d’appel à l’unité nationale et un temps de sa mise à l’épreuve. On l’a vu à l’occasion des vraies guerres du passé (en France, le président Poincaré en appela dès le 4 août 1914 à l’« union sacrée » brisée en 1917) comme des guerres métaphoriques contre le terrorisme islamique ou le coronavirus où les présidents de la République réclamèrent l’unité du pays face à l’ennemi. On le voit aujourd’hui en Russie comme en Ukraine.

Enfin, on ne saurait oublier les politiques publiques et le rôle de l’État dans l’organisation et la stimulation des forces économiques et financières. Il expérimente de nouvelles pratiques qui lui sont imposées par la situation de belligérance, il invente de nouvelles formes organisationnelles, voire des instruments statistiques inédits. Se met en place une « culture de guerre » de gouvernement qui peut avoir des conséquences durables sur les forces politiques et leur doctrine.

L’historien urkrainien Serhiy Plokhiy affirme que la guerre russo-ukrainienne combine une guerre du XIXe siècle avec les tactiques du XXe et les armes du XXIe siècles17. Cette présence du passé dans le présent n’est évidemment pas le propre de la guerre. Elle n’en donne pas moins à un conflit de temporalités un caractère éminemment tragique puisque s’y joue tout simplement la vie de millions d’individus, voire de la planète entière puisque la guerre contemporaine comprend une dimension nucléaire où la perspective de la destruction totale ne peut jamais être écartée. Ne dit-on pas que les « militaires » retardent toujours d’une guerre et que ce décalage est à l’origine des plus cuisantes défaites ? Dans le cas qui nous retient ici, cette défaite pourrait être celle de l’humanité tout entière.

Déplier la liste des notes et références
Retour vers la note de texte 19098

1

Siegfried Kracauer, L’Histoire. Des avant-dernières choses, Présentation de Jacques Revel, Traduction de Claude Orsini, Paris, Stock, 2006.

Retour vers la note de texte 19099

2

Par exemple se reporter à Stéphane Audoin-Rouzeau, « La Grande Guerre. Le deuil interminable », Le Débat, 104, 1999/2, p.117-130 et, plus récemment, La part d’ombre. Le risque oublié de la guerre. Dialogues avec Hervé Mazurel, Paris, Les Belles Lettres, 2023.

Retour vers la note de texte 19100

3

René Rémond (dir.), Pour une histoire politique, Paris, Seuil, 1988.

Retour vers la note de texte 19101

4

Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli (dir.), Pour une histoire culturelle, Paris, Seuil, 1996.

Retour vers la note de texte 19102

5

Christophe Prochasson, « O passado no presente : historiografia e politica » dans Angélica Müller et Francine Iegelski (ed.), Historia do tempo presente. Mutaçoes e reflexoes, Rio de Janeiro, Editora FGV, 2022, p.213-232.

Retour vers la note de texte 19103

6

Par exemple : Clémentine Vidal-Naquet, Couples dans la Grande Guerre. Le tragique et l’ordinaire du lien conjugal, préface d’Arlette Farge, Paris, Les Belles Lettres, 2014, et édité par la même autrice : Correspondances conjugales, 1914-1918. Dans l’intimité de la Grande Guerre, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2014.

Retour vers la note de texte 19104

7

Marc Bloch, « Réflexions d’un historien sur les fausses nouvelles de la guerre », Revue de synthèse historique, t.33, 1921, p.13-35 repris dans L’Histoire, la Guerre, la Résistance, Paris, Gallimard, « Quarto », 2006, p.295-316.

Retour vers la note de texte 19105

8

Cf. Christophe Prochasson et Anne Rasmussen (dir.), Vrai et Faux dans la Grande Guerre, Paris, La Découverte, 2004.

Retour vers la note de texte 19106

9

John Horne et Alan Kramer, 1914. Les Atrocités allemandes. La vérité sur les crimes de guerre en France et en Belgique, Paris, Tallandier, « Texto », 2023 (première édition anglaise en 2001).

Retour vers la note de texte 19107

10

Frédéric Rousseau, « "Consentement". Requiem pour un mythe savant », Matériaux pour l’histoire de notre temps, 2008, n.° 91, p. 20-22.

Retour vers la note de texte 19108

11

Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker, « Violence et consentement : la “culture de guerre” du premier conflit mondial » dans Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli (dir.), Pour une histoire culturelle, Paris, Seuil, 1997, p. 251-271 et Christophe Prochasson, 14-18. Retours d’expériences, Paris, Tallandier, 2008, chapitre IV : « Qui ne dit mot consent ? Une approche critique du "consentement patriotique" ».

Retour vers la note de texte 19109

12

Jean-Jacques Becker, « "La fleur au fusil". Retour sur un mythe », in Christophe Prochasson et Anne Rasmussen (dir.), Vrai et Faux dans la Grande Guerre, Paris, La Découverte, 2004, p.152-165. Cf. Christophe Prochasson, « Un chahuteur discret : Jean-Jacques Becker, historien de la Première Guerre mondiale », Cahiers Jaurès, 2024, n.° 251, p. 23-32.

Retour vers la note de texte 19110

13

Par exemple : Emmanuel Saint-Fuscien, À vos ordres ! La relation d’autorité dans l’armée française de la Grande Guerre, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2011.

Retour vers la note de texte 19111

14

Arndt Weinrich et Nicolas Patin (dir.), Quel bilan scientifique pour le centenaire de 1914-1918 ?, préface de Stéphane Audoin-Rouzeau, Paris, Sorbonne Université Presses, 2022. 

Retour vers la note de texte 19112

15

Cf. John Keegan, De la Guerre. Anatomie de la bataille. L’art de commandement. Histoire de la Guerre, présentation d’Arnaud Blin, Paris, Perrin, 2016 et Emmanuel Saint-Fuscien et Damien Baldin, Charleroi. 21-23 août 1914, Paris, Tallandier 2012. On attend l’édition prochaine d’une importante étude de Victor Demiaux et Florin Turcanu consacrée à la bataille de Turtuciara (septembre 2016) ayant opposé les forces bulgares aux troupes roumaines stationnées dans le « Quadrilatère » dans la partie méridionale de la Dobroudja acquise par la Roumanie en 1913.

Retour vers la note de texte 19113

16

Cédric Pietralunga, « En Ukraine, le retour de la guerre de tranchées, presque au corps à corps », Le Monde, 30 septembre 2023.

Retour vers la note de texte 19114

17

Serhiy Plokhiy, Aux portes de l’Europe. Histoire de l’Ukraine, traduction de Jacques Delarun, Paris, Gallimard, 2022.