Histoires de survivants : la mémoire de la tragédie indonésienne de 1965 dans l’espace virtuel

L’assassinat de hauts-gradés de l’armée indonésienne le 1er octobre 1965 a donné naissance à l’idée que le responsable de cette tentative de coup d’État était le Parti communiste indonésien (le Partai Komunis Indonesia, ou PKI). Ce jour-là, sous prétexte d’obéir à des ordres, les militaires du régime de Suharto ont exécuté ou arrêté tous les membres du PKI, ainsi que de nombreuses personnes accusées d’être communistes. Dans un article intitulé « How Many Deaths » 1, l’historien Robert Cribb affirme que près de 500 000 personnes ont été éliminées et n’hésite pas à parler de « la tragédie de 1965 ». À partir de là, le gouvernement militaire a diminué le nombre de journaux autorisés à paraître pour pouvoir contrôler ce que la population lisait 2. Une campagne de propagande a suivi, dont le but était de faire croire à la responsabilité collective des communistes ; et un livre blanc, rédigé par Nugroho Notosusanto, directeur du Centre historique des forces armées, a permis de réaffirmer la version officielle des événements 3. Enfin, les autorités militaires ont mobilisé les instances éducatives pour qu’elles enseignent leur version du coup d’État de 1965. À l’heure où nous écrivons, le programme d’histoire qui a été mis au point du temps du général Suharto est toujours la seule référence connue du public 4.

Le monument Pancasila

Le monument Pancasila, Djakarta.

Pendant plus de 30 ans, le régime de Suharto, baptisé régime de l’« Ordre nouveau », a interdit le moindre ouvrage qui proposait une version différente de l’histoire, à tel point que la société indonésienne garde à peine la mémoire de la tragédie de 1965. L’historiographie indonésienne a dû faire avec le manque de sources, si bien qu’il est difficile de trouver un récit alternatif des événements. Dans les lignes qui suivent, je m’intéresserai aux actions mises en place par des universitaires, des artistes, des activistes et des personnes touchées qui cherchent à donner voix aux récits d’anciens prisonniers politiques et à leur famille, victimes de traumatisme et de discrimination.

Plus jamais ça : la lutte de la mémoire contre l’oubli des massacres de 1965-1966

Dès la chute du président Suharto en 1998, de nombreux mouvements sont nés, qui voulaient préserver la mémoire des massacres et des arrestations de 1965-1966. Je citerai le Museum Bergerak 1965 (« Musée mobile » de 1965), situé à Yogyakarta, qui ne cesse d’enrichir sa collection d’objets provenant de survivants de la tragédie de 1965 ; ou Taman 65 (« Parc 65 »), une association balinaise qui réunit des enfants de survivants ; ou encore, le festival Belok Kiri (« Tournez à gauche ») de Djakarta. Par ailleurs, tous les jeudis, les victimes de violations des droits humains, ainsi que leurs familles, des militants, des universitaires et des artistes, organisent un rassemblement appelé « Kamisan » pour obtenir du gouvernement qu’il reconnaisse les violations de droits humains commises dans un passé récent. Participent à ces rassemblements des survivants de la tragédie de 1965 et des jeunes, qui sont devenus la principale force motrice du mouvement 5.

En parallèle, un certain nombre d’universitaires et de militants essaient de faire connaître l’histoire de la tragédie de 1965. Il y a également eu plusieurs tentatives de traduire les faits en justice, comme le Tribunal international des peuples pour 1965 (TIP 65) à La Haye, aux Pays-Bas, en 2015. Cependant, la propagande se poursuit. Depuis 1998, date de la chute du président Suharto, et le début de l’ère de la Réforme, toutes les recherches, les débats et les projections de films liés à la tragédie de 1965 sont sous surveillance. En 2017, à Djakarta, une réunion-débat organisée par des survivants dans les bureaux de la Fondation indonésienne d’aide juridique (Yayasan Lembaga Bantuan Hukum Indonesia, YLBHI) a été interrompue par des membres de diverses organisations de masse, et l’événement n’a pu aboutir 6. En 2019, on a vu des razzias de livres jugés « communistes », et les propriétaires ont été arrêtés sous prétexte de trouble à l’ordre public 7.

À l’époque de Suharto, toutes les recherches et les travaux écrits liés aux mouvements de gauche en Indonésie étaient interdits. Le gouvernement faisait constamment de la propagande – en s’appuyant sur des reportages dans les médias, les livres, le cinéma et l’enseignement officiel – pour stigmatiser tout ce qui avait trait au communisme. Du point de vue de l’État, il s’agissait de faire en sorte que les gens soient hostiles aux individus et aux groupes menaçant soi-disant son pouvoir tout en imposant une certaine mémoire de la tragédie de 1965. C’est ainsi qu’un État neutralise ses opposants politiques.

Une nouvelle façon d’hériter de souvenirs

Récemment, le COVID-19 a obligé les gens à rester chez eux et de nombreux mouvements se sont tournés vers les réseaux sociaux. La révolution numérique est un fait, Internet est accessible à un vaste public : il suffit d’un clic de souris pour rapprocher les gens. La période de la pandémie montre à quel point le monde virtuel et le monde physique se sont rapprochés. Les nouvelles technologies incitent les usagers à intervenir dans des espaces virtuels aux formats variés, contribuant à mettre les mouvements sociaux sur le devant de la scène. Les défenseurs des droits humains et les spécialistes de la tragédie de 1965 adoptent de plus en plus souvent les outils numériques pour se faire entendre, transmettre des requêtes et diffuser un récit des événements de 1965 qui n’est pas le récit officiel et falsifié légué par le régime de Suharto.

Je citerai plusieurs exemples : Faith in Speculations (FIS) 65, initié par Rangga Purbaya et Sirin Farid Stevy, qui propose notamment une cartographie interactive en ligne ; 1965 Setiap Hari (« 1965 tous les jours »), qui diffuse des podcasts d’entretiens de survivants ; Ingat 65 (« Souvenez-vous de 1965 ») qui réunit des texte écrits par de jeunes militants ; Young Scholars 1965, qui propose des débats en ligne ; ou encore la bibliothèque en ligne du génocide de 1965-1966, qui rassemble toutes les publications liées au drame. Sans oublier les films que l’on peut voir sur Internet, dont A Thousand and One Martian Nights (« Mille et une nuits martiennes »), de l’artiste visuelle Tintin Wulia ; Denoting the Generation : Youth Perspective and Tragedy of 65 (« Dire une génération : le point de vue de la jeunesse et la tragédie de 65 »), du collectif d’artistes baptisé Studio Malya ; ou le festival en ligne appelé 120 Hours in Distance, créé par Sirin Farid Stevy et ses amis.

Contrairement à la génération précédente qui se concentrait sur la publication de textes, la jeune génération profite des nouvelles technologies pour diffuser ses projets sur Internet. L’espace virtuel lui permet de réactualiser le passé en assumant une responsabilité de la mémoire de la tragédie de 1965 qui passe par une réflexion sur elle-même, en tant que public ou spectatrice. Une interaction a lieu, qui crée un dialogue entre le présent et le passé. Il s’agit d’une mémoire virtuelle que l’on peut interpréter comme une pratique mémorielle spécifique, qui prend tout son sens dès lors que l’on revient sur un récit traumatique pour essayer d’en faire mémoire à partir d’une position de « post-témoin » 8.

Comme la plupart de ces jeunes activistes sont nés alors que l’Ordre nouveau avait éliminé toutes les traces des violences de 1965 en limitant drastiquement l’accès aux archives et aux sources, ils privilégient les sources orales. Par ailleurs, ils forment un groupe générationnel dont l’identité est multiple et ne se réduit pas aux chercheurs et aux survivants. Le forum de discussion appelé Warisan Ingatan (« Mémoires héritées ») est devenu un melting pot qui attire des survivants, des universitaires, des militants, des artistes et des citoyens qui se sentent concernés. C’est un espace de dialogues ou d’échanges entre générations dont le but est de combler les lacunes qui empêchent de comprendre la tragédie de 1965.

Image 3

Affiches postées par le forum Warisan Ingatan (conçues par Sirin Farid Stevy). De gauche à droite et de haut en bas : « L’histoire des prisonniers politiques de 65 – qui sont-ils ? » ; « Femmes combattantes derrière les barreaux » ; « Documenter l’histoire de 1965 par les textes et les photos » ; « Comprendre les événements de 1965 – la voix de la troisième génération ».

Ce type d’action correspond à ce que l’historienne Baskara T. Wardaya a analysé dans un de ses textes : la mémoire est un phénomène relationnel qui permet aux récits de traverser le temps et l’espace, et de relier de façon dynamique les individus, les groupes et les événements 9. En ligne, les discussions, les textes et les projets liés à la tragédie de 1965 contribuent à créer un espace de dialogues entre générations et à proposer une perspective historique alternative qui finira sans doute par produire des changements. Les groupes qui profitent de cet espace virtuel ont donc un rôle important dans le paysage de la mémoire puisqu’ils interprétent, façonnent, communiquent, voire, font remonter à la surface des souvenirs enfouis depuis des décennies.

Parce qu’ils circulent entre différents supports, ces groupes sont en mesure d’atteindre un public plus large, voire d’ouvrir des possibilités d’interaction directe. Un vrai dialogue naît, un espace où les gens commentent la façon dont les souvenirs se forment et sont interprétés au fil d’interactions quotidiennes. Ils ne se contentent pas d’insister sur les détails d’agissements sadiques qui finissent par « anesthésier » la violence. La dimension virtuelle permet de revenir sur des événements historiques sur un mode expérientiel. C’est un moyen d’affronter un traumatisme qu’on ne peut pas vivre directement comme s’il était réel, mais qu’on peut ressentir de près. En outre, en ce qui concerne la mémoire, le monde virtuel est de nature à attirer l’attention des gens parce qu’il fait le lien entre les strates qui appartiennent au passé et celles qui appartiennent au présent. En d’autres termes, l’espace virtuel nous invite à faire face à un événement qui appartiennent au passé. Il n’est pas seulement le reflet ni le symbole de faits contemporains ; au contraire, il laisse une empreinte sur notre expérience du monde 10.

Warisan Ingatan : libérer la parole en faisant appel aux sens

Comme les survivants et les témoins de la tragédie de 1965 sont de moins en moins nombreux, il est essentiel d’enregistrer leur point de vue sur les événements. Conscient de l’urgence de la situation, le forum Warisan Ingatan attire l’attention sur les conséquences politiques de cet éventuel effacement de la mémoire et concentre ses efforts sur les témoignages oraux. La plate-forme a été créée pour éviter la perte définitive d’une source inestimable de connaissances historiques et identitaires. Elle cherche à rendre compte d’expériences et des réflexions personnelles approfondies et accorde suffisamment de temps à ses interlocuteurs pour qu’ils puissent raconter leur histoire de façon aussi exhaustive qu’ils le souhaitent. Elle ne s’intéresse pas seulement à la documentation en tant que telle, Warisan Ingatan est aussi un espace où se croisent les mémoires et une référence accessible au public. À tous ceux qui ont connu les années 1960 et vécu la tragédie de 1965, Warisan Ingatan propose de partager les souvenirs et les objets qu’ils ont collectés : photos, dessins et autres.

La méthode n’est pas née de rien. Depuis le milieu des années 1980, les historiens de l’oral s’intéressent à la langue parlée parce qu'elle permet de donner un sens aux événements et de proposer un récit articulé. Ces récits parlés sont un témoignage de première main sur le passé dans la mesure où ils envisagent les événements du point de vue de ceux qui les racontent. Dans certains cas, il arrive que la langue, les mots choisis, le ton et le contenu reflètent les conditions socio-politiques du moment et fournissent une version alternative de l’histoire11. Il est aussi intéressant de repérer le « travail créatif » de la fausse mémoire, ce qui montre qu’à bien des égards les témoignages oraux sont fragiles et à manipuler avec prudence. Les récits des témoins oculaires peuvent être imprécis, partiaux, incomplets, exagérés, imaginaires ou franchement faux. La numérisation de la mémoire collective ne change rien au fait que le poids des événements rapportés et leur legs, qu’il soit enrichissant ou traumatique, fait partie du processus de construction orale du récit. Il est donc indispensable d’écouter l’histoire telle qu’elle est rapportée tout en essayant de décrypter le processus qui fait qu’elle existe sous cette forme précise.

Il n’empêche, ces nouveaux espaces numériques sont l’occasion pour beaucoup de raconter plus facilement leur histoire. L’accumulation d’enregistrements permet de croiser les récits et de valider ou d’invalider certaines informations, voire des témoignages entiers. La réinterprétation des récits oraux au prisme des sources écrites, des archives et des corpus audiovisuels et photographiques est également nécessaire et instructive. Enfin, ce précieux corpus peut être diffusé à l’échelle mondiale et conservé pour les futures générations de citoyens et de chercheurs.

L’espace virtuel en tant que pratique de la mémoire

L’idée que l’on hérite de souvenirs s’applique à notre contexte. De fait, elle permet d’apprécier la façon dont la participation physique à certaines pratiques mémorielles encourage des gens, dépourvus de lien personnel avec un événement, à s’impliquer affectivement dans sa transmission. Dans quelle mesure un site comme Warisan Ingatan permet-il au public d'essayer de comprendre ce qui s’est réellement passé ? Dans quelle mesure un forum de discussion virtuel implique-t-il activement un public dans ce processus de réactualisation, public qui contribue à bâtir la mémoire collective d’un passé qu’il n’a pas vécu ? Les mouvements sociaux en ligne ne sont pas seulement des œuvres numériques, ils dévoilent une méthodologie spécifique, qui permet de rappeler un passé qui ne passe pas en usant d’une large gamme de formes.

Le monde numérique a révélé un versant de l’histoire qui nous était totalement caché. En rassemblant une collection de témoignages oraux de survivants de la tragédie de 1965, de leurs familles et de personnes ayant assisté aux événements, l’espace virtuel fournit une matière historique inestimable, qui sera utile aux futures générations. C’est aussi une façon de transmettre la responsabilité de la mémoire, d’autant plus importante que nous sommes à l’aube de l’ère des post-témoins. S’agissant de l’histoire de la tragédie de 1965, l’espace virtuel est devenu à la fois une pratique de la mémoire et un média.

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1

Cribb Robert, "How many deaths? Problems in the statistics of massacre in Indonesia (1965-1966) and East Timor (1975-1980)" In Wessel Ingrid et Wimhöfer Georgia, Violence in Indonesia, Hamburg, Abera-Verl, 2001, 82-100.

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2

Estrelita Gloria Truly, « Penyebaran Hate Crime oleh Negara Terhadap Kebudayaan Rakyat », Université d'Indonesie, Djakarta, 2010.

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3

Madinier Rémy, « La tragédie de 1965 en Indonésie : une historiographie renouvelée, une mémoire toujours tronquée », Archipel. Études interdisciplinaires sur le monde insulindien, n° 88, 2014, 189-212. https://doi.org/10.4000/archipel.529.

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4

Tan Paige Johnson, « Enseigner et se souvenir », Inside Indonesia, 4 mai 2008.

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8

Walden Victoria, « Qu’est-ce que la “mémoire virtuelle de l’Holocauste” ? », Memory Studies, 22 novembre 2019, 175069801988871. https://doi.org/10.1177/1750698019888712.

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9

Eickhoff Martijn, Donny Danardono, Tjahjono Rahardjo et Hotmauli Sidabalok, « Les paysages de la mémoire de “1965” à Semarang », Journal of Genocide Research 19, n° 4 (2 octobre 2017), 530–550. https://doi.org/10.1080/14623528.2017.1393945.

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10

Walden Victoria, « Qu’est-ce que la “mémoire virtuelle de l’Holocauste” ? », Memory Studies, 22 novembre 2019, 175069801988871. https://doi.org/10.1177/1750698019888712.

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11

Etter-Lewis G., « Reclaiming », in Sherna Berger Gluck et Daphne Patai (dir.), Women’s Words :The Feminist Practice of Oral History, Londres, Routledge, 1991.