L’histoire soviétique de l’Arctique russe se répète-t-elle ? Entretien avec Alexander Ananyev

Alexander Ananyev est spécialiste d’histoire environnementale, auteur de plusieurs travaux sur l’Arctique russe et soviétique.

Sa recherche a été financée dans le cadre du projet franco-allemand ANR-DFG « Histoire environnementale du temps présent : l'Union soviétique et les États successeurs, 1970-2000.

Globalisation écologique et dynamiques régionales – EcoGlobReg » (2014-2018) porté par Marc Élie (CERCEC, CNRS) et par Klaus Gestwa (Université de Tübingen). 

Laurent Coumel : La catastrophe de 2020 à Norilsk est-elle la plus importante de l’histoire de l’Arctique russe ?

Alexander Ananyev : L’accident a eu lieu le 29 mai. Une fuite s’est produite sur un des réservoirs de secours de la centrale électro-thermique (produisant électricité et chauffage pour ce quartier industriel et ses usines) de la compagnie énergétique de Norilsk et du Taïmyr, appartenant à la multinationale Nornickel (contraction de « Norilsk Nickel »), présidée actuellement par le milliardaire et « oligarque » Vladimir Potanine1. D’après les chiffres du Rosprirodnadzor (Service fédéral de supervision dans la sphère de l’exploitation de la nature, créé en 2004 près le ministère russe de l’Écologie et des Ressources naturelles, NdT), 21 000 tonnes de gazole se seraient répandues dans le sol (6 000) et les cours d’eau alentour (15 000), les rivières Ambarnaïa (Ambarnaya) et Daldykan. Or, ces dernières alimentent le lac Piassino (Pyasino), qui a pour émissaire le fleuve Piassina (Pyasina), lequel se jette ensuite dans la mer de Kara, donc dans l’océan Arctique. D’où l’inquiétude des milieux écologistes, en particulier de Greenpeace Russie qui a réagi dès les premiers jours sur un ton dramatique pour dire sa préoccupation. 

 

Les autorités n’ont réagi qu’au bout de deux jours, affirmant au départ qu’il n’y avait pas de risque de pollution majeure. Mais le 3 juin, le président russe Vladimir Poutine, lors d’une réunion par visioconférence, critique la direction du Kraï de Krasnoïarsk (la région administrative dont dépend la ville de Norilsk, NdT) pour la lenteur de sa réaction à une telle situation d’urgence. Le soir même, celle-ci est classée « situation d’urgence de niveau fédéral », conformément à la législation en vigueur qui distingue les sinistres en fonction du nombre de personnes touchées ou du montant estimé des dégâts. Un mois plus tard, le 6 juillet, le Rosprirodnadzor évalue celui-ci à près de 148 milliards de roubles (1,6 milliard d’euros environ), somme jamais atteinte jusque-là par un sinistre d’origine anthropique en Russie. Depuis lors, Nornickel conteste ce chiffre, même s’il a promis de « compenser » l’ensemble des dégâts causés par l’accident. Les moyens déployés par la multinationale sont considérables : matériel de dépollution, véhicules amphibies et hélicoptères, etc.

 

Les médias et Greenpeace Russie ont comparé l’accident de Norilsk à celui qui s’était produit en août 1994 dans la république russe des Komis, au nord de l’Oural, non loin de la ville d’Oussinsk (Usinsk) : un oléoduc perforé avait alors libéré plusieurs milliers de tonnes de pétrole brut dans une vaste zone marécageuse. D’ailleurs, c’est après cette marée noire qu’avait été adoptée la loi du 21 décembre 1994 « Sur la protection de la population et des territoires contre les situations d’urgence d’origine naturelle ou anthropique », qui en fixe les différents niveaux, du local au fédéral. Toutefois les deux catastrophes ne se ressemblent pas.

Laurent Coumel : Quelles différences y a-t-il entre Oussinsk 1994 et Norilsk 2020 ?

Alexander Ananyev : Je parle en tant qu’historien, donc je ne peux pas comparer deux événements dont un seul, le premier, celui d’Oussinsk, nous est connu, entre autres par des sources fiables et en partie accessibles, à savoir principalement les archives de la Douma (la chambre basse du parlement russe, NdT). Pour commencer, l’alerte n’a pas été donnée de la même façon, même si au départ il y a la même tentation pour les entreprises responsables (la compagnie pétrolière Komineft et la compagnie énergétique de Norilsk, respectivement) de dissimuler ou minimiser la catastrophe. En 1994, c’est un survol en hélicoptère par les services républicains (locaux, donc) de protection de la nature (héritiers de la loi soviétique de 1988 et dépendant alors du Comité d’État du même nom, ou Goskompriroda suivant l’acronyme russe, une structure de rang ministériel) qui révèle le sinistre. En 2020, ce sont les réseaux sociaux qui ont les premiers transmis les images de la fuite, beaucoup plus rapidement par conséquent. Ici, le facteur géographique joue : il s’agit d’une zone urbanisée, donc qui connaît une fréquentation quotidienne, même si ce n’est pas un quartier central de la ville. Une autre différence est qu’en 1994, l’accident suscita une vague d’indignation dans l’opinion. Des rassemblements et des manifestations eurent lieu dans de nombreuses villes et localités rurales aux environs de la Petchora (le fleuve qui traverse cette région), des lettres et des télégrammes affluèrent à la session du 11 octobre 1994 du parlement de la République des Komis : preuve de la préoccupation des populations. Pourtant les autorités locales firent tout pour masquer l’ampleur de la catastrophe, s’alignant sur la direction de la compagnie Komineft. En 2020 à Norilsk, la population de la ville, sans être indifférente, semble s’être habituée au niveau de pollution exceptionnellement élevé qu’elle subit en temps normal, et c’est plutôt dans le reste du pays, en particulier dans les grandes villes où les ONG et les « médias d’opposition » ont une audience importante, qu’il y a une vague d’indignation, via les réseaux sociaux et la presse en ligne, principalement.

Une rivière polluée par la marée noire d’Oussinsk en 1994

Une rivière polluée par la marée noire d’Oussinsk en 1994. Avec l’aimable autorisation du site usinsk-novosti.ru

Laurent Coumel : Quels sont les acteurs impliqués dans les controverses qui suivent l’accident de 1994 ?

Alexander Ananyev : En 1994, outre les dirigeants de la république des Komis, plusieurs ministères dépendant du vice-Premier ministre russe Oleg Soskovets cherchèrent à minimiser la marée noire. La pression de l’opinion publique et de ses relais politiques fut la plus forte, mais ce n’est que le 27 octobre 1994 que le comité à l’Écologie de la Douma, à Moscou, informa l’ensemble des députés d’une « situation d’urgence écologique résultant de la fuite d’un oléoduc et d’une pollution majeure aux produits pétroliers » dans cette région. Des commissions du ministère des Situations d’urgence (MTchS) (créé en 1991, à la toute fin de la période soviétique2) et de celui de la Protection de la nature (héritier du Goskompriroda) sur place se plaignirent de ne pas recevoir une information fiable de la part des autorités. Le même jour, le MTchS estima la quantité de pétrole brut déversée dans la nature à 14 000 tonnes, et chiffra les dégâts à 62 milliards de roubles (soit 22 millions de dollars environ).

 

En novembre 1994, enfin, une commission parlementaire fut créée à la Douma pour déterminer les conditions et l’ampleur du sinistre, commission présidée par le député nationaliste Mikhaïl Lemechev, un économiste de formation devenu activiste environnemental à la fin des années 1980 (auteur de plusieurs livres de vulgarisation sur l’état écologique de l’URSS, dont un traduit en français, NdT3). Parallèlement, le centre régional « Monitoring de l’Arctique » du Rosgidromet (Service fédéral d’hydrométéorologie et de monitoring environnemental, une institution héritière de la période tsariste – créée en 1834 –, refondée en 1921 à l’époque soviétique, et devenue très puissante pendant la Guerre froide, chargée à partir des années 1960 de contrôler l’état de l’environnement en plus de ses autres fonctions civiles et militaires, NdT) inspecta en détails les bassins des fleuves et rivières concernés par la marée noire, dont la Petchora. Il fit des relevés hydrologiques, hydrométriques et météorologiques, et des prélèvements d’eau, de neige, de glace, de matières en suspension et de sédiments, ainsi que de sols et de végétation, pour déterminer la teneur en polluants. Son rapport indiqua que si la catastrophe était majeure, elle n’était pas la première, confirmant les dégâts faits aux écosystèmes par l’extraction pétrolière. Il estima l’ampleur totale de toutes les marées noires dans cette région à une fourchette d’environ103-126 000 tonnes, soit sept à neuf fois plus que l’estimation précédente du MTchS. En 2020, il n’y a pas eu à ce jour d’expertise aussi complète de la situation écologique4.

Laurent Coumel : Quels ont été les débats, à l’époque, dans la sphère publique russe ?

Alexander Ananyev : Lors de la Perestroïka [1986-1991], dans le cadre de la Glasnost’, des révélations sur l’état écologique des régions arctiques d’URSS avaient fait grand bruit dans la société russe. En 1994, la presse écrite joua un rôle fondamental, en particulier les journaux régionaux, dans lesquels put s’exprimer l’inquiétude des populations septentrionales. Des discussions y furent lancées sur les actions à mener pour résoudre les problèmes environnementaux, et réduire les risques liés à l’aménagement des territoires polaires. Alors que dans les années 1960, pour la cause du Baïkal, et dans les années 1970 et 1980 pour les paysages de la Russie du Nord et de la Sibérie menacés par le projet de détournement des fleuves, c’étaient des écrivains et des savants qui s’étaient trouvés en première ligne, dans les années 1990, le milieu des lanceurs d’alerte et des activistes environnementaux s’est diversifié professionnellement : l’élite domine toujours, mais elle inclut désormais des journalistes et des député.e.s, membres des assemblées locales, régionales ou fédérale. A ce moment, le mot « écologie » est au centre de l’agenda politico-social en Russie. Aujourd’hui, ce sont surtout les ONG qui en parlent. Outre Greenpeace et Bellona, citons l’Union sociale et écologique de Russie, créée en 1987 : le 9 juin 2020, fait isolé donc remarquable, une de ses expertes s’indigne, dans les pages d’un quotidien moscovite à grand tirage, de voir le discours officiel occulter le facteur climatique comme cause de la catastrophe5. Elle rappelle aussi, à cette occasion, en citant les rapports du Rosgidromet, que la pollution de l’Arctique est bien connue depuis des décennies. 

 

Dans les années 1990, de nombreux spécialistes ont tiré la sonnette d’alarme sur l’état des écosystèmes dans l’Arctique. Toutefois, l’apocalypse prévue par certains activistes du mouvement « vert » n’a pas eu lieu, ce qui a contribué à invisibiliser les lanceurs d’alerte dans le débat public, en les décrédibilisant. En revanche, le nombre d’accidents écologiques dans les territoires septentrionaux du pays s’est multiplié, à la faveur de la mise en valeur de nouveaux gisements d’hydrocarbures, même si paradoxalement la fin du système soviétique avait coïncidé avec un renforcement des régulations environnementales, du moins sur le papier. 

Laurent Coumel : Pourquoi cette régulation n’a-t-elle pas mieux protégé l’Arctique russe ?

Alexander Ananyev : La grande majorité des décrets de l’époque soviétique, même tardive, n’étaient pas appliqués en pratique, en matière de « protection de la nature » (suivant la formule consacrée et figurant dans les intitulés des institutions de l’époque, parfois employée encore aujourd’hui). La situation de l’Arctique, zone fermée interdite au grand public et donc a fortiori aux journalistes qui auraient voulu y enquêter de façon autonome sur les problèmes environnementaux, a donc continué à empirer malgré les alertes. En outre, de nombreux sites militaires s’y trouvaient ou s’y trouvent encore, pour lesquels le régime du secret était ou reste absolu. Aujourd’hui encore, l’information disponible sur une partie des pollutions de la période soviétique n’est pas accessible. Sur le seul Territoire autonome de Iamalo-Nénetsie (un autre sujet de la Fédération de Russie, inclus dans la région administrative de Tioumen [Tyumen], grand comme 1,4 fois la France), il y aurait aujourd’hui 177 puits de pétrole désaffectés. Le manque de moyens rend leur contrôle très aléatoire, provoquant de multiples catastrophes écologiques locales ces dernières années.

 

Une autre raison fondamentale est que, comme la catastrophe d’Oussinsk l’avait déjà révélé en 1994, les grandes entreprises extractives se considèrent comme au-dessus des lois. Les intérêts en jeu sont gigantesques, et justifient aux yeux des responsables de passer outre les risques environnementaux dans cette région très vulnérable à l’activité anthropique.

 

En 1996, un groupe d’expert.e.s publia un bilan très sombre : il pointait l’absence de perspective d’un « développement durable » dans cette zone, vu la faiblesse des moyens accordés aux services environnementaux, et le développement incontrôlé des projets pétroliers et gaziers. Le Goskomsever, comité d’État russe aux affaires septentrionales, créé en 1995, supprimé en 1999, estimait alors à plus de 35 000 le nombre de fuites accidentelles d’oléoducs chaque année, chiffrant l’ensemble à une perte oscillant entre 3 et 10 millions de tonnes de brut (soit jusqu’à 2% de la production totale du pays). De ce point de vue, l’Arctique russe n’échappe pas à la règle commune à toutes les zones d’extraction d’hydrocarbures dans le monde. Mais à cette fragilité s’ajoute un manque criant d’information et de transparence.

 

Le combinat, devenu multinationale Nornickel, qui s’est construit au départ sur les ossements des prisonniers du Goulag stalinien, est considéré depuis longtemps dans les milieux écologistes comme un des principaux pollueurs du pays6. La catastrophe écologique est visible depuis des décennies dans les villes industrielles polaires, autour des usines de transformation du nickel, comme l’historien Andy Bruno l’a montré pour la péninsule de Kola7. Les dégâts infligés à la végétation par les retombées de dioxyde de soufre sont irrémédiables, pour chacun de ces sites de production, dans un rayon de plusieurs kilomètres. La question des infrastructures et de l’investissement nécessaire à leur rénovation, à leur renouvellement en application des normes environnementales, est la clé de l’amélioration de la situation dans l’Arctique. Seule une modernisation systématique pourrait limiter le nombre d’accidents à l’avenir.

 

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1

Voir les articles de Laurent Coumel et de Perrine Poupin dans ce dossier.

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2

Marc Elie, “Late Soviet Responses to Disasters, 1989-1991: A New Approach to Crisis Management or the Acme of Soviet Technocratic Thinking?”, Soviet and Post-Soviet Review, 2013, 40 (2), p. 214-238 [en ligne].

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3

Mikhaïl Lemechev, Désastre écologique en URSS : les ravages de la bureaucratie, Paris, Éditions Sang de la terre, 1991.

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4

Voir l’article de Marie-Hélène Mandrillon dans ce dossier.

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5

[en ligne]

Voir aussi l’article de Katja Doose dans ce dossier.

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6

Paul R. Josephson, The Conquest of the Russian Arctic, Harvard University Press, 2014.

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7

Andy Bruno, The Nature of Soviet Power: An Arctic Environmental History, Cambridge University Press, 2016.

Pour un compte rendu, voir Laurent Coumel, « L’anthropocène au pays des soviets », La Vie des idées, 3 avril 2017. ISSN : 2105-3030 [en ligne].

Bruno, Andy, The Nature of Soviet Power: An Arctic Environmental History, Cambridge University Press, 2016.

Coumel, Laurent, « L’anthropocène au pays des soviets », La Vie des idées, 3 avril 2017. ISSN : 2105-3030 [en ligne].

Elie, Marc, « Late Soviet Responses to Disasters, 1989-1991: A New Approach to Crisis Management or the Acme of Soviet Technocratic Thinking? », Soviet and Post-Soviet Review, 2013, 40 (2), p. 214-238 [en ligne].

Josephson, Paul R., The Conquest of the Russian Arctic, Harvard University Press, 2014.

Lemechev, Mikhaïl, Désastre écologique en URSS : les ravages de la bureaucratie, Paris, Éditions Sang de la terre, 1991.