Point de vue d’une historienne spécialiste du fait guerrier en URSS
« Que ce garçon monte à la capitale » : voici comment les parents de notre témoin se résignent à voir leur fils partir tenter sa chance dans l’armée, en anticipant son échec. Devenir officier signifiait une ascension sociale, celle du provincial, petit-fils de paysan et fils de métallurgiste, qui va tenter sa chance dans la grande ville et ses prestigieuses écoles, ainsi qu'une aventure de petit garçon, l’expression d’une virilité encore immature. Ces deux thèmes se retrouvent dans les souvenirs qu’a le témoin de sa propre expérience, insistant sur le « romantisme » qui l’inspirait, son désir d’« aventure » et de « défi », les « qualités [...] masculines » qui motivaient son engagement dans l’armée, vue comme l’« aristocratie de l’URSS ». Ce texte se propose d’éclairer cette citation en revenant sur l’histoire du recrutement des officiers en URSS.
Une nouvelle « aristocratie » : la renaissance des officiers de l’Armée rouge
Le corps des officiers de l’Armée rouge a connu des transformations majeures tout au long du XXe siècle, qui reflètent les débats et les mutations de la place accordée à l’armée dans la société soviétique et de la nature de l’État construit par les bolchéviks après la révolution d’Octobre 1917.
L’aspiration à la paix et surtout le rejet de l’institution militaire incarnée par les officiers de l’armée impériale avaient été au cœur des revendications révolutionnaires tout au long de l’année 1917 et avaient été un des moteurs de la popularité croissante des bolchéviks. Néanmoins, alors que leur prise de pouvoir à l’automne 1917 avait accéléré l’éclatement de l’Empire russe et plongé le pays en guerre civile en 1918, les révolutionnaires furent très rapidement confrontés à la nécessité de se doter d’un outil militaire fiable pour contrer la double menace pesant sur la révolution et sur l’intégrité de l’État. La forte tension entre les aspirations révolutionnaires et la volonté d’établir un État bolchévique se cristallisa notamment dans les débats très vifs sur le recrutement des officiers de la nouvelle « arme ouvrière et paysanne rouge ». Trotski réussit à imposer l’indispensable recours aux « spécialistes bourgeois », c’est-à-dire aux officiers de l’ancienne armée tsariste recrutés de gré ou de force dans la nouvelle Armée rouge, placés sous la surveillance constante et suspicieuse des communistes. Celle-ci était assurée en particulier par les commissaires politiques, ces officiers chargés de contrôler, dans tous les domaines et à tous les niveaux, l’action de ces anciens du corps militaire impérial qualifiés dans le nouveau jargon politique, de façon dépréciative, de « spécialistes ».
Le débat au sein du Parti communiste ne portait pas seulement sur l’identité politique et la loyauté de ces officiers, ni même sur leur origine sociale privilégiée, mais sur les relations d’autorité inhérentes à l’armée et sur le principe même d’une identité professionnelle fondée sur la compétence militaire – deux notions considérées comme profondément contraires aux idéaux révolutionnaires. À l’issue de la guerre civile, les militaires obtinrent la pérennisation de l’armée comme institution et s’efforcèrent de créer un corps d’officiers professionnels pour l’encadrer, même si les tensions entre « politiques » et « spécialistes » continuaient de miner l’institution, opposant deux légitimités concurrentes d’officiers, tous vétérans de la guerre civile : celle des révolutionnaires, venus à l’armée au service du Parti, et celle des soldats qui ont mis leur compétence professionnelle au service du nouvel État.
La mise en place d’un système d’écoles et d’académies militaires, la promotion d’une discipline dite « socialiste » pour légitimer leur autorité hiérarchique (fort semblable à « l’ancienne », à part qu’elle était fondée en théorie sur le consentement de tous, appuyé sur l’engagement partagé pour la cause révolutionnaire), le rétablissement des grades d’officiers en 1935, devaient concourir à créer ce nouvel officier rouge, en dépit de l’ambivalence persistante des communistes. La cooptation des officiers dans le Parti, la purge progressive puis brutale en 1937 des anciens officiers tsaristes, et un recrutement fondé sur l’identité de classe, assurant la promotion de recrues ouvrières et paysannes, devaient garantir la loyauté de ces nouveaux professionnels. De fait, étant donné le renouvellement très rapide et continu de ses officiers, l’armée de l’entre-deux-guerres pouvait être une voie d’accès à l’éducation et à l’ascension sociale, tandis que leur socialisation spécifique pouvait permettre d’unir ces hommes grâce à des réseaux et un esprit de corps balbutiant. Néanmoins, jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, l’Armée rouge resta confrontée à d’importantes difficultés de recrutement. La carrière militaire, mal rémunérée, difficile et peu prestigieuse, n’était guère attractive pour des jeunes issus de milieux sociaux sans tradition militaire et ayant de nombreuses autres opportunités. Les purges staliniennes à partir de 1937 saignèrent à blanc le corps des officiers : lors de l’attaque nazie contre l’URSS, les officiers de l’Armée rouge étaient, dans leur grande majorité, jeunes, inexpérimentés, récemment promus, d’origine paysanne, peu éduqués et terrifiés.
C’est en fait à l’épreuve du conflit que se forgea véritablement « l’aristocratie » militaire dont parle Viatcheslav Kuprienko. Dans l’urgence, le pouvoir soviétique redonna à la figure de l’officier un prestige plus traditionnel. La réhabilitation de la pleine autorité des officiers militaires et la dégradation des commissaires au simple rang d’adjoints politiques, le retour à des formes d’adresse, insignes et uniformes inspirés de l’armée tsariste, le rétablissement de relations hiérarchiques beaucoup plus strictes, les très nombreuses décorations décernées, mais aussi le retour à un discours patriotique renouant avec le récit grand-russe et la célébration de l’épopée militaire impériale, y compris par la glorification renouvelée des grands généraux de l’Empire : tout concourt à redonner aux officiers la place, centrale et traditionnelle, de héros nationaux qu’ils avaient perdue pendant la Première Guerre mondiale. En outre, la guerre vit le mérite s’imposer comme principe de promotion et la compétence professionnelle comme première qualité de l’officier, tandis que le critère d’origine sociale était abandonné. Du conflit émergea donc une nouvelle génération d’officiers auréolés du prestige de la victoire, unis par des valeurs de professionnalisme, de discipline, de respect de l’autorité et de patriotisme, pour former de nouveau un corps social distinct, qui prit une importance croissante dans les décennies suivantes.
En effet, cette identité sociale se renforça considérablement dans l’après-guerre. Le recrutement des officiers passait désormais exclusivement par la voie des écoles militaires accessibles sur concours, d’où une élévation rapide du niveau d’éducation des recrues, de plus en plus issues du milieu urbain. Les écoles de Cadets, créées en 1943, étaient la voie royale, mais pas indispensable, pour accéder aux écoles militaires spécialisées, d’où sortaient les lieutenants, tandis qu’un passage par les académies militaires permettait l’ascension dans le corps. Les jeunes officiers avaient des conditions de rémunération et de vie comparables à celles de leurs camarades docteurs ou ingénieurs, mais souffraient de conditions de service souvent difficiles, avec peu de congés, de mauvaises conditions de logement, et une obligation de vingt-cinq ans de service. Ils pouvaient, certes, espérer progresser dans la carrière et accéder ainsi à l’élite de la société soviétique – ainsi qu’aux privilèges nombreux des officiers supérieurs, y compris par leur accès aux ressources économiques très importantes mises à l’entière disposition de l’armée –, néanmoins la très longue durée des carrières et l’âge avancé des officiers supérieurs rendaient cette perspective incertaine.
La frustration des militaires professionnels était aussi alimentée par la difficulté à redéfinir le rôle d’une Armée rouge qui se drapait du mythe de la victoire de 1945 mais n’était plus utilisée qu’à des fins répressives au sein du bloc de l’Est, une sorte de police impériale loin de l’héroïsme guerrier exalté par la propagande. Alors que l’armée se fermait socialement aux ouvriers et paysans, la carrière militaire restait en somme peu attractive pour les enfants de l’élite urbaine. Ceux-ci rechignaient même souvent à effectuer leur service militaire obligatoire, multipliant dès les années 1950 les manœuvres pour échapper à ce qui était souvent présenté comme une pénible corvée. De fait, dans les dernières décennies de l’URSS, la carrière militaire attirait surtout des enfants de militaires. Plus qu’un groupe social privilégié, le corps des officiers se transformait en caste, privilégiée mais étrangère à la majorité de la population. Pour une famille comme celle de notre témoin, qui ne comptait même pas de vétéran de la Deuxième Guerre mondiale parmi ses membres, la distance sociale et culturelle à l’institution militaire était donc considérable.
Le « romantisme » du héros soviétique
Toutefois, la figure de l’officier était marquée autant par ses réalités sociales que par son image dans la culture soviétique. Loin de la grisaille des casernes, des relations compliquées entre l’armée et le Parti, des logements insuffisants et de la discipline violente de l’armée, le soldat avait été construit dans l’entre-deux-guerres comme une figure idéale du nouvel homme soviétique. Le courage au combat des héros de la guerre civile notamment, était célébré comme l’expression d’un dévouement viril à la fois révolutionnaire et patriotique. Ce discours guerrier célébrait le dépassement de soi par le service militaire – défini non comme une simple obligation légale, mais comme l’expression d’une discipline de soi et de l’abnégation qui plaçaient l’individu au service d’une communauté et d’une cause. Courage, discipline, camaraderie et sens du sacrifice étaient les qualités centrales de ce nouveau soldat soviétique forgé au feu révolutionnaire. Dans l’entre-deux-guerres, ce discours patriotico-militaire s’appuyait sur trois piliers : les grands héros de l’épopée impériale russe réhabilités à partir des années 1930, d’Alexandre Nevski à Suvorov ; les héros de la guerre civile, du film culte Chapaev de Sergei et Georgi Vassilev (Mosfilm, 1934), d’après le roman éponyme de Dimitri Furmanov (1923), au best-seller Et l’acier fut trempé de Nikolaï Ostrovski (1934) ; les nouveaux héros du stalinisme triomphant, athlètes, pilotes, explorateurs, se préparant tous les jours à défendre la patrie dans la guerre à venir.
C’est sur ces bases que fut construite, dès les années de guerre, la figure centrale de la geste héroïque soviétique, celle du soldat de l’Armée rouge triomphant contre l’Allemagne nazie. La glorification du combattant aidait le régime à effacer le discours sur ses crimes et ses erreurs, et sur tous ceux qui en avaient payé le prix, en URSS et au-delà de ses frontières. Elle se basait aussi sur le retour à un discours genré traditionnel qui effaçait notamment les femmes combattantes, dans un contexte d’inquiétude croissante, parmi les responsables soviétiques, quant à une « crise » perçue de la jeunesse masculine. Dès les années 1950 émergea de fait un discours sur l’indiscipline, la mollesse, la frivolité de jeunes générations qui ne seraient plus à la hauteur de l’idéal de service et de dévouement collectif porté par les générations des guerres. Les responsables alertaient sur la désaffection pour la chose militaire, exprimée par le désintérêt pour les activités paramilitaires omniprésentes qui marquaient le monde de l’enfance et de la jeunesse soviétique, partout exposée à une éducation militaro-patriotique qui pénétrait l’école, l’université, les clubs sportifs, autant que les organisations de jeunesse (pionniers puis komsomol) devenues quasi universelles.
Alors que la jeunesse semblait de plus en plus réagir avec indifférence à cet endoctrinement, la place de la guerre dans la culture de masse soviétique semblait néanmoins croître sans cesse. La littérature de jeunesse était pleine de livres sur les soldats et partisans de la Grande Guerre patriotique – sur le thème populaire « Ils se sont battus pour la patrie ». La Jeune Garde d’Alexandre Fadeev (1946), consacré à un groupe de jeunes résistants en Ukraine occupée, ou L’Histoire d’un homme véritable de Boris Polevoi (1948), retraçant la survie héroïque d’un pilote, s’imposèrent, dès leur publication à la fin des années 1940, comme des classiques lus par tous les adolescents. Dans les années 1970, pour revenir à la période dont se souvient notre témoin, c’était dans le journal Jeunesse (Junost’) que Boris Vasil’ev publiait ses récits très populaires sur la guerre, comme par exemple Et les aubes ici sont calmes (1969), adapté plusieurs fois à l’écran, dont au cinéma dans les années 1970 et à nouveau en Russie en 2015. Les livres de Vasilii Bykov, grand écrivain de guerre et vétéran biélorusse, étaient aussi au catalogue des collections de littérature de jeunesse – et le demeurent dans les recommandations les plus récentes du gouvernement russe. À l’écran, un discours nuancé a pu commencer à émerger dès la fin des années 1950, mais la production restait dominée par des films de guerre qui étaient avant tout des films d’action et d’aventure. Il était impossible de sous-estimer la popularité de la série 17 moments de printemps (1973) et de son héros, l’officier du renseignement Max von Stierlitz, série culte au moins en Russie, en Ukraine comme en Biélorussie, et ce jusqu’à aujourd’hui. Il est presque étonnant que Kuprienko ne le mentionne pas, tant il semble un modèle probable pour un jeune qui choisit le romantisme des forces spéciales à la fin des années 1970.
Néanmoins, les responsables soviétiques exprimaient des inquiétudes sur la réception de cet idéal d’héroïsme viril à plusieurs titres. D’une part, ils notaient la popularité croissante de la fiction d’aventure et d’évasion : dans la même décennie, Alexandre Dumas et James Fennimore Cooper l’emportaient sur les classiques soviétiques auprès des jeunes lecteurs. Kuprienko témoigne, certes, du peu de différence dans la perception d’un adolescent entre Le Dernier des Mohicans et les « 28 gardes de Panfilov », légendaires en Union soviétique, mais les éducateurs soviétiques – et russes aujourd’hui – refusaient, bien entendu, d’admettre que ces derniers n’étaient pas moins fictionnels que le premier, et continuaient à prétendre distinguer entre une littérature d’évasion bourgeoise et une littérature socialiste réaliste. D’autre part, dès les années 1950, les personnes en charge de la propagande militaro-patriotique notaient la difficulté à incarner l’héroïsme guerrier dans des figures contemporaines, plutôt que dans des conflits passés. C’est ce que tentait de faire le film cité par notre témoin, Commando dans la zone d’alerte (1977), où, pour donner aux parachutistes l’occasion d’un combat héroïque, le réalisateur leur faisait rencontrer des bandits pendant un entraînement – ce qui était tout de même moins glorieux que de résister aux nazis.
Le « romantisme » véhiculé par le discours officiel soviétique et qui a mû notre témoin adolescent était ainsi à la fois une façon d’essayer de transmettre aux jeunes l’élan héroïque de la première génération soviétique, et l’aveu de l’impuissance du régime à redonner du sens et un contenu à l’URSS comme projet collectif. Viatcheslav Kuprienko répète souvent, dans son entretien, combien il avait été façonné par cette propagande. De fait, il en était le pur produit. Quand notre témoin monta « à la capitale » chercher l’aventure, il était un garçon soviétique sur le point de faire l’expérience de cette impuissance collective1.
Notes
1
Ce travail a été réalisé dans le cadre du laboratoire d’excellence Tepsis, portant la référence ANR-11-LABX-0067 et a bénéficié d’une aide au titre du Programme Investissements d’Avenir.
Bibliographie
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