Bourdieu et les Grèves de 1995

Cet article est la version numérique de la notice « Grèves de 1995 » de Julien Duval extraite du Dictionnaire international Bourdieu (CNRS Editions, novembre 2020).

Sans avoir eu l’ampleur des grèves de 1936 ou de 1968, le mouvement de novembre-décembre 1995 a été marqué par de fortes mobilisations contre la remise en cause de l’État social. Pierre Bourdieu voit dans ces grèves et manifestations une confirmation tant des diagnostics de La Misère du monde, que de ses analyses sur la « noblesse d’État » et la montée du néolibéralisme (ou même de ses observations sur l’évolution en France du monde intellectuel et du journalisme). C’est à ce titre qu’il intervient durant les événements eux-mêmes, alors que le succès de librairie de La Misère du monde, sorti deux ans auparavant, a élargi l’intérêt que des médias généralistes et un public non universitaire lui portaient.

Une pancarte lors des manifestations contre la réforme de Juppé

Une pancarte brandie lors des manifestations

contre la réforme d'Alain Juppé

Le déclencheur du mouvement est la présentation, le 15 novembre, d’un plan pour la Sécurité sociale par le gouvernement de droite dirigé par Alain Juppé. La préparation de la réforme avait cependant suscité des mobilisations syndicales (unitaires) dès le début de l’automne, lesquelles étaient entrées en résonance avec un mouvement étudiant perceptible depuis la rentrée. Le plan prévoit principalement un allongement de la durée de cotisation pour les régimes de retraite des fonctionnaires et des entreprises publiques, une étatisation accrue de la Sécurité sociale et des réductions de prestations sociales. Il reçoit le soutien d’une partie de l’opposition socialiste (certains de ses représentants estiment qu’ils ne prendraient pas des mesures très différentes s’ils étaient au pouvoir) et de la direction de la Confédération française démocratique du travail (CFDT). Le 24 novembre, débute une grève interprofessionnelle. Elle est reconduite à la SNCF, puis dans les transports publics de grandes villes. La désorganisation qui en résulte dure plus de trois semaines, durant lesquelles plusieurs manifestations connaissent un succès croissant. Le mouvement décline mi-décembre après que le Premier ministre a reculé sur les mesures concernant les retraites.

l’appel de la pétition de la revue "Esprit"

L’appel de la pétition lancée par la revue Esprit

Dans le monde intellectuel, les animateurs de la revue Esprit lancent rapidement une pétition « Pour une réforme de fond de la Sécurité sociale » qui soutient, sinon le plan, du moins la direction de la CFDT. Ils obtiennent les signatures de proches de la revue (Paul Ricoeur, par exemple), de la CFDT ou de la « deuxième gauche ». Les grands noms (par exemple, Jean-Paul Fitoussi, Jacques Julliard, Pierre Rosanvallon, Alain Touraine) sont pour beaucoup (et parfois simultanément) des enseignants de l’École des hautes études en sciences sociales, des collaborateurs plus ou moins réguliers du Nouvel Observateur ou des membres de la Fondation Saint-Simon qui, constituée dans les années 1980, s’attache à réconcilier les mondes académiques, administratifs et économiques et à briser des « tabous » de la société française qui feraient obstacle à sa modernisation. Le texte paraît dans La Croix et Le Monde le 1er décembre. Un autre appel émerge parallèlement, en soutien aux grévistes. Son initiative revient à des membres de l’aile gauche du Parti socialiste et à des universitaires ou chercheurs proches de la Ligue communiste révolutionnaire. Plus étroitement lié au monde de l’enseignement supérieur et de la recherche, il comporte des grands noms sans doute moins médiatiques que les premiers, mais dotés d’une plus grande renommée intellectuelle, à l’image de Luc Boltanski, Jacques Derrida, Pierre Vidal-Naquet, tous trois directeurs d’études à l’EHESS, ou de Pierre Bourdieu. Celui-ci a fait quelques modifications au texte, le transformant en un appel, non pas simplement à un soutien symbolique et matériel aux grévistes, mais à une « réflexion radicale sur l’avenir de notre société que [le mouvement] engage ».

La pétition est publiée dans Le Monde le 4 décembre. Ses initiateurs proposent à Bourdieu d’intervenir le 12 décembre, à l’issue d’une manifestation, devant des cheminots en grève à la gare de Lyon. Il y lit un texte de soutien « à tous ceux qui luttent contre la destruction d’une civilisation, associée à l’existence du service public » et désigne les intellectuels comme étant la seule force susceptible de contrer une noblesse d’État qui revendique le monopole de la Raison [Contre-feux : 30‑33]. Le texte est publié le surlendemain dans Libération.

Pierre Bourdieu et Annick Coupé

Pierre Bourdieu et Annick Coupé, le 12 décembre 1995

En décembre 1995, Bourdieu s’est à la fois servi de son crédit scientifique et de sa notoriété médiatique contre l’hégémonie des intellectuels qu’il a vu s’imposer au cours des vingt années précédentes par la force de leurs réseaux politico-médiatiques. En janvier, il répond favorablement, avant de le regretter publiquement, à une invitation pour analyser, dans le cadre d’une émission de télévision, la manière dont la télévision a rendu compte des grèves de décembre (cette analyse se poursuivra, au cours de l’année 1996, dans deux conférences télévisées du Collège de France puis dans le premier volume de la collection « Raisons d’agir », Sur la télévision). Il participe par ailleurs à des initiatives, comme les États généraux du mouvement social, nées des grèves de 1995.

À moyen terme, celles-ci affaiblissent le gouvernement et participent à la défaite de la droite aux élections législatives de juin 1997. Elles ont aussi des répercussions pour Bourdieu, même s’il n’est pas possible d’évaluer la part qui leur reviendrait en propre. Elles accroissent ses liens avec le monde associatif et militant. Elles jouent un rôle dans la création des Éditions Liber-Raisons d’agir – qui, en 1998, publient d’ailleurs un livre collectif sur le « “décembre” des intellectuels » [Duval et al. 1998]. Plus généralement, elles poussent sans doute Bourdieu à intervenir plus souvent mais également d’une manière différente sur le terrain politique : alors qu’il n’avait signé qu’une dizaine de pétitions entre 1980 et 1995, il en signe près d’une cinquantaine entre 1996 et 2001.

► Pour aller plus loin, autres notices du

Dictionnaire international Bourdieu à consulter :

 

Boltanski, Collège de France, Derrida,

École des hautes études en sciences sociales, Esprit, État,

Intellectuel(s), Libération, Médias, Misère du monde (La),

Monde (Le), Néolibéralisme, Noblesse d’État (La),

Nouvel Observateur (Le), Raisons d’agir (Association),

Raisons d’agir (Éditions), Sur la télévision

Dictionnaire international Pierre Bourdieu

Bourdieu P., 1998, Contre-feuxPropos pour servir à la résistance contre l'invasion néo-libérale, Paris, Raisons d'agir.

Duval J., C. Gaubert, F. Lebaron, D. Marchetti et F. Pavis., 1998, Le « Décembre » des intellectuels français, Paris, Raisons d’agir.