Les vitrines de la foi conquérante et ses objets païens
À propos de Laurick Zerbini, L’Afrique noire en vitrines. Lyon 1860-1960 (2019)

À propos de Laurick Zerbini, L’Afrique noire en vitrines. Lyon 1860-1960, Paris, Maisonneuve & Larose/Hémisphères Éditions, 2019

Pour les lecteurs de Passés Futurs, le livre de Laurick Zerbini sur l’histoire des expositions lyonnaises d’objets en provenance de l’Afrique subsaharienne1 vient en écho du dossier Les vitrines de l’humanité en partie inspiré par une réflexion sur la labilité des frontières entre « musée de soi » et « musée des Autres » [voir le numéro 6]2. Exhibés à l’époque coloniale, ces objets ont revécu jusqu’à nos jours à travers des usages successifs dont L’Afrique noire en vitrines documente les va-et-vient, au cours de la période allant de 1860 à 1960, entre les divers contextes citadins et nationaux3.

Au sein du mouvement expansionniste français vers les territoires asiatiques et africains, le statut de Lyon a été particulier. Située à l’écart des routes maritimes, la ville, conjointement à sa vocation industrielle et marchande, a aussi été un important foyer de formation d’un clergé destiné à mener son apostolat parmi les populations à convertir de ces mêmes territoires. La grande fête coloniale organisée, en 1894, au Parc de la Tête d’Or a été un évènement majeur suivant la naissance de deux musés catholiques – celui, en 1863, des Missions africaines et celui de la Propagation de la Foi, en 1892 – et précédant la création des deux musées coloniaux fondés par la Chambre de commerce en 1901, et par la Mairie en 1927. Ces institutions déclineront à l’échelle locale un double mouvement de théâtralisation de l’idée impériale et de l’entreprise missionnaire qui connaît son apogée lors de grandes expositions internationales comme l’Exposition missionnaire du Vatican du mois de 1924/1925 et l’Exposition coloniale de Vincennes de 1931.

L’Afrique noire en vitrines est composé de trois parties – « Les Lyonnais et l’Afrique noire au XIXsiècle », « L’Afrique noire au théâtre des colonies », « L’objet africain sous le prisme du colonial, du scientifique, du missionnaire » – qui relatent les rapports entretenus sur un siècle entre les milieux économiques et religieux impliqués dans les espaces que nous venons d’évoquer. Dans la première partie, Laurick Zerbini reconstitue la généalogie croisée de l’action évangélisatrice et des investissements financiers en Afrique. La seconde section est dédiée aux expositions que l’auteure examine d’une manière extrêmement détaillée. Le troisième volet, interroge l’objet en tant qu’expression de divers registres interprétatifs et allégoriques. En prolongeant cette perspective, l’émergence dans le contexte lyonnais d’une muséographie missionnaire, avec ses galeries de matériaux « païens », constitue une piste d’analyse féconde d’incidences heuristiques.

Donnant à voir une Afrique dite « noire », les décors étudiés par Zerbini sont surtout les miroirs des idéologies raciales et des imaginaires religieux dont la domination européenne s’est nourrie et qu’elle a contribué à susciter. Dans les musées coloniaux proprement dits, la définition des pièces se détachait de la prétendue objectivité mise en avant par les collections anthropologiques :

« la référence marchande, adjointe à l’objet ethnographique, l’amène à devenir un produit manufacturé susceptible d’être vendu ou acheté comme n’importe quelle autre marchandise coloniale. Des plus simples aux plus “précieux”, les objets sont traités comme des documents à l’égard de leur utilité et leur bénéfice pour le futur colon ou négociant. La distinction entre produit et objet ethnographique provient de la nature du matériau employé, l’habilité avec laquelle il a été réalisé. Seules les pièces à fonction religieuse et ludique prennent un caractère de témoins culturels ; rares sont les renseignements sur leur forme, leur matière, et le coût n’est jamais formulé » (p. 153-154).

De leur côté, les expositions missionnaires exaltaient avant tout l’action de leurs agents durablement installés in situ4. À travers la célébration de l’action de prosélytisme pour laquelle les « hommes de Dieu » étaient idéalement prêts à se sacrifier jusqu’au martyre, une telle scénographie produisait un effet axiologique crucial : le geste de la conservation n’assumait pas ici une valeur prépondérante. La vitrine se superposait littéralement aux fonctions et au sens supposés et désormais périmés que les objets avaient (ou auraient) possédés avant leur saisie. Témoins de paganisme, ils acquéraient une signification nouvelle en tant que trophées d’une prédication qui leur était antagoniste, mais sous la forme d’une « conquête pacifique » (p. 158).

L’émergence d’une muséographie solidaire de la figure du missionnaire se concrétisait alors dans des vitrines où

« l’abondance des pièces sert à montrer les dissemblances avec le christianisme : superstitions et mythes sont mis en opposition aux vérités de la Révélation. Dès lors, la dénomination “musée” se réfère davantage au fait missionnaire, c’est-à-dire à la culture missionnaire, qu’à un savoir ethnologique. C’est le contexte historique, à savoir l’expansion des missions outre-mer, qui détermine l’appellation et non la nature des collections » (p. 319-320).

D’un côté, « la figure du missionnaire martyr trouve un formidable écho en mettant en relief sa vertu et son courage » (p. 97), de l’autre, une

« étroite relation entre l’idéal missionnaire et l’idéal colonial – ou “colonisateur” – […] prédomine dans le contexte de l’époque et qui voit dans le missionnaire non seulement l’apôtre du Christ, mais également l’éclaireur de la nation : celui qui porte la Croix porte aussi le drapeau de la France » (p. 158).

Dans ce cadre, les limites entre musées coloniaux et missionnaires n’étaient pas étanches, comme le prouve, par exemple, l’ouverture du musée, en mai 1927, « à une exposition, Arts dahoméens, organisée par Francis Aupiais des Missions Africaines de Lyon » (p. 235). À ce propos, Zerbini souligne : « les liens entretenus par l’assemblée consulaire avec les missionnaires et le caractère de la manifestation expliquent le choix du lieu » (ibid.).

Il est possible d’avancer l’hypothèse que dans ce cas il s’agissait d’artefacts qui étaient à la fois l’expression d’une conquête spirituelle et physique mais aussi d’un « art de la conversion »5. Au sujet de l’histoire religieuse du royaume du Kongo, Cécile Fromont indique ainsi l’enracinement du catholicisme et la création d’objets cultuels relevant, entre les XVe et XIXe siècles, d’une « corrélation » de signifiés et de formes esthétiques entre mondes africains et européens. Une telle perspective peut s’avérer également susceptible d’interroger l’histoire plus récente (par rapport à celle que Fromont étudie) des musées missionnaires au centre de la réflexion de Zerbini.

Il est certain que l’idéologie de la colonisation comme elle s’est affirmée à la fin du XIXe siècle a censuré la réalité du cosmopolitisme des rituels qui, suite à la longue durée de la présence de l’islam sur le continent, aux échanges avec les Portugais ainsi qu’à une première diffusion du catholicisme sur les côtes équatoriales et du Golfe de Guinée, était déjà à l’œuvre depuis longtemps en Afrique sub-saharienne. Il est pourtant envisageable qu’à la même époque, à rebours d’une telle idéologie, les collections muséographiques exposées par des institutions religieuses ont intégré à leur tour, pour reprendre les mots de Cécile Fromont, un paradoxal « processus circulaire et cumulatif de transformation et d’appropriation » au sein duquel « les notions de richesse et de pouvoir d’une part et les signes visuels du prestige et du christianisme de l’autre se renforcent mutuellement »6.

Dans les musées missionnaires, l’objet devient le trophée d’une évangélisation en cours. À cet égard, la figure de Francis Aupiais (1877-1945) de la Société des missions africaines de Lyon, rappelée à plusieurs reprises par Zerbini, est significative d’une sorte de hiatus épistémologique entre l’action de l’apôtre devenu aussi ethnologue et le traitement ou les effets de réception en métropole des objets païens dont il était un « patron visuel »7. Le regard et les intentions qu’Aupais portait aux sociétés indigènes au sein desquelles il avait vécu étaient marqués par une fascination et un certain « sens ethnographique du relatif »8 qui n’étaient pas partagés par la très grande majorité de ses confrères de l’époque.

D’une manière plus générale, sur le terrain, tous les missionnaires étaient confrontés – bon gré, mal gré – à une praxis consistant à s’emparer des objets indigènes avec la volonté de les remplacer à terme et, pour ce faire, ils pouvaient ainsi s’inspirer, comme ce fut le cas pour Aupiais, de certains thèmes du cérémonialisme vernaculaire. À leur tour, les sociétés africaines absorbaient et transformaient – dans certains contextes, depuis des siècles – des formes liturgiques et des artefacts rituels d’origine chrétienne9. Cependant, les responsables métropolitains des musées missionnaires pouvaient difficilement accepter l’idée de l’existence d’un « contrat séculaire »10 implicite entre catholicisme et cultes locaux qui aurait été révélateur d’une concomitance de fait, acceptée ou subie, de pratiques et de croyances qu’ils concevaient comme étant radicalement concurrentes. En ce sens, la profusion d’objets dans les vitrines ou sous forme de panoplies se voulait sans doute, comme le dit Zerbini, la démonstration de l’altérité irréductible de la vérité révélée du catholicisme, mais elle était aussi une paradoxale reconnaissance tacite, voire involontaire ou inconsciente, du pouvoir de ces objets dont la mort in vitro était relative. Car, l’objet « païen » continuait d’exercer, autrement et d’une manière sans doute plus discrète, son vieux métier de masque catalyseur et émetteur d’une force qui était ici celle supposée émaner de la foi (qui lui était opposée) à affirmer. Une corrélation avec les symboles de l’Autre païen à convertir imprégnait ainsi le théâtre missionnaire se voulant porteur d’une téléologie apparemment distante de la propagande coloniale et d’une science laïque.

Au prisme des environnements que Laurick Zerbini étudie finement, les frontières entre les mises en scène de l’œcuménisme religieux, de la connaissance ethnologique, des logiques de la société du spectacle colonial et du fétichisme muséal sont assez mouvantes11. Dans les espaces que l’historienne examine, l’immobilisation apparente de la pièce rapportée d’Afrique dans le présent de ses visiteurs européens communiquait avec la translation de celle-ci dans l’espace-temps de la conservation dont l’exposition était un cadre physique, mais aussi symbolique de relégation de mœurs primitives. Malgré les séparations spatiales assez nettes et les importantes variations conjoncturelles de leurs contenus, les vitrines lyonnaises étaient donc toutes les réceptacles de l’enchevêtrement entre diverses entreprises économiques, militaires, confessionnelles et anthropologiques. Et, d’une manière qui leur était spécifique, dans les musées missionnaires, les objets « païens » devenaient les talismans catholiques d’une relation finalement mimétique, indicible et surtout impensable, avec les « ténèbres » des cultes à vaincre.

Unfold notes and references
Retour vers la note de texte 9404

1

Laurick Zerbini, L’Afrique noire en vitrines. Lyon 1860-1960, Paris, Maisonneuve & Larose/ Hémisphères Éditions, 2019.

Retour vers la note de texte 9405

2

Silvia Sebastiani (dir.), « Les vitrines de l’humanité », Passés Futurs, n° 6, 2019.

Pour une mise en perspective critique de ces notions, voir : Benoît de l’Estoile, Le Goût des autres. De l’exposition coloniale aux arts premiers, Paris, Flammarion, 2007.

Retour vers la note de texte 9406

3

En guise d’épilogue, le livre se termine sur un bref chapitre consacré au musés des Confluences, inauguré en 2014, où, aujourd’hui, certains de ces objets sont exposés ou conservés.

Retour vers la note de texte 9422

4

Il s’agit bien entendu d’une différenciation tout à fait relative et ayant une portée générale, car des espaces missionnaires d’exposition pouvaient intégrer des exhibitions populaires laïques et ethnologiques.

Retour vers la note de texte 9423

5

Je reprends ici le titre du livre de Cécile Fromont, L’Art de la conversion. Culture visuelle chrétienne dans le royaume du Kongo, Paris, Presses du réel, 2018 [éd. orig. anglaise : 2014].

Retour vers la note de texte 9424

6

Cécile Fromont, L’Art de la conversion. Culture visuelle chrétienne dans le royaume du Kongo, Paris, Presses du réel, 2018, p. 164 [éd. orig. anglaise : 2014].

Retour vers la note de texte 9425

7

J’emprunte cette expression à Jean-Maurice Monnoyer, Walter Benjamin, Carl Einstein et les arts primitifs, Pau, PUP, 1999, p. 105.

Sur la figure et l’œuvre du missionnaire et ethnologue Francis Aupiais, voir : Martine Balard, Dahomey 1930 : mission catholique et culte vodoun. L’œuvre de Francis Aupiais (1877-1945) missionnaire et ethnographe, Paris, L’Harmattan 1999 ;

Gaetano Ciarcia, « Le paganisme et son ordre moral. Le vodun comme “pierre d’attente” dans le corpus filmique Le Dahomey religieux de Francis Aupiais (1930) », in André Mary, Gaetano Ciarcia (dir.), Ethnologie en situation missionnaire, Les Cahiers de Bérose, no 12, 2019, p. 214-249 [en ligne] ;

Id., « Reconnaître et convertir. Le cas du corpus filmique Le Dahomey chrétien dans l’œuvre éditoriale et filmique de Francis Aupiais », ethnographiques.org, no 37, 2019, [en ligne].

Retour vers la note de texte 9426

8

James Clifford, « Ethnographie, polyphonie, collage », Revue de musicologie, no 1-2, 1982, p. 24. Clifford utilise cette formule au sujet de la revue d’avant-garde Documents, publiée en France en 1929 et 1930 ; il me semble possible de la transposer partiellement pour définir l’intérêt qu’à la même époque Aupais, suivant tout autres principes conceptuels et intentions argumentatives, porte aux sociétés dahoméennes auprès desquelles il avait mené son long apostolat entrepris en 1903 et qui s’était terminé en 1926.

Retour vers la note de texte 9427

9

Voir : Cécile Fromont, L’Art de la conversion. Culture visuelle chrétienne dans le royaume du Kongo, Paris, Presses du réel, 2018, p. 235 [éd. orig. anglaise : 2014].

Retour vers la note de texte 9428

10

Jean Price-Mars, « Les survivances africaines dans la communauté haïtienne », Études dahoméennes, t. VI, 1951, p. 9 sqq. La formulation complète est la suivante : « Sans doute son contrat séculaire [de l’animisme] avec le catholicisme dans un milieu travaillé par des aspirations et des contraintes de civilisation occidentale, l’a imprégné de changements substantiels et l’a conduit à un processus d’évolution syncrétiste ».

Retour vers la note de texte 9429

11

Sur l’histoire de l’ethno-muséologie française dans l’entre-deux-guerres et ses mises en situation de spectacle, voir : Jean Jamin, « Objets trouvés des paradis perdus. À propos de la Mission Dakar-Djibouti », in Jacques Hainard, Roland Kaehr (dir.), Collections passions, Neuchâtel, musée d’Ethnographie, 1982, p. 69-100 ; Id., « L’ethnographie mode d’inemploi. De quelques rapports de l’ethnologie avec le malaise dans la civilisation », in Jacques Hainard, Roland Kaehr (dir.), Le Mal et la douleur, Neuchâtel, musée d’Ethnographie, 1986, p. 45-79 ; Id., « Introduction à Miroir de l’Afrique », in Michel Leiris, Miroir de l’Afrique (édition établie, annotée et commentée par J. Jamin), Paris, Gallimard, 1996, p. 9-59.