En 1940, Raymond Aron a 35 ans. Jeune docteur en philosophie, pour sa thèse intitulée Introduction à la philosophie de l’Histoire, soutenue en 1938, nommé en 1939 maître de conférences en philosophie sociale à la faculté des lettres de Toulouse, il n’a pas été mobilisé dans une unité combattante : il est sergent au sein d’un groupe météorologique au nord de Mézières. Pris dans la tourmente de la défaite de mai-juin, il reculera vers le Sud-Ouest, jusqu’à Toulouse où se trouvait son épouse, avant de parvenir à embarquer pour l’Angleterre sur un navire britannique transportant une division polonaise, à Saint-Jean-de-Luz, le 24 juin 1940.
Parvenu à Londres, il souhaite se battre et s’engage dans les FFL, plus précisément dans une unité de chars où il n’occupe, à son grand désarroi, que des fonctions administratives. Puis, dès le mois d’août, André Labarthe (rencontré fin juillet au Carlton Gardens) lui propose de prendre en charge une revue mensuelle, La France libre, dont Raymond Aron devient le rédacteur en chef : il contribue à en faire un organe de haute tenue, sachant se tenir à bonne distance de De Gaulle; à bonne distance aussi de ce qu’il conviendrait d’appeler une revue de « propagande ».
C’est un aspect très particulier de son retour en France – les journées de la victoire de mai 1945 à Paris – qui sera l’objet des lignes qui suivent.
Londres. Raymond Aron au balcon, 2e en partant de la droite.
On pourrait penser que celui qui a retrouvé la France libérée après plusieurs années d’absence et qui a participé de près à la victoire de son pays aux côtés des Alliés vivrait cette libération sur le mode, sinon de l’enthousiasme, du moins d’une certaine ferveur. Mais rien de tel lorsqu’au cours des années 1980, Aron revient à deux reprises sur son expérience de la fin de la guerre en Europe telle qu’il l’a vécue à Paris les 8 et 9 mai 1945.
Première mention en 1981 dans un célèbre livre d’entretiens intitulé Le Spectateur engagé1. Au début d’un chapitre intitulé « Les désillusions de la Libération », au cours duquel Raymond Aron est tout d’abord interrogé sur les changements qui lui semblaient s’être produits en France pendant l’Occupation, sur ses amis retrouvés, sur l’épuration aussi, Denis Wolton lui pose la question suivante : « Quelle était l’atmosphère au moment de la paix, en mai 1945 ? »
Significativement, Aron ne répond pas directement à la question posée. Il doit tout d’abord, dit-il « remonter très loin en arrière », c’est à dire à novembre 1918. Puis, après cette évocation (sur laquelle nous reviendrons), Aron se lance dans un étonnant contrepoint : « Au contraire, au mois de mai 1945, Paris a été mortellement triste. Tel que je l’ai vécu. Je me souviens [d’]une conversation avec Jules Roy, ce jour-là. Il était frappé comme moi par cette tristesse, l’absence d’espoir. C’était la fin de la guerre, mais c’était la victoire des Alliés plus que celle de la France. Rien de comparable au transport d’enthousiasme des jours de novembre 1918. » Puis le propos se centre plus précisément sur la journée de la victoire proprement dite, qui semble presque effacée : « Je n’ai qu’un souvenir précis du 8 mai. Je me promenais à Paris, tout de même, pour vivre avec les Parisiens l’événement. J’ai vu, je ne sais plus où, le général Giraud. Il était tout seul. L’air triste, il marchait comme perdu. Je suis alors allé vers lui pour le saluer, pour faire une espèce de démonstration, puis je l’ai vu partir sans rien dire2. » Seule cette rencontre émerge de l'évocation de la journée de la victoire contre le nazisme en Europe.
Sur la Meuse, pendant la drôle de guerre (hiver 1939-1940).
Le sujet est si important, sans doute, qu’Aron, sur ce moment de la victoire à Paris, propose un second témoignage dans ses mémoires écrits deux ans plus tard, en 1983. Il s’agit cette fois des 8 et 9 mai, et le général Giraud n’apparaît plus sous sa plume. L’évocation de l’atmosphère générale, en revanche, reste très proche de celle du texte publié deux années plus tôt : « Je me souviens des journées des 8 et 9 mai et de la tristesse de la capitale. Avec Jules Roy, si mes souvenirs ne m’abusent, j’ai échangé quelques mots sur l’étrange climat, l’absence de tout enthousiasme. Les massacres prenaient fin, en Europe du moins ; la France se trouvait dans le camp des vainqueurs, mais le peuple n’était pas rassemblé et nous nous interrogions déjà sur l’avenir3. »
Il est aisé de percevoir qu’Aron s’étonne quelque peu lui-même de sa propre tristesse – tristesse à l’unisson de celle de la capitale, selon lui. Mais dans le second témoignage, il nous fournit une clé qui était absente du premier: « Le peuple n’était pas rassemblé », écrit-il. Tout est là, en effet.
En 1981, c’est donc l’Armistice de novembre 1918 que Raymond Aron choisit d’évoquer tout d’abord, au moment où il est questionné sur mai 1945 : « Alors là, je dois remonter très loin en arrière. Novembre 1918, j’avais 13 ans. J’habitais Versailles. Mes parents m’ont conduit à Paris. Et j’ai connu la journée unique, inoubliable, de l’unité d’un peuple dans la joie. Ce qu’était Paris le jour de l’armistice, le lendemain de l’armistice, personne ne peut l’imaginer, il faut l’avoir vu. Les gens s’embrassaient dans la rue. Tous : les bourgeois, les ouvriers, les employés, les jeunes, les vieux ; c’était une folie populaire, mais une folie joyeuse. Il n’y avait pas de haine, il y avait surtout une espèce de joie et de soulagement. Tous répétaient indéfiniment : “On les a eus”. Mais c’était surtout la joie4. »
En 1983, le témoin précise bien que c’est à la journée du 12 novembre, à Paris, qu’il compare les 8 et 9 mai 1945 : « J’avais treize ans au 11 novembre 1918. Mes parents nous conduisirent tous les trois, mes frères et moi, à Paris, le lendemain de la signature de l’Armistice. Je n’oublierai jamais la liesse du peuple de Paris, qui tout entier, sorti des maisons, des usines, des bureaux, remplissait les rues. Bourgeois et ouvriers se mêlaient, les hommes et les femmes s’embrassaient, tous criaient à tous les échos « nous avons gagné la guerre », « nous les avons eus ». L’unanimité nationale, elle non plus, ne dura pas. Du moins exprima-t-elle la fierté que les Français tiraient de leur héroïsme et de leurs sacrifices, le soulagement que leur apportait la fin de la tuerie. J’ai participé à beaucoup de manifestations ; aucune ne réunissait les Français de toutes conditions, aucune ne ressembla à celle des Parisiens du 12 novembre 1918. Ce jour-là, ils ne défilaient pas, ils marchaient ensemble, ils vivaient ensemble. »
Paris lors de l'armistice de 1918.
Il s’agit donc du 12 novembre à Paris, et non du 11 : la date ne doit pas nous étonner. La fête parisienne (une des plus intenses du XXe siècle, en effet) ne s’est pas limitée à la journée de l’Armistice proprement dite, mais s’est étendue sur trois jours5. Il est donc normal que le 12, le jeune Raymond Aron ait été ainsi saisi par l’atmosphère parisienne.
Sur d’autres points, ces deux textes appellent sans doute un commentaire un peu serré. Raymond Aron le rappelle : il s’agit ici d’un souvenir d’enfance, le jeune Raymond étant âgé de 13 ans au moment de l’armistice de 1918. Pour autant, il mérite d’être pris à sa juste valeur, et celle-ci est élevée : car les enfants avaient été des acteurs sociaux importants lors des années de guerre, et il convient de prendre au sérieux ce temps de l’enfance dans la formation intellectuelle et politique d’un homme de sa génération.
Les frères Aron – Adrien, Robert et Raymond
Dans le souvenir historique de Raymond Aron, l’importance rétrospective de ce « moment novembre 1918 », rappelée au soir de sa vie dans des termes presqu’identiques, conduit à se poser la question de la place de la Grande Guerre dans son système de pensée et dans son œuvre, ce qui est généralement trop peu le cas. À la décharge de ses commentateurs, il faut admettre que Raymond Aron semble s’être lui-même ingénié à effacer largement la trace de la Grande Guerre dans l’évocation de son enfance et de sa jeunesse : « Je me souviens avec quelque honte de mon indifférence aux malheurs des autres, à l’horreur des tranchées », écrit-il. « Indifférence ? Oui, en ce sens que mes études et mes jeux – le patinage sur le canal du parc de Versailles – me touchaient plus que les communiqués officiels ou les récits des journaux. Je m’inscrivis à la Ligue maritime et coloniale parce que les professeurs nous invitaient à le faire. Acte national tout naturel6. »
Et il est vrai que la famille du jeune Raymond avait été épargnée par la guerre. Dans la parentèle, personne n’a été touché directement par le conflit : son père, âgé de 43 ans, s’était vu démobiliser dès février 1915 sans avoir jamais vu le feu ; et parmi les deux frères aînés, nés en 1902 et 1903, même le plus âgé (Adrien) ne serait devenu mobilisable qu’en 1920. Ceci ne signifie pas qu’un « cercle de deuil » ne se soit pas formé autour de la famille, mais sur ce point, nous n’avons aucun élément d’information.
Pour autant, rien n’oblige à croire Raymond Aron sur parole. Certes, contrairement à tant d’autres, l’enfance de Raymond Aron n’a pas été percutée brutalement par la Grande Guerre. Mais de manière plus indirecte ?
Un bref inventaire s’impose ici. Son père, Gustave, a donc été mobilisé dans la territoriale lors de l’entrée en guerre, puis encaserné à Toul alors que Raymond Aron était âgé de 9 ans : ce départ d’un père à la guerre, suivi d’une longue séparation, est-il tout à fait anodin ? Quant à la scolarité, elle s’est déroulée au lycée Hoche de Versailles, alors que dès la fin 1914, tout l’enseignement français avait basculé largement dans une pédagogie de guerre, voire une pédagogie-pour-la-guerre. À cet égard, l’inscription dans une ligue du « parti colonial » est-elle si anodine que Raymond Aron le suggère ? Ne signale-t-elle pas l’une des formes de la mobilisation de l’enfance en 1914-1918 ? Quant à l’engagement patriotique de la famille, il ne fait aucun doute : « C’était pendant la guerre et mes parents partageaient les passions patriotiques de tous. Passions ? Oui, les parents, les oncles et les tantes avaient donné à l’État leur or »7, se souvient Raymond Aron. Le père, homme de gauche, a vu dans la guerre le prolongement du combat dreyfusard. La mère, de son côté, a entrepris une collection de soldats de plomb et de couvre-chefs des armées alliées. Là encore, au-delà de son léger ridicule, le geste n’est-il qu’anecdotique ? En fait, l’engagement familial dans la guerre fut si puissant que Gustave s’est reclassé à droite à la sortie de guerre, avant de revenir à gauche lors des élections de 1924 : signe de la profondeur de l’impact politique de la guerre sur la famille Aron. En tout état de cause, et ceci n’a rien d’étonnant, voici un milieu familial qui ne s’est nullement tenu à distance du conflit, tout au contraire. Semble avoir joué à plein un patriotisme caractéristique de la bourgeoisie intellectuelle juive, un patriotisme lorrain dont Raymond Aron est resté un héritier fidèle.
Poursuivons l’inventaire au-delà de 1918. Raymond Aron, on le sait, habite Versailles : c’est le lieu de signature du traité éponyme, dans une ville qui devient le centre du monde en ce 28 juin 1919. Peut-on imaginer qu’un tel spectacle ait échappé à l’adolescent ? Plus tard encore, un jeune vétéran de la guerre se voyait souvent invité à la table familiale : il s’agit de Marcel Ruff, mobilisé au 91e RI en 1915, puis envoyé à Salonique. Ce dernier est reçu à l’École normale en 1919 après avoir été mobilisé pendant quatre ans8. Imagine-t-on ce que ce qu’une telle figure d’officier représente, en termes de prestige, au début des années 1920, pour un jeune homme de 15 ans qui, précisément, se destine à l’ENS ?
L’École normale, justement : Raymond Aron y est reçu en 1924. Or, en dehors peut-être de Saint-Cyr, existe-il alors un lieu en France plus profondément marqué par le conflit ? Les locaux, transformés en hôpital militaire pendant la guerre, ne sont toujours pas réhabilités quand Raymond Aron y fait son entrée comme élève, dix ans après le début de la guerre. Le monument aux morts de l’école, érigé par souscription, a été inauguré dans le vestibule oriental du bâtiment principal à la fin de l’année 1923. Il constitue un rappel permanent de l’immensité des pertes normaliennes avec ses 239 noms des classes 1886-1917. Quant aux 211 élèves ayant réussi le concours entre 1910 et 1913, et appartenant aux classes les plus exposées car engagées dès le début de la guerre, 50% sont morts. En 1924, l’ENS est décidément une communauté de deuil parmi les plus symboliques de France.
C’est dans ce creuset que s’est forgé le pacifisme normalien de l’entre-deux-guerres, auquel Raymond Aron (devenu socialiste) a pleinement participé. Mais un pacifisme qui n’a rien de théorique : il est avant tout une réaction viscérale à l’événement guerrier, tout proche encore, incarné, visible. Ces années normaliennes sont aussi celles de la rencontre avec Alain, l’auteur de Mars ou la guerre jugée (1921), et donc avec le « pacifisme intégral ». Le retournement caractéristique des années 1920 –celui de la guerre acceptée pendant le conflit mais refusée ensuite – s’applique parfaitement au jeune normalien… tout comme à Alain lui-même.
Vient ensuite le moment du séjour en Allemagne lors des années 1930-1933. On sait la dimension matricielle de ces années allemandes dans la formation intellectuelle et politique de Raymond Aron. Mais on ne dit pas assez qu’elles lui réservaient inévitablement une nouvelle rencontre avec la Grande Guerre, du côté des vaincus cette fois. Inévitablement en effet, car le nazisme, alors en pleine ascension, ne cessait de puiser une large part de son inspiration et de sa légitimité dans la guerre de 1914-1918, illustration parfaite du combat du Volk allemand pour sa survie. En outre, la révolution allemande de novembre 1918, la signature de l’Armistice et celle du traité de Versailles ne cessaient d’alimenter le ressentiment nazi – poussé jusqu’à la haine, on le sait – contre les auteurs du « coup de poignard dans le dos », contre les « criminels de novembre » et, plus largement, la république de Weimar. Ainsi, dans presque tous les articles de jeunesse de Raymond Aron rédigés pour Europe, Esprit, et Libres propos lors de la période 1930-1933 – articles dans lesquels l’auteur continue de se montrer fermement pacifiste jusqu’à la prise du pouvoir de janvier 1933, voire assez au-delà – les traces sont innombrables de la Grande Guerre et de son « après-coup », mais appréhendés d’un point de vue allemand et mis en tension avec la perception française du grand conflit.
La défaite française de mai-juin 1940 et l’aventure de la France libre, enfin, inciteront Raymond Aron à faire retour sur la guerre précédente, de façon un peu comparable à Marc Bloch dans L’Étrange Défaite. C’est surtout au début de son séjour à Londres que le nouveau conflit le poussa à y revenir. En novembre 1940, défendant rétrospectivement l’hypothèse d’un repli sur l’empire esquissée lors du tragique mois de juin, il adosse cette perspective au souvenir de la capacité de résistance de la société française lors du premier conflit mondial : « Déjà, en 1914-1918, le peuple français a prouvé son aptitude à endurer les pires souffrances sans perdre confiance dans le triomphe de sa cause9. » Début 1941, de manière très significative, il revient sur la question du pacifisme français de l’entre-deux-guerres, en un saisissant mea culpa personnel : « Le pacifisme que nous avons tous connu et plus ou moins partagé entre 1918 et 1939, et qui fut plus intense peut-être qu’à aucune autre période, s’explique et par ces souffrances [les sacrifices consentis] et par ces rêves [de paix définitive]. On craignait un nouveau déchaînement du monstre, et on se refusait à y croire. […] La ferveur pacifiste, durant l’armistice [sic] entre les deux guerres mondiales, trahissait peut-être moins la confiance que l’angoisse10. » Et la même année, en avril, Aron déploie une vision très moderne du processus politique de « brutalisation » des vétérans allemands (et italiens) de la Grande Guerre, à commencer par les nazis : « Il est des hommes qui, dans les années d’après-guerre, ont pour ainsi dire conservé la nostalgie du combat, et non pas seulement le regret de la fraternité virile des combattants et des vertus sublimes qu’engendra l’épreuve. […] Ils avaient acquis le goût d’un certain style de vie brutal, un certain mépris pour l’existence humaine. […] Les demi-soldes de la Grande Guerre, Hitler, Roehm, Goering, étaient par excellence les théoriciens positifs ou plutôt les praticiens de la violence11. »
Revue La France libre, mars 1941.
De manière plus générale, il me semble indispensable de relier au souvenir de la Grande Guerre la manière dont Aron s’est plus tard exprimé sur son sentiment de culpabilité de n’avoir pas combattu en 1940-1945 : « Pour un intellectuel juif, écrit-il, diriger la rédaction d’une revue représentative de la France en exil, ce n’était pas déshonorant, ce n’était pas non plus glorieux. En 1943-1944, me comparant aux aviateurs qui risquaient leur vie à chaque mission, comme Jules Roy ou Romain Gary, je me sentis “embusqué” ; le regard de ceux qui défiaient la mort chaque jour pesait sur moi12. » Remarquons que ce terme d’« embusqué » constitue un héritage sémantique directement issu de la Grande Guerre : « l’embusquage » fut en effet un topos de la société française en guerre, une obsession combattante aussi bien que civile qui transcenda – et dans une large mesure remplaça – les traditionnels clivages de classe. Au fond, sans doute est-il possible de suggérer que Raymond Aron a vécu à nouveaux frais en 1943-1944 une culpabilité d’« intellectuel mobilisé » caractéristique de la Première Guerre mondiale, en particulier chez ceux qui avaient d’abord voulu combattre avant d’y renoncer pour se cantonner au seul combat par la plume ; et qui ne manquèrent pas, à ce titre, de se voir stigmatisés lors des années 1920 et 1930, en particulier par ces jeunes pacifistes auxquels Raymond Aron lui-même avait appartenu.
Ainsi, le lien de Raymond Aron à la Grande Guerre ne se limite pas à la dimension un peu anecdotique de la journée du 12 novembre 1918 et à son souvenir. Les « points de contact » avec l’événement comme avec son « après-coup » ont été nombreux et riches, débordant largement le temps de l’enfance pour s’étendre très au-delà, jusqu’à l’âge d’homme. Pour résumer, disons que l’enfant a d’abord résolument accepté la Guerre ; puis, le jeune-homme l’a résolument refusée, avant que l’homme jeune de la France libre condamne tout aussi résolument ce même refus dès lors qu’il s’était transformé en aveuglement face au nazisme. Mais en tout état de cause, de 1914 à 1945, en « plein » ou en « creux » en quelque sorte, il n’est pas illégitime de considérer que la Grande Guerre n’a jamais cessé de lui imposer sa « présence » constante.
Resterait à analyser longuement la place de celle-ci dans l’œuvre, mais sans doute est-ce là une perspective qui dépasse de loin le cadre imparti pour cette contribution. Relevons tout de même que longtemps après la fin du grand conflit, Aron ne pouvait regarder avec détachement ce grand événement de l’enfance et de la jeunesse. Ainsi trouve-t-on, dans son Clausewitz, publié à 71 ans, ce jugement à la limite de la colère : « Que l’on m’entende bien : il n’y a rien dans l’histoire militaire de l’Europe, d’aussi monstrueux, d’aussi absurde que ces chocs de masse humaines au milieu d’un orage d’acier13. »
La Première Guerre mondiale est généralement disséminée dans son œuvre et ne donne que rarement lieu à de très longs développements. Pourtant, et sans que l’on puisse déterminer les sources du savoir mobilisé à son endroit, il paraît clair qu’Aron la connaît parfaitement et qu’il évalue avec une grande exactitude sa dynamique profonde. À cet égard, il n’est pas inintéressant de relever l’évidente fascination d’Aron pour ceux qui, à l’époque, avaient vu juste tout en ayant le courage de prendre position à contre-courant : Emile Mayer et Jacques Bainville du côté français ; en face, Max Weber (découvert en Allemagne) et Hans Delbrück (lu à Londres). Des « spectateurs engagés », eux aussi, en somme…
Quant à sa pensée de la Grande Guerre, elle est contenue pour l’essentiel dans le premier chapitre des Guerres en chaîne (1951)14 : ses ouvrages ultérieurs n’apporteront pas de modification majeure à cette vision, même si son Clausewitz, tout en restant dans la droite ligne des ouvrages précédents, abordera la Première Guerre mondiale sous un angle tout différent. Pour s’en tenir ici à l’ouvrage de 1951, on ne peut que rester stupéfait à la lecture du premier chapitre : en vingt pages seulement, sans un mot de trop, ce socle de la pensée aronienne de la Première Guerre mondiale frappe aujourd’hui encore, après soixante-dix années d’une vive progression historiographique, par sa pertinence.
Sans doute est-ce donc le moment de proposer une lecture plus politique de ses deux récits du 12 novembre 1918, fixés au début des années 1980. Notons tout d’abord que Raymond Aron commet une erreur étrange : il n’établit pas de comparaison satisfaisante lorsqu’il met en vis-à-vis le 12 novembre 1918 et les 8-9 mai 1945 à Paris : c’est avec la journée du 26 août 1944 – celle de la descente des Champs-Elysées par le général de Gaulle, après la libération de Paris – qu’il eût fallu comparer (mais Aron, il est vrai, n’était pas encore rentré de Londres) : la dissymétrie entre les deux moments eût alors été bien moins marquée.
Observons d’autre part que la lecture aronienne, rétrospectivement enthousiaste, de « l’événement novembre 1918 » donne à plein dans un grand mythe politique français15 : celui de l’Unité. « Ils marchaient ensemble. Ils vivaient ensemble », dit Aron dans une formule frappante. Cette fusion sociale et générationnelle de la foule parisienne apparaît bien comme le couronnement de l’Union sacrée décrétée par Poincaré au début de la guerre. Unité sociale en effet, et Aron y insiste : tous les milieux socioprofessionnels y participent. Mais on note aussi la disparition des assignations d’âge, car jeunes et vieux se mêlent, et également de genre, au vu des libres embrassades entre hommes et femmes dans la rue. Oui, il s’agit bien d’un texte de bonheur politique comme on en trouve assez peu ; un texte de bonheur patriotique aussi, le second étant inséparable du premier.
Force est de constater que cette émotion rétrospective à l’endroit de l’unité fusionnelle des Français en novembre 1918, contrastant si fâcheusement avec la tristesse des 8 et 9 mai 1945, assigne son auteur très nettement à la droite de l’échiquier politique : elle est en parfaite cohérence avec ce que Raymond Aron est devenu, passé l’engagement à gauche de sa jeunesse dont il ne reste plus trace après 1945. Car cette idée d’unité sociale et politique reste profondément une idée de droite : là où la politique est censée diviser fâcheusement, là où les partis et les syndicats morcellent le corps national, là où les classes sociales s’affrontent en l’affaiblissant, l’idée nationale, et elle seule, est de nature à transcender toute division. Elle doit donc prévaloir contre les fractures qu’impose la gauche du fait même de sa lecture du social et du politique. C’est précisément ce qui s’est produit en novembre 1918 et qui, rétrospectivement, bouleverse tant Raymond Aron.
Chez lui, ce mythe de l’unité consone fortement avec une angoisse véritable : celle de la guerre civile. Une angoisse que l’on peut comprendre chez un homme qui a connu les fractures profondes des années 1930, la guerre civile franco-française des années d’Occupation, la puissance du Parti communiste français, les moments les plus aigus de la Guerre Froide, la guerre d’Algérie, mai-juin 1968, enfin.
Mais la force de cette émotion, exprimée au soir de toute une vie de penseur et d’essayiste politique, étonne tout de même un peu. Car la division politique n’est-elle pas consubstantielle au modèle de la démocratie libérale telle que Raymond Aron l’a si bien défendu et illustré ? En fait, tout se passe comme si les affects puissants issus d’une enfance de guerre et resurgis avec force chez l’homme d’âge dans les textes que nous avons cités, avaient eu raison, pour un bref instant, de sa rationalité d’analyste politique.
Au fond, cette présence tardive du souvenir magnifié de la victoire française de 1918 – souvenir par deux fois réitéré en contraste avec les journées des 8 et 9 mai 1945 – n’est nullement anodine. Comme n’est pas anodine la référence à cette Grande Guerre de l’enfance qu’il est permis d’envisager comme point de départ d’une vie tout entière marquée au coin de la cohérence et de la permanence patriotique. Les 8 et 9 mai 1945, une triste victoire en cachait une autre, magnifique celle-ci, et absolument pure aux yeux de celui qui l’avait vécue de près plus de vingt-cinq ans plus tôt. Ainsi la Première Guerre mondiale a-t-elle eu bien plus d’importance pour Raymond Aron qu’on ne le pense généralement, plus d’importance peut-être qu’il ne l’eût admis. Son angoisse de la division, si forte au sortir de la Seconde Guerre mondiale ne se comprend pleinement que si l’on prend en compte, chez lui, la force du référent 1914-1918, la force du référent de novembre 1918 plus exactement : la force, finalement, de ce moment d’une Union Sacrée pleinement réalisée, cette parousie d’une France « parfaite » qui a d’autant plus bouleversé Aron, et durablement, qu’il était encore un enfant.
Ainsi la manière d’envisager la formation de ce grand esprit qu’était Raymond Aron ne doit-elle pas se limiter excessivement à l’entre-deux-guerres, à sa découverte du nazisme en Allemagne au début des années 1930, à l’aventure de la France Libre, aux deux sens du terme : la France Libre elle-même et la revue éponyme. Suggérons que pour appréhender vraiment Aron, il faut prendre en compte le diptyque que forme chez lui la Première Guerre mondiale avec la Deuxième, la première dans la deuxième : faute de quoi le « spectateur engagé » anxieux et pessimiste de l’après-1945 ne saurait être pleinement compris.
Notes
1
Raymond Aron, Le Spectateur engagé. Entretiens avec Jean-Louis Missika et Dominique Wolton, Paris, Julliard, p.110.
2
Raymond Aron, Le Spectateur engagé. Entretiens avec Jean-Louis Missika et Dominique Wolton, Paris, Julliard, p. 110.
3
Raymond Aron, Mémoires-Edition intégrale, Paris, Robert Laffont , 2010 [1983 pour la première édition], p. 264-265.
4
Le Spectateur engagé. Entretiens avec Jean-Louis Missika et Dominique Wolton, Paris, Julliard, p. 110.
5
Victor Demiaux, La Construction rituelle de la victoire dans les capitales européennes après la Grande Guerre (Bruxelles, Bucarest, Londres, Paris, Rome), Paris, EHESS, 2013.
6
Raymond Aron, Mémoires-Edition intégrale, Paris, Robert Laffont , 2010 [1983 pour la première édition], p. 40.
7
Raymond Aron, Mémoires-Edition intégrale, Paris, Robert Laffont , 2010 [1983 pour la première édition], p. 40.
8
Raymond Aron, Raymond Aron, 1905-1983. Histoire et politique. Témoignages, hommages de l’étranger, études, textes, Paris, Julliard, 1985.
9
« La capitulation ». 15 novembre 1940, in Raymond Aron, Chroniques de guerre. La France libre, 1940-1945, Paris, Gallimard, 1990 [1945], p.37.
10
« Philosophie du pacifisme », janvier 1941, in Raymond Aron, Chroniques de guerre. La France libre, 1940-1945, Paris, Gallimard, 1990 [1945], p.481.
11
« Le romantisme de la violence », avril 1941, in Raymond Aron, Chroniques de guerre. La France libre, 1940-1945, Paris, Gallimard, 1990 [1945], p. 433. Le terme de « brutalisation » au sens anglo-américain du mot (« rendre brutal »), est emprunté à George Mosse (De la Grande Guerre au totalitarisme, Paris, Hachette-Littératures, 1999.)
12
Raymond Aron, Mémoires-Edition intégrale, Paris, Robert Laffont, 2010 [1983 pour la première édition], p. 231.
13
Raymond Aron, Penser la guerre. Clausewitz, 1976, T1, p.21.
14
Raymond Aron, Les Guerres en chaîne, Paris, Gallimard, 1951, p. 14-36.
15
Raoul Girardet, Mythes et mythologies politiques, Paris, Seuil, 1986.