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Retour sur un dialogue avec Frédéric Keck
Pendant la période de confinement, j’ai traduit, avec Hong Tao, doctorant chinois en sociologie, des textes de Frédéric Keck : un entretien paru dans Philosophie magazine puis publié sur le compte officiel de Wechat zhishifenzi (Intellectuel), et un autre réalisé par une doctorante chinoise aux États-Unis (Ye Wei) et moi-même, traduit ensuite avec le concours de Hong Tao, puis publié sur le journal chinois en ligne thepaper.cn.
C’est au début de confinement, vers la fin du mois de mars, au moment où les articles en sciences sociales sur le Covid-19 commençaient à se multiplier dans les médias que j’ai lu pour la première fois l’interview de Frédéric Keck dans Philosophie magazine. Ce texte a immédiatement attiré mon attention pour la raison suivante : il tentait d’apporter des explications rationnelles à la diversité des réactions des différents pays touchés par la pandémie.
Je me posais alors une question tout à fait « indigène » : pourquoi certains pays (la Chine et d’autres pays en Asie) semblaient être parvenus à maîtriser la pandémie rapidement alors que d’autres (les pays européens et les États-Unis) apparaissaient comme plutôt lents et inefficaces ? Cette question trouvait notamment sa source dans les discours qui circulaient alors largement sur les réseaux sociaux chinois, mais aussi dans les discussions avec mes parents et mes amis chinois en Chine ou en Europe. Ils ne comprenaient pas pourquoi, face à la pandémie, et malgré les événements qui venaient de se dérouler en Chine, les pays occidentaux réagissaient – du moins à leurs yeux – avec retard, surtout au début, et en donnant le sentiment de ne pas prendre la situation très au sérieux. Cette interrogation alors très répandue avait d’ailleurs trouvé un écho particulier dans un article de Ian Johnson, publié dans le New York Times, intitulé « China Bought the West Time. The West Squandered It ». Le journaliste y écrivait :
« In the days since then, Europe and the United States have been convulsed by the coronavirus’s rapid spread in those regions. Italy is now under lockdown, and cases are rapidly multiplying across the United States. The stock markets have tanked. [...] But that won’t change the fact that for weeks now, the attitude toward the coronavirus outbreak in the United States and much of Europe has been bizarrely reactive, if not outright passive – or that the governments in those regions have let pass their best chance to contain the virus’s spread. »
Une semaine après la parution de l’article d’Ian Johnson, j’ai lu l’interview de Frédéric Keck. Croisant une anthropologie des risques et une anthropologie de la nature, il distingue dans ce texte deux logiques face à la pandémie : le principe de « prévention » et le principe de « préparation ». Le premier permet de mesurer et d’anticiper par des courbes statistiques la diffusion des épizooties sur un territoire ; le second implique de pouvoir imaginer la mutation soudaine des pathogènes des animaux aux humains. Deux techniques liées au monde animal leur correspondraient : le pastoral et la chasse. Selon qu’ils ont privilégié dans leur histoire l’une ou l’autre pratique, explique Frédéric Keck, les pays réagissent de manière différente. Il expliquait ainsi pourquoi Taïwan et Singapour, qui relevaient plutôt du monde de la cynégétique, avaient pu maîtriser la pandémie rapidement, tandis que les pays qui ont longtemps adopté des pratiques pastorales, comme les pays européens, semblaient à la traîne.
Cette interprétation m’a alors semblé intéressante dans la mesure où elle proposait une alternative – et une tentative d’explication scientifique – aux discours réducteurs mais très dominants circulant alors sur les réseaux sociaux chinois pour expliquer les réactions des pays occidentaux : ils soulignaient avant tout l’arrogance et l’ignorance de ces pays. J’ai donc traduit l’interview de Frédéric Keck puis je l’ai envoyé à l’éditrice de thepaper.cn, un journal en ligne basé à Shanghai, largement lu par les cercles les plus éduqués en Chine. Après l’avoir lu, l’éditrice a souhaité que je réalise moi-même un entretien avec cet anthropologue, en l’interrogeant sur des thèmes qui nous semblaient particulièrement pertinents. L’entretien est long et aborde des questions très diverses. Je ne développerai ici que quelques points.
Le premier revient à mon interrogation première sur les réactions des pays occidentaux face à la pandémie. Je souhaitais pouvoir dépasser la logique nationaliste (et notamment celle qui d’emblée prend appui sur les positionnements ou relations entre États-nations) et disposer d’autres clés d’interprétation concernant les stratégies adoptées par les pays frappés par la pandémie. Très vite au cours de l’entretien, cette question concernant les stratégies choisies a fait surgir à la fois celle des critères de comparaison et celle du classement souvent opéré entre les pays alors comparés.
Frédéric Keck – J’ai parlé du classement de Wuhan un peu sur le mode du pastiche, en reprenant l’image du classement de Shanghai. Vous savez, en France, on classe les universités en fonction de leur performance bibliographique, à partir d’un indicateur construit à Shanghai. Aujourd’hui on classe les performances des pays face au Covid-19 en fonction du modèle de Wuhan, c’est-à-dire d’un confinement massif qui semble avoir été efficace même si les chiffres de mortalité sont douteux. En tout cas, c’est que l’OMS a proposé comme modèle au reste du monde. En tant qu’anthropologue, je ne veux pas me livrer à un tel classement et dire quels sont les pays qui étaient mieux préparés et quels sont ceux qui l’étaient moins, même si ma conviction c’est quand même que ceux qui ont gagné dans cette concurrence internationale, c’est effectivement, d’une part, la Chine, et surtout Taiwan, Hong Kong, Singapour et la Corée du sud.
On peut s’arrêter ici pour s’interroger sur ces opérations de classement qui reviennent sans cesse même si on essaie de s’en tenir à distance. Ces opérations semblent en effet contestables dans la mesure où elles font surgir, sans la traiter de manière explicite, des questions de fond : qu’est-ce que l’on compare ? Qui compare ? Avec quelles visées ? Dans le cas de la pandémie, les indicateurs statistiques, qui relèvent de dimensions techniques, économiques et politiques, construisent souvent les critères et les modalités de la comparaison, laquelle se traduit alors par toutes sortes de classement. Or, ces indicateurs ne sont-ils pas réducteurs ? Comment se manifestent les débats autour de leur pertinence et de leur légitimité ? Et que deviennent-ils lorsqu’on privilégie, comme le fait Frédéric Keck, un principe de « préparation » qui accorde une large place à l’imagination, plutôt qu’un principe de « prévention » avec les calculs statistiques qui l’accompagnent ? L’anthropologue explique en effet dans l’entretien :
Frédéric Keck – C’est là où je parlais du classement de Wuhan. Il ne faut pas mettre d’indicateurs de performance économiques dans la « préparation », la « préparation » nous interroge à un niveau plus profond que ces questions de performances économiques. La « préparation » nous interroge sur notre capacité à imaginer un monde dans lequel des chauve-souris nous obligent à ralentir l’activité humaine. Ce monde existe maintenant, mais on pouvait déjà l’imaginer avant la pandémie de Covid-19. Le SRAS a permis d’imaginer ce monde ; le Covid-19 réalise le scénario catastrophe qui avait été simplement esquissé par le SRAS. Il ne faut pas comparer les performances tout en restant attentifs bien sûr à sauver des vies humaines ; il faut réfléchir sur l’imaginaire du monde dans lequel on vit maintenant.
Dans un autre article, Frédéric Keck a recours à la métaphore et établit une analogie entre différents animaux (le dragon chinois, les tigres asiatiques, le renard japonais et le loup vietnamien) pour décrire et analyser les caractéristiques singulières des pays asiatiques dans la lutte contre la pandémie1. Ce détour par la métaphore lui permet d’éviter d’établir un classement entre ces pays. Elle est un moyen d’aller au-delà de la comparaison statistique et de dégager une explication anthropologique tout en évitant les effets réducteurs des indicateurs techniques, économiques et politiques. Pour répondre à ma question sur les variations entre les pays, F. Keck poursuit :
Frédéric Keck – La gestion d’une épidémie peut mettre en jeu des logiques pastorales. Pastorale, c’est vraiment la tradition européenne du pasteur qui conduit son troupeau et qui décide, face à une maladie, quelle est la partie du troupeau qu’il peut détruire et à laquelle il peut renoncer pour sauver la santé du reste du troupeau. On a beaucoup fait cela pour la vache folle, pour la grippe aviaire ; on a sacrifié sans problème des millions de vaches et de volailles. Maintenant, sacrifier les êtres humains âgés qui sont les plus exposés au coronavirus pour sauver l’économie, et donc sauver ceux qui sont les plus actifs, c’est une décision que les pays du nord de l’Europe ont essayé de justifier en Grande Bretagne, aux Pays-Bas, en Suède. Mais en fait, très vite, cela est apparu intenable, tout simplement parce qu’aujourd’hui en Europe la vie humaine est sacrée et que l’on ne peut pas dire : « On va laisser mourir cinq cent mille personnes en Angleterre ».
Mais il y a un autre niveau de réponse à cette question : comment expliquer les différences de choix concernant les techniques de gestion de la pandémie ? Il ne faut pas opposer, par exemple, le libéralisme européen et des pays asiatiques qui seraient plus disciplinés, voire autoritaires. Au XVIIIe siècle, on disait qu’en Europe on défendait les libertés, et qu’en Orient il y avait le despotisme oriental. L’Europe a toujours aimé définir son goût pour la liberté par contraste avec le despotisme oriental, c’est-à-dire avec cette idée qu’en Asie, les individus seraient incapables de désirer ou d’exercer leurs libertés. C’est une construction historique très puissante mais absurde pour l’analyse. Donc plutôt que d’opposer l’Occident et l’Orient, il faut plutôt par exemple distinguer entre libéralisme et socialisme. Car ce qui est en jeu, c’est la gestion socialiste de cette épidémie par la Chine. Et si Hong Kong, Taiwan et Singapour sont intéressants, c’est justement parce que ce sont des compromis entre le socialisme chinois et le libéralisme occidental. Et ensuite, pour vraiment comprendre les techniques très variées qui sont appliquées face aux pandémies, il ne faut pas en rester à cette opposition moderne entre libéralisme et socialisme, il faut descendre plus profondément, et saisir la distinction entre les techniques pastorales qui étaient reprises par l’État moderne, et les techniques cynégétiques qui sont des techniques de détection rapide. Peut-être qu’un système socialiste pourra permettre de mieux gérer le pastoral parce qu’il va éventuellement être en mesure de renforcer les hôpitaux publics et de motiver la population ; et peut être qu’un système libéral pourra mieux exploiter les techniques cynégétiques parce qu’il faut être très rapide dans le processus de détection et pouvoir communiquer librement les signaux d’alerte. Donc l’idée est que chaque pays combine différemment le cynégétique et le pastoral.
Face à ces distinctions – pastoral/ cynégétique, libéralisme/socialisme – une autre dichotomie est apparue au cours de l’entretien : celle qui existe entre sentinelle et lanceur d’alerte. Le nouveau livre de Frédéric Keck est en effet intitulé Les Sentinelles des pandémies, faisant surgir ce terme de « sentinelle » alors qu’en Chine, pendant la période de la pandémie, on parlait beaucoup des « lanceurs d’alerte » avec notamment l’affaire du docteur Li Wenliang2. Il semble qu’il y ait des liens mais aussi une distinction importante entre les deux concepts. La question s’est d’ailleurs très vite posée de la meilleure façon de traduire « sentinelle » en chinois. Pour ma part, j’ai opté pour shaogang, 哨岗, qui signifie « poste de garde » tout en traduisant « lanceur d’alerte » par chuishaoren, 吹哨人. Le premier semble être en effet un lieu de sentinelle, un avant-poste, alors que le second est un être humain. Lors de l’entretien, Frédéric Keck a manifesté son accord avec ce choix de traduction.
Frédéric Keck – Le lanceur d’alerte est un être humain, parce que le lanceur d’alerte, il faut qu’il parle. Alors que la sentinelle n’a pas besoin de parler, il suffit qu’elle envoie des signes. J’ai beaucoup réfléchi à cette question dans la postface de mon livre, que j’ai publiée dans la revue Esprit. En fait je n’arrivais pas bien à faire la distinction avant parce que Hong Kong, un territoire sur lequel j’ai travaillé, c’est à la fois un lanceur d’alerte et une sentinelle. Tout simplement parce que Hong Kong possède à la fois la rapidité de détection et la liberté d’expression. Alors que Wuhan a été sentinelle parce qu’elle a manifesté une rapidité de détection avec son laboratoire P4, mais par contre les autorités sanitaires chinoises ont été en retard du fait du manque de liberté d’expression, lequel a conduit notamment à la répression du docteur Li Wenliang. Pour qu’il y ait lanceur d’alerte, il faut qu’il y ait un espace public dans lequel les individus peuvent s’exprimer. C’est le fondement de la reconnaissance des lanceurs d’alerte en Europe et aux États-Unis : il faut que la presse soit libre et que le lanceur d’alerte ne soit pas menacé sur son lieu de travail. En résumé, la sentinelle est au plus proche du monde animal, des signaux adressés par celui-ci, de ses manifestations. Pour le lanceur d’alerte, il faut un espace pour qu’il s’exprime. Peut-être qu’il faudrait dire : la sentinelle repose sur la rapidité des capacités de détection, le lanceur d’alerte repose sur la liberté d’expression. À Hongkong il y avait les deux, parce que c’est un territoire profondément attaché à la fois à certaines traditions chinoises et aux libertés dites occidentales.
Signalons que cette partie de l’entretien avec Frédéric Keck a été censurée lors de la publication chinoise. En effet, ne peuvent être rendus publics en Chine que des « propos appropriés », ce qui a posé des limites au travail de traduction, dans les différents sens du terme, que j’ai essayé d’accomplir avec cet entretien. La presse chinoise a retenu ici les questions et les réponses « non sensibles », telles que celles qui évoquent les rapports entre les êtres humains et les animaux.
À l’heure de la multiplication des discours nationalistes en Chine, il m’apparait cependant important d’y introduire des travaux comme ceux de Frédéric Keck, et cela pour au moins trois raisons :
- Ils proposent des clés d’explication scientifiques, rationnelles, qui permettent de dépasser les jugements de valeur, de rendre compte de la complexité de la situation tout en faisant appel à nos capacités d’imagination.
- Ils remettent en cause la notion de classement ainsi que les indicateurs économiques utilisés habituellement pour calculer les performances des uns et des autres dans la gestion de la pandémie.
- Ils pointent du doigt la différence entre « sentinelle » et « lanceur d’alerte » et soulignent à cet égard l’insuffisance de Wuhan en tant que « sentinelle » : le seul développement technologique (comme le laboratoire P4 par exemple) n’est pas propice à la gestion de la pandémie actuelle s’il ne s’accompagne pas de l’existence d’un espace public.
De tels travaux mériteraient certainement des analyses plus attentives et plus développées que je n’ai pu le faire ici. Ils mériteraient aussi sans doute de dialoguer avec des réflexions faites ailleurs, dans d’autres traditions de pensée et de raisonnement où par exemple – comme c’est notamment le cas dans la pensée chinoise – l’importance accordée au dualisme (ici entre le pastoral et la chasse, entre la sentinelle et le lanceur d’alerte) est moindre, par rapport à un travail de mise en relation, d’association,des principes et des éléments de connaissance.
Notes
1
Frédéric Keck, « Asian Tigers and the Chinese Dragon. Competition and Collaboration between Sentinels of Pandemics from SARS to Covid-19 », Centaurus, à paraître.
2
Li Wenliang est un médecin chinois qui a alerté, avant l’annonce du gouvernement chinois du Covid-19, ses collègues médecins sur le virus dont sont atteints plusieurs patients de son hôpital à Wuhan. Li a été arrêté ensuite par la police pour « perturbation de l’ordre social ». Le 6 février 2020, Li est décédé du coronavirus.
Bibliographie
Frédéric Keck, « Nous n’avons pas l’imaginaire pour comprendre ce qui nous arrive », interview par Catherine Portevin, Philosophie magazine, mise en ligne le 21 mars 2020.
Frédéric Keck, « Asian Tigers and the Chinese Dragon. Competition and Collaboration between Sentinels of Pandemics from SARS to Covid-19 », Centaurus, à paraître.
Ian Johnson, « China Bought the West Time. The West Squandered It », The New Yorker Times, mise en ligne le 13 mars 2020.
« 专访法国人类学家凯克:从动物的视角理解病毒与防疫 », l’interview réalisé par Nan Nan et Ye Wei, publié sur le site thepaper.cn, mise en ligne 13 mai 2020.